Dans le dernier rapport de la Commission Bancaire, le chapitre sur les Emetteurs de Monnaie Electronique (EME), est bref et son contenu plus limité que ceux réservés aux banques et aux sociétés de microfinance. Ces informations sont pourtant très instructives. Les challenges en cours le sont tout autant.
Il est vrai que ces EME, sociétés de paiement agréées par la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest, sont récents, les premières sociétés ayant démarré leurs activités en 2016 après l’émergence de ce type d’entreprises en Afrique de l’Est. Leur poids relatif reste donc modeste : les 12 entités en activité – dans 5 pays seulement – sur les 15 agréées, ont fin 2022 un total d’Unités de Valeur (UV)- normalement équivalent aux dépôts reçus – de quelque 900 milliards de FCFA, soit proche de 2% des ressources de clientèle des banques. Ce pourcentage n’était cependant que d’environ 1% il y a deux ans et l’encours actuel représente aussi déjà 55% des dépôts dans les entreprises de microfinance.
Mais ces EME sont surtout remarquables à deux points de vue. Ils sont d’abord un vecteur essentiel d’accès des populations à l’économie monétaire grâce à deux atouts : l’étendue de leur réseau de points de vente – juste supérieur à 1 million en décembre dernier, dont 707000 actifs, contre environ 4900 pour les agences bancaires ; et leur polarisation sur les opérations de faible montant, qui sont donc ouvertes à toute la clientèle écartée des institutions bancaires pour cette raison. Le nombre de comptes actifs a été en conséquence propulsé à 46,6 millions, soit plus de 2,3 fois supérieur à ceux recensés dans les banques, ce qui a largement contribué à augmenter l’indice synthétique d’inclusion financière calculé par la BCEAO. Ce dernier est passé de 0,33 en 2016 à près de 0, 6 en 2022.
Par ailleurs, aiguillonnés par une concurrence de plus en plus vive, les EME ont mis à profit la puissance des moyens financiers de leurs actionnaires – les grands réseaux de télécommunications pour la plupart – et des progrès techniques constants pour diversifier rapidement les services offerts, en utilisant au maximum les avantages de la digitalisation dans la satisfaction des besoins divers de la clientèle. Les virements intra-pays, les transferts entre pays de la sous-région, les paiements de facture, les virements de salaire sont devenus ces dernières années des usages de plus en plus courants du mobile banking, aux dépens du retrait de fonds (le cash out) qui représentait initialement l’essentiel des opérations. Ceci explique à la fois l’afflux de nouveaux clients et l’augmentation massive et régulière du nombre et de la valeur des opérations traitées. Les premiers atteignaient 5,4 milliards pour l’année 2022 ; les secondes s’élevaient à environ 70 000 milliards de FCFA, soit plus de 60% du Produit Intérieur Brut de l’Union, sur la même période, marchant sur les traces des prouesses des confrères kenyans. Cette densification possible des utilisations, qui renforce l’attractivité du mobile banking, élargit son public et modifie le comportement de celui-ci vis-à-vis de cette monnaie électronique, Celle-ci n’est plus seulement un moyen de paiement commode mais peu stocké par les clients des EME. Elle devient peu à peu une nouvelle forme de monnaie, à côté des monnaies scripturale et fiduciaire, et les encours globaux maintenus dans les wallets augmentent régulièrement. Cette transformation, facilitée par les nouveaux servicesautomatisés bank to wallet/wallet to bank, illustre aussi la confiance croissante dans cette monnaie et pourrait encore augurer d’autres modifications importantes.
Mais le secteur des EME, encore adolescent dans l’Union, n’est pas dénué de risques, comme en attestent trois exemples. Au plan concurrentiel, les EME, après avoir révolutionné presque par surprise le secteur très porteur des moyens de paiement et pris de l’avance, font face désormais à une compétition féroce avec les fintechs et, surtout, les banques qui s’appuient désormais sur une approche commerciale aussi numérisée et dématérialisée que la leur. Si la progression en valeur des transactions reste toujours rapide en raison de l’étendue du marché, le chiffre d’affaires et la marge ont connu une évolution moins favorable, voire négative, ces dernières années par suite des fortes baisses du prix des services proposés. En conséquence, au plan financier, la situation des EME est devenue moins florissante, et s’est parfois nettement dégradée. Comme dans les autres parties du continent, les informations sur leurs résultats annuels sont très rares, contrairement à celles relatives aux banques qui sont publiques. Toutefois, les données sur le capital social apportent quelques indices : alors que le seuil des fonds propres est limité à seulement 3% de la monnaie électronique émise, le capital social de certains EME est nettement supérieur à ce montant pour que les ratios réglementaires soient respectés. La période actuelle est donc une phase de transition, rendue délicate par cette bataille des tarifs, au terme de laquelle seules les sociétés les plus solides et avec les meilleures qualités de stratégie et d’anticipation pourront résister. Enfin, au plan réglementaire, l’année 2024 va créer une nouvelle zone de risque. Le chantier d’interopérabilité entre institutions financières de l’Union lancé par la BCEAO devrait en effet être mis en œuvre l’année prochaine en vue d’instaurer la possibilité de connexions réglementées entre tous les acteurs financiers : banques institutions de microfinance, EME, Trésors publics en particulier. Cette évolution majeure devrait ouvrir aux EME d’importantes possibilités de développement mais aussi leur fixer des modalités de travail et des exigences tarifaires dont l’expérience montrera si elles sont ou non favorables par rapport à l’instant présent. L’année à venir sera donc une année-test, propice à des ajustements de cette nouvelle réglementation comme à de nouveaux changements possibles de stratégie des EME.
Ces derniers ont fait preuve jusqu’ici d’une créativité et d’un dynamisme, à la base de leurs succès, qui devraient les aider à franchir de façon satisfaisante ces nouvelles étapes. Il reste à souhaiter que les mutations à venir apportent aussi aux acteurs économiques et aux populations de nouveaux progrès dans la réponse à leurs demandes de plus en plus exigeantes et multiples.
Paul Derreumaux
Article publié le 28/11/2023