Mali : Le mois de la solidarité

Un coin lumineux dans un sombre horizon

 

En quelques années, le Mois de la Solidarité, décrété au Mali chaque mois d’octobre, est devenu une véritable institution et connait un succès qui ne faiblit pas. Tout le monde va de sa bonne action, depuis les hommes (et femmes) politiques jusqu’aux individus en passant par les entreprises grandes ou petites. Pour les institutions de tous genres et les personnes physiques qui se consacrent à des actions sociales, ce dixième mois de l’année est devenu, avec le Ramadan et Noël, la période durant laquelle les soutiens qu’elles recherchent à longueur d’année sont les plus consistants. Ce flux inhabituel d’aide leur permet de réaliser quelque épargne pour satisfaire autant que possible aux besoins pour l’année entière.

C’est dans ces quelques semaines qu’on peut mieux saisir le rôle remarquable des initiatives qui  s’efforcent de répondre aux drames, aux désarrois, aux manques qui sont le lot d’une part de la population. En ce pays où près de 40% de la population vit encore sous le seuil de la pauvreté (moins de 1,25 USD par jour), beaucoup sont en effet encore loin de ce plancher et vivent dans une misère absolue, ne devant leur survie qu’à la générosité d’autrui.

Kadidia Deme est une de ces bonnes fées et l’orphelinat Ashed (Association pour le Soutien des Handicapés et Enfants Démunis) qu’elle a créé est une  structure étonnante. Restauratrice de son état, Mme Deme a recueilli « son » premier enfant abandonné en 2002. Elle ne sait plus trop bien pourquoi. Peut-être parce qu’une bouche de plus à nourrir importe peu dans cet environnement où les traditions vous ont donné l’obligation morale du partage, même (ou surtout) si vous possédez peu. Peut-être parce qu’il lui est apparu impossible de rejeter ce bébé dans la rue. Peut-être tout simplement parce qu’elle avait en elle les qualités rares de ceux qui arrivent à mettre leur sort au second plan face à la détresse des plus démunis. Ce hasard est sans doute vite devenu une évidence et une nouvelle raison de vivre et de se battre. C’est ainsi qu’est né Ashed, qui accueille ses petits pensionnaires dans un vieux bâtiment loué en face de son restaurant. Les enfants de Madame Deme arrivent ici amenés par des parents démunis de ressources, ou par des jeunes femmes chassées de leur famille ou violentées. Parfois, un nourrisson est laissé au petit matin devant la porte, comme on les a laissés en France pendant longtemps devant les Eglises. C’est Mme Deme qui le déclare alors à l’état-civil en lui donnant pour nom le prénom d’un ami ou d’un bienfaiteur du Centre. 59 gamins, âgés de 3 jours à 15 ans, sont aujourd’hui pensionnaires de ASHED. Au-delà de 15 ans, les adolescents sont repris par leur famille, même éloignée, ou intégrés autant que possible dans des centres de réinsertion. Les plus jeunes sont les plus nombreux, puisque le bruit s’est vite répandu que « maman Kadidia » a du mal à dire non face au grand yeux inquiets d’un enfant. Les nouveaux venus se multiplient lors des crises comme celle que le Mali traverse depuis 2012

Mme Deme a tellement eu l’habitude de se battre seule que cela parait presque normal et qu’elle hésite à tendre la main pour solliciter de l’aide. En 15 ans de dévouement, elle a reçu de l’Etat une belle lettre la félicitant pour son action au plus fort de la guerre contre les terroristes, mais aucun soutien financier n’a jamais accompagné cet encouragement. Alors, quand elle reçoit un appui, l’émotion la submerge et elle remercie sans cacher ses larmes d’émotion. C’est ce qui lui arrive ce jour : l’Association qui lui est désormais fidèle lui apporte argent, vivres et produits sanitaires pour au moins trois trimestres, De quoi tenir sans encombres la moitié de 2018. Une bonne partie des enfants se sont rassemblés pour la brève cérémonie. A la manière de jeunes mamans, les fillettes portent les plus petits. Bruyants, affairés, les enfants  vont et viennent entre les quelques invités. Pas de tenue endimanchée, mais quand même quelques splendides coiffures sur les têtes de petites élégantes. Les mines souriantes, pensives ou espiègles esquissent les personnalités qui commencent à se former. A l’annonce de chaque contribution reçue, tous applaudissent comme dans un spectacle, étonnés par l’effervescence qui règne encore davantage qu’à l’accoutumée. Une petite plus hardie, Aicha, se lance dans une danse improvisée au son de la musique d’un rap malien que crache un vieux haut-parleur. Rassurée pour l’avenir proche de ASHED, Mme Deme ose une confidence : une grande institution lui a récemment proposé de construire pour l’orphelinat un nouveau bâtiment, plus loin du centre-ville mais beaucoup plus grand. Alors, elle espère, patiente et optimiste : Dieu est grand.

Plus tard, le même jour, à quelques kilomètres de là, la Pouponnière de Bamako reçoit de la même Association son lot de vivres, de produits divers et d’argent frais. L’atmosphère est plus cérémoniale. Importante institution d’entraide du Mali, vieille structure étatique, la Pouponnière accueille des orphelins, comme d’autres établissements à Bamako, mais possède surtout un Service dédié aux handicapés moteurs ou cérébraux. Même plus officielle, l’atmosphère est tout autant poignante. Les nourrissons somnolent paisiblement au premier étage, souvent à deux par lit faute de place. Les jeunes enfants, les plus nombreux, sont assis sous une grande véranda, silencieux, attentifs. Amadou, un gamin de quatre ans, s’est cependant lancé dans un grand discours qui fait rire toute l’assemblée. Quelques enfants plus âgés, handicapés pour la plupart, évoluent dans la cour, dévisageant ces invités d’un jour. Les chambres sont propres et bien tenues et, comme chez Ashed, tout le monde a l’air en bonne santé. Les infirmières et aides-soignantes ont cet air décontracté du personnel médical habitué à rencontrer douleur et peur et capable par son calme de restaurer confiance et espoir.

La Directrice explique les problèmes qu’elle affronte chaque jour: afflux croissant des orphelins et des malades, exigüité  conséquente et vieillissement des locaux, insuffisance des dotations de l’Etat. Le nombre des enfants est passé en 10 ans d’une centaine à plus de 250, mais les moyens réguliers n’ont pas suivi pour le fonctionnement ou l’investissement. La Pouponnière subit de plus les effets de l’interdiction récente des adoptions par des étrangers. Difficile de savoir les raisons profondes de cette interdiction, mais son impact a été immédiat: les dotations financières des associations extérieures au Mali intervenant dans ce processus se sont drastiquement réduites et risquent de se tarir à bref délai La Pouponnière est en outre contrainte de garder ses petits hôtes beaucoup plus longtemps, ce qui risque de conduire à une situation intenable si ces moyens financiers ne se renforcent pas. Malgré ces menaces, calme et souriante, Mme Traore guide les visiteurs dans les Services et explique posément comment fonctionne La Pouponniére et ce qu’elle espère. Le personnel d’encadrement, en ce jour de détente, en vient à oublier sa fatigue, ses salaires dérisoires et le fait que l’effectif tend à diminuer alors que les petits pensionnaires ont plus que doublé. A l’annonce des contributions reçues, la doyenne des infirmières esquisse un pas de danse  et les enfants entonnent une chanson. Au Mali comme souvent en Afrique, rires et bonne humeur viennent cacher pudiquement la peur ou la souffrance.

La joie de Kadidia et de Mme Traore en ce samedi d’octobre ressemble bien sûr à une fugitive averse sur un sol désséché : agréable mais très insuffisante. Dans ce contexte, où les actions à mener dépassent de loin les bonnes volontés, l’Etat pourrait sans doute faire (beaucoup) plus malgré l’immensité de ses charges, dans au moins trois directions.

Un soutien de plus grande ampleur pourrait d’abord être accordé à ces actions privées, qui préservent sans doute la vie mieux que l’Etat pourrait le faire lui-même et qui sont au centre de l’inclusion dont tout le monde disserte. Le cumul des fraudes avérées, des surfacturations de toutes sortes, des perdiem injustifiés des fonctionnaires, des études inutiles et inutilisées, des milliards de FCFA investis dans des projets qui resteront sans suite donnerait l’importance des gisements de ressources existants. Leur réaffectation au moins partielle  à l’appui à ces initiatives, de façon objective et sous contrôle, permettrait  de multiplier ces oasis de survie et de réduire le nombre de ceux qui sont toujours exclus de tout.

Cette politique n’a toutefois de sens que si les jeunes ainsi sauvés ont accès à un enseignement et à une formation professionnelle dignes de ce nom, puis à la possibilité d’éviter le chômage, au même titre que ceux, plus chanceux, qui n’ont pas du affronter ces handicaps dans leurs premières années. Les difficultés actuelles, quantitatives et qualitatives, des secteurs de l’éducation et de l’emploi montrent bien l’ambition élevée de cet objectif. Pourtant, il devrait être obligatoirement pris en compte pour que la première étape n’ait pas été menée en vain. Il est aussi une autre facette de cette inclusion économique et sociale.

Enfin, la maîtrise de l’accroissement démographique semble une dernière condition essentielle  pour que les efforts accomplis aux deux niveaux précédents soient pleinement efficaces. Le lourd afflux annuel de population supplémentaire, les effets déstabilisants d’une urbanisation galopante et l’aggravation régulière de la pyramide des inégalités sociales se combinent en effet. Ils conduisent à une telle multiplication de ceux et celles qui se retrouvent dans ces situations de dénuement et d’isolement que le « gap » avec les capacités de réponse aux besoins ne peut que grandir.

Loin de ces réflexions soucieuses, Aicha chez Ashed, Amadou à la Pouponnière, et tous leurs petits compagnons, s’endorment paisiblement, fatigués par l’excitation de cette journée. Leur esprit s’évade dans des songes sans doute emplis de jeux, sans peur de ce qu’ils vont vivre le lendemain. C’est sans doute la première récompense de ceux qui prennent soin d’eux.

Paul Derreumaux

Article publié le 24/11/2017

Priorité absolue en Afrique : l’emploi

Quelles clés pour empêcher la crise prévisible ?

 

L’Afrique semble avoir maintenant démontré sa capacité à développer une croissance économique  basée au moins en partie sur des ressorts internes. Les données récentes tendent à prouver aussi que cette croissance peut persister malgré des facteurs exogènes qui restent globalement peu favorables. Pourtant cette croissance peine à se transformer en un développement réduisant rapidement la pauvreté du plus grand nombre, en raison notamment de son incapacité actuelle à générer une offre d’emplois qui puisse équilibrer la demande de travail. Trois principaux facteurs expliquent ce déséquilibre et sa rapide détérioration actuelle.

Le premier résulte du fait que la progression des secteurs structurés les plus porteurs – banques, télécommunications, mines – est peu créatrice d’emplois. Fortement capitalistiques, les entreprises concernées suivent aussi des stratégies mettant l’accent sur une amélioration continue de leur productivité, pour mieux résister à une concurrence croissante et pour atteindre la rentabilité accrue réclamée par leurs actionnaires internationaux. Seul le secteur informel, qui a lui aussi fortement progressé dans les années récentes, grâce aux opportunités nées de ces quelques grandes entreprises mais aussi à une libéralisation progressive des économies, a généré de nombreux emplois. Ceux-ci, s’ils ont le mérite d’exister, sont cependant souvent mal payés, instables voire provisoires, sans qualification. Ils prévoient très rarement protection juridique ou sociale et se manifestent souvent sous la forme d’un auto-entrepreneur dont la « société » a souvent plus l’apparence du virtuel que du réel. Le secteur des télécommunications est un bon exemple de ce panachage : dans chaque pays, les plus grandes entreprises du secteur comptent souvent quelques centaines d’emplois formels très favorisés par les salaires comme par les avantages divers, et des dizaines de milliers de « petits boulots » liés à ce secteur. Ces emplois informels constituent certes un progrès par rapport à la situation antérieure, mais apportent peu d’ouverture autre que celle de la survie de ceux qui les occupent. Sur la base des tendances actuelles, le poids du secteur formel continuera à se réduire face au secteur informel et ne peut à lui seul garantir l’émergence d’une classe moyenne consistante contrairement aux idées désormais couramment admises.

Le second facteur est celui de l’explosion démographique que connait le continent depuis une vingtaine d’années et qui devrait se renforcer pendant encore une génération. Le « dividende démographique » souvent mis en avant, né d’une progression des « actifs » plus forte que celle des personnes qui ne sont pas en âge de travailler, ne pourra être considéré comme un avantage que si ces actifs potentiels ont effectivement un emploi générateur de richesse additionnelle dans le pays. Hors cette situation, l’existence d’une poussée démographique intense ne peut être synonyme que de difficultés supplémentaires sur le marché de l’emploi. Quelques données chiffrées l’illustrent aisément. Dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, par exemple, la population globale va plus que doubler d’ici à 2050 et le nombre de demandeurs d’emplois va progresser encore plus vite. Faute d’une création intensive d’emplois, le nombre de chômeurs et de personnes ne disposant que d’activités temporaires et sans consistance réelle risque de croître de façon exponentielle. Dans des pays où l’indice global de fécondité reste encore supérieur à 7 comme c’est par exemple le cas au Niger, la situation pourrait devenir insupportable.

Le troisième élément est une inadéquation majeure entre les caractéristiques des demandeurs d’emplois et le profil des compétences que recherchent les entreprises. Malgré les progrès réalisés, les systèmes éducatifs ne sont en mesure de répondre ni quantitativement ni, surtout, qualitativement aux besoins. Ceux-ci se multiplient en effet avec la poussée démographique alors que les moyens financiers et humains des Etats et des administrations demeurent limités et doivent se partager entre de multiples urgences. Il en résulte une faiblesse croissante du niveau de formation générale et professionnelle des jeunes. Dans la plupart des pays, l’insuffisance de personnels possédant les compétences adéquates, surtout aux niveaux des cadres moyens, techniciens et ouvriers qualifiés, touche administrations et entreprises, freine spécialement l’essor des secteurs centrés sur les nouvelles technologies et pénalise la productivité de nombreuses sociétés.

Ces trois déséquilibres sont en constante aggravation. Ils pourraient conduire à des explosions sociales en raison de leur intensité croissante et de l’ampleur des masses humaines en jeu. Les mesures capables de les résoudre sont certes difficiles et ne peuvent souvent développer leurs effets qu’à moyen terme. Ce sont là deux raisons supplémentaires pour conférer à cette question de l’emploi une priorité absolue et un souci constant de résultats concrets et visibles, qui apparaissent mal dans les programmes d’actions des Etats africains. Pourtant, des voies existent pour faire évoluer positivement la situation.

La première, et la plus importante, est bien sûr l’accroissement des activités à forte intensité de main d’œuvre, notamment industrielles et agricoles. Les handicaps de l’Afrique en la matière sont connus et réels : ils s’expriment notamment dans le coût élevé du travail par rapport à sa faible productivité. Les facteurs explicatifs de cette situation sont nombreux et divers selon les pays : Codes du travail souvent plus protecteurs des droits des salariés, des entreprises formelles qu’ils ne le sont dans nombre de nations émergentes ; carences graves des formations professionnelles ; manques fréquents d’investissements en machines et matériels de bonne qualité ; faible tradition industrielle ; protections tarifaires et non tarifaires insuffisantes des productions nationales naissantes, souvent sous la pression de la Banque Mondiale ; compétition déloyale des importateurs de produits concurrents par suite de la fraude douanière ; handicap monétaire occasionnel pour certains pays, comme ceux de la zone franc ; marchés nationaux trop étroits pour une bonne rentabilité. Beaucoup de ces difficultés illustrent  une fois de plus la faiblesse des Etats et de leurs politiques face à la complexité des questions à traiter. Plusieurs données concourent cependant à améliorer les possibilités de l’Afrique dans ces domaines : la poussée démographique et l’urbanisation qui augmentent le public potentiel ; la tendance croissante à l’intégration régionale, qui élargit les marchés ; la prise de conscience récente des Autorités et des grands bailleurs que la dynamisation des secteurs agricole et industriel est vitale pour un véritable développement ; la réduction progressive de l’avance de compétitivité des grands pays émergents, et notamment de la Chine, qui les oblige à délocaliser leurs productions. L’Ethiopie est citée en exemple, avec raison, des potentialités qu’offre la conjonction de ces éléments, et ses réalisations, dans l’agriculture et les industries textiles par exemple, l’illustrent. Les investissements chinois récemment annoncés au Mali, pour plus de 150 millions d’EUR, montrent que ce mouvement peut être généralisé. L’accent porté sur les Chaines de Valeur Mondiales (CVM) relève de la même approche et peut concourir à l‘expansion simultanée de l’agriculture et de l’industrie, ainsi qu’en témoigne le cas de la Côte d’Ivoire pour la filière cacao.

Une deuxième solution est celle de l’obtention d’un impact local beaucoup plus fort des implantations des groupes internationaux. Certes, ces investissements « structurants » ont des effets décisifs sur le taux de croissance et les infrastructures. Toutefois, les Etats hôtes prennent rarement en compte la dimension de la création d’emplois locaux dans leurs négociations avec ces investisseurs. La rentabilité que ceux-ci dégagent permettrait d’être plus directif quant à leurs obligations d’appui à la création de sociétés nationales de sous-traitance et de coopération avec celles-ci, de financements de structures d’enseignement technique et de formation professionnelle répondant à leurs besoins, de soutien multiforme à des investissements « collatéraux » dans leur périmètre permettant l’émergence d’autres activités. Ces exigences devraient spécialement s’appliquer aux opérations minières, dont la durée de vie dans un pays est toujours limitée. Les actions engagées au Mali par les actionnaires de la mine d’or de Morila, qui fermera en 2017, illustrent cette possibilité. Pour d’autres entreprises, qui initient d’elles-mêmes de tels partenariats – sociétés de télécommunications, entreprises du Conseil Français des Investisseurs en Afrique (CIAN) par exemple -, les réalisations pourraient servir d’exemples et être étendues à grande échelle. Les acteurs privés sont en effet souvent plus efficaces pour ces actions puisqu’ils sont aussi les utilisateurs des personnes formées. Les Etats pourraient alors se concentrer sur l’éducation de base et les formations générales qui demeurent le soubassement nécessaire.

Une troisième piste est celle des innovations possibles dans de nombreux secteurs. Les technologies modernes offrent en effet pour beaucoup d’activités des réponses nouvelles qui peuvent alléger fortement la taille des investissements  et simplifier les formations requises des salariés. Même si l’appui aux innovations consenties par les Etats africains reste désespérément faible, les nouvelles générations d’entrepreneurs privés du continent ne sont pas inactives et se distinguent parfois par des inventions très porteuses : tablettes numériques « made in Africa » ; applications sur téléphone mobile pour les agriculteurs, les médecins ou les étudiants ; transformations inédites de produits agricoles locaux pour la consommation nationale ou l’exportation ; … Ces actions pouvant bénéficier  de tous horizons de supports financiers bien adaptés, elles devraient se multiplier et provoquer un effet accélérateur de création d’emplois et de richesses collectives. Il s’agit ici d’encourager par tous les moyens les entreprises, même de taille modeste, construites sur une technologie ou une approche innovante, en s’efforçant qu’elles intègrent autant que possible le secteur formel.

Ces politiques ne sont pas bien sûr exclusives d’autres solutions. Le temps nécessaire pour leur impact et le poids croissant des déséquilibres entre offre et demande d’emplois exigent au contraire que d’autres voies soient aussi identifiées et utilisées d’urgence pour créer le maximum d’emplois. Quelle que soit la fertilité de ces réflexions, il parait cependant peu probable que celles-ci suffiront pour générer partout des postes de travail suffisants par rapport à la poussée démographique inusitée qui va se poursuivre. Pour éviter une explosion du chômage, constaté ou « déguisé » sous forme d’activités informelles épisodiques et de survie, il est indispensable que les Etats intègrent dans leurs analyses, avec lucidité et transparence, les possibilités de rééquilibrage qu’apportent les migrations. Celles-ci ont toujours été notables sur le continent, et particulièrement dans certaines régions ou pays, et ont concerné tant les migrations entres Etats d’Afrique qu’à l’extérieur de celles-ci. Elles ont jusqu’ici été avant tout le fruit de décisions individuelles ou de traditions ethniques, sans véritable encadrement étatique autre que celui de brutaux coups d’arrêt temporaires des nations hôtes. Elles ont pourtant été décisives pour le développement économique des pays ou régions d’accueil et un moyen efficace d’ajustement pour les pays de départ. Les drames actuels liés aux conditions dans lesquelles s’effectuent une bonne part des migrations -irrégulières- à l’extérieur du continent montrent que ces mouvements s’intensifient. Il est étrange que l’information sur ces évènements soit uniquement le fait des médias occidentaux et que les Etats africains restent très silencieux alors qu’ils portent une grande part de responsabilité de ces mouvements de population. En Europe, les résistances croissantes des Autorités et des opinions publiques risquent de faire le lit des partis populistes et xénophobes et de durcir les exigences posées pour les immigrations régulières. Le durcissement des barrières érigées n’arrêtera pourtant en aucun cas la volonté d’entrée de jeunes qui ne trouvent rien dans leur pays d’origine : l’absence d’espoir entraîne aussi l’absence de peur.  Il est donc plus qu’urgent que les nations les plus touchées par une forte émigration s’attaquent frontalement à ce problème. Les solutions proposées bénéficieront à coup sûr d’une solidarité européenne plus facile à mettre en œuvre que pour l’accueil de ces migrants dans les pays du Nord, et contribueront nécessairement à renforcer les créations d’emplois sur le continent.

Paul Derreumaux

 

A qui appartiennent les banques subsahariennes ?

A qui appartiennent les banques subsahariennes ?

 

Les systèmes bancaires subsahariens sont marqués depuis trente ans par de profondes transformations structurelles qui ont favorisé une remarquable croissance. Certaines mutations récentes ou prévisibles pourraient pourtant susciter à terme des mouvements correcteurs.

La gigantesque crise bancaire qui a secoué l’Afrique francophone dans les années 1980 y avait donné naissance aux premières banques privées à capitaux africains, à l’image du mouvement noté en Afrique de l’Est dans la décennie précédente. Une reconstruction rapide est intervenue et une croissance sans précédent du secteur a été observée. Un bon nombre de ces nouveaux acteurs a survécu et quelques-uns ont réussi en moins de trois décades à construire à partir de leur base nationale des groupes puissamment implantés dans leur région d’origine et, pour les plus dynamiques, dans une bonne partie du continent. Pour la seule Union Economique et Monétaire (UEMOA), les banques dominées par un actionnariat privé local représentaient en 2008 près de 40 % de l’ensemble des bilans bancaires, alors que ce pourcentage était nul en 1982, et deux des cinq principaux groupes de la zone figuraient parmi elles. Ce dynamisme, et la bonne santé financière qui l’accompagne, devraient rester encore au rendez-vous pour une bonne période, portés à la fois par les développements intrinsèques qu’appelle le secteur pour une mise à niveau internationale, d’un  côté, et par une croissance économique locale qui se poursuit et exige des financements croissants, de l’autre. Cependant, de nouveaux changements capitalistiques importants sont intervenus récemment tandis que, sur l’ensemble du continent, d’autres pourraient être attendus à court terme.    

En Afrique francophone, l’actionnariat des systèmes bancaires a de nouveau radicalement changé pendant les cinq dernières années. Sur les 11 principaux groupes, 10 sont à fin 2012 majoritairement détenus par des intérêts étrangers à la région, dont 3 par des banques marocaines, 4 par des actionnaires nigérians, 2 par des groupes français et 1 par la Lybie, pour respectivement 25,6%, 24,7%, 16,2% et 2,4% du total des bilans bancaires de la zone. La situation s’est donc, en termes d’origine d’actionnariat, rapprochée de celle d’avant 1980.

Certes, l’approche est aujourd’hui fondamentalement différente, principalement sous l’effet de l’écrasante prédominance des groupes privés et de la nette augmentation du nombre d’acteurs en concurrence. La grande majorité des banques présentes, quelle que soit la géographie de leurs fonds propres, fait montre d’un dynamisme commercial et d’un professionnalisme avéré, et toutes contribuent donc aux progrès de la bancarisation et à un meilleur financement de l’économie. Toutefois les leviers essentiels de décision sont de plus en plus extérieurs à l’Union et, même dans les groupes qui s’appuient au moins partiellement sur un actionnariat subsaharien, le poids relatif de celui-ci se réduit souvent, tant au niveau local qu’à celui de la société mère. Il peut en résulter des orientations qui ne sont pas optimales vis-à-vis des besoins réels de l’activité locale ou qui prennent insuffisamment en compte ses spécificités de fonctionnement. L’insuccès relatif des banques nigérianes dans l’Union en est l’illustration extrême, mais les mêmes placages de stratégies extérieures se manifestent aussi dans d’autres banques. Les décisions prises peuvent également résulter davantage des contraintes de la réglementation du pays de la banque mère que de celles du pays de la banque filiale, ou d’une volonté de maximiser à court terme les remontées de bénéfices. Il en résulte inévitablement une diminution de l’apport de ces banques au développement des économies nationales.

Trois conséquences peuvent être attendues. La première est déjà en marche : les Autorités de contrôle prudentiel de l’Union et des pays dont relèvent les actionnaires majoritaires – Nigéria et Maroc notamment – ont engagé un processus d’inspection en commun des filiales subsahariennes. Elles pourront donc veiller à ce que les intérêts respectifs des deux zones soient protégés et cette coopération pourrait déboucher sur des contraintes spécifiques aux établissements se trouvant dans cette situation. La seconde est que ces banques renforcent de leur propre initiative le processus d’adaptation aux données locales, tel un intérêt accru aux petites et moyennes entreprises, au vu des résultats obtenus et des effets de la concurrence : cette hypothèse est pourtant incertaine tant que les groupes concernés gardent une position dominante et répondent aux objectifs de leurs structures centrales. La troisième est que des groupes purement ou essentiellement régionaux, jusqu’ici moins importants, accélèrent leur croissance en jouant à la fois sur les insatisfactions ressenties par les entreprises locales -comme le firent les pionniers des années 1980- et sur la relative pause que doivent effectuer les principaux groupes pour intégrer au mieux leurs récentes acquisitions et extensions. Ce mouvement est aussi déjà à l’œuvre comme le montrent, par exemple, Coris Bank à l’Ouest et la banque BGFI au Centre. Même s’il prend du temps, ce mouvement de rééquilibrage est irréversible : des Etats prétendant à l’émergence ne pourront en effet accepter sur le long terme que leurs principales banques soient majoritairement détenues par des intérêts étrangers.

Tandis que l’Afrique francophone doit s’attendre à ces nouvelles mutations, une confrontation pourrait se manifester à bref délai sur toute l’Afrique subsaharienne; celle d’une stratégie privilégiant la construction à moyen et long terme de groupes bancaires puissants en opposition à une stratégie s’intéressant avant tout à la rentabilité à court terme du capital investi dans le secteur. Jusqu’à une date récente en effet, le mouvement d’expansion et de concentration a été mené par des banques déjà établies et soucieuses d’étendre géographiquement leur aire d’activité. Les opérations ont d’ailleurs la plupart du temps pris la forme de création ex nihilo de nouvelles filiales ou de rachat des actions de l’actionnaire majoritaire d’un autre groupe. Il s’agissait donc d’investissements à caractère « industriel » destinés à accroitre de façon durable la taille des réseaux bancaires concernés. Une autre approche semble désormais s’amplifier : elle est cette fois menée par des fonds d’investissements et se traduit par des prises de participation de durée limitée dans des établissements existants, visant une profitabilité maximale sur la période en vue d’une revente ultérieure. Les institutions d’appui au secteur privé des pays en développement –Société Financière internationale (SFI), Proparco, FMO, DEG,..- avaient ouvert cette voie depuis longtemps en apportant leurs capitaux pour appuyer des opérations de croissance. Des fonds à dominante privée ont pris le relais, en concevant leur participation comme l’appui momentané à un projet d’entreprise de long terme, piloté par des actionnaires locaux provenant du secteur. Les investissements d’Helios dans Equity Bank au Kenya, d’Actis dans des banques d’Ouganda et du Kenya ou, plus récemment d’Améthis au sein d’établissements du Ghana et du Kenya relèvent de cette philosophie. Celle-ci reste compatible avec celle des acteurs bancaires eux-mêmes: elle consiste en effet en un accompagnement très rapproché mais minoritaire, d’une intervention ferme mais en appoint à la stratégie de l’institution, s’appuyant avant tout sur l’expertise et l’expérience des actionnaires banquiers de l’entreprise. Même Orabank, malgré le poids plus dominant qu’y tient le fonds ECP, s’apparente à cette approche au vu de la durée de présence de l’actionnaire financier et des décisions prises par celui-ci dans la période passée. En revanche, certains fonds nouvellement créés, tant par des institutions que par des acteurs privés, comme Atlas Mara, ont l’ambition de prendre des participations majoritaires et, en conséquence, de maîtriser la stratégie de leurs filiales. L’excellente rentabilité actuelle de la profession, ses bonnes perspectives de croissance à moyen terme, le niveau élevé des multiples de valorisation constatés pour le secteur sur les bourses africaines expliquent cet engouement. Celui-ci peut cependant conduire à de légitimes interrogations au sujet des nouveaux venus. Les apports majeurs attendus des banques africaines pour le développement du continent – accélération de la bancarisation, financement des entreprises locales, modernisation des services, consolidation des structures bancaires – ne s’accommodent pas forcément de rentabilités immédiates en harmonie avec celles promises aux investisseurs de ces fonds. On peut ainsi redouter que certaines activités plus rentables ou plus faciles, voire spéculatives, soient privilégiées au sein de groupes qui n’auraient pas de ligne « industrielle » à long terme clairement définie. Les banques africaines, qui ont jusqu’ici été tenues à l’écart des risques spéculatifs, pourraient même perdre cet avantage s’il est laissé libre cours à des gestions hasardeuses, alors qu’elles doivent déjà affronter de nombreuses autres difficultés.

L’avenir à court terme pourrait donc encore réserver quelques surprises quant à l’évolution des systèmes bancaires du continent. Les orientations futures dépendront étroitement de la volonté des trois grands acteurs en présence. Il revient aux Etats, d’un côté, de mettre en place ou développer les mécanismes et structures favorisant l’émergence d’actionnaires privés régionaux en vue de reprendre en mains leurs structures bancaires, et, de l’autre, d’amener leurs banques à s’investir avant tout dans le financement des compartiments de l’économie essentiels pour les pays subsahariens. Pour les Banques Centrales, il s’impose une vigilance accrue et de nouveaux moyens d’actions, à l’image de l’évolution en cours dans l’Union Européenne, pour gérer au mieux les actionnariats et opérations transfrontaliers ainsi que les risques de crise systémique. Pour les investisseurs enfin, il convient d’intégrer le fait que le secteur financier supporte des responsabilités particulières et que celles-ci doivent être respectées et prises en compte dans l’analyse de la rentabilité du secteur.

Paul Derreumaux

Le rail au service de la « conquête de l’Afrique de l’Ouest » ?

Le rail au service de la « conquête de l’Afrique de l’Ouest » ?

Le rail a été, depuis les indépendances, le mal-aimé des investissements soutenus par les grandes institutions de financement et les exemples de réhabilitation réussie de l’existant sont peu nombreux. Le projet de Boucle Ferroviaire en Afrique de l’Ouest, qui inclurait près de 1200 kms de voies nouvelles, pourrait changer la donne si les conditions difficiles de son succès sont bien remplies.

Près de 50% des pays d’Afrique subsaharienne possèdent une voie ferrée en activité. Pourtant, les investissements qui seraient nécessaires sont souvent écartés: trop cher, mauvaise qualité du service offert et trop d’exemples de gestion désastreuse générant des charges très lourdes pour les Etats. Victimes de cet ostracisme vis-à-vis du rail, les compagnies ferroviaires africaines se sont de plus en plus délitées dans la plupart des pays. Les Programmes d’Ajustement Structurel (PAS) et le ralentissement de la croissance économique ont accéléré ce phénomène.

Pendant la décennie 1990/2000, quelques institutions – Banque Mondiale, Agence Française de Développement, Banque Européenne d’Investissement – ont aidé, trop modestement, à la restructuration de diverses compagnies nationales. La solution la plus fréquemment retenue a été celle de la privatisation, sous des formes variées, de l’exploitation des lignes existantes : plus des deux tiers des sociétés ferroviaires du continent fonctionnent maintenant selon ce schéma. Ces changements ont certes amélioré sensiblement le fonctionnement et la productivité des compagnies, accru le trafic transporté et redressé la qualité des prestations offertes. Toutefois le bilan global demeure incertain : en particulier, l’équilibre recherché entre les gestionnaires et les Etats concédants est souvent imparfait tandis que les investissements nécessaires ont été rarement effectués au niveau requis. Malgré ces efforts, le rail a vu sa place relative reculer par rapport à la route. A ce jour, l’Afrique demeure encore la partie du monde où la densité de trafic ferroviaire est la plus faible.

La partie n’est toutefois pas jouée et des arguments renforcés plaident aujourd’hui pour le chemin de fer. La réduction possible de la facture énergétique est un atout majeur. Le transport par voie ferrée consomme beaucoup moins de diesel que par la route. Il offre donc un avantage compétitif et une empreinte carbone réduite pour le transport de marchandises très pondéreuses sur de longues distances : la mise en exploitation de nouveaux gisements importants de divers minerais, composante essentielle de la croissance dans plusieurs pays,  justifie en conséquence cet intérêt retrouvé. Le rôle positif que peut jouer le chemin de fer sur le développement agricole, la création d’emplois et l’aménagement du territoire renforce les avantages possibles du rail.

Sur cette base, les actions de réhabilitation se poursuivent sur divers sites ou continuent à être à l’étude. Elles portent cependant presque toujours sur les sociétés et les lignes existantes, en cherchant à améliorer leur fonctionnement et à densifier leur trafic. La situation respective du transport ferroviaire au sein du continent ne s’en trouve donc guère modifiée : l’Afrique australe est de loin la mieux dotée en lignes ; les chemins de fer du Gabon et du Cameroun restent en tête pour le trafic comme pour la productivité.

Mal placée jusqu’ici, l’Afrique de l’Ouest francophone pourrait bien révolutionner ce secteur.

Le projet de Boucle Ferroviaire, initié par le Niger en novembre 2011, vise en effet la mise en place d’une voie ferrée continue sur le parcours Cotonou/Niamey/Ouagadougou/Abidjan. Traversant quatre pays, long de plus d’environ 3000 kms, ce projet se caractérise surtout par deux ambitions hors du commun. D’abord, il comprend, outre l’amélioration de quelque 1800 kms de lignes actuelles, la construction de près de 1200 kms de voies nouvelles : elles concerneront au premier chef le Niger, qui n’a jamais connu de voie ferrée sur son sol. Cet ajout, le plus long réalisé depuis longtemps sur le continent, contribue au gigantisme de l’investissement dont l’enveloppe actuellement prévue dépasse déjà 4,3 milliards de dollars. La seconde originalité majeure du chantier est son caractère pluri-étatique, puisqu’il associe quatre pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Ceci donne bien sûr tout son sens à cet investissement ferroviaire qui concernerait donc plus de soixante millions d’habitants et une part prédominante de l’Union, pouvant notamment profiter à plusieurs projets miniers et intéressant sur son chemin de nombreuses entreprises. En revanche, la nature transfrontalière accroit sensiblement les difficultés d’ordre légal, administratif, organisationnel, fonctionnel de la future compagnie qui gèrera ce qui pourrait s’appeler le TransOuestAfricain. En Europe, la mise en place de lignes intéressant deux  nations, en dépit de l’expérience désormais acquise dans de tels projets, montre bien les grandes difficultés d’une telle situation..

Malgré ces défis financiers et structurels, l’idée quitte peu à peu la virtualité et approche d’un début de concrétisation : la partie Niamey/Parakou a en effet fait l’objet d’un lancement symbolique le 7 avril au Niger et l’achèvement de cette première partie de la Boucle est annoncé pour 2016. Il est vrai que cet investissement est soutenu par la volonté farouche des Chefs d’Etat concernés, qui lui trouvent une envergure particulièrement mobilisatrice. Il évoque en effet instinctivement deux des plus grandes épopées économico-sociales du 19ème siècle: celle de la conquête de l’Ouest aux Etats-Unis, celle de la deuxième révolution industrielle en Europe. Comme dans ces deux références de légende, le projet est en partie un acte de foi et un signe de fermeté politique, et ne peut être uniquement conditionné à l’élaboration d’un « business plan » bancable. Le cas du Niger le montre bien. Après les élections réussies de 2011, les nouvelles Autorités ont lancé un programme exceptionnellement ambitieux, capable de placer le pays, en cas de succès, sur une spirale de développement sans commune mesure avec le passé. Ce programme a pour ossature quelques investissements stratégiques par leur taille, leurs effets structurants sur de nombreux secteurs et leurs résonances psychologiques. La Boucle Ferroviaire du Niger en fait partie et en est très certainement le plus emblématique par son caractère novateur et sa dimension régionale. Le pari est risqué, mais pas irréaliste. La construction des grandes lignes de chemin de fer a toujours été corrélée avec des périodes de forte croissance économique et le renforcement du secteur minier au Niger peut constituer le fondement justificateur de cet investissement. Celui-ci pourrait aussi constituer un modèle d’intégration régionale et un électrochoc de croissance.

Pour entrer dans ce cercle vertueux, le projet Ouest-Africain aura cependant à résoudre au mieux trois contraintes principales.

La première est celle d’une construction juridique et administrative solide et appropriée. Le bon fonctionnement d’une société ferroviaire exige en effet déjà une pleine maîtrise de nombreux aspects : juridiques, financiers, fonciers, techniques, sécuritaires, concurrentiels,…  Dans le cas spécifique de ce chantier multi-Etats s’y ajoutent d’importantes données supplémentaires. Elles sont notamment liées à l’adoption d’un cadre légal unifié s’imposant aux règles nationales pour éviter les contestations ou les blocages futurs, ainsi qu’à la mise en place de structures plurinationales décisionnelles suffisamment autonomes pour assurer une activité sans heurts de la future société. 

Une deuxième exigence a trait à l’obtention de financements appropriés. Les projets ferroviaires se caractérisent à la fois par le volume considérable de leurs investissements et leur rentabilité directe faible et de long terme. Ils imposent donc d’abord un effort d’autofinancement important de la part d’Etats sollicités de toutes parts et aux moyens financiers souvent limités.  La mobilisation du maximum possible de ressources publiques concessionnelles est aussi une condition sine qua non. En la matière, la présence au « tour de table » des principales structures publiques traditionnelles de financement sera bien sûr indispensable. Toutefois, le rôle de nouvelles grandes institutions, telles la Banque Africaine de Développement (BAD) ou la Banque Islamique de Développement (BID), sera  au moins aussi déterminant. Leur approche plus audacieuse, leur meilleure capacité à comprendre les préoccupations des pays africains, l’entrainement qu’elles peuvent exercer sur d’autres bailleurs de fonds pourraient être des facteurs clé de la faisabilité du projet

Enfin, la décision de réaliser ce chantier sous la forme d’un Partenariat Public Privé (PPP) requiert de définir avec précision les droits et obligations des diverses entreprises qui seront choisies pour la construction des lignes nouvelles, la réhabilitation des anciennes et la gestion des futures sociétés ferroviaires. Une attention particulière devra être portée au respect des engagements de financement des partenaires privés du PPP, à la plausibilité de leurs prévisions et à la prévention maximale des conflits d’intérêt entre Etats et concessionnaires. Les insuffisances relevées dans nombre d’expériences actuelles de privatisation incitent en effet à la prudence malgré les avantages que cette formule peut recéler.  La capacité des Etats à négocier des accords équilibrés et transparents sera capitale pour la réussite du projet.

Remplir toutes ces conditions ne sera pas chose aisée et le pari ainsi lancé par quatre des Chefs d’Etat de l’Union est particulièrement audacieux. Il est cependant l’exemple même des investissements qui peuvent changer en profondeur le visage de l’Afrique autant que le rythme et le contenu de sa croissance économique. A ce titre, il mérite pleinement que toutes les énergies soient mobilisées pour le succès de cette initiative. Celle-ci pourrait alors faire des émules et d’autres projets ferroviaires sortiraient peut-être de leurs cartons, amplifiant l’effet d’entrainement de cet investissement pionnier.

Paul Derreumaux