Population mondiale : de vraies interrogations à l’horizon 2100 (part 2)  

Le chemin démographique vers le milieu de ce siècle apparait déjà bien tracé à partir des réalités actuelles, au moins pour les regroupements régionaux, avec des idées-forces qui devraient peu varier (1).

Au-delà de cette date, le poids des hypothèses devient plus déterminant et conduit à des scenarii d’évolution encore vagues et fort divers. Pour l’échéance de 2100, les dernières projections actuelles pourraient être réparties en trois groupes.

Le premier s’appuie sur une prolongation de la plupart des tendances actuelles : allongement de la durée de vie moyenne, vieillissement de la population mondiale, poursuite du recul démographique des pays avancés mais baisse lente du nombre d’enfants par femme en Afrique et en Asie du Centre. Il en résulterait une hausse encore significative du nombre total d’habitants qui pourrait atteindre ou dépasser 11 milliards de personnes en 2100, ordre de grandeur précédemment jugé vraisemblable. Malgré tout, cette hypothèse « haute », déjà en retrait par rapport à celles émises ces dernières années, est devenue la moins probable et pourrait être assimilée au « scénario de la continuité »  

Un scénario central est jugé aujourd’hui le plus réaliste par une majorité d’experts, mais retient lui-même d’assez larges intervalles pour les projections de ses indicateurs. Selon cette approche, la baisse continue, généralisée et apparemment croissante du taux moyen de fécondité serait déterminante pour conduire à un ralentissement progressif de l’augmentation de la population du monde, puis à une éventuelle modeste diminution de cette dernière avant la fin du siècle. Sur ces bases, un « pic » global de quelque 10,4 milliards d’habitants pourrait être atteint aux environs des années 2080. Ces chiffres sont certes encore approximatifs et, selon les centres de recherche, varient entre 8,9 (voire 7) et 11 (voire 12) milliards d’êtres humains à l’horizon 2100, et un maximum pouvant être atteint dès 2064 pour les analystes les plus « radicaux ». Le trait d’union de ces travaux est sans doute l’idée que la période 2050/2100 devrait être celle d’un changement crucial d’inflexion dans l’évolution démographique du monde. Plusieurs faits justifient ces choix : la réduction des taux de fécondité dans les régions les plus en retard sur ce plan semble avoir pris une force nouvelle dans la période récente – le taux est proche de basculer en deçà de 3 en Afrique du Nord et de 4 en Afrique de l’Est  par exemple- ; les nombreuses actions menées pour une meilleure maîtrise de la natalité auront alors eu plus de temps pour étendre leur impact; les taux de mortalité et l’espérance de vie s’amélioreront sans doute  plus difficilement à l’avenir, sauf découvertes scientifiques majeures ; l’espoir de stratégies de développement plus efficaces dans les pays africains accélérant aussi le repli du taux de fécondité. La baisse du taux de progression de la population mondiale notée depuis deux ans vient conforter cette vision qui pourrait être dénommée le « scénario de retournement ».

Enfin, un dernier groupe, minoritaire, apparait pour la première fois de façon plus « offensive » et annonce une nette diminution de la population à la fin du siècle. Certaines de ces projections apparaissent caricaturales, telle celle qui annonce une humanité réduite à 4 milliards d’individus bien avant 2100. Mais d’autres conduisent à des résultats moins surprenants tout en étant sensiblement inférieures à celles du scénario précédent. Elles sont notamment fondées sur quelques constats très récents : recul de l’espérance de vie moyenne depuis 2019 ; effets de la pandémie Covid19, directs (6,5 millions de morts) ou indirects (réduction de la natalité dans certains pays avancés), maintien à un haut niveau dans une bonne partie du monde d’indicateurs comme les taux de mortalité infantile et maternelle. Les projections pessimistes induites sont aussi alimentées par d’autres faits qui pourraient influer négativement sur les taux de natalité dans les années à venir. L’ONU vient ainsi de souligner que l’Indice de Développement Humain (IDH) est globalement en baisse depuis deux ans et est ramené à son niveau de 2016, à la suite d’une dégradation de l’espérance de vie, de l’éducation et du niveau de vie. Les inquiétudes nées du dérèglement climatique touchent désormais tous les continents et ont été plus visibles que jamais en 2022 : leur impact pourrait s’exercer à la fois par le nombre de victimes de catastrophes naturelles mais aussi par des comportements accentuant la baisse des taux de natalité. Ce « scénario de rupture » risque donc de prendre plus d’importance dans les prochaines années.

Dans ce long terme, la situation de l’Afrique, notamment subsaharienne, est également incertaine. La variable fondamentale sera le taux de fertilité, clairement engagé à la baisse sur le continent, mais avec une intensité fort variable selon les régions. Atteindre un rythme plus rapide requiert normalement une accélération de la croissance économique. La corrélation constatée partout dans le monde entre développement économico-social et diminution du taux de fécondité tendrait en effet à conclure que la baisse à venir de ce taux sera lente si les turbulences qui handicapent la croissance ne s’estompent pas. Mais les phénomènes démographiques sont complexes, et donnent aussi une grande importance aux aspects religieux, sociaux, comportementaux, qui peuvent agir dans les deux sens. Trois nouvelles données essentielles de l’environnement pourraient cependant jouer un rôle essentiel. La première est l’impact multiforme des actions terroristes, qui frappent à l’Ouest comme au Centre et à l’Est, sur la large bande sahélienne :  le nombre considérable des personnes déplacées, toujours en total dénuement, l’absence d’investissements productifs dans certains territoires, les vols et destructions croissantes de récoltes devraient être des catalyseurs de la pauvreté déjà trop présente. Ces conditions de vie spécialement difficiles pourraient avoir un impact négatif sur la démographie des pays concernés. En second lieu, l’Afrique devrait supporter de plus en plus les effets négatifs du dérèglement climatique, même si elle ne porte qu’une responsabilité très limitée sur les causes de celui-ci. Les inquiétudes sur l’avenir que déclenche cette situation sont maintenant bien perçues par toutes les catégories de population et pourraient conduire, comme ailleurs, à une réduction du nombre de naissances par famille par suite de ces craintes existentielles. D’un autre côté, le continent subit toujours de lourdes pertes de population en raison d’endémies chroniques comme le paludisme ; pourtant, les espoirs actuels de la mise au point d’un vaccin contre cette maladie pourraient atténuer fortement ce type d’hémorragies humaines et favoriser la croissance démographique.

Les facteurs qui emporteront la population dans un sens ou dans l’autre entre 2050 et 2100 sont donc nombreux, variés et encore difficilement saisissables. Dans tous les cas, l’Afrique restera au centre du jeu pour au moins trois raisons. L’importance qu’elle aura alors acquise dans la population mondiale et qui donnera un impact crucial à toute évolution de sa part. L’originalité décisive qu’elle tient d’ores et déjà pour la variable du taux de fécondité par rapport aux autres continents : selon l’orientation que prendra ce taux dans les décennies à venir, l’un des scénarii évoqué ci-avant deviendra plus vraisemblable, à moins qu’un mouvement d’importance comparable mais opposé s’empare de ce taux dans les autres régions du monde. Enfin, son poids croissant dans les mouvements migratoires internationaux, en raison de la situation sécuritaire, climatique et économique du continent.

Les migrations pourraient être en effet dans les prochaines décennies un vecteur clé d’atténuation des déséquilibres profonds entre les pays à revenu élevé, au solde naturel de population de plus en plus négatif, et ceux à la sécurité la moins assurée ou aux revenus les plus bas, dans lesquels l’accroissement de la population locale est plus dynamique que la hausse des ressources économiques et financières. Ces écarts se sont nettement aggravés dans les dernières années, tant entre nations qu’entre individus au sein d’un même territoire, conduisant à des situations potentiellement insupportables. Le flux des migrations devrait gonfler dans la même proportion que ces différences et l’Afrique y tenir une place croissante. Face à ce mouvement inévitable, il est peu probable que des mesures coercitives étatiques de freinage suffisent à supprimer des déplacements issus des besoins vitaux des candidats à l’exode. Pour que ces flux développent leurs impacts positifs, il faut en revanche que les pays d’arrivée comme les pays d’origine des migrants réussissent à traiter cette question avec plus de responsabilité, de clarté et de coopération, pour résoudre au mieux les difficultés économiques, sociales et sociétales qui y sont liés. Chaque partie y trouvera plus d’avantages que d’inconvénients si les « règles du jeu » sont claires et si chacun consent et respecte une répartition équitable des efforts et des concessions. Dans cette humanité devenue si puissante mais si menacée, un peu de sagesse serait une bonne nouvelle.

(1) cf. sur ce blog « Population mondiale : Montée en puissance confirmée de l’Afrique en 2050 », septembre 2022

Paul Derreumaux

Article publié le 14/10/2022

Population mondiale : Montée en puissance réaffirmée de l’Afrique en 2050 (Part 1)

Alors que les médias annoncent déjà le franchissement du seuil de 8 milliards d’habitants sur la planète en novembre prochain, les nouvelles projections de la population mondiale par l’Organisation des Nations Unies (ONU) apportent en 2022 des précisions sur son évolution probable pour 2050. Surtout, elles soulèvent beaucoup de questions et de réactions sur les tendances possibles à l’horizon 2100. Quels que soient les scénarii envisagés, l’Afrique y garde une place centrale.

La science démographique est, pour une échéance à venir d’environ 30 ans, une science (presque) exacte. La lente évolution des principales variables qui peuvent infléchir les niveaux, les structures, la répartition spatiale des populations nationales donne une bonne consistance aux projections des experts. Les mouvements entrainant de brusques ruptures de trends – épidémies ou maladies nouvelles, découvertes scientifiques – sont rares et prennent souvent du temps avant de produire tous leurs effets quantitatifs. Les effets de la loi des grands nombres permettent aussi de compenser dans les données des regroupements régionaux les erreurs ou anomalies qui pourraient être faites dans les appréciations au plan national. De manière logique, les dernières projections pour 2050 sont donc peu différentes de celles émises depuis 2015 (1). Elles conduisent à quatre principales conclusions : durant les 28 prochaines années, la population grossit encore, mais ces variations sont de plus en plus inégales selon les régions ; en revanche l’humanité vieillit et s’urbanise partout.

A mi-parcours du 21ème siècle, le monde devrait héberger 9,7 milliards d’êtres humains, après un passage à 8,5 milliards vers 2030, soit quelque 1,9 milliard de plus qu’aujourd’hui. Cette progression n’est que très légèrement inférieure aux précédentes. En revanche, le taux d’accroissement annuel est passé en dessous de 1% en 2020 pour la première fois depuis 70 ans et reste inférieur à ce seuil. Ce résultat est dü à la simultanéité de la baisse continue du taux de natalité dans des régions à population élevée – Asie de l’Est ; une bonne partie de l’Europe – et d’un taux de mortalité relativement stable malgré les effets du Covid-19. 

Cette hausse d’ensemble sera concentrée à 93% sur deux régions du globe : l’Asie du Centre et du Sud et, surtout, l’Afrique subsaharienne. Celle-ci représenterait 62% de l’augmentation de la période, qui porterait sa population à plus de 2,1 milliards d’habitants en 2050 – un quasi-doublement en 30 ans -, soit 22% du total mondial à cette date. Si une fraction de l’Asie, et particulièrement l’Inde, participe à cet accroissement, c’est surtout en raison de son poids prédominant actuel, mais son augmentation, qui s’essouffle, ne serait « que » de 19% sur la période. Le mouvement de l’Afrique est beaucoup plus puissant. Ainsi 5 des 9 pays au monde dont le nombre d’habitants croîtrait le plus seraient africains : Egypte, Ethiopie, Nigéria, République Démocratique du Congo (RDC) et Tanzanie, les deux dernières progressant désormais le plus vite. Ces 5 mastodontes réuniraient à eux seuls près de 1,1 milliard d’habitants en 2050 soit autant que toute la zone subsaharienne en 2020. Cette évolution impressionnante est principalement fondée sur un taux de fécondité qui donne à cette dernière une place désormais unique dans le monde : environ 4,2 enfants par femme alors que ce taux ne dépasse plus 2,1 en moyenne sur les autres continents, ce qui suffit à peine au renouvellement des générations, et se situe en dessous de 3,5 dans les autres régions les plus prolifiques. Certes, les années récentes montrent une baisse de ce taux de fécondité sur le continent, dans le sillage de ce qui s’est déroulé à des périodes diverses sur l’ensemble de la planète, mais la tendance est encore globalement faible, à la différence par exemple de celle opérée en Asie depuis plusieurs décennies, et touche inégalement les pays. En Afrique, elle est presque achevée au Sud, en pleine réalisation au Nord, déjà bien engagée à l’Est, encore fragile à l’Ouest et à peine entamée en zone du Centre. Comme pour l’économie, l’Afrique subsaharienne affiche ainsi sa diversité grandissante en démographie. Malgré quelques progrès, le Niger est toujours à la traine pour cet indicateur avec 6,7 enfants/femme.  

Emportée par ce ralentissement de la natalité et un allongement jusqu’ici continu de la vie -l’espérance de vie moyenne dans le monde atteignait 73 années en 2019-, l’humanité poursuivra son vieillissement qui s’accélère. Certes, la pandémie du Covid 19 a provoqué pour la première fois un recul de cette espérance de vie, ramenée à 71,4 ans en 2021 dans le monde. Pour des pays comme les Etats-Unis ce recul est d’ailleurs plus conséquent et pourrait être plus durable pour des raisons sociologiques. Malgré cette incertitude, les projections restent optimistes en adoptant pour 2050 une valeur supérieure à 77 ans et un allongement étendu à tous les continents. Sur cette base, le poids des « plus de 65 ans » augmentera le plus vite et devrait passer d’environ 10% à plus de 16% en 2050. La part des « 20-65 ans », approximativement assimilables aux actifs, va diminuer en poids relatif et parfois en valeur absolue. Cette tendance posera de plus en plus des problèmes de croissance économique et de financement des charges liées aux « seniors », et aucune partie du monde n’y échappe. La Chine la ressentira particulièrement alors qu’elle sera sans doute globalement dépassée par l’Inde dès 2023, quatre ans avant la date antérieurement prévue. La population pourrait décliner dans une soixantaine de pays, notamment dans toute l’Europe et au Japon, et parfois jusqu’au niveau inquiétant de 10% sur la période. Même l’Afrique, où les « moins de 20 ans » restent majoritaires jusqu’au milieu du siècle, devrait voir la place des actifs commencer à régresser en raison de la poussée des « anciens ». Ceux-ci bénéficient en effet du fort allongement de la durée de vie – désormais proche de 65 ans, et de moins en moins en retard vis-à-vis de la moyenne mondiale – qui devrait se poursuivre, même de façon plus ralentie. Avec cette nouvelle composition de la pyramide des âges, le « dividende démographique » espéré s’éloigne sans que l’Afrique n’ait jamais pu en profiter vraiment, faute de la création effective d’emplois formels bien rémunérés.

Le renforcement de la concentration urbaine restera une dernière dominante des 30 ans à venir. L’exode rural ininterrompu depuis la révolution industrielle du XVIIIème siècle a donné un souffle vigoureux à cette tendance millénaire. Dans la période plus récente, la forte urbanisation a surtout profité aux très grandes conurbations, dressant un écart grandissant de conditions de vie et d’infrastructures économiques et sociales entre celles-ci, d’une part, et les villes moyennes et les zones rurales, d’autre part. Ainsi, non seulement 55% des habitants du monde habitent désormais en zone urbaine -et sans doute 70% en 2050 -, mais la planète compte en 2020 31 « méga-villes » de plus de 10 millions d’habitants, toute l’agglomération de Shanghai culminant à 70 millions de personnes. L’Afrique reste en retard sur ce plan, sous l’influence d’activités agricoles – de rente et vivrières confondues – qui occupent encore la majorité de la population totale : à ce jour, la population urbaine y reste minoritaire avec 42,5% du total et on ne compte que 3 conurbations de plus de 10 millions d’habitants. Mais elle suit bien le même chemin avec quelques nuances. La croissance urbaine est partout supérieure à 3% l’an et peut atteindre 5%, soit le double de la progression globale des pays : le cap des 50% devrait donc être dépassé rapidement. Cependant, à la différence de la plupart des pays asiatiques, cet apport concerne avant tout les capitales nationales qui deviennent tentaculaires et non les villes de l’intérieur du pays. Ce déséquilibre spatial renforce des handicaps mutuels : les capitales enflent souvent avec un désordre et une rapidité qui rendent difficile une urbanisation cohérente bénéficiant au plus grand nombre ; dans les autres villes, les déficits d’infrastructures et la modestie des conditions de vie réduisent les activités économiques et freinent l’ancrage local des populations rurales.

Ainsi le chemin démographique vers le milieu du siècle apparait déjà bien tracé à partir des réalités actuelles, au moins pour les regroupements régionaux, avec des idées-forces qui devraient peu varier. Au-delà de cette date, le poids des hypothèses devient plus déterminant et conduit à des scenarii d’évolution encore vagues et fort divers (cf. Article II à suivre)

(1) Cf. sur ce blog : « Démographie ; le casse-tête de l’Afrique », juin 2016 ; « l’Afrique, maître du destin démographique du monde, juin 2018 » ; Projections démographiques mondiales : Des incertitudes, mais l’Afrique reste maître du jeu », septembre 2021

Paul Derreumaux

Article publié le 22/09/2022

Projections démographiques mondiales : des incertitudes, mais l’Afrique reste l’arbitre du jeu

Projections démographiques mondiales : des incertitudes, mais l’Afrique reste l’arbitre du jeu

 

Les travaux récents de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et de l’Institut National d’Etudes Démographiques (INED) apportent de nouveaux éclairages sur les projections démographiques mondiales. A l’horizon de 2050, les dernières tendances sont logiquement inchangées puisque presque tous les mouvements -hors migrations- qui se manifesteront jusque-là sont déjà modélisables. Après cette date, les scénarii sont plus incertains. Toutefois, sur chaque période, l’Afrique verra sa place grandir fortement et sa situation sera déterminante pour connaitre le chemin le plus plausible pour le futur.

Sans surprise, la population mondiale, à 7,8 milliards de personnes en 2021, va continuer à augmenter et devrait être, selon l’hypothèse la plus probable, aux environs de 9, 8 milliards, en 2050. En revanche, la décélération de cette croissance, entamée depuis une cinquantaine d’années, constitue l’aspect le plus remarquable des dernières projections. La hausse annuelle du nombre d’habitants de la planète est en effet passée de 2,1% en 1970 à quelque 1% aujourd’hui et pourrait encore être ramenée à 0,5% en 2050.

L’inflexion est surtout due à l’effet sur le taux de fécondité (nombre d’enfants/femme) d’une mutation comportementale majeure à la suite d’un développement économique continu. L’espoir d’amélioration de niveau de vie dans la plupart des régions du monde a amené les familles à revoir à la baisse le nombre d’enfants souhaité. De plus de 6 dans les années 1800, le taux de fécondité moyen a été ramené à 2,4 actuellement et poursuit son recul, entrainant le ralentissement mondial. La non-simultanéité du développement économique dans les diverses parties du monde a provoqué des décalages chronologiques dans ce repli et donc des changements dans le poids relatif de chaque continent. La « vieille Europe » ne pèse plus désormais que 9,5% de la population du monde alors que l’Asie en comprend 59,4%.

Plus nombreuse, l’humanité sera aussi, comme prévu, plus vieille et plus citadine. Dans la pyramide des âges, une personne sur quatre aura en 2050 plus de 65 ans en Europe et en Amérique du Nord, et cette catégorie pèsera alors plus de la moitié des actifs (classe des 20 à 65 ans) dans cette zone. Le même phénomène s’observe avec retard en Asie où le « dividende démographique » a cessé de jouer. La Chine, dont la population commencera à baisser en 2030, en est l’exemple le plus frappant, qui montre la difficulté d’inverser des comportements devenus naturels. La politique de l’enfant unique et la priorité donnée maintenant par beaucoup de ménages à l’amélioration de leur niveau de vie ont réduit le nombre d’enfants à moins de 2 par couple et les mesures récentes pour encourager la natalité ne parviennent pas à inverser la tendance. Enfin, l’urbanisation accrue demeure un phénomène mondial, même si des décalages nationaux sont constatés, et est souvent concomitante à une réduction des taux de fécondité.

Dans cette évolution générale, l’Afrique, en particulier subsaharienne, gardera sur les 30 ans à venir ses multiples originalités. Sa population doublera sur la période et 60% des deux milliards d’habitants supplémentaires viendront d’Afrique. 50% d’entre eux seront issus de 5 pays : Nigéria, République Démocratique du Congo, Ethiopie, Egypte et Tanzanie. Le Nigéria sera bien en 2050, sauf accident majeur, la troisième nation la plus peuplée du monde avec 400 millions d’habitants. Cette poussée va avoir lieu car l’Afrique subsaharienne reste un « bloc » aux caractéristiques spécifiques. Même si les indicateurs progressent comme ailleurs dans le sens des nouveaux Objectifs du Développement, ils évoluent moins vite et sont éloignés des moyennes mondiales : 4,6 enfants par femme; mortalité infantile de 4,3%, 60% au-dessus de la moyenne générale; espérance de vie de 63,8 ans, inférieure de plus de 10 ans au reste du monde.

Il est difficile de ne pas relier au moins en partie ces handicaps de la zone subsaharienne au niveau élevé de pauvreté qui y persiste. Dans la région, le taux de pauvreté absolue (1,9 USD/jour de revenu) touche plus de 40% de la population, contre moins de 10% ailleurs, et ne décline que doucement. De plus, depuis 2016, le taux d’accroissement annuel du Produit Intérieur Brut (PIB) a été inférieur à 3%, dépassant à peine celui de la population proche de 2,6%. Ces facteurs, renforcés par la faiblesse des actions nationales de redistribution des richesses, ne favorisent pas la baisse du taux de fécondité observée ailleurs. On pourrait ajouter les freins au changement créés par une croissance plus lente des villes, où les Etats peinent à réaliser les infrastructures économiques et sociales, mais aussi par un dénuement croissant des campagnes, en termes de conditions de vie, d’emplois nouveaux ou d’équipements collectifs.

Il existe certes des différences régionales dans cet immense espace. L’Afrique orientale connait les taux de natalité les plus élevés, mais montre la réduction la plus rapide des taux de fécondité, sans doute en lien avec une croissance économique soutenue et des politiques de maîtrise démographique plus efficaces. L’Afrique occidentale enregistre toujours les nombres d’enfants par femme les plus élevés (jusqu’à 6,6 au Niger), probablement sous l’influence de traditions sociales et religieuses plus prégnantes, mais les belles performances économiques réalisées depuis plus de dix ans -près du double de la moyenne subsaharienne – conduisent à une baisse générale de ce critère, surtout marquée dans les pays les plus avancés au plan économique-Ghana, Côte d’Ivoire, Sénégal -. L’Afrique Centrale, frappée à la fois par une croissance économique plus modeste, un manque de réformes structurelles et certains conflits, est en tête pour les taux de fécondité et la hausse de sa population. Aucun de ces écarts ne remet cependant en question la profonde spécificité de la situation africaine.

Au-delà du milieu de ce siècle, les projections de population prennent désormais un tour nouveau. Certes, un scénario « haut » prévoit encore la prolongation des fortes augmentations antérieures, et une population mondiale approchant 16 milliards en 2100. Mais l’hypothèse principale retient l’accentuation de la décélération récente et un total inférieur à 11 milliards d’individus en fin du siècle. Un scénario « bas », prévoyant une diminution de la population à l’horizon 2100, compte en revanche de nouveaux partisans : la revue « The Lancet » vient de publier sa projection à 8,8 milliards d’habitants et l’ONU retient même quelque 7,5 milliards pour cette hypothèse. Les tendances centrale et basse sont fondées principalement sur la prolongation d’une baisse universelle des taux de fécondité, et surtout en Afrique, et diffèrent seulement sur l’intensité de celle-ci. Ces « trends » distincts s’accordent cependant sur d’importantes tendances globales : la population va partout vieillir de plus en plus vite, le poids relatif des personnes actives va encore décroitre et le nombre de personnes âgées pèsera de plus en plus sur les systèmes de protection et les dépenses publiques.

Dans le scénario le plus probable, les évolutions nationales oscilleraient entre deux extrêmes. Certains pays, affectés désormais d’un taux de fécondité inférieur à 2, verront leur population diminuer en valeur absolue. 26 nations sont déjà dans ce cas de figure en 2021 et 55 pourraient l’être dès 2050. Le Japon, la Russie et beaucoup de pays d’Europe de l’Ouest relèvent de cette catégorie mais l’exemple le plus frappant sera celui de la Chine : elle devrait être dépassée par l’Inde avant 2030 pour le « titre » de la nation la plus peuplée, et voir sa population baisser de 2% dans les 30 prochaines années puis de 24% entre 2050 et 2100.  A contrario, quelques pays asiatiques (Pakistan, Indonésie par exemple) et, surtout, l’Afrique subsaharienne   connaitraient une croissance démographique encore soutenue. Dans les révisions de poids relatif qu’elle provoque, cette hétérogénéité va de nouveau placer l’Afrique subsaharienne au premier plan.

La population du continent s’élèverait en effet de 2,5 à 4,3 milliards entre 2050 et 2100, l’Afrique subsaharienne composant à cette dernière date plus de 85% du surcroit mondial d’habitants sur la période. Près de deux humains sur 5 seraient donc africains en 2100 contre 1 sur 4 en 2050 et 1 sur 6 à ce jour. Dans ce total, les progressions nationales pourraient être très hétérogènes. Les cinq pays les plus peuplés tiendraient toujours une place essentielle mais avec des différences très marquées : l’augmentation de la population sur le demi-siècle pourrait être deux fois plus rapide en RDC qu’en Ethiopie. Le Niger serait alors plus peuplé que la France, et Kinshasa détrônerait de peu Lagos comme mégalopole la plus importante d’Afrique. La population du continent resterait la plus jeune du monde, mais la place des moins de 15 ans serait en déclin de même que le poids des actifs dans l’ensemble, signalant la fin d’un « dividende démographique » jusqu’ici peu exploité.

Violents par leur ampleur, tous ces chiffres s’appuient sur une hypothèse comportementale volontariste : un taux de fécondité en zone subsaharienne rapidement réduit, qui approcherait en moyenne 3,5 en 2050 et descendrait entre 2 et 2,3 en 2100, permettant alors tout juste le renouvellement des générations. Au vu des constats opérés dans le reste du monde, ce résultat suppose en Afrique subsaharienne la concrétisation de deux mouvements. Le premier est une nouvelle accélération de la croissance économique, après son ralentissement actuel, et une meilleure répartition des fruits de celle-ci afin qu’elle s’accompagne d’une réduction de la pauvreté et d’un changement des modes de vie. Or les faiblesses persistantes de gouvernance dans beaucoup de pays et l’absence d’une stratégie internationale performante pour le soutien au développement retardent en permanence les réformes nécessaires à ce dynamisme économique. Le second est un accroissement de la liberté laissée aux femmes dans le choix de leur destin personnel. Cette mutation ne peut exister que si sont réunis un environnement qui leur est plus favorable -planning familial, éducation des filles, réduction des mariages précoces, meilleure égalité professionnelle et économique des femmes et des hommes, …- et de nouvelles améliorations techniques -réduction de la mortalité lors des accouchements, densification des maternités, augmentation du personnel médical-. Malgré les avancées constatées sur certains plans, ces exigences ne progressent que lentement. Une croissance rapide de la population est en effet encore souvent considérée par les Autorités politiques comme un actif à protéger et l’égalité des genres n’est pas la priorité naturelle des pays les plus pauvres.

Le pari fait sur l’Afrique subsaharienne est donc audacieux, mais déterminant pour le monde entier. Le bouleversement qu’il recouvre sur le continent suppose que cet objectif bénéficie d’un sentiment d’urgence de la part de tous les acteurs, qu’ils soient nationaux ou étrangers, et que les moyens d’action les plus efficaces soient rapidement trouvés et mis en œuvre. Faute d’un tel effort, le scénario « bas » ressemblerait surtout à une incantation et l’évolution à long terme de la population mondiale pourrait dévier vers le scénario « haut ». Elle risquerait alors de provoquer des difficultés supplémentaires dans la maîtrise des menaces environnementales, la gestion de certains bien communs et le niveau des migrations. Dans tous les cas et plus que jamais, l’Afrique reste bien l’arbitre du destin démographique de la planète.

Paul Derreumaux

Article paru le 25/08/2021

Hôtellerie : La « nouvelle frontière » africaine

Hôtellerie : La « nouvelle frontière » africaine

 

Après une longue pause, qui coïncidait largement à la période d’«afro-pessimisme», le flux d’investissements du secteur hôtelier en Afrique subsaharienne a bondi depuis 2010 et explique la croissance attendue de l’hôtellerie et du tourisme dans les économies du continent.

Les chiffres de progression impressionnent en effet. Le stock de chambres aux standards internationaux aurait ainsi doublé en 7 ans, pour dépasser les 72 000 en 2017. Les chaines de taille mondiale présentes en Afrique multiplient les annonces de projets : 100 nouveaux hôtels, soit +66%, pour Accor d’ici 2025 ; 5000 chambres supplémentaires, soit +28%, pour Rezidor (Radisson) d’ici 2022. Des groupes plus récents s’implantent dans un nombre croissant de pays : ils sont européens, comme Onomo, et africains, comme Sun International ou Azalaï.

L’emballement a plusieurs causes. D’abord l’état actuel du parc hôtelier répondant aux normes en zone subsaharienne est d’une grande insuffisance quantitative – moins de 100 chambres par million d’habitants contre, à l’autre extrême, 15000 aux Etats-Unis- et qualitative, par suite du nombre important de réceptifs dégradés. Mais on note aussi du côté de la demande d’importants facteurs positifs. Les besoins de l’hôtellerie d’affaires, qui domine toujours le marché -plus de 70% du total au niveau continental-, ont fortement cru depuis le début des années 2000 grâce aux bonnes années de la croissance africaine. Le nombre de touristes étrangers augmente désormais au rythme annuel d’au moins 5%, même s’il est encore concentré sur un nombre limité de pays. Celui des touristes africains progresse encore plus vite, ce qui donne des perspectives de croissance considérables au vu de la poussée démographique, de l’avancée de l’urbanisation et de la progression attendue de la classe moyenne qui caractérisent l’Afrique.

Ce renouveau de l’investissement hôtelier devrait donc être durable et s’accompagner de plusieurs transformations importantes.

La première est le renforcement et la diversification de la concurrence dans le secteur structuré. Sept leaders internationaux intègrent désormais l’Afrique dans leur programme. Accor, qui compte 150 hôtels après le récent rachat de Mövenpick, Mariott et Hilton restent les mastodontes du sous-continent mais, derrière eux, les lignes bougent. En particulier, Rezidor et Louvre Hotels intensifient leurs investissements, confortés par les moyens financiers considérables d’un actionnaire de référence maintenant identique, le chinois Jin Jiang, désormais deuxième hôtelier mondial. Les américains Hyatt et Intercontinental et l’espagnol Melia résistent tandis que le français Onomo contre-attaque, grâce à une augmentation de ses fonds propres de plus de 100 millions d’EUR, et concentre ses nouvelles opérations sur le Maroc, l’Afrique du Sud et l’Afrique Centrale. Au niveau africain, les pionniers ont été des groupes mauriciens – tels Lux ou Constance- et sud-africains -comme Sun International ou City Lodge- qui sont surtout localisés dans leur espace régional d’origine grâce à des marchés porteurs. Ailleurs, la seule exception est longtemps restée le groupe francophone Azalai. Né au Mali en 1993 dans un environnement très difficile, ce réseau a tissé sa toile avec patience mais ténacité d’abord dans le Sahel puis dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. Comptant fin 2018 9 hôtels qu’il gère entièrement dans six capitales, il dispose à ce jour d’une offre structurée d’hôtels 2, 3 et 4 étoiles, d’un management expérimenté et d’une force de résilience remarquable aux chocs exogènes, et constitue en 2019 une référence internationalement reconnue en Afrique de l’Ouest. Plus récemment, le groupe africain Teyliom s’est engagé en 2012 dans le secteur avec un programme particulièrement ambitieux : fort de la qualité et de la réussite de l’hôtel 5 étoiles détenu à Dakar et dont le management a été confié à Rezidor, il vise à construire « ex nihilo » en 10 ans un réseau d’une dizaine hôtels de 3 et 4 étoiles en Afrique de l’Ouest et Centrale, et à assurer la gestion autonome de ces réceptifs par la société de management Mangalis contrôlée à 100%. Avec les cinq établissements qui seront ouverts à mi 2020, ce pari incroyable a des chances d’être gagné. L’Afrique subsaharienne aura ainsi montré, comme dans la banque ou l’assurance, qu’elle peut recenser quelques champions capables de montrer les capacités d’indépendance du continent et de rivaliser avec les acteurs étrangers.

Dans cette concurrence qui s’intensifie, tous les compétiteurs devront aussi affronter le challenge de la nécessaire transformation du parc hôtelier africain. Le nombre total d’hôtels aux standards internationaux compte en effet dans le monde plus de 60% de réceptifs de classe économique ou « middle scale » alors que ce pourcentage est inférieur à 25% en Afrique qui est pourtant le continent le plus pauvre. Cette situation est à la fois l’expression des choix des investissements passés, de la préférence naturelle des grandes chaînes pour les établissements de haut de gamme, générateurs de revenus de management supérieurs, et de l’intérêt des Etats hôtes pour les hôtels de prestige. Mais les limites de cette répartition sont de plus en plus perçues par tous les acteurs : la chasse généralisée des entreprises aux coûts de fonctionnement, l’intégration plus aisée de services de qualité dans les hôtels économiques et, surtout, la probable progression remarquable de la clientèle africaine pour les affaires comme pour le tourisme imposent une restructuration de l’offre. Accor avait ouvert la voie avec sa gamme variée de produits et le succès en Afrique de ses Ibis. La réussite d’Onomo, qui fut sans doute le premier à baser son activité et son développement sur des hôtels de 2 et 3 étoiles, a aussi fait école. Mariott a ainsi récemment lancé sa filiale AC Hotels en Afrique de Sud et devrait la déployer dans d’autres pays. Les groupes africains sont déjà entrés dans ce secteur de l’hôtellerie économique, évitant tout retard par rapport à leurs confrères étrangers : Mangalis veut ainsi faire de sa marque 2 étoiles Yaas un des piliers de son développement tandis qu’Azalai a ouvert son premier Dounia Hotel au Burkina-Faso. Il est probable que la physionomie du parc africain se rapprochera sensiblement de celle du parc mondial dans les dix prochaines années.

Dans ce double enjeu d’expansion et de recomposition de l’offre, de nouvelles donnes sont apparues sur deux points majeurs depuis les années 2000.

La première concerne l’amélioration globale des possibilités de financement. Les investissements hôteliers sont lourds en capital – une chambre de 4 étoiles a un coût de revient total d’environ 175 000 EUR -et supposent un maximum de ressources à long terme pour que la rentabilité soit atteinte dans un délai raisonnable. En la matière, les groupes internationaux matures sont mieux placés en termes de fonds propres et ont été initialement plus attractifs pour les grandes institutions de financement (DFI) en raison de l’expérience accumulée des réseaux gestionnaires. La Société Financière Internationale (SFI), Proparco et d’autres ont ainsi joué un rôle notable dans les nouvelles implantations d’Accor ou de Marriott. Mais ces structures ont aussi plus récemment appuyé les groupes africains en capital ou en prêts à long terme, telle la SFI pour la holding Azalai ou Proparco et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) pour plusieurs hôtels de Mangalis. De plus, des fonds d’investissement ou de grands actionnaires privés se sont également tournés vers ce secteur comme Améthis pour le groupe mauricien VLH, l’anglaise CDC pour Onomo ou Cauris Croissance pour Azalai. Enfin, plusieurs banques sont devenues plus actives et ont allongé leurs durées de prêts dans les années récentes, facilitant le « bouclage » de la construction de nombreux réceptifs. Si les contraintes de financement se sont ainsi allégées, elles restent vives pour les réseaux africains en termes de fonds propres et de forte dépendance à des concours bancaires locaux encore trop courts.

La seconde modification concerne les modalités de l’investissement. Alors que celui-ci avait longtemps visé à la fois l’achat du terrain, la construction des bâtiments et l’exploitation de l’hôtel, la responsabilité des deux premiers éléments a été souvent abandonnée à des promoteurs nationaux par les chaînes internationales qui se sont limitées à intervenir sous forme de contrats de management. Il en est résulté pour elles une diminution considérable des besoins de financement et une réduction correspondante des risques encourus. Rezidor a ainsi procédé pour ses récents établissements de Dakar, de Bamako, d’Abidjan ou du Niger comme Accor et d’autres l’avaient fait pour d’autres villes. Faute de posséder les nombreuses références qui rassureraient les investisseurs locaux et les prêteurs potentiels, les groupes africains peuvent rarement procéder de la sorte. Ils bénéficient certes souvent de la part des Etats d’actifs fonciers à des conditions très avantageuses pour l’implantation de leurs réceptifs, mais la construction de ceux-ci exige malgré tout des ressources adaptées difficiles à réunir. En dépit des avantages de leur stratégie, les groupes leaders semblent récemment changer d’approche en reprenant le contrôle des investissements fonciers et immobiliers à travers la création de fonds d’investissement dans lesquels ils sont associés à de puissants partenaires financiers. C’est le cas par exemple d’Accor qui a mis en place avec les qatari de Katara Hospitality un fonds prévu pour mobiliser à cette fin jusqu’à un milliard de USD. Cette nouvelle politique permet d’éviter le cas fréquent des investisseurs locaux ayant choisi des localisations non optimales ou accumulant des retards dans la construction des hôtels faute de moyens financiers, tout en mutualisant les charges d’investissement. Cette voie plus sécurisante devrait être suivie par beaucoup d’acteurs mais elle risque, comme pour les financements, d’être plus difficile pour les groupes les plus modestes et d’être ainsi une cause d’aggravation des inégalités.

Beaucoup reste donc à faire et ces contraintes expliquent à la fois les très longs retards constatés dans les délais de construction -souvent plusieurs années- et la valeur souvent illusoire des annonces faites en termes d’ouverture de nouveaux établissements. Pourtant, le secteur est déjà sur divers plans un poids lourd des économies subsahariennes. Représentant en effet globalement plus de 7% du Produit Intérieur Brut (PIB) de la zone, il est surtout très apprécié des Etats pour plusieurs raisons. Il est d’abord un grand pourvoyeur d’emplois, notamment urbains. On estime en effet qu’une chambre génère en moyenne deux emplois directs, et une fois et demie plus d’emplois indirects. Le secteur serait déjà, aux côtés du bâtiment et des travaux publics, un des plus gros employeurs du secteur privé formel, en particulier dans les grands pays touristiques de l’Afrique de l’Est et Australe, et sa place devrait grandir au vu de l’expansion programmée. Une part notable des embauches concerne aussi des personnes peu qualifiées, ce qui est rare, mais l’expérience est une base essentielle des promotions et beaucoup de chaines prennent aussi en charge la formation interne de leur personnel. Les équipes comprennent souvent une forte minorité de femmes et concourent donc à l’égalité des genres, devenue un combat essentiel. L’hôtellerie est en second lieu un contributeur important et régulier de recettes fiscales et douanières -TVA, droits à l’importation, taxes sur salaires,…-, malgré les généreuses exonérations souvent accordées pour les investissements, et de devises, grâce à la clientèle étrangère. Le secteur est encore un des fers de lance des politiques de Responsabilité Environnementale et Sociale (RSE), sous l’aiguillon des principaux prêteurs internationaux, et a en la matière un rôle de modèle auprès d’autres grandes entreprises ou des populations : ainsi, les « programmes verts » des hôtels réduisent les déperditions d’énergie et les consommations d’eau, et intensifient l’utilisation des produits locaux dont ils appuient la progression. Un dispositif hôtelier de qualité et bien géré est enfin une vitrine recherchée car elle renforce l’attraction des investisseurs étrangers et, indirectement, peut faciliter la croissance de l’ensemble de l’économie.

Cette importance traduit bien les enjeux multiformes des évolutions en cours et les responsabilités interconnectées des divers acteurs qui les mettent en œuvre. Toutes les entreprises hôtelières déjà présentes auront à innover davantage, aux plans technique comme financier, pour résoudre les difficultés qu’elles affrontent aujourd’hui et introduire les améliorations indispensables sur divers points : la qualité du service, la connectivité, le degré de digitalisation,… .Elles devront aussi investir plus massivement dans la formation des équipes, à tous les niveaux, pour être capables de s’ajuster aux standards internationaux du secteur. Il leur faudra enfin s’attendre à recevoir peut-être de nouveaux concurrents agressifs, tel le jeune groupe indien Oyo qui semble bouleverser la hiérarchie mondiale des leaders du secteur. Les groupes africains auront pour leur part à tenir bon dans cet environnement compétitif en choisissant les bons créneaux et si nécessaire en unissant leurs forces. Aux Etats africains, enfin, il incombe de tirer parti au mieux de ce renouveau hôtelier pour faciliter l’atteinte d’objectifs stratégiques comme la création maximale d’emplois. C’est à ces conditions que l’embellie du secteur pourrait conduire à ce qu’il soit une « nouvelle frontière » de l’économie subsaharienne.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 07/10/2019

 

Afrique : Puissance démographique, effets pervers.

Afrique : Puissance démographique, effets pervers.

 

Le Département des Affaires Economiques et Sociales des Nations-Unies vient de publier sa Revue 2017 des prévisions démographiques mondiales aux horizons 2050 et 2100.

La première conclusion de ce travail est l’accentuation des tendances antérieures. Ce constat n’étonne pas, les mouvements démographiques ne se modifiant que sur le long terme et permettant donc des prévisions précises, y compris pour des échéances lointaines. L’humanité s’est accrue d’un milliard d’habitants entre 2005 et 2017, battant ses records de vitesse, et atteint 7,6 milliards d’habitants. Dans l’hypothèse centrale des projections, elle comprendrait 9,8 milliards de personnes en 2050 – un peu plus que les dernières prévisions -. Malgré le ralentissement ensuite attendu, il est probable à plus de 75% que l’humanité continuera à s’accroître jusqu’après 2100 et elle a de « bonnes chances » de dépasser 11 milliards d’âmes à la fin du siècle. A ce jour, la pyramide des âges est plutôt équilibrée avec 26% d’individus de moins de 15 ans, 61% entre 15 et 59 ans et 13% au-delà, et l’âge médian est de 30 ans. Mais l’humanité va vieillir vite dans les prochaines décennies en raison de la chute continue du taux de mortalité et de la baisse tendancielle du taux de fécondité. En 2050, on attend donc autant de moins de 15 ans que de plus de 60 ans, soit 2,1 milliards de personnes, et 21% de chaque côté. Même si ce mouvement concerne tous les continents, l’Europe et l’Amérique du Nord seront particulièrement touchées par ce changement, qui requerra des investissements et des actions sociales d’un nouveau type. L’évolution aura aussi des répercussions négatives sur le ratio catégoriel 20-65 ans/plus de 65 ans qui passera par exemple en Europe de 3,3 à moins de 2 en 2050 et imposera de nouveaux efforts de solidarité.

Dans cette « photo de groupe », l’Afrique accentue son originalité. Par sa croissance d’abord. Après sa progression considérable depuis 50 ans, elle « pése » en 2017 17% de l’humanité avec ses 1,3 milliards d’habitants. Cette place devrait se consolider encore plus vite dans les 30 prochaines années : en totalisant 59% de l’accroissement sur la période, la population du continent avoisinera 27% du total mondial et plus de 2,5 milliards d’individus en 2050. Cette évolution illustre un rythme d’accroissement annuel qui ne ralentit que doucement: ce taux, de +2,6% en 2010/2015, restera encore à +1,8% en 2045/2050 tandis qu’il sera à cette date partout inférieur à +1% et sera même négatif en Europe. Sous cette poussée globale, l’Afrique comptera de plus en plus de géants à l’échelle des populations nationales. Ainsi qu’il l’est déjà connu, le Nigéria devrait avoir dans 33 ans la troisième population mondiale, contre la septième aujourd’hui, et 410 millions d’habitants. Au même moment, 4 des 13 pays de plus de 150 millions d’habitants seraient en Afrique – Nigéria, République Démocratique du Congo, Ethiopie et  Tanzanie, contre 1 sur 8 aujourd’hui.  Surtout, l’Afrique se distinguera dans l’avenir par sa jeunesse dans un monde vieillissant. La population du continent compte présentement 60% de personnes de moins de 25 ans, alors qu’en Asie et en Amérique latine ce pourcentage est descendu à 42%. La classe des 25 à 59 ans reste la plus faible au monde, avec seulement 35% du total, contre plus de 45% ailleurs, comme celle des plus de 60 ans qui n’est aujourd’hui que de 5%. Ce poids exceptionnel de la jeunesse et l’accroissement continu de la proportion des 25/59 ans se poursuivront jusqu’au-delà de 2050 et donc sur une période exceptionnellement longue par rapport à l’histoire des autres continents. C’est seulement pour la concentration de la population que l’Afrique empruntera le même chemin que le reste du monde : la majorité de la population deviendra en effet urbaine avant 2030, suivant une évolution apparemment irréversible.

Sur certains aspects, l’Afrique témoigne d’importants progrès. D’abord l’allongement de la durée de vie : +6,6 ans depuis 2005, soit trois fois plus que dans la période précédente et deux fois plus que le rythme mondial. Certes, l’espérance de vie de 60,6 ans reste au moins 10 ans inférieure à celle du reste de la planète, mais l’amélioration illustre les efforts accomplis pour atteindre l’un de ces Objectifs du Millénaire et l’objectif affiché est de renforcer la tendance avec une espérance de vie à 71 ans en 2050.  Cette avancée a surtout été obtenue par la chute du taux de mortalité des moins de 5 ans, qui a baissé de 141/°° en 2000/2005 à 95/°° en 2010.2015. Ici encore, le retard reste grand par rapport à la moyenne mondiale, mais il s’est bien réduit, surtout par rapport aux autres pays les moins avancés. Enfin, la dernière décennie a été marquée par une décélération de l’impact du virus HIV : ainsi, en Afrique du Sud, pays le plus touché, l’espérance de vie ramenée à 53 ans en 2010 est remontée à 59 ans et pourrait s’élever en 2020 à 62 ans, son niveau antérieur à l’explosion de la maladie.

Face à ces améliorations, le faible repli du taux de fécondité est au contraire le grand échec africain du début du siècle. Ce ratio est en 2015 de 4,7 naissances par femme et supérieur à 5 pour la seule zone subsaharienne. Il est plus de deux fois supérieur à celui de toutes les autres régions du globe. Les prévisions tablent sur une réduction de ce taux à 3,1 vers 2050 et à 2,1 vers 2100, soit avec 100 ans de retard par rapport au reste du monde. Au vu de la dernière décennie, ces prévisions semblent cependant optimistes. Ce décalage est largement répandu puisque sur les 22 pays ayant les plus forts taux de fécondité, 20 appartiennent au continent. Parmi les facteurs expliquant cette valeur élevée, on peut souligner que l’Afrique détient, avec un taux de 99/1000, le plus fort niveau de naissances pour les jeunes filles de15/19 ans. La précocité de la procréation et l’allongement de la durée de vie s’ajoutent donc au taux de fécondité record pour amplifier l’accroissement démographique.

Ces projections, aux fortes probabilités de concrétisation, ramènent à trois données économiques essentielles, bien connues mais insuffisamment  mises en oeuvre.

La première est l’urgence d’une réorientation des stratégies de développement. La forte corrélation positive entre développement économique et social et baisse du taux de fécondité est universelle et ne peut être un hasard. A contrario, le lent repli du taux de fécondité en Afrique est un indicateur du caractère peu inclusif du développement malgré les bons taux de croissance économique. Dans beaucoup de pays, l’augmentation du Produit Intérieur Brut, d’ailleurs fort ralentie depuis trois ans, a peu changé les conditions et le niveau de vie de la grande majorité, et donc les pesanteurs religieuses et sociales qui influent sur le comportement des populations. Pour réduire ce taux de fécondité, les programmes devraient être nécessairement multidirectionnels : renforcer massivement le planning familial, notamment dans les zones urbaines qui vont devenir majoritaires ; mais aussi par exemple mettre l’accent sur la scolarisation des jeunes filles pour réduire les naissances précoces et accélérer les investissements en infrastructures sociales et dans l’habitat, pour « changer la vie ». La volonté politique de trouver des solutions doit être à la hauteur de la complexité et de l’ampleur de ces questions, ce qui fait souvent défaut. Sans cette mutation démographique, l’écart déjà criard entre les besoins et la situation actuelle en termes d’équipements collectifs ou de logements décents, par exemple, s’accroitra gravement d’ici 2050. Il pourrait être insoluble en 2100 pour les pays à la poussée démographique la plus rapide comme le Niger ou le Nigéria.

La deuxième est l’impératif d’un changement de rythme dans les créations d’emplois. Le « dividende démographique » avancé par certains, arguant que l’actuelle pyramide des âges dans le continent est favorable à la croissance en raison du poids relatif élevé des classes d’actifs, ne sera une réalité que si ces actifs travaillent effectivement. Or, le rythme actuel de création d’emplois dans les secteurs formels existants et dans l’administration semble incompatible avec la masse des personnes arrivant annuellement sur le marché de l’emploi. Les solutions ne peuvent venir que du renforcement du secteur industriel, capable de créer massivement des postes de travail, de celui des services modernes, pouvant générer de nombreuses petites entreprises et une vraie valeur ajoutée, et d’une progression continue l’informel « classique ». Les pays choisissant la première solution, comme l’Ethiopie ou la Cote d’Ivoire, sont rares en raison des nombreuses conditions qu’exige ce choix : fort engagement politique, progrès d’infrastructures, lourds investissements. L’informel traditionnel continuera de toute façon à prospérer, sans autre apport qu’une survie plus facile de nombreuses catégories. L’essor de petites sociétés orientées vers les nouvelles technologies, les services, les nouvelles formes de commerce sont donc une voie plus largement ouverte. Elle suppose cependant le soutien intelligent au secteur privé, l’amélioration de l’éducation et de la formation des jeunes et des chômeurs, une meilleure efficacité fiscale, un bond en avant de l’accès au financement, et reste donc un vrai challenge..

Enfin, même si les deux premières conditions étaient réunies, les migrations demeureront un moyen d’ajustement nécessaire avec l’accroissement drastique à venir de la population. Refuser cette vérité n’empêchera pas qu’elle se produise. Ces mouvements seront d’abord intra-africains, en fonction des drames et de l’immobilisme frappant certains pays, générateurs d’émigration, et des possibilités d’emploi offertes dans d’autres, qui seront spécialement attractifs pour les jeunes. Mais ils existeront aussi avec d’autres régions du monde, et surtout l’Europe. En la matière, l’insouciance -ou l’inconscience – de la plupart des pays africains et l’égoïsme de beaucoup de pays européens conduisent à des positions actuellement conflictuelles, intenables à terme. Ces mouvements de populations peuvent en effet être utiles à tous. L’allègement de la contrainte démographique permet aux Etats africains de transformer plus vite l’environnement local, d’accélérer le développement et de réduire à terme ces départs. L’immigration en Europe participe au règlement des questions du vieillissement de la population et de la diminution des actifs dans cette région, dès lors que les politiques d’accueil et d’intégration sont conduites avec audace et discipline.

A défaut d’agir vite sur les trois variables, la troisième risque de s’imposer comme la seule voie possible pour un nombre croissant de personnes sans autre espoir de vie meilleure, même si leur chemin est jonché des drames que l’actualité nous jette au visage sans état d’âme.

Paul Derreumaux

Article publié le 29/06/2018

Afrique Subsaharienne : les nouvelles fractures

Afrique Subsaharienne : les nouvelles fractures

La fracture numérique, stigmatisant un maintien de l’Afrique subsaharienne hors de la révolution des nouvelles technologies de la communication, est apparue longtemps comme une menace majeure. La vitesse avec laquelle les activités qui y sont liées se sont étendues dans les pays du Nord et le retard pris par la zone subsaharienne dans le démarrage de cette révolution laissaient croire à un impossible rattrapage. Cette crainte est aujourd’hui atténuée. Les progrès phénoménaux réalisés en Afrique dans l’utilisation du téléphone mobile, la forte montée en puissance du « mobile banking », facilitant une inclusion financière plus large, l’agilité des jeunes entrepreneurs pour les nouvelles possibilités du numérique rendent plus optimiste quant à la capacité de l’Afrique à s’associer à cette mutation.

Si ce danger décroit d’intensité, d’autres s’amplifient qui mettent à part la région subsaharienne face au reste du monde et rendent plus difficiles son développement. Au moins trois autres fractures paraissent  à cet égard déterminantes.

La plus grave est sans conteste la fracture démographique. L’Afrique devrait concentrer au XXIème siècle plus de 50% de la croissance de la population mondiale et pèsera dès 2050, avec ses 2,4 milliards de personnes, plus de 25% des habitants du monde, contre seulement 12% en 2000. Toutes les autres régions du globe seront au contraire caractérisées par un ralentissement de leur progression de leur population, voire par un recul de celle-ci. L’inertie des mouvements démographiques rend à la fois ces hypothèses très probables, et sans doute minimales, et le changement des tendances seulement possible à long terme. Cette vive poussée est présentée par les optimistes comme un atout pour le continent, en raison de ses promesses pour une croissance économique stimulée par la forte hausse de population active et l’émergence des classes moyennes. Or deux constats imposent une vision plus pessimiste. D’abord, les créations d’emplois, y compris informels, ne suivent nulle part le rythme d’arrivée des actifs sur le marché du travail, ce que ne mettent pas en valeur des statistiques officielles de chômage biaisées par des définitions peu pertinentes. Ensuite, les carences des systèmes éducatifs et de formation professionnelle n’apportent pas aux systèmes économiques suffisamment de demandeurs d’emploi répondant aux besoins en main d’œuvre qualifiée des secteurs à forte valeur ajoutée. L’accroissement des actifs et des consommateurs est donc loin d’aller automatiquement de pair avec celui de la  population. De plus, suite à ce double hiatus, l’émigration, notamment des jeunes, devrait rester pour beaucoup de nations africaines une variable d’ajustement inévitable en complément des mesures en faveur de l’emploi et d’une meilleure formation. Dans les pays du Nord, la diminution des populations actives et la désaffection des nationaux pour certains métiers pourraient trouver une solution dans cette émigration africaine. Les esprits ne semblent pourtant pas prêts à la mettre en œuvre de façon consensuelle, ni dans les pays de départ ni dans ceux d’accueil, au risque de devoir gérer le moment venu des tensions plus fortes nées d’une aggravation des écarts entre les zones.

Une deuxième différence majeure est celle de la gouvernance. Certes, celle-ci est loin d’être toujours exemplaire dans les nations avancées comme le montrent les avatars récents du choix du  Brexit, des résultats de la dernière élection américaine, voire des péripéties de la présidentielle française. Mais, dans ces cas, des contrepouvoirs savent ensuite montrer leur puissance et réintroduire rapidement, après ces poussées de fièvre, une bonne dose de rationalité ou de modération. En Afrique, où l’importance d’un leadership de grande qualité est aussi essentielle en raison de l’importance des choix à opérer et des actions à mener, la situation de la gouvernance politique, administrative et économique est souvent beaucoup plus contestable. Des pratiques électorales au fonctionnement des entreprises en passant par la qualité des dirigeants politiques, les dommages causés par la corruption et les oppositions administrations/secteurs privés, les faiblesses sont multiples, et les améliorations trop lentes. De plus, la rareté et la faiblesse des contrepouvoirs tout autant que le silence ou la tolérance des partenaires étrangers  sont autant d’incitations manquantes aux changements. Faute d’accélération de ceux-ci, il est à craindre que cette fracture des gouvernances soit aussi un handicap majeur du continent.

La fracture énergétique constitue un troisième péril. Parmi toutes les infrastructures, l’énergie est une de celles où les investissements réalisés ont été jusqu’au début des années 2010 les plus insuffisants : ainsi, malgré les progrès atteints dans la production et la distribution d’énergie électrique, le pourcentage de personnes connectées aux réseaux nationaux est le plus faible du monde et le nombre  total d’individus n’ayant pas accès à l’électricité continue à croître en valeur absolue. De plus, les réalisations en termes d’énergie renouvelable sont encore modestes, surtout en comparaison avec les potentialités du continent pour l’hydraulique, l’éolien et le solaire. La lourdeur des autorisations administratives requises, la faible liberté parfois laissée aux initiatives privées, le coût élevé des projets sont autant de freins à l’essor de ces énergies nouvelles. Pendant ce temps, les pays avancés semblent avoir définitivement donné la priorité à ces énergies qui devraient être majoritaires sur leurs sols dans quelques décennies. L’Afrique risque donc de connaitre ici encore un profond écart, à la fois quantitatif et qualitatif, avec les régions les plus développées, qui sera lourd de répercussions négatives sur ses performances à venir et sur les changements climatiques.

Les pays subsahariens qui réussissent à arrêter ou à réduire tout ou partie de ces fractures sont pour l’instant très minoritaires et leurs succès fragiles et réversibles. Ils montrent cependant que, heureusement, le pire n’est jamais sûr, et donnent espoir à tous. Leurs avancées donnent dans tous les cas quelques leçons. La première est le rôle déterminant des Autorités politiques nationales, et donc des qualités que celles-ci doivent réunir, dans le comportement, dans la réflexion et dans l’action. La deuxième est que le salut viendra d’abord des pays du continent eux-mêmes et de leurs capacités à consentir les efforts nécessaires, à conduire les changements requis et à œuvrer avec ténacité dans les bonnes directions. La troisième est le rôle d’accélérateur que pourraient jouer les partenaires étrangers s’ils acceptent de faire eux-mêmes les réformes d’approche qui s’imposent et de consacrer au développement économique de l’Afrique les ressources financières depuis longtemps promises.

Paul Derreumaux

Croissance économique en Afrique subsaharienne : l’heure de vérité

Croissance économique en Afrique subsaharienne : l’heure de vérité

Selon le récent rapport de la Banque Mondiale, la hausse du Produit Intérieur Brut(PIB) d’Afrique subsaharienne a été de 1,3% seulement en 2016, son plus mauvais score depuis 2000. Si la croissance de 2,6% se confirme pour 2017, le PIB par tête aura diminué pour la deuxième année consécutive. Au vu de ce faux pas, après une série gagnante d’une quinzaine d’années, assiste-t-on à une simple pause ou à un changement de cycle ?

Le panorama de l’Afrique subsaharienne en ce début 2017 affiche en effet de multiples progrès mais aussi des ombres menaçantes.

Les bonnes nouvelles sont nombreuses. On note d’abord une croissance record de près de 5% par an en moyenne sur la période 2000/2014. Même en tenant compte d’une lourde progression démographique de près de 2,6% par an en moyenne, le revenu par tête a  progressé de plus de 40% depuis le début du siècle et cette évolution a touché à des degrés divers la plupart des pays. Surtout, cette hausse a d’autres bases que celles qui avaient conduit aux précédentes « vingt glorieuses » 1960/1980. La poussée des prix des matières premières –pétrole, mines, produits agricoles de rente- avait été le soutien fondamental de cette première période et est restée une cause exogène importante. Mais celle-ci s’appuie aussi sur au moins trois autres piliers endogènes: des investissements de grande ampleur en infrastructures ; un développement accéléré des services et du commerce, et notamment de quelques secteurs modernes comme les banques et les télécommunications ; une croissance régulière du secteur primaire sous l’effet de la progression démographique et de la hausse du niveau de vie.

Cette reprise est aussi une conséquence d’une remise en ordre des cadres macroéconomiques fondamentaux. Presque tous les pays ont connu depuis 2000 une réduction de l’inflation, un redressement des finances publiques, une amélioration de la balance des comptes extérieurs, aidée en particulier par les importants effacements de dette extérieure des Etats. Croissance et restauration des grands équilibres ont ramené la confiance des investisseurs et prêteurs étrangers. C’est vrai pour les partenaires traditionnels, internationaux ou binationaux, de l’Afrique, mais aussi  pour de nouveaux intervenants : fonds arabes créés après les chocs pétroliers ; grands pays émergents, emmenés notamment par la Chine ; fonds d’investissement privés. En 2014, un record de 60 milliards de USD a été atteint pour les Investissements Directs  Etrangers (IDE) après une expansion régulière sur la décennie. Certes ces investissements sont encore trop concentrés sur quelques secteurs et quelques pays, mais ils marquent un changement total par rapport à la période antérieure. A ces flux s’ajoutent enfin des transferts financiers de la diaspora : désormais plus importants que l’aide publique au développement, ils atteignent en moyenne environ 2% du PIB de la zone.

Une dernière avancée majeure est celle de la réduction de la pauvreté. Le nombre de personnes en situation de pauvreté extrême (moins de 1,9 USD par jour) a baissé en valeur absolue sur la période. Avec près de 390 millions d’individus et de 33% de la population, il reste certes encore très élevé et nettement supérieur en nombre et pourcentage à ceux des autres grandes régions en développement. Le progrès est cependant réel et s’exprime aussi par les améliorations dans les Objectifs du Millénaire, tels une hausse de l‘espérance de vie de 7 ans depuis 2000 ou le relèvement à 70% du pourcentage d’élèves qui achèvent le cycle primaire.

Ces transformations  pourraient se résumer en deux images. D’abord, l’Afrique subsaharienne est redevenue sur la période un continent comme les autres qui, pour la première fois depuis les années 1980, ne semble plus condamné à l’échec et à l’immobilisme. De plus, le retard constaté de longue date dans l’introduction en Afrique des technologies de pointe tend à se réduire nettement, voire à disparaitre, à l’exemple des automates bancaires, de la téléphonie 4G, de l’internet et, bien sûr, du paiement par mobile.

Face à ces évolutions positives, des menaces s’amoncellent à court terme. Certaines ont fait l’objet d’une prise de conscience et de réactions, et pourraient donc être jugulées ou contenues. C’est par exemple le cas des infrastructures encore très en retard et dont les insuffisances actuelles coûteraient 2% de croissance annuelle. C’est particulièrement vrai pour les infrastructures énergétiques. En la matière, selon la banque Mondiale, le taux de couverture, corrigé par le nombre d’habitants, ne s’est pas amélioré depuis vingt ans. Ces insuffisances constituent un coût social élevé pour les populations et un coût financier considérable pour les entreprises, notamment industrielles. Beaucoup de pays intensifient cependant le rythme des investissements et certains, du Sénégal au Kenya, donnent une place croissante aux énergies renouvelables qui sont aussi une réponse à la menace climatique de long terme. Le défi consistera à ce que l’ajustement de l’offre aille plus vite que celui d’une demande augmentant avec la démographie, l’urbanisation et la croissance économique. Une autre menace déjà bien combattue est celle de l’insécurité. Toute la zone sahélienne, de la Mauritanie à la Somalie en passant par le Nigéria et le Soudan, en est la plus grande victime, mais le risque est partout. Les effets de cette situation sont catastrophiques pour les régions touchées, qui se trouvent vidées de projets de développement et parfois délaissées par les services publics comme dans tout le Nord du Mali. Les mesures basiques de protection se mettent pourtant en place, avec une vitesse variable selon les moyens disponibles et la combativité des pays. Parallèlement, la coopération régionale et internationale s’organise pour apporter une réponse à la hauteur du danger, comme le montrent la création du G5 au Sahel, le maintien de la force Barkhane et l’attention croissante de l’Allemagne.

Aussi grave est sans doute la faiblesse des Etats. Certes, de nettes améliorations existent par rapport à la période la plus sinistrée de conflits armés multiples et d’élections démocratiques « virtuelles ». Mais 50% des pays sont encore considérés comme fragiles, pour des raisons variées, et les incertitudes touchent les plus grandes nations : l’alternance réussie au Nigéria enthousiasme quand l’Afrique du Sud multiplie les actes de mauvaise gouvernance. Trois difficultés majeures expliquent cette situation. Les challenges sont immenses et les ressources limitées ce qui rend difficile le choix des bonnes priorités. Face à ce handicap, peu de dirigeants font preuve d’une vision stratégique, d’une capacité de transformer les propositions en actes, et d’un sens de l’urgence et du concret adapté à la gravité des problèmes de l’heure. Enfin, même quand ces comportements existent au plus haut niveau, ils se reflètent mal au sein des administrations : harcèlement fiscal des entreprises formelles, inertie de nombreuses structures ; corruption ; comportement inique de la justice malgré les progrès juridiques constatés ; racket sur les routes qui renchérissent et freinent le commerce intra-africain. 

Cette inadaptation des actions étatiques s’observe notamment par rapport à deux autres menaces majeures étroitement liées entre elles, celles de l’emploi et de la formation. Les secteurs formels ayant le plus progressé depuis 2000 sont davantage « capital intensive » que « labour intensive » tandis que les activités les plus créatrices d’emplois, souvent très peu qualifiés, relèvent du commerce ou des services informels. Dans le même temps, l’éducation et la formation, qui touchent heureusement une part grandissante des populations, sont caractérisées à la fois par une qualité souvent en recul due à l’impréparation et aux manques de moyens des enseignants, et par une inadéquation par rapport aux besoins de l’économie et des entreprises. Ces données et l’arrivée massive de jeunes sur le marché du travail entrainent la forte montée du chômage réel, même si celle-ci est souvent camouflée par l’absence de recensement des personnes en emploi « virtuel » dans l’informel. Les plans pluriannuels de création d’emplois ne sont pas présentés comme des priorités et sont d’ailleurs rarement atteints. Les sentiments d’insatisfaction et d’injustice grandissent donc à la fois chez les entreprises comme chez les candidats à l’emploi, et notamment la jeunesse diplômée, et ces hiatus entre offre et demande creusent la menace additionnelle des inégalités sociales.

Face à ces ombres qui gênent la poursuite d’une trajectoire économique favorable du continent, d’autres moteurs pourraient prolonger les bonnes tendances antérieures si certaines conditions sont remplies.

Du côté de ces perspectives positives, il faut d’abord retenir l’amélioration sensible de l’environnement économique international. La croissance a repris un certain tonus en Europe. La Chine, désormais partenaire essentiel de l’Afrique, semble en mesure de stabiliser son développement à un rythme élevé et garde le continent au cœur de sa stratégie. Elle est le premier importateur de ses matières premières, l’a incluse dans les grands projets d’infrastructures des « nouvelles routes de la soie », et y investit désormais dans des entreprises industrielles pour garder sa compétitivité mondiale, comme en Ethiopie. Ces données positives, après deux années difficiles, devraient permettre la poursuite des IDE visant d’abord le marché africain en expansion rapide mais aussi les exportations dans d’autres régions du monde. Elles pourraient aussi garantir le maintien d’un flux financier grandissant venant de la diaspora, pilier de petits investissements collectifs et de la sécurisation de revenus minimaux pour de larges partes des populations.

Le principal espoir de l’Afrique subsaharienne est sans doute la montée en puissance inexorable du secteur privé. Celui-ci a déjà été le grand acteur des mutations intervenues dans les grandes entreprises de la banque et des télécommunications. Mais sa vivacité touche tous les secteurs et toutes les tailles de sociétés. Ce bouillonnement de l’initiative privée est favorisé par les progrès déjà intervenus dans l’environnement, en particulier grâce à la stimulation introduite depuis 15 ans par les indicateurs du Doing Business. Des pays africains figurent chaque année parmi les plus réformateurs et, si leur classement global reste médiocre, il s’améliore progressivement. Les obstacles restent considérables, surtout pour les petites et moyennes entreprises (PME), tant pour le financement que pour la formation des personnels ou les rapports avec l’administration. Pour les industries s’ajoutent encore la protection contre les fraudes, la sécurisation du foncier ou le coût élevé des facteurs. Mais cette situation génère de grandes marges possibles de progrès et évoluera sous l’impulsion des entreprises et de leur réussite, de l’intérêt croissant des consommateurs et de l’appui des partenaires étrangers. En matière de financement, les avancées s’intensifient grâce à la concurrence des banques et l’arrivée de fonds d’investissement nationaux dédiés aux PME. Pour la formation, plus dépendante de l’action des Etats, l’évolution est plus lente et constituera sans doute un goulot d’étranglement majeur.

Une troisième opportunité à court terme devrait résider dans la pression grandissante de la société civile. Celle-ci varie beaucoup selon les pays en fonction de la tradition nationale et du degré de liberté laissée aux initiatives privées, mais la tendance est générale. Dans certains cas, du Sénégal au Kenya en passant par le Burkina Faso, elle devient un accélérateur des changements politiques ou économiques. Elle s’exprime par l’audience exponentielle des réseaux sociaux, le rôle de lanceur d’alerte des Organisations Non Gouvernementales (ONG), la multiplication des associations ou la vigilance de la presse privée. Grâce à elle, les élections sont plus surveillées, les abus plus limités et parfois sanctionnés, les inégalités les plus criardes remises en question et le secteur privé encouragé dans ses combats.

Les changements technologiques jouent aussi en faveur de l’Afrique. Dans la plupart des secteurs, les innovations ouvrent la voie à des activités requérant des investissements plus modestes, à la portée des ressources financières d’acteurs locaux. C’est vrai par exemple pour les applications informatiques qui bouleversent les moyens de paiement et facilitent l’inclusion financière, pour les communications avec la chute du prix des smartphones et l’extension rapide de l’internet mobile, pour l’énergie avec la production de « kits solaires » pour les populations non connectées aux réseaux nationaux, pour l’industrie avec des équipements plus économiques venant des pays émergents. La quatrième révolution industrielle est caractérisée par des contraintes d’agilité et d’adaptation à l’incertitude pour lesquelles les difficultés passées du continent lui donnent aujourd’hui des atouts. Encore  faut-il que les pouvoirs publics encouragent avec vigueur cette poussée des approches innovantes.

Enfin, les potentialités offertes par les regroupements régionaux sont aussi une opportunité de relance. Ils constituent une réponse logique  à la petitesse de beaucoup de marchés, à la mutualisation nécessaire des investissements de grande envergure, aux actions requises pour encourager le développement des échanges interafricains. Certaines régions sont favorisées, comme l’Afrique de l’Ouest francophone, en raison de la consolidation progressive de l’Union en place depuis  60 ans. Dans d’autres parties de l’Afrique, les situations varient mais le mouvement semble inéluctable. Il se heurte cependant à des obstacles redoutables : l’ego de dirigeants qui freine les progrès, comme en Afrique Centrale ; la multiplication des regroupements existants qui amène des redondances ou des incohérences dans les actions ; la prééminence souvent donnée aux préoccupations nationales qui retarde l’application de décisions communautaires.

Pour bien exploiter ces atouts à l’avenir, l’Afrique subsaharienne inventera peut-être sa propre voie de développement. Pourtant, même en utilisant au mieux ses propres atouts, elle devra respecter plusieurs conditions préalables. La première a trait aux mutations structurelles que doivent accomplir les sociétés et les économies africaines. Or, si le secteur privé parait engagé dans cette voie et les populations prêtes à l’accepter, les appareils étatiques pêchent par leur immobilisme, ou même par leurs résistances aux changements, comme signalé ci-avant pour le retard des infrastructures et l’inadéquation de l’enseignement et de la formation. On le voit  pour les pays pétroliers qui n’ont pas profité des années fastes pour épargner et préparer la diversification de leurs économies. On l’observe dans l’incapacité à élever au-delà du seuil modeste de 20% du PIB le poids relatif des recettes fiscales selon des politiques équitables et performantes, pour être moins dépendantes de l’endettement intérieur et extérieur.

Un deuxième point d’attention prioritaire doit être celui du rééquilibrage spatial des territoires. L’urbanisation galopante, la rareté des ressources financières, la faiblesse des réflexions à long terme sur l’avenir souhaitable du pays conduisent presque partout à une dichotomie risquée. D’un côté, une mégapole où s’accumule une part excessive de la population – jusqu’à près de 25% en Côte d’Ivoire-, où apparait la nouvelle classe moyenne et où se concentrent les investissements en infrastructures, qui n’empêchent pas l’explosion de la pauvreté et des bidonvilles. De l’autre des villes moyennes et des campagnes où les services publics sont démunis, les investissements productifs rarissimes, l’insécurité grandissante,  les indices de pauvreté très en dessus de la moyenne nationale. Les régions délaissées ayant jusqu’ici peu de moyens de revendiquer, le danger parait lointain. L’aptitude à relever ce défi, par la création de pôles locaux de développement et une véritable politique d’aménagement du territoire, sera cependant décisive pour identifier les pays qui ont le plus de chances de poursuivre leur progression.

Un troisième challenge majeur est celui de la maîtrise de la croissance démographique. Le trend actuellement suivi par la population d’Afrique subsaharienne, dont les moins de 18 ans représentent 60% du total et qui va doubler en 30 ans, est une première mondiale. Il est souvent présenté comme un atout en raison du « dividende démographique » qui va, dans les vingt prochaines années, augmenter le nombre des actifs et des consommateurs plus que celui des inactifs. Or, ce « dividende » n’est que virtuel si les créations d’emplois ne sont pas au rendez-vous, et toutes les études tendent à prouver que seul le secteur informel serait en mesure d’absorber le surplus de main d’œuvre par des « jobs » essentiellement incertains et de bas niveau. L’ajustement indispensable ne pourra prendre que trois formes. D’abord la réussite nécessaire d’une « transition démographique » encore étrangère pour l’essentiel à l’Afrique subsaharienne où des pays comme le Niger connaissent toujours une accélération de l’accroissement de la population. Ensuite un « big bang » en matière d’éducation et de formation professionnelle, d’une part, et de soutien aux entreprises à forte intensité de main d’œuvre, d’autre part. Un ajustement par l’expatriation, régulée en concertation étroite entre pays de départ et pays d’accueil, qui peuvent les uns et les autres bénéficier  de ces flux migratoires. Une combinaison des solutions parait inévitable.

Placées sous le tir croisé de menaces immédiates, de nouveaux moteurs de croissance et de contraintes à respecter, les nations d’Afrique subsaharienne sont en équilibre instable. Les évolutions possibles sont fort variées selon la capacité des stratégies menées à juguler les périls, à accomplir les mutations requises et à saisir les futures opportunités. Devant ces multiples degrés d’incertitude, elles sont appelées à se différencier de plus en plus en termes de développement économique. Dans cette Afrique à plusieurs vitesses, les pays et régions les mieux placés apparaissent pour l’instant peu nombreux face aux zones fragiles qui dominent. Pour que la situation s’inverse, les Etats ont maintenant une responsabilité première qu’ils ont jusqu’ici du mal à assumer : ils doivent effectuer des efforts considérables de réflexion et d’accélération dans l’action, seuls capables de lever les blocages actuels. Enfin, cette mutation du comportement de la puissance publique est nécessaire mais pas suffisante. Pour réussir, il faudra une coopération plus performante et mieux équilibrée entre les trois acteurs en présence –Etat, secteur privé, partenaires extérieurs -. Alors seulement, le continent aura de bonnes chances que sa marche en avant touche la plupart de ses composantes.

Paul Derreumaux

Rattrapage énergétique en Afrique : L’UEMOA en bonne position.

Rattrapage énergétique en Afrique : L’UEMOA en bonne position.

L’actualité a montré en 2016 un surcroît inhabituel d’investissements dans le secteur de l’énergie, notamment en Afrique de l’Ouest francophone. Le progrès varie cependant beaucoup selon les pays, surtout pour les énergies renouvelables, et les retards ne sont pas  comblés.

Le ton a été donné en mai 2016 en Zambie par une Assemblée de la Banque Africaine de Développement (BAD) ayant pour thème « Eclairer l’Afrique ». L’objectif était de mettre en évidence à la fois l’importance des efforts que l’institution panafricaine voulait consentir en faveur du secteur énergétique, mais aussi le bouillonnement des capacités d’innovations des initiatives privées sur le continent. Cette mobilisation de la BAD tombe au beau milieu d’annonces de création de nouvelles capacités énergétiques qui se sont multipliées depuis 2015 et sont une bonne nouvelle. L’énergie est en effet, dans toutes les régions d’Afrique subsaharienne, une des infrastructures qui a sans doute connu le moins de progrès dans les 10 dernières années, en comparaison avec les avancées notées dans les routes, les aéroports, les ports, les voiries urbaines et, surtout, les télécommunications. Seuls les adductions d’eau et les chemins de fer enregistrent des manques aussi criards et pénalisants. Au niveau global, quelques chiffres du début des années 2010 restent hélas d’actualité et  posent bien le débat : sur les quelque 95 milliards de USD d’investissements annuels en infrastructures requis pour la prochaine décennie, 44% concernent l’énergie et une majorité des 1,5 milliards d’individus non connectés à un réseau électrique habitent en Afrique.

Au moins trois raisons expliquent cette situation. D’abord, la correction des insuffisances énergétiques impose de traiter à la fois les problèmes de production, de distribution et de commercialisation : les blocages peuvent intervenir sur chaque plan et la mise à niveau est plus complexe à réaliser qu’en d’autres domaines. En second lieu, les choix à opérer sont plus variés que, par exemple, pour les infrastructures routières, et les décisions plus difficiles et donc plus longues à prendre. Enfin, l’impact négatif d’une énergie rare et chère a tardé à s’imposer comme une des explications possibles des difficultés du décollage économique.

Ce panorama d’ensemble vaut aussi pour l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Le pourcentage des personnes connectées dans la population totale s’échelonnait en 2010 de 60% en Côte d’Ivoire à 15% au Niger. Sans surprise, les grandes villes sont privilégiées tout comme les représentants des catégories socioprofessionnelles les plus favorisées et les ménages jeunes, mais, même pour ces groupes et ces zones, les retards sont très importants. Ailleurs, les manques sont souvent dramatiques. Face à ces graves lacunes, la période récente montre de réelles transformations dans l’Union.

Au sein de celle-ci, les annonces récentes d’investissements ont touché quasiment tous les pays de l’Union. Le Sénégal, longtemps frappé par de graves pénuries d’électricité, réalise de lourds investissements aussi bien en énergie thermique que dans le domaine solaire, et semble avoir tourné une page difficile: la Sénélec annonce ainsi un retour à l’équilibre financier et les tarifs d’électricité devraient être abaissés de 10% en 2017. Les nouvelles les plus significatives viennent cependant de la Côte d’Ivoire. Il est prévu que la capacité de production électrique du pays, de 2000 mégawatts (MW) en 2015, devrait passer à 4000 MW en 2020 et approcher les 6000 MW en 2030. Ce bond exceptionnel résultera d’investissements réalisés ici dans les différentes formes d’énergie : thermique, avec par exemple la centrale de Grand Bassam et une nouvelle extension de la Ciprel, des barrages hydroélectriques comme ceux de Soubré puis de Boutoubré, plusieurs unités de biomasse en projet dont celle d’Aboisso qui serait la plus importante d’Afrique. A côté de ces deux pays leaders, les investissements s’accélèrent aussi dans les autres pays. C’est le cas par exemple au Burkina Faso où sont lancées la construction d’importantes unités thermiques à l’Est de Ouagadougou et de plusieurs unités solaires à Kédougou, Kodeny et Pâ, dont certaines seront opérationnelles avant fin 2017 ; c’est également vrai  au Bénin où une centrale thermique de 400MWdevrait être édifiée en plusieurs tranches successives à Maria Gbéta.

Les centrales solaires apparaissent partout. C’est le cas notamment au Sénégal où plusieurs unités de moyenne importance – Bokhal, Malicounda – ont été lancées et seront opérationnelles avant fin 2018 : elles sont construites par des groupes différents et leurs performances pourront donc être comparées. Au Burkina Faso aussi, des investissements en cours pour près de 70 MW de production concernent l’énergie solaire. Même le Mali, malgré son environnement politico-économique difficile, a lancé une centrale solaire à Segou. Certes, la part relative de cette énergie reste très modeste et la région est très loin du Plan Energie du Maroc qui prévoit une part des énergies renouvelables, et notamment du solaire, à plus de 40% du total en 2020. Mais le mouvement est lancé et devrait s’amplifier.

Une autre nouveauté réside dans la diversification des modes de financement pour ces infrastructures énergétiques. Les prêts aux Etats sont toujours une modalité privilégiée et sont désormais accordés par un plus large éventail de bailleurs : institutions multilatérales et bilatérales des pays du Nord, mais aussi fonds arabes, BAD ou Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD), Chine en particulier. On note cependant l’accroissement du nombre d’opérations financées sous forme de Partenariat Public Privé (PPP). L’urgence des projets, les marges de manœuvre réduites des Etats en termes de financement, la meilleure attractivité financière du continent sur les dix dernières années concourent à cette nouvelle approche. Les opérateurs prennent alors le risque financier de la construction et gèrent l’ouvrage sur une vingtaine d’années ou plus, de façon à récupérer leur mise, avant de restituer le barrage ou la centrale à l’Etat. Les nouvelles centrales solaires en exploitation ou le projet de Santrhiou-Mekhe au Sénégal, ou les trois grosses turbines à vapeur de Songon en Côte d’Ivoire ont par exemple suivi cette voie. Elle présente l’avantage de reporter la charge financière supportée par la puissance publique, mais suppose que l’investissement dégagera une bonne rentabilité financière et fiscale pour ne pas compromettre l’avenir.

On constate aussi que les investissements et initiatives prennent un plus large éventail de formes. L’approche centralisée, avec des investissements majeurs concernant tout un pays, reste dominante, avec les projets de plusieurs dizaines ou centaines de mégawatts qui changent brutalement la capacité de production nationale. Mais les projets décentralisés, visant une région, une ville, une industrie, progressent, encouragés par leur plus grande facilité de financement, de gestion et de mobilisation des populations cibles. De grands groupes internationaux s’y intéressent désormais, attirés par le meilleur impact des actions menées et la possibilité de reproduire ensuite ces opérations locales sur d’autres sites. Enfin, a l’autre bout de l’échelle, des Organisations Non Gouvernementales (ONG) ou des « start-up » africaines ou étrangères profitent des nouvelles technologies pour révolutionner  l’environnement, comme dans le secteur de l’ « off-grid » qui fournit un accès à l’électricité aux ménages non raccordés à un réseau national. Ces nouvelles potentialités s’enrichissent d’ailleurs de modalités d’utilisation de plus en plus diversifiées, grâce à une coopération possible de ces start-up avec d’autres secteurs comme les banques ou les sociétés de télécommunications. La « start-up » sénégalaise Nadji-Bi s’engage résolument sur cette voie.

Une dernière originalité réside dans la place croissante des projets régionaux, associant plusieurs Etats, qui apparaissent à la fois dans la fourniture d’énergie comme dans sa distribution rationalisée. Le barrage de Manantali avait été précurseur en la matière, pour le Mali, la Mauritanie et le Sénégal. Les interconnexions entre réseaux nationaux sont un autre exemple de ces investissements transfrontaliers, qui permettent des économies d’échelle et une meilleure utilisation des investissements réalisés. Grâce à ces investissements, la Cote d’Ivoire devrait ainsi être exportatrice nette d’électricité aussi bien au profit du Burkina Faso et du Mali que de pays côtiers allant du Libéria au Bénin.

Malgré leur importance, ces progrès sont encore notoirement insuffisants à plusieurs titres. Beaucoup d’installations sont anciennes, voire près de l’obsolescence, et souffrent d’un manque d’entretien : ceci explique les pannes ou arrêts fréquents, qui réduisent les capacités de production, et la réhabilitation totale de centrales longtemps arrêtées, comme celle du Cap des Biches au Sénégal, sont des évènements rares. En second lieu, les sociétés nationales assumant le développement et la gestion des réseaux d’électricité sont pour la plupart en mauvaise santé financière : leurs capacités d’investissement sont limitées ainsi que leur aptitude à servir au mieux la clientèle. De plus, les ressources financières publiques pour de nouvelles augmentations de capacité de production sont de plus en plus  insuffisantes ; les Etats doivent donc recourir à des financements de marché, qui sont chers et dont le coût variable entraîne de lourds risques sur le long terme. Enfin, les augmentations de l’offre d’énergie rencontrent maintenant une demande en forte progression sous l’effet simultané du fort accroissement démographique et de la croissance économique plus soutenue de la région.

L’effort doit donc être encore intensifié pour qu’il réponde aux besoins présents et d’un futur proche. Les énergies renouvelables, et surtout l’énergie solaire, pourraient permettre un bond en avant. En effet, l’Afrique est particulièrement bien placée sur ce plan, d’une part, et les coûts d’investissement correspondants ont beaucoup baissé ces dernières années, d’autre part. L’exemple du Chili montre que les progrès peuvent être rapides dès lors que les réglementations nationales sont ajustées pour réguler le marché d’une manière constructive: favoriser toutes les formes de production d’électricité, faciliter l’accès au marché des nouveaux producteurs, rationaliser la concurrence dans un sens favorable aux utilisateurs. Ce souci de l’efficacité et de la performance est souvent entravé sur le continent par la toute-puissance de la bureaucratie et la force de l’immobilisme. La transformation des mentalités et des approches sera donc aussi un moyen d’accélérer notre rattrapage énergétique.

Paul Derreumaux

Publié le 07/02/2017

Démographie : le casse-tête de l’Afrique

Démographie : le casse-tête de l’Afrique

 

Sans surprise, de nouvelles données démographiques émises début 2016 confirment les tendances des dix dernières années. Deux constats émergent toutefois: le vieillissement de la population mondiale s’intensifie ; la situation de l’Afrique apparait plus originale que jamais. Pour ce continent, la mise à profit d’un possible « dividende démographique » risque d’être de plus en plus difficile.

Les 9 milliards d’individus longtemps perçus comme un plafond vraisemblable de la population mondiale aux environs de 2050 ne sont plus qu’un souvenir. Les analyses menées en 2013 retenaient déjà une croissance à 9,4 milliards de personnes au milieu du siècle. Les nouvelles hypothèses évoquent 10 milliards vers 2055, malgré une décélération déjà commencée, et un plafonnement ultérieur vers les 11 milliards d’habitants. Quelque 2 milliards de personnes supplémentaires sont attendues au milieu de ce siècle : ils proviendront à 99% des pays du Sud et pour plus de 80% d’Afrique. Cette poussée plus vive est pilotée à la fois par la poursuite d’une baisse de la mortalité dans toutes les régions et par le maintien d’une fécondité élevée dans les parties du monde les plus peuplées, et notamment l’Afrique. Ces facteurs conjugués expliquent que notre humanité est globalement frappée par un vieillissement qui s’accélère, mais qu’elle évolue vers un nouvel ordre géo-démographique. Les personnes de plus de 60 ans, qui représentaient 8% de la population en 1950, devraient en constituer environ 22% en 2050. L’ampleur du phénomène et sa probable irréversibilité préoccupent, surtout dans les pays les plus développés. Chez ceux-ci, ce poids croissant des « seniors » va se conjuguer à une stabilisation, voire une diminution, de la population totale, et donc du pourcentage d’actifs : ces deux phénomènes vont peser notamment sur l’économie, avec une probable faiblesse des taux de croissance des Produits Intérieurs Bruts (PIB), sur les dépenses publiques, avec l’augmentation des dépenses sociales et médicales, et plus généralement sur le dynamisme de sociétés préoccupées avant tout par leur survie. Les seuls remèdes seraient, outre un départ en retraite pus tardif qui devrait vite se généraliser, une augmentation massive de la productivité du travail et une forte immigration en provenance de pays moins avancés. Le premier ne semble pas se vérifier actuellement tandis que le second fait l’objet de fortes oppositions et déchaine les populismes.

Faute de rééquilibrages de ce type, les évolutions inégalitaires devraient s’accentuer. Inégalités entre villes et campagnes avec la poussée continue de l’urbanisation : les villes abriteraient en 2050 quelque 65% de la population mondiale, contre environ 50% aujourd’hui, et près de 80% aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest. Ces villes seront de plus en plus gigantesques puisqu’on compte déjà 29 villes de plus de 10 millions d’habitants et 8 de plus de 20 millions – les métapoles – : le grand Tokyo, avec ses 38 millions de personnes, regroupe en 2015 plus d’habitants que le Canada. Inégalités entre pays puisque, dans un nombre croissant de nations, notamment les plus riches, la population va commencer ou continuer à se réduire. Le Japon et la Russie, qui pourraient perdre chacun plus de 10% de leur population  dans les 35 ans à venir, sont les cas les plus connus, mais ce phénomène touchera aussi toute l’Europe de l’Est ainsi que, par exemple, l’Allemagne, l’Espagne et… la Chine. Face à ce repli, les pays en développement, et spécialement l’Afrique, enregistreront une progression soutenue. Inégalités à l’intérieur même des pays, si des politiques adéquates ne sont pas conçues et conduites pour corriger des déséquilibres qui se creusent sous l’effet du seul jeu des variables économiques.

Dans cette évolution mondiale, l’Afrique subsaharienne confirme son originalité au moins sur deux plans. Elle est en effet la seule grande zone géographique où la population va à la fois continuer à croitre massivement et ne pas être encore frappée par le vieillissement. Les prévisions se confirment pour  que sa population, qui dépasserait en 2050 2 milliards d’habitants et 21% de la population du globe, représente plus de 50% de l’accroissement démographique mondial sur les 35 prochaines années. Cette progression se poursuivrait, même d’une manière ralentie, jusqu’en 2100, le sous-continent regroupant alors le tiers de la population totale. Le retard enregistré dans le démarrage de la « transition démographique » -baisse marquée de l’indice de fécondité- explique cette situation spécifique. Cette transition, déjà à l’œuvre dans toutes les autres parties du monde, ne touche pour l’instant qu’une petite minorité de pays africains : Afrique du Sud, Maurice, Namibie, Swaziland. L’Ethiopie, « poids lourd » démographique, le Kenya, le Rwanda et le Ghana ne s’y engagent que depuis peu. En revanche, la plupart des nations restent à l’écart du processus, surtout en Afrique de l’Ouest. Le Nigéria, déjà mastodonte de plus de 170 millions d’habitants, devrait ainsi devenir la troisième puissance démographique mondiale dans vingt ans et compter, si les tendances se confirment, près de 450 millions de personnes en 2050 et de 750 millions en 2100.

Les modalités de cette poussée globale se traduisent par l’augmentation en Afrique subsaharienne du poids relatif des personnes en âge de travailler – les « actifs » – contrairement à la situation observée ailleurs. C’est le fameux « dividende démographique ». Il énonce d’abord que ces actifs proportionnellement plus nombreux vont  permettre une accélération de la croissance grâce à celle de la main d’œuvre disponible et à la demande accrue de tous les types de biens et services qui va pousser la production. Il sous-entend également que la charge relative des équipements sociaux  surtout destinés aux « inactifs » -éducation et santé principalement- va se réduire et être donc plus facile à financer. Ce scénario a effectivement déjà été observé, notamment en Asie et en Amérique latine, et il a été par exemple pour beaucoup dans l’émergence du Brésil et de la Chine. Il n’en demeure pas moins un atout théorique dont la concrétisation est soumise en particulier à deux conditions simultanées: un développement massif d’emplois, si possible à productivité élevée de façon à soutenir au maximum la croissance économique ; une baisse significative du taux de fécondité de façon à ralentir rapidement l’accroissement démographique et accélérer l’augmentation du revenu par habitant. Or ces préalables sont pour l’instant rarement réunis. En beaucoup de pays, la baisse du taux de fécondité se heurte à un manque de volonté politique, à des facteurs religieux et à des obstacles de traditions sociétales. Les évolutions positives sont donc récentes et souvent modestes. Dans certains pays plus fragiles, elles sont mêmes négatives, tel le Niger où ce taux tend à augmenter. La création d’emplois reste par ailleurs trop modeste et est surtout le fait des entreprises informelles, visant avant tout des activités à faible productivité. Au Mali, des statistiques officielles annoncent seulement 120000 nouveaux emplois en 3 ans, sur un objectif de 200000 sur le quinquennat présidentiel actuel, dont moins de 50% dans le secteur productif. Faute d’accélération sur ces  mutations, la vive poussée démographique pourrait être un handicap et non un actif du continent.

Pour faire de la donne démographique actuelle un avantage décisif, plusieurs transformations apparaissent indispensables à bref délai. La première est celle de l’installation d’un environnement plus favorable à la venue et au développement des activités productives. Cet objectif recouvre de nombreux aspects tels par exemple: la poursuite de la modernisation et de la densification d’infrastructures performantes de transport et de télécommunications ; la forte augmentation de la production, la baisse des prix et l’accroissement de la part du renouvelable dans  l’énergie ; le renforcement d’un système financier plus diversifié et davantage tourné vers le financement des activités économiques ; la mise en place d’un cadre juridique et administratif favorable aux entreprises privées créatrices de valeur ajoutée.

La deuxième est la réalisation d’investissements dans le capital humain à la mesure du challenge que celui-ci constitue. Aux importants efforts quantitatifs accomplis dans les trente dernières années, qui doivent se poursuivre, doivent s’ajouter de profondes transformations qualitatives. Celles-ci  viseront à offrir à la jeunesse une formation théorique mais aussi pratique lui permettant de s’insérer dans la vie active, et d’apporter aux entreprises des candidats compétents pour les postes de travail offerts. Cette rencontre entre l’offre et la demande sur le marché du travail suppose des établissements d’enseignement mieux adaptés, une meilleure formation du corps professoral, et des financements en conséquence. Elle exige aussi une diligence nouvelle et une plus grande ouverture d’esprit dans l’administration afin de donner à la nécessaire concertation avec les acteurs privés toute l’efficacité possible.

Le troisième est la présence d’une volonté politique capable de mettre en œuvre les deux premiers facteurs de succès. Les questions de la jeunesse et de l’emploi sont curieusement absentes des thèmes-clés des programmes présidentiels en dehors de lieux-communs sans dimension pratique. Les actions conduites se bornent trop souvent à la réalisation de tables-rondes ou de séminaires sur ce qu’il faudrait faire plutôt qu’à des programmes précis et ambitieux dont on pourrait mesurer la progression – et les retards – dans des bilans réguliers. En un mot, le sentiment de l’urgence et de la priorité à donner à une croissance acceptable par tous ne domine pas encore suffisamment les pensées et les agendas des décideurs, qu’ils soient africains ou partenaires étrangers.

Or ceux-ci peuvent trouver dans la démographie une occasion unique de renforcer leur solidarité. La jeunesse africaine est non seulement un atout essentiel pour soutenir la croissance économique à venir du continent, mais aussi un des éléments des solutions possibles pour le vieillissement de l’Europe. Il faut pour cela conjuguer les efforts de tous pour la formation professionnelle, la création d’emplois, la transformation des pensées et de l’environnement en Afrique, mais en même temps de pas occulter les intérêts de l’immigration pour mieux en maîtriser les risques. Celle-ci peut être une composante utile des politiques économiques, dans les nations de départ comme dans celles d’accueil, dès lors qu’une vision objective et une hauteur de vue suffisante l’emportent sur les égoïsmes et la facilité. La fameuse adjuration « N’ayez pas peur » reste plus que jamais d’actualité.

Paul Derreumaux

Priorité absolue en Afrique : l’emploi

Quelles clés pour empêcher la crise prévisible ?

 

L’Afrique semble avoir maintenant démontré sa capacité à développer une croissance économique  basée au moins en partie sur des ressorts internes. Les données récentes tendent à prouver aussi que cette croissance peut persister malgré des facteurs exogènes qui restent globalement peu favorables. Pourtant cette croissance peine à se transformer en un développement réduisant rapidement la pauvreté du plus grand nombre, en raison notamment de son incapacité actuelle à générer une offre d’emplois qui puisse équilibrer la demande de travail. Trois principaux facteurs expliquent ce déséquilibre et sa rapide détérioration actuelle.

Le premier résulte du fait que la progression des secteurs structurés les plus porteurs – banques, télécommunications, mines – est peu créatrice d’emplois. Fortement capitalistiques, les entreprises concernées suivent aussi des stratégies mettant l’accent sur une amélioration continue de leur productivité, pour mieux résister à une concurrence croissante et pour atteindre la rentabilité accrue réclamée par leurs actionnaires internationaux. Seul le secteur informel, qui a lui aussi fortement progressé dans les années récentes, grâce aux opportunités nées de ces quelques grandes entreprises mais aussi à une libéralisation progressive des économies, a généré de nombreux emplois. Ceux-ci, s’ils ont le mérite d’exister, sont cependant souvent mal payés, instables voire provisoires, sans qualification. Ils prévoient très rarement protection juridique ou sociale et se manifestent souvent sous la forme d’un auto-entrepreneur dont la « société » a souvent plus l’apparence du virtuel que du réel. Le secteur des télécommunications est un bon exemple de ce panachage : dans chaque pays, les plus grandes entreprises du secteur comptent souvent quelques centaines d’emplois formels très favorisés par les salaires comme par les avantages divers, et des dizaines de milliers de « petits boulots » liés à ce secteur. Ces emplois informels constituent certes un progrès par rapport à la situation antérieure, mais apportent peu d’ouverture autre que celle de la survie de ceux qui les occupent. Sur la base des tendances actuelles, le poids du secteur formel continuera à se réduire face au secteur informel et ne peut à lui seul garantir l’émergence d’une classe moyenne consistante contrairement aux idées désormais couramment admises.

Le second facteur est celui de l’explosion démographique que connait le continent depuis une vingtaine d’années et qui devrait se renforcer pendant encore une génération. Le « dividende démographique » souvent mis en avant, né d’une progression des « actifs » plus forte que celle des personnes qui ne sont pas en âge de travailler, ne pourra être considéré comme un avantage que si ces actifs potentiels ont effectivement un emploi générateur de richesse additionnelle dans le pays. Hors cette situation, l’existence d’une poussée démographique intense ne peut être synonyme que de difficultés supplémentaires sur le marché de l’emploi. Quelques données chiffrées l’illustrent aisément. Dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, par exemple, la population globale va plus que doubler d’ici à 2050 et le nombre de demandeurs d’emplois va progresser encore plus vite. Faute d’une création intensive d’emplois, le nombre de chômeurs et de personnes ne disposant que d’activités temporaires et sans consistance réelle risque de croître de façon exponentielle. Dans des pays où l’indice global de fécondité reste encore supérieur à 7 comme c’est par exemple le cas au Niger, la situation pourrait devenir insupportable.

Le troisième élément est une inadéquation majeure entre les caractéristiques des demandeurs d’emplois et le profil des compétences que recherchent les entreprises. Malgré les progrès réalisés, les systèmes éducatifs ne sont en mesure de répondre ni quantitativement ni, surtout, qualitativement aux besoins. Ceux-ci se multiplient en effet avec la poussée démographique alors que les moyens financiers et humains des Etats et des administrations demeurent limités et doivent se partager entre de multiples urgences. Il en résulte une faiblesse croissante du niveau de formation générale et professionnelle des jeunes. Dans la plupart des pays, l’insuffisance de personnels possédant les compétences adéquates, surtout aux niveaux des cadres moyens, techniciens et ouvriers qualifiés, touche administrations et entreprises, freine spécialement l’essor des secteurs centrés sur les nouvelles technologies et pénalise la productivité de nombreuses sociétés.

Ces trois déséquilibres sont en constante aggravation. Ils pourraient conduire à des explosions sociales en raison de leur intensité croissante et de l’ampleur des masses humaines en jeu. Les mesures capables de les résoudre sont certes difficiles et ne peuvent souvent développer leurs effets qu’à moyen terme. Ce sont là deux raisons supplémentaires pour conférer à cette question de l’emploi une priorité absolue et un souci constant de résultats concrets et visibles, qui apparaissent mal dans les programmes d’actions des Etats africains. Pourtant, des voies existent pour faire évoluer positivement la situation.

La première, et la plus importante, est bien sûr l’accroissement des activités à forte intensité de main d’œuvre, notamment industrielles et agricoles. Les handicaps de l’Afrique en la matière sont connus et réels : ils s’expriment notamment dans le coût élevé du travail par rapport à sa faible productivité. Les facteurs explicatifs de cette situation sont nombreux et divers selon les pays : Codes du travail souvent plus protecteurs des droits des salariés, des entreprises formelles qu’ils ne le sont dans nombre de nations émergentes ; carences graves des formations professionnelles ; manques fréquents d’investissements en machines et matériels de bonne qualité ; faible tradition industrielle ; protections tarifaires et non tarifaires insuffisantes des productions nationales naissantes, souvent sous la pression de la Banque Mondiale ; compétition déloyale des importateurs de produits concurrents par suite de la fraude douanière ; handicap monétaire occasionnel pour certains pays, comme ceux de la zone franc ; marchés nationaux trop étroits pour une bonne rentabilité. Beaucoup de ces difficultés illustrent  une fois de plus la faiblesse des Etats et de leurs politiques face à la complexité des questions à traiter. Plusieurs données concourent cependant à améliorer les possibilités de l’Afrique dans ces domaines : la poussée démographique et l’urbanisation qui augmentent le public potentiel ; la tendance croissante à l’intégration régionale, qui élargit les marchés ; la prise de conscience récente des Autorités et des grands bailleurs que la dynamisation des secteurs agricole et industriel est vitale pour un véritable développement ; la réduction progressive de l’avance de compétitivité des grands pays émergents, et notamment de la Chine, qui les oblige à délocaliser leurs productions. L’Ethiopie est citée en exemple, avec raison, des potentialités qu’offre la conjonction de ces éléments, et ses réalisations, dans l’agriculture et les industries textiles par exemple, l’illustrent. Les investissements chinois récemment annoncés au Mali, pour plus de 150 millions d’EUR, montrent que ce mouvement peut être généralisé. L’accent porté sur les Chaines de Valeur Mondiales (CVM) relève de la même approche et peut concourir à l‘expansion simultanée de l’agriculture et de l’industrie, ainsi qu’en témoigne le cas de la Côte d’Ivoire pour la filière cacao.

Une deuxième solution est celle de l’obtention d’un impact local beaucoup plus fort des implantations des groupes internationaux. Certes, ces investissements « structurants » ont des effets décisifs sur le taux de croissance et les infrastructures. Toutefois, les Etats hôtes prennent rarement en compte la dimension de la création d’emplois locaux dans leurs négociations avec ces investisseurs. La rentabilité que ceux-ci dégagent permettrait d’être plus directif quant à leurs obligations d’appui à la création de sociétés nationales de sous-traitance et de coopération avec celles-ci, de financements de structures d’enseignement technique et de formation professionnelle répondant à leurs besoins, de soutien multiforme à des investissements « collatéraux » dans leur périmètre permettant l’émergence d’autres activités. Ces exigences devraient spécialement s’appliquer aux opérations minières, dont la durée de vie dans un pays est toujours limitée. Les actions engagées au Mali par les actionnaires de la mine d’or de Morila, qui fermera en 2017, illustrent cette possibilité. Pour d’autres entreprises, qui initient d’elles-mêmes de tels partenariats – sociétés de télécommunications, entreprises du Conseil Français des Investisseurs en Afrique (CIAN) par exemple -, les réalisations pourraient servir d’exemples et être étendues à grande échelle. Les acteurs privés sont en effet souvent plus efficaces pour ces actions puisqu’ils sont aussi les utilisateurs des personnes formées. Les Etats pourraient alors se concentrer sur l’éducation de base et les formations générales qui demeurent le soubassement nécessaire.

Une troisième piste est celle des innovations possibles dans de nombreux secteurs. Les technologies modernes offrent en effet pour beaucoup d’activités des réponses nouvelles qui peuvent alléger fortement la taille des investissements  et simplifier les formations requises des salariés. Même si l’appui aux innovations consenties par les Etats africains reste désespérément faible, les nouvelles générations d’entrepreneurs privés du continent ne sont pas inactives et se distinguent parfois par des inventions très porteuses : tablettes numériques « made in Africa » ; applications sur téléphone mobile pour les agriculteurs, les médecins ou les étudiants ; transformations inédites de produits agricoles locaux pour la consommation nationale ou l’exportation ; … Ces actions pouvant bénéficier  de tous horizons de supports financiers bien adaptés, elles devraient se multiplier et provoquer un effet accélérateur de création d’emplois et de richesses collectives. Il s’agit ici d’encourager par tous les moyens les entreprises, même de taille modeste, construites sur une technologie ou une approche innovante, en s’efforçant qu’elles intègrent autant que possible le secteur formel.

Ces politiques ne sont pas bien sûr exclusives d’autres solutions. Le temps nécessaire pour leur impact et le poids croissant des déséquilibres entre offre et demande d’emplois exigent au contraire que d’autres voies soient aussi identifiées et utilisées d’urgence pour créer le maximum d’emplois. Quelle que soit la fertilité de ces réflexions, il parait cependant peu probable que celles-ci suffiront pour générer partout des postes de travail suffisants par rapport à la poussée démographique inusitée qui va se poursuivre. Pour éviter une explosion du chômage, constaté ou « déguisé » sous forme d’activités informelles épisodiques et de survie, il est indispensable que les Etats intègrent dans leurs analyses, avec lucidité et transparence, les possibilités de rééquilibrage qu’apportent les migrations. Celles-ci ont toujours été notables sur le continent, et particulièrement dans certaines régions ou pays, et ont concerné tant les migrations entres Etats d’Afrique qu’à l’extérieur de celles-ci. Elles ont jusqu’ici été avant tout le fruit de décisions individuelles ou de traditions ethniques, sans véritable encadrement étatique autre que celui de brutaux coups d’arrêt temporaires des nations hôtes. Elles ont pourtant été décisives pour le développement économique des pays ou régions d’accueil et un moyen efficace d’ajustement pour les pays de départ. Les drames actuels liés aux conditions dans lesquelles s’effectuent une bonne part des migrations -irrégulières- à l’extérieur du continent montrent que ces mouvements s’intensifient. Il est étrange que l’information sur ces évènements soit uniquement le fait des médias occidentaux et que les Etats africains restent très silencieux alors qu’ils portent une grande part de responsabilité de ces mouvements de population. En Europe, les résistances croissantes des Autorités et des opinions publiques risquent de faire le lit des partis populistes et xénophobes et de durcir les exigences posées pour les immigrations régulières. Le durcissement des barrières érigées n’arrêtera pourtant en aucun cas la volonté d’entrée de jeunes qui ne trouvent rien dans leur pays d’origine : l’absence d’espoir entraîne aussi l’absence de peur.  Il est donc plus qu’urgent que les nations les plus touchées par une forte émigration s’attaquent frontalement à ce problème. Les solutions proposées bénéficieront à coup sûr d’une solidarité européenne plus facile à mettre en œuvre que pour l’accueil de ces migrants dans les pays du Nord, et contribueront nécessairement à renforcer les créations d’emplois sur le continent.

Paul Derreumaux