Afrique : Les yeux tournés vers l’Ukraine

Afrique : Les yeux tournés vers l’Ukraine

En redécouvrant avec effroi des combats au coeur de l’Europe, la « communauté internationale », les médias et le grand public ont rivé leurs regards sur la Russie, sur l’Ukraine, et sur la façon de sortir au plus vite et au mieux de cet affrontement meurtrier dont les prolongements pourraient être encore plus dramatiques. Même la pandémie du Covid, qui avait obsédé le monde depuis deux ans et dont la libération semblait pouvoir être annoncée et fêtée, a quitté les devants de la scène. Certaines actualités politiques africaines sont aussi passées au second plan international, telles la pression du terrorisme islamique au Sahel, les soubresauts politiques et militaires en Ethiopie et au Soudan, ou les vives tensions entre la France et le Mali toujours soumis aux sanctions économiques de la CEDEAO.

Tout en continuant à donner une priorité logique à la résolution de leurs propres préoccupations, les Etats africains ne peuvent être indifférents à l’invasion de l’Ukraine par M. Poutine et son armée, ni échapper aux conséquences mondiales que commence à déployer cette guerre. Ils pourraient au contraire en tirer plusieurs leçons.

Tous les pays du continent connaissent bien les deux camps belligérants, mais ces derniers comptent chacun des partisans ou obligés en Afrique. Les anciennes puissances coloniales européennes et les Etats-Unis, qui soutiennent vigoureusement le pays agressé, gardent des liens étroits avec de nombreux dirigeants africains et avec leurs populations. Ils sont aussi des partenaires sécuritaires, économiques et financiers d’une majorité de pays africains, C’est notamment le cas de la France, qui garde des relations privilégiées avec 14 nations d’Afrique francophone.  Dans ce groupe, l’Union Européenne est maintenant, avec la Banque Mondiale, l’un des principaux bailleurs de fonds de l’Afrique. En face, la Russie est un partenaire politique déjà choisi par quelques Etats comme nouveau « protecteur » en termes de sécurité, tels le Mali, la Centrafrique, le Soudan. Depuis peu, d’autres capitales africaines sont tentées de suivre cet exemple, aiguillonnées par les insuffisances d’efficacité ou de résultats qu’elles constatent de la part de leurs alliés traditionnels. Si la Russie ne joue qu’un rôle encore modeste de Partenaire Technique et Financier (PTF) des pays avec qui elle coopère, elle est très proche de la Chine, devenue en 20 ans le premier donateur, investisseur et partenaire commercial du continent.

Face à la tourmente ukrainienne, les 55 pays africains n’ont pu s’abstenir longtemps de prendre position. Lors du vote du 2 mars à l’Assemblée Générale de l’Organisation des Nations-Unies (ONU), visant à demander à la Russie de cesser de recourir à la force en Ukraine, l’Erythree a été le seul pays africain à voter contre la résolution, 17 se sont abstenus et 37 ont intégré les 73% de pays qui ont approuvé. Certes, dans les pressions qui ont dû être exercées par les deux camps, les soutiens de l’Ukraine étaient sans doute les plus influents tandis que l’abstention de la Chine a laissé à chacun plus de marge de manœuvre. Mais la netteté du résultat traduit la gêne générale à l’égard de l’agression militaire et le souhait d’une désescalade et du retour au dialogue. Cette décision de l’ONU, sans valeur contraignante, devrait aussi être « mollement » approuvée par l’Union Africaine dans une consultation en cours. Une prudente neutralité est donc la règle générale, même chez les pays africains qui affichent avec la Russie une grande proximité.  Plusieurs facteurs imprévus ont pu aussi jouer en ce sens après l’attaque russe : la détermination et l’unité inattendues de l’Union Européenne, l’ampleur exceptionnelle des sanctions économiques prises contre la Russie, la forte résistance de l’Ukraine, une guerre de communications qui a généré un courant d’empathie pour la nation agressée.

Autour de cette prudence d’ensemble, la position de chaque pays devrait se préciser, et éventuellement évoluer, au fil des évènements. La tentation du pouvoir centralisé et autoritaire, incarné par M. Poutine, séduit inévitablement beaucoup de leaders des nations les moins avancées, où les urgences sont multiples et les mutations douloureuses souvent difficiles à faire passer auprès de la population. En outre, cette approche s’embarrasse peu des contraintes constitutionnelles, ce qui peut constituer un autre avantage. En revanche, la situation exceptionnelle actuelle met en valeur les risques de dérives qu’elle comporte et la forte probabilité que des ambitions étatiques non partagées par la communauté nationale soient viciées, et donc vivement combattues au niveau international. Au contraire, les pré-requis de la démocratie, de la primauté des droits de l’homme, de la liberté de choix de son destin, constituent les valeurs cardinales de l’Occident. C’est en leur nom que l’Europe et les Etats-Unis défendent actuellement l’Ukraine. Or ces idéaux se sont imposés en Afrique sous la pression de cette même « communauté internationale », mais n’ont souvent sur le continent qu’une consistance virtuelle sans avoir su se substituer aux systèmes politico-sociaux antérieurs. Il en résulte de fréquentes désillusions, en particulier pour la jeunesse et les populations les plus défavorisées, peu touchées par les avantages annoncés. Les semaines à venir diront jusqu’où les alliés occidentaux sont prêts à aller pour défendre ces valeurs et avec quelle sincérité, et ce que cela peut apporter aux peuples qui l’acceptent. Dans le combat actuel, où chacun apparait prêt à assumer jusqu’au bout ses exigences, il est probable, et même souhaitable, qu’un arrêt des combats ne donnera un avantage absolu à aucun des belligérants, ce qui laissera subsister des rancœurs et des tensions. Une telle situation risquerait de cristalliser en Afrique une séparation durable entre les Etats qui soutiennent des camps différents.

Quelle que soit l’issue, les Etats africains peuvent retenir plusieurs enseignements. Le premier, immédiat, est imposé par les faits. Même géographiquement limitée, la guerre aura des conséquences économiques jusqu’en Afrique. Elle va provoquer, là comme ailleurs, une nouvelle désorganisation de circuits d’approvisionnement sur plusieurs matières premières produites par la Russie et l’Ukraine, alimenter une inflation déjà à des niveaux préoccupants et, surtout, accentuer la hausse du coût de l’énergie. Sur ce dernier plan, la situation devrait certes apporter aux pays exportateurs de pétrole et de quelques matières premières un surcroit au moins provisoire de devises et de ressources budgétaires. En revanche, tous subiront la hausse de produits finis, dont certains peuvent avoir de graves impacts sociaux comme les prix du pain et du carburant.   

A moyen terme, plusieurs premières conclusions pourraient être tirées. Au plan économique, la fragilité – au plan des quantités comme des prix- de l’Europe de l’Ouest pour son approvisionnement en énergie remet utilement au premier plan les faiblesses structurelles africaines sur ces questions. Outre les retards dans la connexion des économies et des citoyens à l’électricité, beaucoup de pays africains n’ont pas encore fait suffisamment muer leurs systèmes de production vers les énergies renouvelables, et surtout le solaire, où ils sont les plus avantagés. Des projets attendent parfois depuis des décennies tandis que les nouvelles approches plus microéconomiques de l’«off-grid » se heurtent à des obstacles juridiques ou politiques souvent injustifiés. La guerre en Europe renforce l’urgence de progrès en la matière.

Au plan politique, la démonstration de l’impact positif d’une Union Européenne unie, déterminée et agissante invite à un retour en force des solidarités et de la solidité des Unions régionales. Les regroupements de pays sont nombreux en Afrique, mais parfois redondants et souvent peu consistants. Or leur force est un facteur critique de stabilité politique et sociale et un élément de facilitation du développement. Ainsi par exemple, l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), déjà bien structurée, est un catalyseur de croissance économique, grâce au cadre unifié d’échanges qu’elle construit peu à peu, et a sans doute été le meilleur rempart contre des situations plus dramatiques, comme dans la crise ivoirienne de 2010. Mais, à l’image des autres structures de ce type, ses progrès sont trop lents et les décisions de l’institution difficiles à concrétiser dans les pays membres. Plus gravement, les contraintes locales peuvent amener ces derniers à remettre en question des principes communautaires, ces cas s’étant multipliés dans la période récente. Le renforcement des Unions régionales les plus performantes apparait donc à nouveau comme une approche fondamentale pour traiter avec succès les urgences de l’heure : priorité redonnée à l’économie, mutualisation d’investissements stratégiques, coordination des politiques économiques, renforcement des échanges régionaux, multiplication d’investissements productifs réduisant la dépendance extérieure. L’obtention de tels résultats impose un changement de rythme des administrations régionales concernées. Elle suppose avant tout que les Autorités nationales aient conscience de la nécessité de ce travail en commun et adoptent les comportements vertueux qui y sont liés. Malgré sa lourdeur administrative, l’UE parait accomplir ce sursaut face au danger qui menace l’Europe. L’Afrique devrait être capable de faire de même devant les défis aussi imminents qui la guettent, tels le décalage emplois-démographie ou la lutte contre le dérèglement climatique. Dans le monde actuel, la puissance des solidarités régionales ne peut être perçue comme un abandon des souverainetés nationales, mais comme le moyen de faire subsister ces dernières.

Enfin, certaines images des semaines écoulées identifient des batailles sur lesquelles les Etats africains pourraient s’arcbouter tous ensemble. Les difficultés rencontrées par des étudiants africains en Ukraine pour quitter ce pays et franchir les frontières de l’UE témoignent ainsi des risques persistants de réflexes de rejet vis-à-vis des communautés africaines. La réaction, quoique tardive, de l’Union Africaine a obligé l’UE et l’Ukraine, à être attentives au sujet et à veiller au non-renouvellement de telles anomalies. Ce constat rappelle la tendance de l’UE à rendre désormais plus difficile l’entrée de tout étranger à l’Union, surtout s’il vient de pays ne maîtrisant pas leurs flux migratoires. Pour lutter efficacement contre ce durcissement qui les pénalise, les pays africains les plus visés ont à donner la preuve d’actions multiformes pour empêcher au maximum l’émigration irrégulière, en contrepartie d’une normalisation à obtenir pour leurs ressortissants respectant les règles établies.

Les retombées pour l’Afrique de la guerre en Ukraine, encore fort incertaines, se préciseront au fur et à mesure que les combats se poursuivront et que les objectifs des belligérants et de leurs alliés s’éclairciront. Pour l’heure, la circonspection initiale des pays africains apparait une option raisonnable, dans l’attente d’informations plus complètes. Elle ne devrait cependant pas faire longtemps illusion.   Ceux-ci auront vraisemblablement à prendre parti pour l’un des deux camps. Il sera souhaitable qu’ils aient alors le courage de se prononcer avant tout en fonction de leur compréhension des racines et des objectifs du conflit, d’une part, et de l’intérêt à moyen terme de leur population et de leur économie, d’autre part. Cette façon de faire pourra d’ailleurs être leur contribution à éviter le retour d’un tel drame.

Paul Derreumaux

Article rédigé le 10/03/2022         

FCFA et ECO : restons calmes et avançons !

FCFA et ECO: restons calmes et avançons !

 

Curieusement, la décision du Gouvernement français annoncée le 20 mai dernier de la « fin du FCFA » a provoqué une nouvelle (petite) poussée de fièvre de quelques intellectuels et responsables politiques africains. Certains s’étonnent de cette nouvelle manifestation de « l’impérialisme français » qui interviendrait sur des sujets qui ne le regardent pas. D’autres accusent la France qui lâcherait honteusement l’Afrique francophone en pleine pandémie du Covid-19, aux effets sanitaires et économiques encore mal appréciés, pour mieux s’intéresser à d’autres régions du continent africain ou du monde. D’autres enfin reprochent aux 8 membres de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) de s’être emparés pour l’appellation de leur monnaie commune d’un nom déjà officiellement adopté pour une future monnaie qui appartiendrait aux 16 pays de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), dont font aussi partie les nations de l’UEMOA.

Il est vrai qu’il est bon de rester vigilant face aux intentions non affichées qui peuvent exister derrière des décisions apparemment logiques, voire anodines, surtout lorsque le passé a apporté beaucoup de déceptions à ceux qui prônaient un changement. Il apparait cependant nécessaire de vérifier en même temps si un évènement n’est pas la simple conséquence d’un processus de changement déjà engagé et, surtout, de se concentrer plutôt sur les étapes à venir de celui-ci pour qu’il soit rapidement profitable à tous.

En la matière, la décision française de mai dernier est la conséquence directe de celle du 21 décembre 2019 à Abidjan, présentée par le Président de Côte d’Ivoire au nom de l’UEMOA en application d’une décision préalable des instances dirigeantes de celle-ci. Le Président Ouattara avait alors indiqué que la monnaie commune de l’Union changerait d’appellation en 2020, le FCFA devenant l’ECO, en même temps qu’était supprimé le compte d’opérations de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) auprès du Trésor français. Il avait confirmé en même temps que l’ECO garderait toutes les autres caractéristiques du FCFA et notamment une parité fixe et inchangée avec l’Euro, d’une part, et la garantie « illimitée » de l’Etat français, d’autre part.

Cette annonce de fin 2019, traduite le même jour par une modification du Traité de coopération monétaire avec la France, appelait en effet logiquement sa validation par les instances françaises compétentes, ce qui a donc été fait en mai dernier. Aucune nouvelle transformation n’ayant été introduite à cette occasion par rapport aux décisions précédentes, la nouvelle montée de tension manifestée par certains à la suite de cet évènement n’apparait guère justifiée. Les questions importantes à débattre sont ailleurs et concernent à la fois l’UEMOA, la CEDEAO et la France.

Les pays de l’UEMOA se sont engagés publiquement fin 2019 face à leurs concitoyens et à l’opinion internationale sur des changements techniquement limités mais symboliquement essentiels et très attendus. Il s’agissait là sans doute de la meilleure transition possible vers les horizons ultérieurs plus stimulants mais plus risqués d’une monnaie à valeur flexible et gérée en toute indépendance.  Les « garde-fous » maintenus pour l’instant par la France au profit de l’ECO, en évitant les risques d’attaques spéculatives sur la « nouvelle » monnaie, permettent en effet de conduire de façon plus sereine les nombreux chantiers liés à la conduite future de la politique monétaire dans l’UEMOA. Il faut toutefois, pour ne pas « perdre la face », que cette première étape devienne effective dans les délais prévus. Or ceux-ci étaient très brefs. Dans le passage du FCFA à l’ECO tel que défini, ceci imposait de réaliser pendant le premier semestre 2020 tous les travaux techniques résultant de la nouvelle situation : passation si nécessaire d’accords supplémentaires avec des banques étrangères pour la gestion et la rémunération des devises, fixation éventuelle de nouvelles règles pour les acteurs économiques et bancaires régionaux dans leurs relations financières avec l’extérieur de l’Union, actions de renforcement de la convergence économique des pays concernés, préparation au remplacement de la monnaie fiduciaire en circulation par les billets et pièces à l’effigie de la nouvelle monnaie ayant cours légal,.. Certes, l’épidémie actuelle du Covid-19 apparue à l’aube de 2020 a dû perturber tous les programmes établis. Toutefois, aucune communication n’a été faite à ce jour sur les avancées réalisées ni sur le report du délai initialement fixé à juillet 2020, désormais dépassé, et aucune nouvelle échéance n’a encore été fournie sur la mise en place de l‘ECO. L’importance de l’enjeu méritait sans doute une plus grande transparence sur les retards subis et sur leur portée, pour maintenir la confiance du public dans l’évolution enclenchée et dans la volonté des Autorités de la mener à bien, et pour faire taire les détracteurs.

A côté de ces aspects techniques, un sujet politique est inévitablement venu au premier plan sur la période écoulée. La naissance de l’ECO telle qu’annoncée en décembre dernier par l’UEMOA semble avoir été faite en dehors d’un aval formel préalable de la CEDEAO. Même si la démarche des pays francophones de décembre 2019 n’est pas contradictoire avec celle initiée par les 16 pays d’Afrique de l’Ouest six mois plus tôt, elle justifiait une concertation étroite et préalable entre les dirigeants des deux institutions régionales sur la procédure lancée par l’UEMOA et l’utilisation par celle-ci du nom ECO. Les réactions aux annonces de décembre 2019 tendent à montrer que ce ne fut pas le cas. Le Ghana, d’abord plutôt positif vis-à-vis de la démarche, a ensuite raidi sa position. Le Nigéria, qui domine la CEDAO par la taille de sa population et de son économie, a été nettement négatif même si les propos de son Président ont été souvent durcis par les médias. Il semble à la fois possible et indispensable d’aplanir d’urgence ces différends. Si le plan actuel de l’UEMOA s’inscrit toujours bien dans l’optique arrêtée par la CEDEAO il y a un an, il revient aux pays de l’Union, pour faire taire d’urgence   les critiques, de démontrer à leurs partenaires de la CEDEAO et à tous les observateurs que cet « ECO francophone » marque le lancement de la première étape explicitement prévue de la nouvelle monnaie de la CEDEAO, d’abord limitée aux pays où la convergence économique est la mieux assurée. Il importe également que la mise en œuvre technique du projet de l’UEMOA s’effectue en concertation avec les Autorités monétaires des autres pays, pour éviter toute méfiance, favoriser les synergies entre les diverses équipes et faciliter la construction de l’avenir commun. Si le projet en cours de l’UEMOA signifiait au contraire une orientation nouvelle des dirigeants de celle-ci, la clarification serait encore plus urgente.

Dans tous les cas, il est essentiel que le mouvement, engagé en juin 2019 après une trop longue période d’immobilisme des Autorités et d’attente des populations, ne soit pas interrompu mais au contraire s’accélère. Dans l’UEMOA, au-delà de la première étape qui devrait être en cours, beaucoup espèrent que la seconde phase, consacrant une plus grande indépendance monétaire, suive dès que possible. Le maintien d’une monnaie unique pour toute l’Union n’ayant jamais été mis en cause par les opposants au FCFA, il apparait donc crucial, quel que soit l’environnement extérieur, que cette nouvelle étape soit poursuivie avec toute la diligence requise. Les travaux qu’elle exige sont considérables, mais possibles et bien connus : modification de la nature et du rôle de la Banque Centrale commune, nouvelles modalités de la définition de la valeur de l’ECO et fin de la fixité par rapport à l’EUR, mise en place des instruments et méthodes de défense de la monnaie face aux attaques spéculatives, nouvelles règles du jeu pour les acteurs économiques, nouvelle intensification des politiques de convergence économique et des flux commerciaux intrarégionaux pour faciliter la gestion de l’ECO, … Pour les dirigeants et les experts des autres pays de la CEDEAO, il faudra alors choisir. Ou s’associer étroitement à ceux de l’UEMOA tout au long de cette deuxième étape pour qu’elle soit bien construite en tenant compte au mieux de l’élargissement à venir du périmètre de l’ECO à toute la CEDEAO. Ou convenir aussi vite que possible, conjointement avec les Autorités de l’UEMOA, de l’impossibilité d’une extension à court ou moyen terme de cet élargissement, et imaginer alors les autres solutions possibles pour le reste de la zone sans renoncer aux synergies que l’espace CEDEAO peut globalement continuer à produire pour les aspects autres que celui de la monnaie. Même si ce choix stratégique est difficile, et peut-être douloureux, il est dans l’intérêt de tous qu’il soit réalisé dans des délais limités.

Pour la France enfin, les travaux à mener seront d’abord une excellente opportunité pour démontrer la pertinence et l’utilité de sa nouvelle approche. En acceptant la disparition du FCFA et de ses caractéristiques les plus visibles, la France a fait taire beaucoup des oppositions visant son ancienne politique vis à vis de l’Afrique francophone. Si elle décidait d’apporter son concours technique, chaque fois que nécessaire et sans exigence politique, aux équipes de la BCEAO pour la pleine réussite de la mutation, elle donnerait une nouvelle preuve de sa sincérité et de l’intérêt de son rôle. Pour la BCEAO, et même si celle-ci dispose de hautes compétences et d’une longue expérience de la monnaie commune, l’appui sera précieux. Pour les autres membres de la CEDEAO, un tel soutien technique aurait le même effet positif. Tous ceux qui ont une idée exacte des challenges à gagner dans une telle réforme monétaire savent combien la tâche sera délicate pour qu’une monnaie indépendante et flexible ne perde pas une part sensible de sa valeur à la première difficulté rencontrée. En second lieu, la fin du FCFA en Afrique de l’Ouest constitue aussi une occasion exceptionnelle pour progresser dans les réformes monétaires en Afrique Centrale francophone. Elles pourraient concerner dans un premier temps les mêmes changements – modification du nom, arrêt du compte d’opérations – et les mêmes invariants -fixité, convertibilité, garantie de parité -. Dans une région où les décisions communautaires sont difficiles à prendre, la France est sans doute en mesure de faire accélérer le mouvement. Mais elle pourrait aussi aller plus loin en analysant, avec les Etats concernés, quelles mesures structurelles, économiques et monétaires, permettraient à cette région, dominée par l’extraction pétrolière, de répondre à la baisse notable des cours de l’or noir.

Même si le COVID a perturbé un temps les calendriers et les priorités, les Autorités de l’UEMOA comme celles de la CEDEAO et de la France ont beaucoup à gagner à concrétiser rapidement les transformations si longtemps escomptées et enfin initiées, même si le chemin à suivre n’est pas aisé. Il est toujours délicat de rester longtemps au milieu du gué, surtout si le cours d’eau à traverser est réputé dangereux.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 24/07/2020

CFA : une pièce de théâtre en 5 actes ?

CFA : une pièce de théâtre en 5 actes ?

 

La question du CFA et de son évolution est restée longtemps un sujet tabou. Elle est devenue aujourd’hui une vedette de l’actualité. On pourrait sans doute la comparer à une pièce de théâtre, du genre tragédie grecque, dont les derniers actes sont d’ailleurs encore inconnus

L’acte I serait celui qui nous emmène de 1960 au milieu des années 1980. Il nous projetterait à reculons dans une période plutôt optimiste durant laquelle cette monnaie unique est un élément déterminant pour maintenir la cohésion dans toute la zone Franc et accompagne une croissance économique entrainée par des cours satisfaisants des matières premières. Elle laisse les pays concernés à l’abri des soubresauts de beaucoup de nations qui ont choisi une plus grande indépendance monétaire et dont les actions menées pour construire un appareil économique, parfois plus performant qu’en zone franc, sont au moins partiellement compromises par la difficulté de préserver la valeur internationale de leur monnaie et l’inflation qui en résulte.

L’acte II est plus sombre et va s’étendre jusqu’en 1994. L’Afrique entière, comme le monde, subit les conséquences du cycle baissier des matières premières et ses indicateurs de balance des paiements et d’équilibre budgétaire se dégradent inexorablement. A ce facteur exogène viennent s’ajouter partout des handicaps nés de la mauvaise gestion des finances publiques, des faiblesses structurelles des banques étatiques, de diverses erreurs de politique macroéconomique. En zone franc, où l’ajustement ne peut se faire par la glissade quotidienne du FCFA, il en résulte peu à peu une crise majeure de liquidité et de solvabilité des systèmes bancaires et des Etats. Ces derniers doivent donc accepter des plans d’ajustement structurel de réduction des charges, douloureux pour la population, ainsi qu’une dévaluation brutale de 50% de leur monnaie en janvier 1994, qui est le point d’orgue de cet acte II. Pour trouver un nouvel équilibre acceptable, il faudra encore compléter cette mesure décisive par des annulations de dette extérieure. Ainsi prend fin le dogme de l’immuabilité du FCFA.

L’acte III va couvrir la période 1994/2018. Après une période difficile d’ajustement et de reconstruction qui va s’étaler jusqu’à la fin des années 1990, les mesures de remise en ordre ont   produit leurs effets. L’endettement extérieur croit de manière globalement maîtrisée grâce aux annulations obtenues, l’accélération des investissements dans les infrastructures modifie positivement les environnements, le secteur privé gagne du terrain, l’inflation reste limitée. L’afro-optimisme va s’installer et bénéficiera à la plupart des pays, y compris ceux du FCFA. Durant cette longue période de 24 ans, durant laquelle les fluctuations respectives du dollar et de l’Euro ont été moins violentes que les précédentes, les données collectées annoncent que la compétitivité de la zone ne s’est que modestement dégradée. Certes, l’Afrique Centrale souffre beaucoup à partir de 2015, mais c’est surtout en raison de la forte baisse des prix du pétrole, de la lenteur de réalisation des mutations structurelles nécessaires et de la faible intégration régionale. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) en revanche, qui ne connait pas ces handicaps, la croissance économique s’accélère et fait de l’Union une des régions les plus performantes en ce domaine en Afrique. Même si le FCFA montre ainsi qu’il n’est pas antinomique avec le développement, il perd la bataille de la communication. Durant les dernières années, les opposants à la monnaie commune sont de plus en plus bruyants, s’appuyant souvent sur des arguments politiques sans grande portée opérationnelle, mais importants pour la jeunesse africaine, et sur l’immobilisme du système monétaire.

L’acte IV s’est ouvert en juin 2019 et est en train d’être joué. En annonçant le 29 juin dernier la prochaine création d’une monnaie commune, la déclaration des Chefs d’Etat de la CEDEAO  prend tout le monde de court et laisse d’abord les détracteurs du FCFA sans réaction Quelques principes du futur ECO sont alors précisés : change flexible ; Banque Centrale  à caractère fédéral ; politique monétaire privilégiant  la stabilité monétaire plutôt que le rythme de croissance ; périmètre de mise en place pouvant évoluer en fonction de la situation des Etats membres. Mais la concrétisation de cet ambitieux projet impose encore des travaux considérables et la résolution de nombreuses questions. L’accélération obligatoire de la réalisation des critères de convergence des économies et des politiques publiques pour ceux qui seront les premiers à utiliser l’ECO, la mise en œuvre diligente des réformes structurelles demandées de longue date, le degré d’indépendance de la future Banque Centrale, la composition du panier de monnaies de référence, la mise au point des politiques et des instruments qui protègeront la stabilité d’une monnaie dépourvue de toute garantie extérieure sont quelques-uns de ces sujets en suspens. Rapidement, face à l’incertitude des délais, les pourfendeurs du FCFA reprennent l’offensive et leur activisme encombre le débat médiatique. En décembre dernier, l’UEMOA confirme les évolutions en cours et, en accord avec la France, le compte d’opérations tant décrié est supprimé. La fixité du lien du FCFA à l’Euro et sa totale convertibilité pour les opérations courantes sont cependant maintenues avec la garantie inchangée de la France. Mais les modalités de communication utilisées introduisent de nouvelles complications. L’évocation du changement immédiat de nom du FCFA, rebaptisé ECO, est sans doute trop hâtive et, malgré la mise au point rapide de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), gêne les relations avec les nations anglophones de la CEDEAO. L’enjeu est donc maintenant que le calme revienne et que les travaux préparatoires au projet de la CEDEO soient menés avec diligence pour aboutir au changement annoncé ou pour amender celui-ci au vu des contraintes pratiques que révèleront les analyses de terrain. L’exemple de l’Union Européenne pourrait apporter ici de nombreux enseignements.

Le reste de l’acte IV sera en conséquence animé. Il mettra aux prises ceux qui veulent avant tout un changement radical, de nature politique, qui sont soutenus par les légitimes contestations des nombreux laissés pour compte de la croissance actuelle, et les Autorités et les techniciens qui doivent encore démontrer leur volonté réelle de changement et de pertinence dans les propositions, et agir dans des délais supportables par les populations. L’efficacité et l’engagement des seconds seront déterminants pour éviter toute aventure que pourraient tolérer les premiers.

Il est malheureusement difficile d’imaginer quand et sur quel tableau s’achèvera cet acte IV. Sa conclusion est en effet dépendante de trois données complexes. La première est technique : elle a trait à tous les sujets toujours en discussion sur la manière dont sera définie et gérée la future monnaie et qui sont hélas les plus délicats, telles les modalités possibles de sa flexibilité. La deuxième est politique : elle est liée à la réalisation, par les nations qui constitueront le premier groupe d’adhérents à l’ECO, des transformations internes capables d’améliorer au maximum la convergence de leurs structures économiques. Les difficultés actuelles de faire passer dans chaque pays des décisions prises au niveau régional montrent que cette question de « bonne gouvernance » est la plus délicate. La troisième est stratégique et politique : trouver les meilleurs mécanismes de politique monétaire qui pourront protéger autant que possible la valeur de l’ECO de la méfiance internationale et des possibles faiblesses passagères de l’économie régionale, d’une part, et faire accepter par les Etats concernés un degré adéquat d’abandon de souveraineté monétaire, d’autre part.

L’acte V pourrait s’attacher au panorama monétaire de l’espace de la CEDEAO pendant les dix ou vingt années qui suivront cet acte IV. La seule hypothèse actuellement plausible sur son contenu est bien sûr qu’il dépendra étroitement de la fin de l’acte antérieur. Si celui-ci se prolonge trop sans changement effectif ou débouche sur des solutions insuffisamment solides, ce contexte futur risque d’être peu agréable. Dans le premier cas, les attaques contre un FCFA inchangé dans les faits reprendraient avec plus de force, perturbant la gestion technique de cette monnaie commune. Dans le second cas, toute la CEDEAO devrait affronter un environnement négatif qui ne soutiendrait sans doute pas son développement contrairement aux espoirs initiaux. Pour éviter ces deux perspectives, il faudra que les Autorités prennent les décisions courageuses qui prépareront au mieux l’avenir sans remettre en cause les meilleurs acquis de la période précédente. Il sera aussi indispensable que l’amélioration de la « bonne gouvernance » économique soit érigée en doctrine permanente par tous les Etats concernés par cette mutation monétaire : toute monnaie, quelles que soient ses qualités, est en effet insuffisante à elle-seule pour garantir le développement économique et social comme pour l’empêcher.

 

Paul Derreumaux

FCFA : la fin du tabou ?

FCFA : la fin du tabou ?

Une étonnante campagne d’information a été lancée fin juin 2019 par la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), à la suite de la tenue du Comité Ministériel « ad hoc » puis du sommet des Chefs d’Etat du 29 juin 2019, sur un possible aboutissement en 2020 d’une nouvelle monnaie commune pour les 15 pays qui la composent. Cette méthode tranche par rapport à la discrétion dont les Autorités monétaires se parent habituellement pour étudier et prendre des décisions sur de tels sujets. Ce comportement vise certainement à prendre de court les pourfendeurs du FCFA, spécialement offensifs dans la période récente, qui critiquaient un dangereux immobilisme, et cet effet de surprise a joué à plein. Les annonces faites sur les grandes avancées des travaux menés de longue date par les instances compétentes, notamment l’Agence Monétaire de l’Afrique de l’Ouest (AMAO) et la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), n’ont en effet suscité que peu de réactions parmi les opposants à la monnaie unique de la zone franc.

L’analyse des commentaires officiels apporte toutefois des enseignements plus précis mais aussi plus nuancés sur les changements qui pourraient intervenir à court terme.

Trois questions semblent avoir brusquement progressé. Celle du nom de cette possible monnaie commune, qui serait baptisée ECO. Même si ce point n’était pas le plus complexe, il n’était pas non plus le plus aisé compte tenu des susceptibilités qu’il a fallu surmonter. Celle, plus difficile, du régime de change prévu, qui serait un régime de change flexible. Les informations évoquent aussi toutefois une politique monétaire ciblant avant tout l’inflation, comme le fait actuellement la BCEAO, ce qui laisse supposer un suivi rapproché et l’intervention possible des Autorités monétaires pour corriger, voire bloquer, les orientations naturelles du marché. Malgré tout, ce système est moins rigide que celui qui rattache le FCFA à l’Euro et répond donc aux reproches faits en la matière à la monnaie des Etats africains francophones. La troisième avancée concerne la nature de la Banque Centrale qui serait une banque à caractère fédéral pour les pays concernés, à l’image de la situation observée aux Etats-Unis ou dans l’Union Européenne, et non une banque centrale unique pour toute la zone couverte par la nouvelle monnaie. Ces choix montrent déjà un savant équilibre entre les éléments s’inspirant des pays anglophones de la CEDEAO -le nom reprenant le début du sigle en anglais de la zone, déjà popularisé par Ecobank ; le change flexible – et les pays francophones de celle-ci – banque centrale fédérale ; politique monétaire privilégiant la stabilité de la monnaie plutôt que le rythme de croissance -.

Outre ces décisions prises, les instances techniques et gouvernementales de la CEDEAO ont aussi souligné avec sagesse quelques points. Le plus important est le non-respect actuel, malgré une mise en place déjà ancienne, d’un grand nombre de critères de convergence des économies et des politiques publiques par la plupart des pays. Ainsi, à titre d’exemples, des critères majeurs comme ceux du déficit public ou du niveau minimum de réserves de change ne sont que très rarement atteints au sein de la CEDEAO. Le respect d’un plafond limité en termes d’inflation n’est lui-même quasiment respecté que par les pays de l’UEMOA. Les Chefs d’Etat ont donc approuvé les recommandations demandant une accélération de cette mise en conformité et n’ont pas exclu que la monnaie commune soit introduite par étapes, en privilégiant les Etats pour lesquels les indicateurs de convergence économique sont les mieux respectés. De même, la réunion de fin juin 2019 a insisté sur la nécessité d’une mise en œuvre plus rapide des réformes structurelles souhaitées de longue date et indispensables pour faciliter l’application de ces critères de convergence. Essentielles, ces deux contraintes stratégiques sont bien connues et considérées comme des préalables par la plupart des économistes. Leur application se heurte toutefois à de nombreuses urgences nationales toujours jugées prioritaires par les Etats et a insuffisamment progressé dans les dernières années. Il est à espérer que les dernières décisions donneront un coup d’accélérateur à ces actions structurelles.

Entre les questions tranchées et celles clairement considérées comme non encore respectées, beaucoup de points n’ont pas fait l’objet d’informations malgré leur caractère parfois décisif. Il n’est pas sûr que nombre de ces questions puissent être réglées en quelques mois. Il en est ainsi notamment du degré d’indépendance de la future Banque Centrale par rapport aux Etats : cette Autorité Monétaire aura-t-elle la responsabilité ultime sur les principales décisions relatives à cette monnaie unique, comme aux Etats-Unis ou au Maroc par exemple, ou ce pouvoir appartiendra-t-il toujours au collège des Chefs d’Etat de la CEDEAO ? C’est aussi le cas de la date de lancement effectif de la nouvelle monnaie : si celle-ci reste toujours officiellement fixée à janvier 2020, tous les discours et rapports récents soulignent les retards actuels sur de nombreux aspects et le risque en résultant d’un décalage de ce démarrage. C’est encore le fait de la composition du panier de monnaies de référence, non précisé dans ses détails, qui va imposer des réflexions théoriques et statistiques difficiles. Il en est de même du périmètre sur lequel sera initialement admis l’ECO : tous les membres de la Communauté utiliseront-ils simultanément et immédiatement cette nouvelle monnaie commune ou celle-ci sera-t-elle mise d’abord en circulation dans une partie seulement des nations de la Communauté puis étendue à d’autres ? Sur ce plan essentiel, même si les déclarations officielles se sont limitées à une prudence sémantique, tous les commentaires émis après ces réunions, y compris par des Chefs d’Etat comme ceux de Côte d’Ivoire et du Nigéria, ont clairement retenu l’hypothèse d’une mise en place d’abord limitée à quelques pays, et notamment ceux de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA).

L’option semble en effet la plus pertinente pour cette question cruciale. La longue expérience de gestion commune du FCFA, l’harmonisation déjà bien avancée des structures et des politiques économiques des pays de l’Union – Guinée Bissau peut-être mise à part- plaident déjà pour cette solution. L’exemple de l’Union Européenne montre aussi que la gestion d’une monnaie unique est plus aisée dans un espace plus retreint et plus homogène que dans un espace plus large et composé de pays plus différents : il devrait donc en être de même pour l’Afrique de l’Ouest où les écarts entre nations sont encore plus profonds et les instruments de connaissance, de contrôle et d’action nettement plus limités. Même si cette solution est moins ambitieuse, elle constituerait malgré tout une première étape suffisamment consistante. L’UEMOA rassemble en effet le 1/3 des habitants de la CEDEAO et pèse 20% de son Produit Intérieur Brut (PIB). Avec ses 120 millions d’individus et un PIB total de plus de 110 milliards de USD, cette zone francophone est plus importante que le Maroc ou s’approche de l’East African Community (EAC), et est de surcroit homogène par sa langue et ses structures économiques.  Elle dispose aussi, ou peut disposer rapidement, des ressources humaines compétentes et déjà expérimentées pour la gestion d’une monnaie commune en circulation dans plusieurs Etats. Malgré tout, ce lancement limité affronterait de nombreux challenges qui, hormis notamment la contrainte de mise en place rapide de nouveaux billets et pièces, auraient surtout trait à l’instauration d’une confiance suffisante dans la nouvelle monnaie. Celle-ci ne s’appuierait plus en effet sur une garantie extérieure comme c’est le cas du FCFA, mais sur ses propres mécanismes de sauvegarde : fixation de nouvelles règles de solidarité entre Etats en cas de difficultés de l’un d’eux ; définition de procédures de protection de l’ECO face à la spéculation ou à des difficultés économiques ; nouvelles normes éventuelles à respecter pour les agents financiers et économiques ; …. Le pari n’est pas impossible à tenir, mais il est fort difficile comme l’a montré l’exemple récent de la plus grande indépendance acquise par la monnaie marocaine. Ce risque est pourtant obligatoire : le taux de change de la nouvelle monnaie, même s’il était égal au FCFA à l’instant zéro de lancement de l’ECO et ne concernait que la zone UEMOA, sera immédiatement fonction de nombreux paramètres qui détermineront le sens et l’ampleur d’une possible variation de sa valeur. Il en fut ainsi par exemple pour l’EUR en 2001.

Enfin, deux sujets, pourtant importants, ne semblent avoir fait jusqu’ici l’objet de presque aucun commentaire. D’abord, la mise en place effective de l’ECO, surtout avec le périmètre restreint envisagé, entrainerait « de facto » la fin de la zone franc actuelle puisque l’Afrique Centrale francophone est en dehors de la CEDEAO et donc du nouveau système. Cette coupure de la zone Ouest et de la zone Centrale a déjà été suggérée par suite des difficultés actuelles de la Communauté des Etats de l’Afrique Centrale (CEMAC) en termes de réserves de change et de déficit budgétaire, mais a été jusqu’ici écartée. Si les Chefs d’Etat de la CEMAC ont déjà évoqué la nécessité d’un « échange de vues » sur ce sujet en raison de l’annonce surprise de la CEDEAO, il n’est pas certain que tous auront la même idée sur les réorientations a à adopter. Surtout, la France, qui a pour l’instant laissé s’exprimer les dirigeants de la CEDEAO sans formuler d’observation ou de réserve spécifique, pourra difficilement accepter de les laisser faire et de constater la fracture de fait de la zone FCFA sans définir une nouvelle stratégie globale à l’égard des pays francophones tenant compte de ses propres objectifs géopolitiques. En la matière, les récentes réunions de la zone Franc d’octobre 2019, dernier évènement collectif avant la date prévue de lancement de l’ECO, ont bien évoqué ce dossier mais n’ont pas vraiment donné les lignes directrices de la conduite retenue, laissant planer le doute sur la proximité de l’échéance.

Le second sujet est celui des contraintes que pourrait générer le nouvel univers monétaire choisi par la CEDEAO pour les pays qui souhaiteraient adhérer à cet ensemble. C’est notamment le cas du Maroc dont la demande d’adhésion à la CEDEAO, formulée en 2017, avait rapidement été acceptée dans son principe mais n’a pas depuis lors franchi d’autres étapes concrètes malgré la forte pression des Autorités marocaines et des partisans subsahariens du projet. Diverses oppositions s’étaient en effet manifestées soulignant les déséquilibres que pourrait causer cette entrée dans la CEDEAO d’un Etat dont les structures économiques étaient plus avancées en nombre de domaines et qui pourrait donc contrecarrer les actions de développement de la plupart des pays déjà membres. Le Maroc trouvera-t-il autant d’attraits à cette adhésion si celle-ci l’amène à terme à abandonner le Dirham, pour lequel ce pays a investi beaucoup de temps et d’efforts pour en faire une monnaie presque totalement convertible et qui préserve maintenant depuis plus de dix ans sa valorisation par rapport à l’EUR ? Le Maroc pouvait être grand gagnant d’une entrée dans un vaste ensemble de libre-échange où la compétitivité et la modernité de son économie pouvaient faire merveille ; il perdrait beaucoup s’il était englué dans une zone monétaire dont la solidité reste à prouver. Cette même hésitation pourrait concerner d’autres pays, avant tout attirés par le dynamisme commercial de la CEDEAO mais soucieux de garder leur liberté monétaire.

Quoi qu’il en soit, la CEDEAO a cette fois confirmé des échéances et donné des orientations, ce qu’on lui reprochait de ne pas faire. Et l’UEMOA a annoncé sa pleine adhésion à celles-ci. Les deux zones géographiques ont certes marqué des points en termes de communication. Mais elles risquent gros.  Pour les pays de l’UEMOA, un grand retard dans le respect de ces échéances leur ferait perdre une occasion unique de prouver que, malgré ses faiblesses, le FCFA a pu être utilisé pour construire les bases de la monnaie unique d’un ensemble géographique plus vaste. Ce report donnerait aussi aux opposants au FCFA divers arguments pour relancer leurs attaques et créerait pour les Etats et les entreprises de l’Union les inconvénients qui y sont usuellement associés. En revanche, en cas de démarrage effectif mais insatisfaisant de l’ECO, les nations pionnières subiraient les effets d’une comparaison négative avec leur ancienne situation de zone « sécurisée », sans possibilité de retour en arrière. Il en serait de même pour toute la CEDEAO en cas de forte dévalorisation- ou même seulement d’instabilité- de l’ECO après son lancement. De plus, même si cette expérience-test pour la zone francophone de l’Ouest s’avérait positive, la difficulté de l’étendre rapidement aux autres pays de la Communauté serait aussi une forme d’échec. La CEDEAO, qui manque de grandes réalisations, montrerait ainsi le poids des obstacles l’empêchant de renforcer sa cohésion économique et politique, et être davantage qu’une zone de libre-échange et de concertation politique. La voie de la réussite, gage d’une crédibilité renforcée pour les deux zones géographiques, est donc étroite, même si elle est possible. Gageons que les Chefs d’Etat ont bien pesé ces arguments avant de faire leurs déclarations fin juin dernier. On dit que l’Histoire ne repasse pas deux fois les plats : une chance gâchée pourrait donc être irrémédiablement perdue.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/10/2019

Le FCFA, bouc émissaire pour d’autres maux ?

Le FCFA, bouc émissaire pour d’autres maux ?

 

Les voix contestant la pertinence du maintien du FCFA se sont multipliées depuis quelques années. Les arguments de ce bataillon d’opposants à la zone franc sont de qualité diverse. Beaucoup sont erronés, ou trop uniquement à visée politique, et ne sont souvent que critiques sans proposer de solution alternative : ils peuvent dans l’ensemble être oubliés. Certains ont cependant une analyse objective et une approche plus constructive qui mérite d’être écoutée, surtout s’ils sont menés par des personnalités dont la compétence ne peut être contestée.

L’attention portée à cette monnaie ayant cours dans les trois composantes de la zone franc -Union Economique et Monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA); Communauté des Etats de l’Afrique Centrale (CEAC) ; République des Comores – fait que les caractéristiques du FCFA sont bien connues et peuvent n’être que rappelées : une monnaie commune, dénommée chaque fois sous le même sigle de Franc CFA, dans les pays de chacune des trois zones ; une parité unique et fixe de cette monnaie par rapport à l’Euro (EUR); une seule Banque Centrale par zone définissant la politique monétaire de celle-ci; une garantie totale de convertibilité en EUR apportée par la France ; un compte d’opérations ouvert auprès du Trésor Français par les Banques Centrales de chaque région, accueillant au moins 50% de leurs réserves en devises.

Plusieurs des reproches adressés au Franc CFA n’ont aucun effet sur le rôle que peut jouer la monnaie dans l’économie des pays qui l’utilisent. Il en est ainsi notamment du nom de la monnaie, du fait que les billets de banque en circulation sont fabriqués en France, de la présence d’observateurs français dans les Conseils d’Administration des Banques Centrales des trois zones, et même du compte de contrepartie et des réserves qui s’y trouvent. Certes, ces points peuvent avoir une haute valeur symbolique pour ceux qui ont besoin d’arguments simples mais de portée politique. Ils n’ont en revanche aucun impact sur le rôle positif ou négatif que le FCFA peut jouer dans les pays visés. Ainsi, le Shilling kényan est bien indépendant malgré son nom, qui rappelle l’Angleterre, et le fait que les billets de banque du Kenya sont fabriqués…à l’étranger. La Banque Centrale du Kenya, comme ses consoeurs de tous les pays, possède aussi des comptes en devises dans de multiples banques hors du pays, souvent moins rémunérés que les avoirs de la zone Franc laissés au Trésor français.

On peut déjà noter qu’aucun des contempteurs crédibles du FCFA ne conteste jusqu’ici l’intérêt d’une monnaie commune pour un espace régional. Les avantages du maintien d’un ensemble économique et monétaire unifié sont en effet déterminants : puissance internationale plus importante, en termes de Produit Intérieur Brut (PIB) comme de population ; accroissement des possibilités de commerce interne à la zone ; atouts apportés par une intégration régionale solide pour les investissements structurants et productifs ; meilleure stabilité juridique et fiscale ; amélioration probable de la gouvernance. Les efforts de construction de solidarités régionales dans toutes les parties du continent montrent d’ailleurs la généralité de cette recherche d’union, que possède déjà l’ensemble francophone et qu’il parait indispensable de préserver. Encore faut-il que les structures économiques des pays concernés soient suffisamment homogènes pour que cette synergie produise son plein effet. La CEMAC d’Afrique Centrale, surtout axée sur la production et l’exportation de pétrole et de métaux, diffère ainsi notablement de l’UEMOA d’Afrique de l’Ouest, plus orientée sur les produits agricoles et plus industrialisée. La trajectoire économique différente que suivent depuis longtemps ces deux régions – telle en ce moment une croissance vive à l’Ouest et une crise qui se prolonge au Centre – montre les difficultés de l’exercice. Elle tend aussi à prouver les limites des variables et des politiques monétaires pour rapprocher des systèmes économiques trop éloignés l’un de l’autre, surtout si la volonté politique fait défaut comme en Afrique Centrale.

Ce constat conduit directement aux principales critiques faites au FCFA. En Afrique francophone, la rigidité du FCFA et son adossement à une monnaie trop forte pour l’état des économies introduirait un blocage décisif à l’évolution des structures économiques de celles-ci et à la résolution des principaux problèmes rencontrés dans les pays concernés. Comme ailleurs en effet en zone subsaharienne, les objectifs fondamentaux doivent être ceux d’une croissance économique au rythme maximal et de bonne qualité, c’est-à-dire largement créatrice d’emplois capables d’absorber une progression démographique inégalée et assurant une réduction de la pauvreté aussi rapide que possible. Par la « rente monétaire » qu’il apporterait, le FCFA constituerait un handicap par rapport aux pays maîtrisant eux-mêmes la valeur de leur monnaie, qui peuvent donc ajuster celle-ci pour faciliter la valorisation de leurs exportations, la création d’industries et le commerce régional.

Face à cette thèse, deux points doivent être soulignés.

La gestion de la monnaie a pour principaux objectifs la stabilité optimale de la valeur de celle-ci par rapport à celle des monnaies retenues comme référence, et, à cette fin, une bonne maîtrise de l’inflation. Dévaluations fréquentes et inflation sont en effet des facteurs d’incertitude et de gêne pour toutes les entreprises, et notamment les investisseurs. Les éviter impose une discipline souvent difficile à respecter. Les fortunes diverses des monnaies de pays aussi prometteurs que le Nigeria, le Kenya ou le Ghana montrent les coups d’arrêt qu’entrainent les ajustements monétaires de grande ampleur et les efforts douloureux d’ajustement qu’ils imposent à travers les inflations qui suivent les pertes de valeur de la monnaie. A l’opposé, les difficultés rencontrées par le Maroc en 2016 pour la stabilisation de la valeur internationale du Dirham lors de l’assouplissement des liens antérieurs entre cette monnaie et l’Euro illustrent les risques liés à une telle indépendance monétaire : il a fallu toute la maturité de l’économie marocaine et la qualité du suivi de la Banque Centrale pour franchir avec succès, mais au terme de deux essais, cette étape risquée. Le FCFA a jusqu’ici bien rempli cette mission de stabilité, comme le prouve régulièrement la faiblesse de l’inflation en zone franc comparée à celle des pays « monétairement indépendants », et les modalités de sa gestion par les Banques Centrales concernées sont rassurantes pour les investisseurs nationaux comme étrangers. Le choix de la monnaie à laquelle est arrimé le FCFA présente aussi de nombreuses justifications. Les flux commerciaux et financiers entre l’Union Européenne restent prédominants, et sont ainsi dénués de toute perturbation monétaire. Le géant chinois, dont le poids croit constamment, cherche à diminuer les variations entre le Yuan et l’Euro, ce qui réduira les effets de celles-ci sur ses échanges avec l’Afrique. Les ratios EUR/ USD se sont également relativement stabilisés depuis quelques années et les effets négatifs de leurs variations sur la rémunération des exportations de la zone franc se sont en conséquence atténuées. De plus, ces effets jouent alternativement dans les deux sens, et peuvent être au moins partiellement compensés par la variation des cours des produits eux-mêmes. Rappelons enfin que la fixité du rapport FCFA/EUR n’est ni une donnée immuable, comme l’a montré la dévaluation de janvier 1994, ni un tabou, la création d’une monnaie commune étant par exemple à l’étude dans la CEDEAO même si la longueur de sa conception peut faire croire que d’autres solutions pourraient être plus appropriées.

Solidement arrimé à une monnaie forte, le FCFA empêcherait de ce fait d’atteindre les cibles prioritaires que sont une croissance économique forte et une transformation des structures génératrice d’un nombre élevé d’emplois. Les adeptes de cette attaque citent souvent en exemples le Ghana, le Nigéria et quelques autres pays, où la flexibilité monétaire donnerait plus de moyens d’actions à la politique économique et expliquerait une bonne partie du dynamisme observé. S’il est certain que le régime de change fixe prive les Etats de l’arme d’un ajustement systématique de la valeur de la monnaie pour soutenir les programmes d’actions mis en oeuvre, il est aussi certain que le régime de change flexible ne garantit pas le succès des pays qui ont fait ce choix. L’analyse statistique des taux de croissance à moyen ou long terme des pays africains ne montre pas, pour ce qui concerne le revenu par tête, que les pays de la seconde catégorie ont en moyenne distancé de manière significative et définitive les nations qui restent fidèles à la première. Les données de la décennie actuelle tendraient même à une opinion contraire. Surtout, l’évolution du Produit Intérieur Brut (PIB), le volume de création d’emplois et la bonne répartition de la création de richesse dépendent davantage d’autres facteurs que ceux de la flexibilité de la monnaie. Trois d’entre eux paraissent déterminants et disposent de grandes marges de manœuvre par rapport à la situation actuelle.

Le premier est celui de la qualité des stratégies économiques suivies par les Etats grâce aux divers leviers dont ils disposent. Ainsi, une politique fiscale mieux conçue et plus juste, surtout basée sur un élargissement de l’assiette, et un recouvrement plus performant des recettes permettraient d’élever enfin le ratio de celles-ci par rapport au PIB bien au-dessus du « plafond de verre » de 20%, et d’accroitre notablement les moyens d’action des Etats.  L’octroi d’une priorité plus marquée à l’enseignement et à la formation professionnelle, et la bonne adaptation de l’offre de ceux-ci aux besoins des entreprises faciliteraient l’accroissement recherché de la productivité, de la qualité des produits et services et d’une progression de la place du secteur industriel et de services modernes. Un soutien massif et intelligent à l’agriculture vivrière et à la transformation locale de ses produits, l’amélioration rapide des infrastructures et de la capacité énergétique, la réduction de dépenses inutiles et la réaffectation de ces fonds sont autant d’autres pistes. Une meilleure gouvernance et une véritable politique anticorruption et antifraude décupleraient l’effet positif de chacune des politiques citées.

Le second est celui d’un encouragement permanent et suffisamment consistant au secteur privé. Seul celui-ci est en effet en mesure d’insuffler le dynamisme et l’énergie créatrice capables de « booster » la croissance. En zone franc, comme dans toute l’Afrique subsaharienne, apparaissent de plus en plus de jeunes possédant les compétences, et parfois l’expérience, nécessaires et des capitaines d’industrie prêts à assumer des risques de grande ampleur et à se saisir de nouveaux secteurs d’activité. Mais tous trouvent sur leur chemin des freins administratifs de toute sorte et des financements insuffisants plutôt qu’un soutien déterminé des Etats, et la différence entre sone franc et Afrique anglophone est sans doute la plus frappante sur ce point.

Le troisième, particulièrement vrai en Afrique de l’Ouest, est la meilleure exploitation de l’atout d’une coopération régionale déjà bien avancée. Parfaitement intégrée au plan monétaire et financier, l’UEMOA progresse trop lentement en termes d’harmonisation administrative, économique, fiscale, juridique. Certes la convergence des grands indicateurs économiques, qui est une contrainte majeure, progresse, mais trop lentement. Comme pour l’Union Européenne, la région semble manquer actuellement d’un grand dessein et d’une volonté suffisamment ferme, capables de faire progresser rapidement la situation actuelle. Avec un commerce intrarégional qui ne dépasse pas 20% des échanges de la zone et ne progresse que modestement, l’UEMOA gaspille ses acquis issus d’une union douanière établie de longue date. En ce domaine, la réalisation intensive d’infrastructures grâce à la mutualisation des ressources financières, une meilleure concertation des Etats sur les projets de grandes entreprises permettant une répartition plus équitable des emplois et des richesses créées, un coup d’arrêt donné à la fraude et aux obstacles de toutes sortes sont susceptibles d’enclencher une hausse significative de ces échanges intérieurs à la zone.

Quoi qu’en pensent les détracteurs du FCFA, les « recettes » énoncées ci-avant sont aussi porteuses de réponses aux problèmes majeurs actuels sous le régime monétaire de la zone Franc que sous tout autre régime. Il a été vérifié de longue date en effet qu’aucun système monétaire n’est parfait. Il parait donc sage de donner la priorité à des chantiers « réels », que doivent affronter tous les pays sans exception, et de les faire progresser au maximum. Cela ne pourra que mettre les Etats francophones en meilleure position pour faire évoluer avec plus de sécurité leur système monétaire en tenant compte des étapes qu’ils auront franchies.   En la matière, l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) semble avoir une longueur d’avance. En accélérant ses réformes structurelles, en respectant les délais annoncés pour la création d’une monnaie régionale suffisamment crédible et prenant mieux en compte les évolutions des liens commerciaux de l’Afrique avec le reste du monde, elle pourrait faire taire de la plus belle manière les critiques au FCFA.

Paul Derreumaux

Article publié le 24/04/2019

 

 

Vive le FCFA?

Vive le FCFA ?

Comme chaque année, à l’approche des réunions de la zone Franc, les procès contre le FCFA fleurissent. Pourtant, cette monnaie commune plus que soixantenaire ne porte pas toutes les responsabilités négatives dont on l’accable. 

Il y a en réalité deux zones CFA –en mettant à part le cas particulier des Comores- et, dans chaque zone, de l’Ouest comme du Centre, la question globale en englobe trois sous-jacentes : celle de la fixité du lien entre le FCFA et l’Euro, celle de la liberté des changes à l’intérieur de la zone concernée, celle de la gestion du compte d’opérations de la zone. Les anti-CFA s’en prennent indifféremment à une ou plusieurs des caractéristiques de la zone en essayant de démontrer les inconvénients qui en résultent. Leur combat semble erroné à deux points de vue : d’abord, le FCFA n’a pas que les handicaps qu’on lui prête si exclusivement ; surtout, les variables monétaires ne sont pas le déterminant premier de la croissance économique.

Si certains inconvénients du FCFA sont réels, il ne faut pas en revanche imputer au système monétaire de la zone franc des pêchés qu’il ne mérite pas. Sur ce point, quatre exemples au moins méritent l’attention.

D’abord, la fixité de la parité avec l’Euro ne signifie pas son immuabilité comme l’a montré la dévaluation de janvier 1994, intervenue pour corriger une parité devenue intenable. Certes, le changement fut brutal, et hélas douloureux pour les populations les plus vulnérables et certaines entreprises importatrices, en raison d’une attente trop longue pour cet ajustement. Mais il a montré que le changement était possible, et utile, sans que soient remises en cause ni la fixité du lien monétaire avec l’Euro, ni l’intégration entre pays d’une même zone. Ce dernier aspect est en effet capital pour le développement futur de l’Afrique. L’approfondissement d’espaces régionaux solides est unanimement admis comme une condition sine qua non de l’émergence économique attendue. Il impose en revanche que les politiques adéquates soient menées pour protéger les secteurs d’activité naissants, pour empêcher les importations frauduleuses, pour éviter les obstacles intra-régionaux non tarifaires, pour faciliter les financements des entreprises innovantes. Ces conditions n’ont rien de monétaire et leur absence condamne la réussite de toute politique industrielle, parité fixe ou non.

La fixité n’est pas non plus nécessairement exclusive de modifications quant à la base de référence. Le rattachement du FCFA à un panier de devises pourrait ainsi avoir un effet stabilisateur en élargissant cette base de référence, même si la structure actuelle de nos échanges commerciaux donnerait une prépondérance de l’Euro dans cette nouvelle devise, qui ne l’éloignerait pour l’instant que modérément du FCFA actuel. Aucune disposition, heureusement, n’interdit aux chefs d’Etats africains de la zone Franc de préparer une telle alternative. Une monnaie commune « autonome » est d’ailleurs à l’étude depuis plus de vingt ans dans la Communauté Economique Des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) sans progrès notables et avec une échéance de mise au point qui recule chaque année : la domination du Nigéria, et les craintes que cela implique, sont la cause majeure de ce qu’il faut bien appeler jusqu’ici un échec. La fixation des caractéristiques d’une monnaie pose en effet de nombreux et délicats problèmes qui rendent difficile sa création comme le montre aussi l’exemple de l’East African Community ( EAC): malgré le succès commercial de celle-ci et le bon niveau d’intégration des économies qui la composent, les progrès de la création d’une monnaie commune sont fort lents.

La liberté des changes à l’intérieur de la zone FCFA est également souvent présentée comme un avantage exorbitant des entreprises françaises pour leurs investissements et leurs opérations courantes dans les pays africains de la zone, d’un côté, et un encouragement à la fuite des capitaux africains et une incitation à ne pas investir localement dans les activités productives, de l’autre. Cette « liberté » est d’ailleurs loin d’être totale dans les faits. Les transferts directs entre les deux parties de la zone FCFA sont ainsi particulièrement difficiles et la plupart des transactions de ce type passent par la France qui fait la conversion entre les « Francs » de l’Ouest et ceux du Centre. En même temps, les transferts d’un pays africain vers la France font l’objet de nombreuses demandes de justificatifs par les Autorités monétaires, qui ralentissent les transactions, sont pénalisantes pour les entreprises et interpellent quant à la signification de la liberté de change.  Hors ces « restrictions », les risques soulignés sont certains mais non automatiques pour ce qui concerne le côté africain: leur concrétisation dépend avant tout de la volonté politique des dirigeants et des politiques suivies par les Etats concernés. La zone Franc n’empêche pas la Cote d’Ivoire de conduire actuellement des avancées importantes dans la transformation de ses matières premières agricoles et il n’est pas certain que l’absence du FCFA permettrait que le Mali en fasse autant pour retrouver son rôle de « grenier de l’Afrique ».

Dernière cible des critiques, le compte d’opérations où sont bloquées une partie des réserves en devises de la zone. Pour les détracteurs, le pourcentage immobilisé est considéré comme trop élevé et, contraintes de financement oblige, il est jugé que ces fonds devraient plutôt être mis à la disposition des Etats africains qui en feraient meilleur usage. Ici encore, les arguments sont au moins discutables. Outre qu’il est logique que la garantie de convertibilité s’appuie sur une contrepartie, il est à souligner que le pourcentage contesté n’est pas immuable et a d’ailleurs déjà été modifié. Encore faut-il, pour de nouveaux changements, que les demandeurs disposent d’un dossier solide et en débattent dans les instances compétentes. De plus, les chiffres concernés sont sans commune mesure avec les besoins effectifs des Etats : ainsi, pour la partie Ouest, 50% des réserves actuelles de la BCEAO ne représentent environ que l’endettement supplémentaire des Etats pour une seule année.

Quels que soient ses avantages et ses inconvénients, le FCFA ne peut de toute façon être considéré comme responsable d’une incapacité irrémédiable de la zone franc à atteindre un rythme de développement économique analogue à celui des pays subsahariens qui suivent un autre régime de changes.

Sur le long terme, aucun pays subsaharien n’a suivi une trajectoire de croissance montrant que son système monétaire est sans conteste meilleur que tous les autres. Les performances respectives sont en effet surtout variables selon les conjonctures internationales rencontrées et les politiques intérieures. Même dans la période qui a précédé la dévaluation du FCFA, les pays à taux de change variable ont été durement frappés par la détérioration des termes de l’échange et une baisse du Produit Intérieur Brut (PIB). Selon les périodes de comparaison retenues, les résultats sont d’ailleurs différents et mettent en évidence cette influence prédominante d’autres facteurs. Ainsi, sur les quinze dernières années, le Kenya n’a pris le pas sur la Cote d’Ivoire que pendant une courte période pour le PIB par tête, et l’Union Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) connait depuis trois ans une progression de son PIB supérieure à celle de la plupart des autres régions d’Afrique subsaharienne, particulièrement en 2016. Dans le même temps, et malgré ce même FCFA, l’Afrique Centrale francophone subit pleinement les effets négatifs combinés de la crise pétrolière, de structures économiques peu diversifiées et d’errances politiques, rejoignant ainsi le Nigéria qui est pourtant hors de la zone franc.

Les déterminants du développement économique peuvent être regroupés autour de  trois principales composantes connectées. La première réside dans les données naturelles du pays, allant de la position géographique aux dotations en richesses naturelles en passant par la vitalité démographique. La deuxième est la qualité des politiques économiques mettant au mieux en valeur ces données naturelles : ces politiques concernent aussi bien l’environnement juridique que, entre autres, les ressources humaines, la promotion du secteur privé ou la fiscalité, et elles sont toutes fonction de la qualité du leadership qui les définit et, surtout, les transforme en programmes d’actions adaptés à sa vision à long terme de l’espace national. La troisième est basée sur l’articulation optimale du pays avec le reste du monde, et donc sur sa capacité à faire de son environnement international un atout plutôt qu’un handicap. Le « jeu » consiste  à exploiter au mieux la première composante grâce à deux autres.

La monnaie peut être rangée dans la dernière catégorie au même titre que le degré d’isolement ou d’intégration du pays dans un ensemble régional. Elle est donc un facilitateur de croissance ou un élément de freinage parmi d’autres mais ne peut en aucun cas être à elle seule la cause d’un immobilisme de long terme. Ainsi les retards considérables en République Démocratique du Congo (RDC) ou au Zimbabwe ont bien d’autres causes que leurs dérives monétaires respectives et la correction de celles-ci par la « dollarisation » de leur économie n’a pas supprimé tous les autres maux. A contrario, la stabilité apportée par le FCFA était une base favorable mais pas une condition suffisante pour accélérer automatiquement dans chaque partie de la zone Franc la convergence des politiques économiques et fiscales et la création d’industries de substitution aux importations. La politique de réduction à tout-va des barrières douanières imposée par la banque Mondiale et les inerties des dirigeants ont sans doute davantage que le FCFA détruit les industries naissantes d’Afrique francophone.

Le FCFA n’est ainsi ni une panacée ni un repoussoir. En revanche, l’importance des chocs pouvant résulter de décisions prises sur les monnaies impose de traiter ces questions avec toute la prudence requise. En la matière, les exemples fourmillent des risques que peut générer l’arme monétaire, de l’Europe à l’Argentine en passant par la Chine, et doivent nous inciter à l’humilité. Les progrès dans le développement réalisés dans certaines parties de la zone franc sur les 15 dernières années peuvent conduire à des réflexions sur une amélioration du système en place. La réussite de tout changement d’ordre monétaire sera cependant subordonnée à la mise en œuvre de politiques « réelles » permettant d’exploiter au mieux le nouveau cadre qui serait adopté. Propositions de changement et mesures d’accompagnement sont avant tout de la responsabilité des Dirigeants africains. Hors la volonté de ceux-ci, l’immobilisme a de beaux jours devant lui.

Paul Derreumaux

Article publié le 10/10/2016