Les systèmes financiers de L’UEMOA en 2021 : 1. Banques : Santé florissante, diversité des acteurs, nouveaux équilibres au sommet

Au vu du dernier rapport de la Commission Bancaire, les systèmes financiers de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) demeurent fin 2021 une des activités les mieux portantes de cet espace économique. Leurs trois principaux groupes – banques, sociétés de microfinance (ou Systèmes Financiers Décentralisés SFD) et Etablissements de Monnaie Electronique (EME) – montrent des traits communs d’évolution, mais aussi des spécificités. Les banques y gardent cependant une place très prépondérante tant en masse bilantielle que pour le financement intermédié de l’économie, avec respectivement 92% et 95% du total. Cette domination justifie donc une analyse particulière.

Le premier constat pour les établissements bancaires qui se dégage des données disponibles à fin 2021, et parfois au 30 juin 2022, est celui d’un secteur toujours en croissance et dont la santé s’est encore améliorée. La plupart des indicateurs de bilan augmentent d’au moins 12% : +17,1% pour le total des bilans ; +12,5¨% pour les crédits à la clientèle nets de provisions ; + 19,6% pour les dépôts. Ces rythmes de progression sont tous sensiblement supérieurs à celui du Produit Intérieur Brut (PIB) de l’UEMOA (+6,0 %) en cette année de reprise post-Covid. De même les principales données d’activité ressortent embellies par rapport à 2020, qui fut pourtant un « bon cru » pour les banques malgré la crise sanitaire : un Produit Net Bancaire (PNB) en hausse de +8,8% ; surtout un taux brut de dégradation du portefeuille ramené à 10,3%, en repli de plus de 11% en un an, qui autorise une parfaite stabilité du volume de provisions pour créances en souffrance ; un résultat net final en conséquence relevé de +77% sur l’année sous revue. Celui-ci induit une belle amélioration des ratios de rentabilité par rapport au chiffre d’affaires comme aux fonds propres. Le coefficient d’exploitation moyen connait lui aussi une remarquable avancée et descend à 61%, plancher jamais atteint dans la dernière décennie. Le fait que ces tendances aient touché les systèmes bancaires de chacun des Etats de l’Union souligne enfin la force de ce mouvement positif. Ce dernier semble d’ailleurs se poursuivre sur le premier semestre 2022 malgré les incertitudes liées à une forte inflation non encore maîtrisée. Les premières données au 30 juin 2022 des banques cotées sur la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) enregistrent en effet de belles augmentations vis-à-vis de la même période de 2021. On note ainsi, en termes de PNB, +10,9% pour la Société Ivoirienne de Banque (SIB), +7,2% pour la BOA-BURKINA FASO, +16,6% pour le réseau Orabank par exemple, tandis que les résultats nets s’accroissent souvent plus vite.

Outre ce panorama avantageux, trois principaux points saillants apparaissent. C’est d’abord un écart grandissant entre les indicateurs de puissance et de modernité des établissements selon les pays. Le nombre des banques en activité, qui s’est actuellement stabilisé en 2020/21 à 131 entités dans l’Union, est partagé pour l’essentiel en 2 zones: Côte d’Ivoire et Sénégal, leaders quasiment ex-aequo avec 27 et 28 établissements chacun ; toutes les autres nations classées en outsiders, comptant chacune 14 ou 15 entités, à l’exception de la Guinée-Bissau et ses 5 banques. Mais les autres critères de ventilation sont beaucoup plus largement différenciés entre pays et reflètent avant tout la vitalité économique de ceux-ci. Ainsi, la Côte d’Ivoire regroupe fin 2021 près de 34% du total des bilans de l’Union, contre moins de 19% pour le Sénégal, mais le retard du dernier est inférieur pour les guichets en activité et supérieur pour les automates bancaires. Derrière, la dispersion est encore plus forte, même hors Guinée-Bissau dont la petitesse fait un cas à part. Le poids relatif des bilans entre pays s’échelonne entre 14,5% pour le Burkina et moins de 4% pour le Niger, hors établissements financiers qui ont une place spécifique dans ce dernier. Ces écarts élevés apparaissent sous d’autres aspects. Le nombre de comptes en Côte d’Ivoire est deux fois plus important qu’au Sénégal alors que la concurrence entre établissements semblerait plus vive dans ce dernier. Le Niger, pays le plus peuplé, recense moins de 60% des guichets automatiques du Togo, moins de 37% des comptes bancaires du Burkina et à peine 17% de ceux de Côte d’Ivoire. Globalement, le nombre des automates bancaires a cru plus vite que celui des guichets. Derrière ces disparités, on retrouve l’évidence, pas toujours acceptée, que la présence d’établissements financiers n’est pas une condition suffisante pour le développement et que la vigueur de ce dernier influe aussi sur les caractéristiques du système bancaire national. En revanche, le taux de bancarisation dans l’Union, longtemps faiblesse majeure, continue à progresser partout. L’effectif des comptes bancaires s’est renforcé de 51% sur 4 ans, bien au-delà de l’accroissement de la population. Cet important progrès est indéniablement un succès de la période récente.

Hétérogènes entre pays, les systèmes bancaires de l’UEMOA sont aussi fort diversifiés dans leurs caractéristiques comme le montrent les deux exemples suivants. Pour la ventilation des acteurs bancaires par leur taille, les spécificités relevées fin 2020 ont toutes été amplifiées l’année écoulée. Pour le degré de concentration des systèmes nationaux, la dispersion des bilans entre les plus petites et les plus grandes banques s’est élargie, avec notamment un seuil en hausse de 14% pour les établissements constituant le quartile des banques les plus importantes. Cette évolution est encore plus significative pour les dépôts, qui connaissent à nouveau la plus forte augmentation de l’écart. Malgré tout, la place des 50% des établissements les plus petits pèse encore lourdement dans le financement de l’économie avec près de 24% du total des dépôts collectés dans l’UEMOA et, surtout, de 36% des crédits de trésorerie, qui expriment la force de leur ancrage territorial. Du côté des acteurs les plus importants, les évolutions se poursuivent lentement au plan global. Les treize groupes rassemblant chacun plus de 2% des actifs bancaires de la zone représentent toujours 75% des bilans totaux et des pourcentages souvent supérieurs en termes de comptes gérés, de nombres d’automates et, surtout, de résultats finaux annuels. Aux douze groupes recensés en 2020 s’est ajoutée seulement la banque gabonaise BGFI. Dans ce total, les entités ayant le siège de leur banque ou de leur holding dans l’Union – les « régionales » – consolident modestement une prédominance acquise depuis 2020 pour leur total bilantiel comme pour la densité de leurs implantations. Elles restent cependant derrière celles ayant leur siège à l’extérieur de l’UEMOA – les « internationales » – pour le nombre de comptes et les effectifs. Le réseau régional d’origine burkinabé Coris Bank est même entré pour la première fois dans le trio de tête, derrière ceux de la togolaise Ecobank et de la française Société Générale, repoussant BANK OF AFRICA au 4ème rang. Ces groupes régionaux comprennent en particulier un nombre croissant d’outsiders vite montés en puissance grâce à la promptitude de leur couverture régionale et à leur plus grande agilité dans les décisions de crédit. Cette transformation était attendue et devrait s’accentuer, les anciens leaders étant au contraire contraints par l’absence d’extension géographique et par les exigences de fonds propres de leurs maisons-mères. Ce passage de pouvoirs s’affiche au grand jour depuis 2021 avec par exemple la « vente par appartements » du réseau de la française BNP au Burkina, au Mali, au Sénégal et, en cours, en Côte d’Ivoire à des actionnaires différents, privés ou publics mais tous régionaux. 

Enfin, le portefeuille des établissements bancaires en 2021 s’est, comme l’année précédente, davantage enrichi d’emplois de trésorerie que de concours à la clientèle. Ces deux catégories augmentent respectivement de 18% et de 12% en 2021 et, depuis 2016, la première a progressé de 84% contre 49% pour la seconde. Il s’agit donc bien d’un mouvement de fond issu de plusieurs facteurs : importantes sollicitations des Etats pour financer leurs budgets et leurs investissements -7200 milliards de FCFA pour la seule année 2021- ; durcissements annuels des exigences réglementaires de fonds propres qui touchent les banques de 2019 à 2022 ; plus grande sélectivité apportée dans la distribution du crédit depuis la crise économique qui a résulté du Covid19 en 2020. Le classement des produits d’exploitation traduit cette restructuration : entre 2017 et 2021, les produits de placement auront progressé de quelque 70% et ceux des crédits à la clientèle de 28% seulement. La relation étroite désormais imposée entre le niveau des fonds propres des banques et les risques qu’elles sont autorisées à prendre a été déterminante pour cette réorientation des emplois. La bonne rémunération des emprunts d’Etat, l’absence de provisions qu’ils entrainent jusqu’ici, les avantages fiscaux qui y sont liés compensent aussi en partie l’infériorité de leur rémunération par rapport aux crédits à l’économie. Même si ces derniers croissent sur la période plus vite que le PIB de la zone, le constat effectué n’est pas un bon signe pour le financement des économies, surtout pour les petites entreprises qui sont les plus touchées par ces choix stratégiques des banques. En contribuant fortement au financement des budgets étatiques, les banques appuient bien sûr indirectement les actions de ceux-ci pour le développement économique, mais le choix par elles-mêmes des secteurs et des entreprises bénéficiaires de leurs concours pourrait être plus efficient et plus bénéfique en termes de rendement même s’il devait être plus coûteux en termes de provisions.

En ligne avec les exercices précédents, l’an 2021 a donc été globalement pour les banques de l’UEMOA une excellente période pour la croissance des activités et un millésime exceptionnel pour les résultats et les indicateurs de solidité. La nouvelle progression du poids relatif des principaux groupes et, au sein de ceux-ci, des réseaux dominés par des intérêts régionaux, est sans doute la mutation essentielle, et devrait s’accélérer en 2022 avec les changements en cours sur ce plan.

Sur deux points cependant, la période écoulée n’a pas connu de modification significative : celui d’une plus forte concentration et d’une diminution du nombre d’acteurs, celui d’un renforcement du rôle des banques dans le financement des économies. L’analyse du dynamisme en ce dernier domaine des banques réparties selon leur taille ne plaide toutefois pas en faveur des plus importantes qui sont moins actives en ce domaine. On peut dès lors se demander si, en l’état actuel de l’environnement réglementaire et des appareils économiques nationaux, une concentration plus forte résoudrait mieux la question du déficit de financement constaté ? « Small would it be beautiful today »?

Paul Derreumaux

Article publié le 05/01/2023

Les dernières mutations des banques subsahariennes ont peu développé jusqu’ici leur appétit pour le financement des infrastructures

Les dernières mutations des banques subsahariennes ont peu développé jusqu’ici leur appétit pour le financement des infrastructures

 

Depuis la fin des années 1980, les banques commerciales ont réalisé en Afrique subsaharienne d’impressionnantes mutations. Dans la période 2015/2020, ces transformations ont porté principalement sur trois plans.

Au plan capitalistique tout d’abord, le départ des intérêts extérieurs au continent s’est poursuivi. En zone francophone, les banques françaises ont accéléré leur repli. Après Indosuez puis le Crédit Lyonnais dans les années 2000, les Banques Populaires ont laissé leurs implantations en Afrique Centrale en 2018 et la BNP vient de céder trois filiales en Afrique de l’Ouest et négocie des sorties dans d’autres zones. Dans l’espace anglophone, la réorientation de Barclays a conduit au démembrement de sa puissante implantation africaine. Les participations étrangères ont été rachetées pour partie par des établissements marocains, qui prolongent leur expansion géographique, et pour partie par des banques subsahariennes. Ces dernières continuent également leur croissance exogène par de nouvelles implantations. Les groupes Coris Bank, BGFI et Atlantic Financial Group (AFG) sont les plus actifs en zone francophone ; quelques réseaux nigérians, tels celui de UBA ou d’Access Bank, kenyans, comme Equity Bank, ou sud-africains, telle Stanbic, mènent le mouvement en Afrique anglophone. Malgré la résistance d’acteurs comme la Société Générale française, les intérêts africains dominent donc de plus en plus le paysage.

Le durcissement réglementaire est le deuxième changement majeur. Il s’est d’abord longtemps    manifesté partout par des exigences régulièrement accrues pour le capital minimum des banques africaines, qui atteint souvent aujourd’hui des niveaux très élevés : 30 millions de USD en République Démocratique du Congo (RDC), environ 90 millions de USD au Ghana ; 190 millions de USD au Nigéria dès 2005 par exemple. Dans l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA), ce seuil, même s’il a été multiplié par10 en 10 ans et s’élève désormais à environ 15 millions d’EUR, reste donc encore à la traine. Mais la priorité est de plus en plus donnée à des ratios réglementaires contraignants, qui obligent les banques à ajuster immédiatement leurs fonds propres dans une relation directe avec l’augmentation de leurs risques de crédit ou opérationnels. En effet, reflétant en cela la réglementation internationale, le suivi du risque est devenu progressivement la ligne directrice du contrôle des activités bancaires par les organes de régulation. Dans l’UMOA, cette application de règles inspirées de celles de « Bale III » a été tardive, mais irréversible depuis 2018 et s’étale sur 5 ans. Malgré sa sévérité par rapport aux normes précédemment en vigueur, cette réforme semble d’ailleurs jusqu’ici assez bien supportée par la majorité des banques, ce qui montre leur capacité d’adaptation et leur bonne santé financière d’ensemble. Mais déjà, dans des pays économiquement plus matures comme le Maroc, s’installent les dispositions de « Bâle IV » qui s’étendront inévitablement ailleurs.

L’importance grandissante de la digitalisation est la troisième et plus récente mutation en cours. La plupart des banques ont pris un important retard en la matière, pénalisées par des systèmes informatiques mal conçus pour intégrer de tels changements, par les coûts importants liés à cette mutation et, peut-être, par une trop grande confiance dans leur supériorité. Les succès commerciaux impressionnants du « mobile banking », la concurrence frontale des banques sur le terrain des moyens de paiement engagée par les sociétés de télécommunications, avec la création d’Emetteurs de Monnaie Electronique (EME), et les changements des habitudes des clients, de plus en plus addictifs à internet et aux réseaux sociaux, contraignent maintenant les systèmes bancaires à adopter dans l’urgence ces nouveaux moyens de communication et de relations avec leur clientèle. Même si des groupes majeurs comme Ecobank, la Société Générale ou Equity Bank figurent parmi les mieux avancés, des banques encore isolées, telle l’ivoirienne Bridge Bank, sont aussi devenues opérationnelles en ce domaine en 2020 (1).

Ainsi plus africaines dans leurs actionnaires, plus solides dans leurs moyens d’action et leurs structures, plus performantes dans leurs outils commerciaux, les banques subsahariennes demeurent aussi en bonne santé financière. La croissance économique soutenue, au moins jusqu’en 2016, la densification des réseaux d’agences et l’accroissement des ressources collectées qu’elle favorise sont deux des éléments moteurs de ces bons résultats. Ces améliorations ont permis aux systèmes bancaires nationaux de mieux prendre en charge les attentes de financement de leurs pays. Mais ces progrès ont été inégaux selon les secteurs et les types de concours, et le financement des infrastructures est sans doute, avec celui des petites et moyennes entreprises, un des parents pauvres de l’évolution, malgré les besoins considérables en ce domaine souvent évalués à près de 100 milliards de USD/an pour le continent.

Ces besoins peuvent être regroupés en deux principales catégories « stricto sensu ». La première est celle des infrastructures qui dépendent directement ou indirectement de l’Etat et construisent le cadre dans lequel agissent les agents économiques : routes, ports, aéroports, télécommunications, énergie, …. Par leur rentabilité diffuse et souvent difficilement cernable – à l’exception notable des télécommunications mobiles -, par leur montant unitaire souvent considérable, ces investissements sont généralement assumés directement par les Etats ou des sociétés publiques, tant pour leur autofinancement que pour la mobilisation des prêts nécessaires. Toutefois, les banques commerciales sont progressivement associées aux montages utilisés, comme le montrent les trois exemples suivants. Les banques sont d’abord les principaux souscripteurs des titres obligataires émis par les Etats, qui constituent désormais un des instruments les plus courants de mobilisation de ressources locales utilisés par ceux-ci. Elles participent donc par ce biais aux investissements d’infrastructure réalisés au moins partiellement avec ces émissions de bons. Dans les pays francophones, venus plus récemment à ce système, les banques ont vite montré un appétit important pour ces obligations étatiques peu risquées et bien rémunérées, malgré les mesures prises à partir de 2017 par les Autorités monétaires pour limiter cette tendance. La propension des Etats à utiliser au profit de leurs dépenses courantes les ressources ainsi captées réduit cependant l’affectation réelle de celles-ci aux investissements d’infrastructure. Une modalité plus innovante est issue du financement par le Partenariat Public Privé (PPP), dans lequel les banques africaines peuvent s’associer à d’autres acteurs -banques étrangères, Partenaires Techniques et Financiers (PTF) – pour financer pour le compte d’un Etat des infrastructures de grande taille, gérés pour une période donnée par un opérateur expérimenté. Souvent cités, les PPP ont permis de concrétiser en effet certains projets, notamment dans les pays anglophones tel le gigantesque parc éolien du lac Turkana au Kenya avec le leadership de la sudafricaine Nedbank.  Dans les pays francophones, les réussites, plus rares et plus modestes, existent aussi comme le projet Albatros d’énergie solaire au Mali. Toutefois, ces exemples tiennent une place encore limitée. La santé financière souvent fragile des entreprises publiques concernées par ces infrastructures, les incertitudes sur les modalités de remboursement par les Etats ou par les paiements des usagers expliquent entre autres cette faible présence. Sur ce dernier point, la diminution d’échelle induite par les nouvelles technologies, notamment pour certaines ressources énergétiques, pourraient améliorer la donne. On pourrait enfin citer d’autres modalités prometteuses, comme celles de la BOAD (2) qui associe certaines banques locales à des prêts qu’elle accorde à des entreprises de travaux publics pour la construction de routes.

La seconde catégorie est celle des investissements en matière de logements. L’Afrique subsaharienne souffre d’un déficit considérable et en accroissement régulier d’habitations décentes sous l’impact de la forte pression démographique et de la poussée de l’urbanisation. Les investissements dans ce secteur, et surtout dans le logement social et économique, ont en effet longtemps souffert de nombreux handicaps : distorsions entre les coûts de viabilisation et de construction, d’une part, et les ressources financières des ménages concernés, d’autre part ; difficultés pour beaucoup d’Etats de prendre en charge les viabilisations de terrains et/ou les subventions aux programmes de constructions ; fiabilité insuffisante de nombreux promoteurs ; disparition progressive des banques étatiques spécialisées ; manque de ressources longues des banques commerciales pour des prêts acquéreurs ; ratios prudentiels très contraignants. Ces trois derniers points expliquent que les systèmes bancaires n’aient pu faire de ce créneau une composante importante de leur portefeuille, à la différence par exemple du Maroc où le financement du logement a été dans les années 1990 une des causes notables de l’essor magistral des grands établissements marocains avec l’appui des Autorités politiques et monétaires. Les blocages inhérents aux institutions bancaires se sont peu à peu desserrés depuis le début des années 2010. Grâce à la forte croissance des ressources collectées et aux efforts commerciaux et organisationnels des banques, la durée moyenne des dépôts s’est notablement allongée, facilitant l’octroi des crédits immobiliers à long terme. Dans certaines zones monétaires, des contraintes réglementaires ont été assouplies : ainsi, dans l’UEMOA, le ratio de transformation a été abaissé en 2015 à 50%, contre 75% auparavant, et le secteur immobilier est favorisé en termes d’exigences de fonds propres pour les banques dans les mutations introduites en 2018 par la réforme dite de « Bâle II/III ». Dans cette même Union, suivant en cela d’autres pays du continent, une Caisse Régionale de Refinancement Hypothécaire (CRRH) offre depuis 2010 des possibilités de refinancement à long terme pour les concours à l’habitat, soit par des ressources drainées sur le marché régional, soit plus récemment par des concours à conditions concessionnelles obtenues de certains PTF. Malgré cet environnement plus positif, les crédits acquéreurs ne progressent encore que modérément. La gestion foncière souvent médiocre des Etats, la faiblesse des revenus moyens des particuliers, les taux d’intérêts encore trop hauts, freinent en effet l’évolution souhaitée. Celle-ci, pour être stimulée, aura besoin d’idées nouvelles. En la matière, le succès en 2019 de l’emprunt obligataire de 20 milliards de FCFA par la Banque de l’Habitat du Sénégal (BHS) placé auprès de la diaspora du pays, pour de nouveaux programmes promus par cette banque, est une première subsaharienne et ouvre des perspectives encourageantes.

Malgré de meilleurs atouts, les banques subsahariennes se sont donc pour l’instant peu tournées vers le financement des infrastructures. Pour amplifier les améliorations constatées, il sera indispensable que les autres acteurs concernés contribuent activement à améliorer l’environnement de ces investissements. Sous ces conditions, une hausse moyenne des actifs bancaires à hauteur de 1% du PIB du continent, qui génèrerait quelque 10 milliards de USD de crédits à moyen et long terme, pourrait voir une part significative de ceux-ci orientée vers les infrastructures.

  • 1. D’autres évolutions attendues (Revue Banque mai 2013 : La banque saharienne du futur : quelques mariages, beaucoup d’innovations) n’ont pas pleinement prospéré
  • 2. Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD)

 

Article paru dans le mensuel Banque & Stratégie publié par le Groupe Revue Banque.

Retrouvez l’article dans le numéro 395 d’octobre 2020 « Financement des infrastructures en Afrique »  http://www.revue-banque.fr/banque-strategie/numero-395

Paul Derreumaux

 

Banques kenyanes : des leçons pour l’Afrique subsaharienne ?

Banques kenyanes : des leçons pour l’Afrique subsaharienne ?

 

Malgré quelques récents avatars, le Kenya reste une des références pour les systèmes bancaires africains. Les réponses données aux secousses subies sont-elles cependant les plus adéquates ?

La société kenyane de bourse Kestrel Finances vient de publier une analyse des principales banques cotées sur la place de Nairobi après la fermeture inattendue de trois établissements en 2015/2016. Au moins quatre facteurs concomitants ont été décisifs pour déclencher cette crise Le premier tient à l’environnement économique et monétaire, et notamment la forte hausse des taux d’intérêt qui a prévalu pendant une bonne partie de 2015 : elle a perturbé la gestion de nombreux établissements, et notamment des plus petits, tant pour son impact sur le coût des dépôts que sur celui des opérations interbancaires vitales en ce pays pour la plupart des banques. Un autre provient paradoxalement de la densité et de la diversité du système bancaire national, fort de 44 banques commerciales en 2015. Le secteur est aussi soigneusement classifié entre trois groupes de banques : les plus puissantes, celles de moyenne importance et les plus petites, respectivement dénommées Tier 1, Tier 2 et Tier 3. Ces dernières sont pour l’essentiel des banques familiales, notamment à capitaux kenyans mais aussi indiens, apparues en nombre croissant depuis l’ouverture du secteur, et travaillent pour des « niches » de clientèle dans une concurrence  particulièrement rude. En face, les quelque Tier 1 restent ultra-dominantes : les 5 premières d’entre elles représentent toujours plus de 50% du marché et ont aussi la rentabilité la plus régulière et souvent la meilleure. Malgré la grande diversité d’acteurs, le secteur est donc aussi très concentré et inégalitaire. Les fraudes, la voracité et/ou la non-transparence au sein de trois entités ont constitué un troisième facteur : elles ont entrainé leur illiquidité  et un mouvement de fuite généralisée des dépôts des banques Tier 2 et Tier 3, au profit des Tier 1 considérées plus sûres : la crise a mécaniquement renforcé la concentration du système. Le dernier facteur parait provenir des lacunes du système de contrôle de la Banque Centrale du Kenya (CBK) : celles-ci ont empêché d’exploiter correctement le dispositif réglementaire contraignant de la loi bancaire kenyane, qui dispose d’une batterie remarquable de ratios prudentiels, normalement susceptibles de prévenir toute difficulté.

Cette convergence de causes menaçait de conduire à une crise systémique semblable à celle de 1998 durant laquelle près de 30 établissements financiers ont été brutalement fermés. Sous l’autorité de son nouveau Gouverneur, la CBK a donc mené de front plusieurs actions. Elle a décidé très vite la fermeture des trois établissements menacés de faillite. Elle s’est appuyée sur les principales banques -Kenya Commercial Bank (KCB) en particulier- pour gérer la question épineuse de la liquidité des dépôts des banques arrêtées, afin d’éviter la généralisation d’une panique qui aurait pu être fatale à d’autres entités. Elle a rapidement mis en place un nouveau dispositif de liquidité interbancaire, en y engageant sa responsabilité, pour relancer les concours à court terme indispensables au fonctionnement quotidien de l’ensemble du système et éviter l’asphyxie des petits établissements. Elle a vite mis en faillite la Dubai Bank et Imperial Bank et a imposé une courte période transitoire avant que la Chase Bank retrouve une activité normale, éventuellement avec des actionnaires plus puissants. Elle a prévu des amendes pécuniaires encore plus lourdes pour les infractions à la loi bancaire. Elle a donc fait preuve à la fois de fermeté mais aussi d’imagination. Ces réactions musclées n’ont toutefois pas stoppé divers dommages collatéraux pour le système bancaire dont la principale manifestation a été le fort recul des capitalisations des banques cotées : les multiples par rapport à l’actif net sont revenus en moyenne aux environs de 1,5 (contre près de 3 dans la période la plus favorable des années 2005/2009), voire à 1,2 seulement pour la KCB, première banque du pays.

Alors que la crise semble apaisée, l’heure est aujourd’hui aux mesures de moyen et long terme susceptibles d’empêcher, ou de rendre plus rares, de telles situations. L’amélioration de la situation économique et monétaire est la première des conditions exigées et apparait en cours de réalisation. La croissance s’est consolidée et la hausse du Produit Intérieur Brut (PIB) devrait frôler les 6% en 2016, apportant une embellie avant les élections de fin 2017. Les taux de change se sont calmés et les taux d’intérêt ont baissé, réduisant la volatilité des dépôts et redressant la rentabilité des banques.

Surtout, la CBK semble décidée à mettre en œuvre à marche forcée une augmentation massive du capital social des banques kenyanes. Celui-ci devrait passer en 3 étapes de 1 milliard de Shillings kenyans (KES) actuellement à 5 milliards de KES fin 2019, soit d’environ 9 à 45 millions d’EUR. C’est une contrainte légère pour les Tier 1, et même au-delà, puisque 18 banques atteignaient déjà ce seuil  fin 2015. C’est en revanche fort ambitieux pour la bonne dizaine de banques dont le capital social est encore éloigné des 2 milliards de KES. Des absorptions et fusions sont donc attendues, mais les égos développés des dirigeants les rendront peut-être délicates à se concrétiser comme ce fut le cas lorsque le capital passa avant 2010 de 250 millions à 1 milliard de KES et que le nombre de banques resta finalement inchangé. Même si le souhait est de ramener l’effectif des établissements entre 25 et 30, la CBK n’envisage pas pour l’instant d’imposer des regroupements et laisse l’initiative aux actionnaires. Elle a toutefois retenu de ne plus accorder pour l’instant de nouvelles licences bancaires. Avec ces dispositions, la CBK compte concentrer ses forces de contrôle sur un nombre plus restreint d’établissements, qui seraient d’ailleurs eux-mêmes mieux gérés, comme le montre l’exemple des banques Tier 1 actuelles.

Ces mesures seront-elles suffisantes ? On peut en douter au vu de l’histoire bancaire du pays. La CBK est en effet sans doute un modèle pour sa capacité de prise de décision par rapport aux innovations de la profession, telles le « banking agency » et le « mobile banking », pour lesquelles le Kenya a été pionnier et qui sont maintenant copiées en beaucoup d’endroits du continent. Elle est aussi capable d’actions énergiques vis-à-vis d’établissements défaillants comme elle l’a souvent montré. En revanche, la mauvaise qualité des contrôles de la CBK, à la réputation parfois contestée, a été indexée comme un élément déterminant du déclenchement de crises graves, à l’image de celles de 1980 ou 1998. Dans ces cas, ce fonctionnement a paralysé l’effet protecteur que constituaient les règles prudentielles en place. Il faudra donc un nouvel état d’esprit et une forte impulsion des organes dirigeants pour que les choses changent définitivement

Quoi qu’il en soit, les solutions optimales sont difficiles à trouver comme l’indiquent les deux exemples suivants.

L’accroissement du capital minimum des banques est une tendance lourde de la stratégie des banques centrales du continent. Ce mouvement est conforme aux orientations internationales, qui restreignent les facilités d’accès à la profession. Il est souvent accompagné d’exigences particulières sur l’identité des principaux actionnaires, qui doivent être eux-mêmes des banques, ce qui tend à rendre la profession endogamique.  Les nouveaux seuils atteignent d’ailleurs parfois des niveaux très élevés comme au Nigéria, où il est désormais d’environ 200 millions de dollars US, très au-delà des montants demandés dans les pays avancés. Dans la plupart des pays, ces barrières à l’entrée ne sont toutefois pas suffisantes pour éliminer tous ceux qui cherchent un agrément afin d’exercer une activité sans véritable valeur ajoutée ou qui apportent de nouveaux risques spéculatifs, comme l’ont prouvé divers exemples. Ils empêchent en revanche, les « Fintech » de pénétrer le marché et d’y introduire des produits capables d’accélérer à grande échelle la bancarisation des populations, qui doit être une priorité. Cet accroissement est donc nécessaire, mais non suffisant.

Il en est de même pour le durcissement des  conditions de fonctionnement de l’activité bancaire. Les services de contrôle et d’audit prennent une place croissante et cette évolution n’est pas terminée si on en juge par les transformations en cours dans l’Union Européenne. Encore des pans entiers sont-ils encore quasiment vierges, telles les procédures obligatoires en cas de faillite d’une banque ou la supervision des groupes transfrontaliers : ces questions sont pourtant de plus en plus essentielles au fur et  mesure que le nombre et la taille des banques grossissent ainsi que le nombre de leurs clients. Si l’analyse du risque s’avère capitale, son omniprésence incite peu aux innovations qui sont cependant elles aussi décisives pour le futur. A l’exception notable du Kenya, les grands groupes bancaires africains sont ainsi restés au second plan dans la révolution en cours des moyens de paiement, où les leaders du changement sont les puissantes sociétés de télécommunications. Celles-ci commencent d’ailleurs à passer du stade de partenaires des banques à celui de concurrents institutionnels, à l’Est comme à l’Ouest de l’Afrique.

Réglementer au mieux, pour relever les standards et éviter les crises, mais ne pas paralyser les initiatives, de façon à favoriser la contribution des systèmes financiers au développement économique. Tel est l’équilibre délicat à chercher. Le Kenya a penché cette semaine du côté de la réglementation en votant une loi qui plafonne les taux des crédits et impose une rémunération minimale des dépôts. L’avenir dira rapidement si ce choix calme les tensions ou les envenime. Décidément, la construction des systèmes financiers africains n’est pas encore un long fleuve tranquille.

Paul Derreumaux

Banques Africaines : pas grand-chose à craindre du « Brexit » !

Banques Africaines : pas grand-chose à craindre du « Brexit » !

 

Le « Brexit » est-il une menace directe pour les banques africaines ? Un évènement apparemment aussi majeur appelle évidemment cette question. En particulier, le poids du pays au sein de l’Europe et ses liens économiques et politiques étroits avec une bonne partie des nations africaines provoquent de légitimes inquiétudes. Trois raisons principales conduisent cependant à une réponse plutôt négative à la question posée.

D’abord, le contour exact de ce « Brexit » n’est pas encore défini et pourrait se réduire comme « peau de chagrin ». Une fois le geste décisif accompli, les britanniques sont tombés dans la sidération face à leur audace et semblent chercher tous les moyens pour en réduire les conséquences. Si, malgré tout, la rupture prend forme, le Royaume Uni tentera de préserver tous les atouts dont il disposait et qui n’étaient pas directement liés à sa présence dans l’Union Européenne (UE). C’est particulièrement vrai pour la City, un des joyaux économiques du pays. Pour ce qui la concerne, sa puissance actuelle et la qualité de son dispositif devraient lui permettre de rester une plaque tournante majeure des flux financiers mondiaux, et notamment extra-européens. Ceux-qui attendent son rapide effritement pourraient en être pour leurs frais. De plus, l’Etat est sans doute prêt à d’importants sacrifices pour maintenir l’attractivité du pays comme le montre l’annonce d’une forte baisse possible de l’impôt sur les sociétés. Les grands groupes bancaires africains – surtout sud-africains et nigérians – présents à Londres resteront donc sans doute fidèles à la City et en retireront des services inchangés et adaptés à leurs besoins. Tout au plus pourraient-ils chercher dans le futur sur une autre place européenne, si besoin est, comment diversifier le dénouement de leurs opérations avec le vieux continent.

En second lieu, les relations entre banques sont régies davantage par les règles bancaires internationales que par l’appartenance ou non à un ensemble géographique et il n’est pas possible de s’en extraire comme la Grande-Bretagne vient de le faire de l’UE. Les banques anglaises n’auront donc pas plus de réticence qu’auparavant à traiter les opérations des banques africaines si les ratios prudentiels de celles-ci comme les indices de croissance de leurs pays respectifs continuent à s’améliorer. Au contraire, la recherche probable de nouvelles opérations pour compenser celles qui leur échapperaient désormais avec l’Europe pourrait les amener à se tourner davantage vers les meilleures banques subsahariennes ou vers les opérations africaines, dès lors que ces activités sont confortables aves leurs contraintes réglementaires. En la matière, la banque Centrale d’Angleterre a déjà indiqué sa disponibilité à apporter aux banques les ressources de refinancement qui pourraient leur manquer à l’avenir. En retour, les banques africaines, surtout anglophones, continueront à saisir au maximum toutes les perspectives offertes par la place de Londres pour soutenir leur croissance. On peut par ailleurs se demander si le « Brexit » amènera Barclays Bank à annuler ou à suspendre la réalisation intégrale de son projet de vente de son réseau africain, l’un des plus grands et des plus performants du continent. Le maintien de celui-ci, au lieu de son possible dépeçage, pourrait rendre un bon service à l’Afrique.

Enfin, l’Angleterre mène de longue date une politique active de financement du développement grâce à des institutions de grande taille  et expérimentées. Cette tradition lui a donné une place notable dans les instances analogues de l’UE sans que disparaissent toutefois des structures de premier plan comme la Commonwealth Development Corporation (CDC). Celle-ci est spécialement active en Afrique et dans le secteur financier. La position à venir de la Grande Bretagne, extérieure à l’UE, l’amènera sans doute à accroitre encore les actions de la CDC et les opérations de celle-ci aux banques subsahariennes. Elle y sera poussée à la fois par les liens historiques du pays avec le continent et son savoir-faire dans cet espace géographique, mais aussi par son souci de profiter au maximum des opportunités offertes par une zone où la croissance résiste. Ce rééquilibre pourrait s’exercer de même pour les banques africaines, le partenariat et l’appui dont elles peuvent bénéficier déplaçant seulement en partie son origine à l’extérieur de l’UE.

Le « Brexit » devrait donc rester avant tout, vu des établissements bancaires subsahariens, une affaire intra-européenne. L’évènement ne modifie en effet en rien, ni les contraintes et les préoccupations des composantes du système bancaire mondial, ni le rôle clé que le renforcement des systèmes bancaires nationaux joue dans le développement de l’Afrique  sur lequel le monde « développé » compte désormais beaucoup.  

Paul Derreumaux

juillet 2016

Banques subsahariennes : premier avertissement…

Banques subsahariennes : premier avertissement…

Une fois n’est pas coutume. C’est par de mauvaises nouvelles que les banques subsahariennes se sont plutôt jusqu’ici illustrées en 2016. Certes, leur forte croissance depuis plus de vingt ans, leurs larges bénéfices, l’accroissement rapide du nombre d’acteurs, la modernisation constante du secteur restent d’actualité. Mais les évènements ont montré que, à côté des aléas de la croissance économique et des coups de boutoir des concurrents, d’autres risques menacent et mettent en évidence des zones d’ombre parfois inquiétantes.

En République Démocratique du Congo (RDC), la Banque Internationale pour l’Afrique Centrale (BIAC), 4ème banque du pays, au large réseau d’agences, est en situation de crise depuis février 2016. Les dirigeants plaident un manque de liquidités provoqué par l’arrêt brutal d’une ligne permanente de refinancement de la Banque Centrale, alors que l’Etat lui-même reste grand débiteur de la BIAC. De leur côté, les Autorités reprochent des erreurs de gestion au management, et le refus de l’actionnaire unique de recapitaliser l’institution à hauteur de la croissance qu’elle a connue. Dans ce pays aux structures économiques et financières encore fragiles, les interférences politiques ont pu exacerber la crise observée et rendre difficile une intervention efficace de la Banque Centrale : celle-ci a d’ailleurs adopté des positions fluctuantes et parfois discutables pour juguler la crise. Quatre mois après le début de ses difficultés, la BIAC semble encore dans l’œil du cyclone malgré le changement de Direction Générale  et la remise en place de lignes de facilités au profit de l’institution. Les défaillances simultanées des actionnaires, de l’Etat et de la Banque Centrale ont donc convergé pour mettre en risque de faillite une des premières banques du pays – les structures à capitaux familiaux comme la BIAC représentent encore environ 50% du total des bilans des banques de RDC-, compromettre des années d’effort de remise en ordre et effriter une confiance encore modeste des populations envers leurs institutions bancaires.

L’accident de Kinshasa ne surprend pas fondamentalement en raison de la jeunesse et de la fragilité d’un système bancaire encore en reconstruction. Des évènements de même nature se déroulent cependant en 2015 et 2016 dans un pays réputé beaucoup plus solide : le Kenya. En neuf mois, trois banques ont été successivement fermées par les Autorités pour leur incapacité à respecter la réglementation en vigueur : Dubaï Bank, Impérial Bank et Chase Bank. Dans cette nation connue par la puissance et la technicité de son système bancaire, la brutalité et la succession rapprochée de ces défaillances surprennent. Certes, le Kenya a traversé à nouveau de fortes perturbations monétaires en 2015, qui ont entrainé une crise généralisée de liquidités dans le système bancaire au second semestre. Les ratios prudentiels très contraignants du pays devaient permettre une traversée sans encombre excessive de ces turbulences, mais plusieurs établissements ont  rencontré sur la période diverses difficultés internes qui ont imposé l’arrêt de leurs activités. Dubai Bank, la première touchée dès août 2015, était la plus petite des 43 banques kenyanes : elle s’est trouvée rapidement en crise de liquidités et de fonds propres face au brusque resserrement des prêts interbancaires. En l’absence d’actionnaires suffisamment crédibles, sa fermeture a été ordonnée par la Banque Centrale du Kenya (CBK). Pour l’Imperial Bank, des fraudes massives de l’équipe dirigeante sur une longue période ont été mises au jour en octobre 2015. La banque, de moyenne importance -19ème dans le classement par total de bilan-, a donc été placée sans délai et jusqu’à fin mars 2016 sous l’administration provisoire de la Kenya Deposit Insurance Corporation (KDIC) chargée de la protection des dépôts du système bancaire. Grâce à la KDIC, deux des plus importants établissements kenyans ont été chargés d’assurer un retour à la liquidité des dépôts les plus modestes à compter de décembre dernier. Le remboursement des clients créditeurs plus importants et la remise en marche de la banque sont en revanche encore en attente et le délai initial de fin mars a été reporté de trois mois. Ces évènements et le caractère frauduleux de la faillite d’Imperial Bank, survenu en dépit du contrôle rapproché de la CBK, ont provoqué une méfiance croissante vis-à-vis des banques moyennes et des transferts notables de ressources vers les « majors » de la profession. Les difficultés rencontrées par une troisième banque kenyane, la Chase Bank, traduisent partiellement l’effet direct de cette « transhumance » des ressources. En très forte croissance depuis quelques années, audacieuse dans ses prises de risques, partiellement appuyée sur un actionnariat international de premier plan, Chase Bank est en 2015 une des étoiles montantes du panorama bancaire kenyan. Elle subit pourtant, comme toutes ses consoeurs de la catégorie des « Tier II », de lourdes ponctions de trésorerie fin 2015 et début 2016. Les doutes portés sur certaines opérations des dirigeants et la propagation extrêmement rapide de ces rumeurs viennent ajouter un facteur de méfiance supplémentaire et un nouvel important repli des dépôts. Echaudée par les précédents des deux autres banques, la BCK prend en urgence la décision d’arrêt des activités de Chase Bank et la place sous administration provisoire de la KDIC. Elle engage cette fois immédiatement les négociations pour le redémarrage de l’établissement et celui-ci rouvre ses portes le 27 avril sous la gestion de la Kenya Commercial Bank (KCB), première banque du pays. Le risque était grand en effet de voir s’accentuer une fuite des dépôts qui aurait pu fragiliser d’autres banques, perturber la distribution du crédit et développer un impact négatif sur les variables macroéconomiques.

Les exemples congolais et kenyan rappellent, toutes proportions gardées, les jours sombres de la décennie 1980, où fermetures et défaillances des banques africaines ont pris un tour systémique. Ils nous font craindre surtout que de telles mésaventures  menacent d’autres régions, telle la zone francophone. Même si les environnements de la RDC et du Kenya sont fort distincts, ces accidents ont en effet des causes communes.

La première réside dans les spécificités d’un environnement financier africain encore caractérisé par une forte préférence des individus et des nombreuses sociétés informelles pour la monnaie fiduciaire, d’une part, et par une multiplication récente des établissements bancaires dans chaque pays, d’autre part. Le premier élément explique que la plupart des déposants soient prompts à retirer leur argent des comptes bancaires et à fonctionner en « cash ». Le second atténue la traditionnelle inertie des clients africains face à des crises bancaires, dont ils ont souvent été victimes dans le passé et qui leur ont parfois fait perdre une part importante de leur épargne. Cet élément prend une force particulière dans un pays comme le Kenya, où une culture bancaire sophistiquée s’est généralisée, où la clientèle a de nombreux choix possibles qu’elle peut et sait comparer et où les nouvelles se diffusent et enflent avec la force des nouveaux moyens de communication. En la matière, le cas de la Chase Bank pourrait préfigurer des crises futures.

Le deuxième facteur est lié aux banques elles-mêmes. Beaucoup des établissements les plus dynamiques, poussés par leurs actionnaires, privilégient la profitabilité à court terme. La vivacité de la concurrence entre acteurs, la volonté de gagner des places sur chaque marché amènent à prendre des risques de plus en plus élevés. En matière de crédits par exemple, les ratios Dépôts/Crédits progressent partout, allant souvent à des niveaux jamais atteints. Ceux-ci restent certes éloignés des valeurs observées en Europe, mais les banques subsahariennes travaillent la plupart du temps en dehors des refinancements de leurs Banques Centrales. Synonyme d’une plus grande liberté d’action, cette situation porte aussi en elle le germe de risques potentiels élevés en cas de contraction de la liquidité ou de détérioration des portefeuilles qui rendraient brutalement les banques dépendantes de leurs Autorités de contrôle ou d’autres prêteurs. De plus, les crédits accordés restent insuffisamment orientés vers le financement des investissements productifs : les banques contribuent donc encore peu à la diversification et à l’approfondissement des appareils économiques, condition sine qua non de leur propre renforcement à moyen terme. Enfin, le grand appétit pour les dividendes, de façon à rentabiliser les lourds investissements et répondre aux souhaits des actionnaires des maisons mères, ralentissent parfois la progression des fonds propres pourtant indispensable.

La troisième cause provient des Autorités de régulation et de contrôle elles-mêmes. Comme partout dans le monde, les législations bancaires nationales ont connu en Afrique d’importants durcissements  progressifs depuis une trentaine d’années. Les nouveaux dispositifs s’avèrent pourtant encore insuffisamment solides par comparaison aux croissances et transformations impressionnantes des banques subsahariennes sur la même période, et à la multiplication des nouveaux risques qui les a accompagnées. C’est le cas de la BIAC, petit établissement devenu en vingt ans une grande banque à réseau. C’est le cas des banques kenyanes où les initiatives pullulent en termes de nouveaux produits dans un milieu exceptionnellement concurrentiel et sophistiqué, avec des garde-fous règlementaires parfois complexes à expérimenter. En outre, l’arsenal réglementaire s’était jusqu’ici peu penché sur les scénarii de faillite de banques, hypothèse sans doute considérée comme théorique à court terme dans un univers bancaire en pleine expansion. Alors que la Banque Centrale Européenne concentre par exemple une bonne part de ses réflexions sur les cas possibles de « résolution » de crise, les Autorités monétaires subsahariennes affrontent ces difficultés au coup par coup. En l’absence de stratégie globale, la gestion de ces situations peut donner lieu à des appréciations instables susceptibles de générer de nouvelles  difficultés.

La zone CFA a échappé à ces tensions dans la période récente. Son système bancaire tout autant que son arsenal prudentiel recèlent pourtant des faiblesses sans doute aussi grandes qu’au Kenya. Elle doit donc profiter de cet avertissement pour s’armer davantage et écarter autant que possible les dangers de toutes sortes, toujours présents.

Paul Derreumaux

Article publié le 29/06/2016

Quelques grands challenges des banques subsahariennes pour la décennie à venir

Quelques grands challenges des banques subsahariennes pour la décennie à venir

Malgré deux décennies de « success story », les systèmes bancaires africains sont loin d’avoir atteint une phase de sérénité. Leur fort développement, la vive concurrence en leur sein, les ambitions croissantes qui les animent et les modifications des contextes économiques nationaux et internationaux leur posent au contraire de nouveaux défis. Ceux-ci semblent pouvoir être regroupés en au moins quatre principales catégories : la bancarisation des ménages et des petites entreprises ; un financement plus intense de l’économie ; la maîtrise de risques qui se multiplient ; la croissance des intérêts locaux au sein des « tours de table ».

Le renforcement continu des taux de bancarisation dans tous les pays va rester pour la décennie à venir un objectif prioritaire. Malgré les avancées observées avec les transformations successives des systèmes bancaires, l’accès des populations aux banques demeure très en retard par rapport aux autres parties du monde, et disparate entre les régions du continent. Hors l’Afrique du Sud et l’Afrique du Nord, les marges de progrès restent immenses tandis que la rapidité de l’accroissement démographique durcit encore ce challenge d’une meilleure bancarisation. L’Afrique francophone, où ces taux de pénétration culminent aujourd’hui aux environs de 15%, ferme d’ailleurs la marche dans l’évolution en cours. Trois facteurs devraient toutefois accélérer l’évolution.

En premier lieu, l’implantation de larges réseaux d’agences et la diversification des produits offerts demeurent deux composantes majeures de la stratégie de toutes les banques africaines, qu’elles soient ou non filiales de groupes internationaux. Ces politiques ont en effet un rôle clé dans la collecte de ressources peu coûteuses : en visant ce but, les banques contribuent aussi à amener vers elles un public de particuliers et d’entreprises informelles, jusqu’alors exclu des systèmes financiers modernes. A côté de ces instruments classiques, des innovations surgissent pour multiplier les canaux d’accès aux systèmes bancaires. Le plus connu est bien sûr le « mobile banking ». Né en 2008 au Kenya sous l’impulsion de la principale société locale de télécommunications, ce système y a connu un succès phénoménal, est en train de conquérir l’Afrique de l’Ouest et parait appelé à s’étendre sur toute l’Afrique. Alliant simplicité, faible coût et larges possibilités d’application, cette monnaie électronique prend logiquement une place croissante dans la gamme des moyens de paiement et permet un bond en avant de la bancarisation. Mais d’autres outils apparaissent. En Afrique anglophone, les « agency banking » conduisent à une délégation par les banques de leurs fonctions de base à des intermédiaires non banquiers qui travaillent sous leur responsabilité mais gagnent en souplesse, efficacité et coût. Un peu partout, les cartes prépayées offrent leur service à des détenteurs qui n’ont pas nécessairement de compte bancaire. La généralisation des informations sur les comptes et des possibilités d’opérations bancaires par internet développe aussi l’attractivité des banques. Enfin, en troisième lieu, la hausse rapide de l’urbanisation favorise la bancarisation, plus aisée dans les villes que dans les campagnes. Innovations techniques et concurrence entre institutions se combinent donc favorablement. Au rythme actuel, un taux moyen de pénétration de 50% à l’échéance de 2025 peut être escompté. Il est probable en revanche que des entreprises étrangères au monde bancaire seront alors devenues de véritables acteurs financiers, au moins dans le domaine des moyens de paiement, à l’image de ce que commencent à obtenir les sociétés de télécommunications.

Un deuxième objectif majeur est celui d’un financement plus intense des économies. Hormis en Afrique du Sud et à Maurice, et à un moindre degré en Afrique du Nord, le ratio des actifs financiers au Produit Intérieur Brut (PIB) reste modeste – souvent inférieur à 30% – et encore très éloigné de ceux observés par exemple en Asie et en Amérique du Sud. Deux principaux leviers permettront d’améliorer cette situation. Le premier va résulter de l’élargissement des secteurs de financements directement pris en charge par les banques. Celui de l’habitat est déjà largement en cours. En une dizaine d’années, les systèmes bancaires ont complètement changé leur position vis-à-vis de ce créneau, désormais jugé bancable et utile au développement. L’allongement important de la durée des crédits – les financements à 15 ans sont désormais monnaie courante- en donne la preuve. Il reste à réduire maintenant encore sensiblement les coûts de ces emprunts pour que ceux-ci connaissent l’essor rencontré dans des pays comme le Maroc. Le financement des Petites et Moyennes Entreprises (PME) est un challenge plus difficile. Il connait toutefois des progrès à travers les crédits structurés, mieux adaptés, l’affacturage, les cofinancements avec des partenaires financiers internationaux. Ces évolutions témoignent que les banques commerciales sont désormais véritablement généralistes et que l’utilité des banques spécialisées est contestable. Elles confirment également que les efforts des systèmes bancaires seront d’autant plus efficaces qu’ils auront l’appui de stratégies économiques pertinentes des Etats et d’une plus grande souplesse des institutions internationales.

Le second levier en matière de financement est celui d’une diversification plus poussée des systèmes financiers africains. Si les banques ont déjà fait au moins partiellement leur révolution, des transformations restent attendues des autres composantes de ces systèmes. C’est le cas des assurances dont le poids économique est encore très réduit, hormis en Afrique de Sud. Beaucoup d’ingrédients sont toutefois réunis pour une consolidation de ce secteur à bref délai: l’émergence de groupes régionaux plus solides, l’intérêt des grandes compagnies étrangères, la force de la croissance économique africaine et l’augmentation des revenus qui l’accompagne, le mouvement d’urbanisation. De même, les marchés financiers sont appelés à monter en puissance dans la prochaine décennie. Ils sont en effet nombreux mais, avec la notable exception de l’Afrique du Sud, de petite taille et caractérisés par un faible achalandage de titres, une médiocre liquidité et une modeste diversification. Le renforcement du rôle des bourses africaines passe donc nécessairement par une multiplication des titres cotés – actions comme obligations, notamment privées- et, en conséquence, par un meilleur appui des pouvoirs publics à cet instrument, permettant une modification du comportement des entreprises vis-à-vis de ces marchés. Le rôle croissant des fonds d’investissement en Afrique appelle d’ailleurs inévitablement à une croissance future des marchés financiers, pour faciliter les opérations de sortie de ces fonds. Enfin  la micro-finance devrait aussi continuer à progresser : les besoins qu’elle satisfait croissent avec la forte augmentation des populations, le renforcement de l’entrepreneuriat individuel et la difficulté des banques d’élargir leur champ d’action au rythme souhaité par la demande. Pour tous ces secteurs, les systèmes bancaires peuvent jouer un rôle moteur : les réseaux d’agences sont un canal idéal pour la diffusion des produits d’assurance ; les banques sont des acteurs majeurs des marchés financiers ; enfin, elles complètent en de nombreux aspects les institutions de micro-finance.

Le troisième défi principal est celui d’une meilleure maîtrise des risques encourus. Inévitable avec l’accroissement du nombre des opérations et leur diversification, la prolifération des risques va faire l’objet d’une chasse toujours plus intense, en raison du souci des Autorités d’améliorer la qualité des établissements et de la volonté des banques elle-même de rehausser leur rentabilité. Cette politique visera d’abord les risques de crédits : la part des crédits en souffrance dans les portefeuilles des banques reste fort élevée –plus de 15% en moyenne pour les montants bruts-, ce qui contrecarre notamment les actions de baisse des taux d’intérêt que tous les acteurs économiques souhaitent. Dans tous les grands groupes africains qui se sont constitués, de vastes programmes sont en cours pour renforcer les procédures et la formation des équipes concernées. Ce mouvement devrait se poursuivre car il conditionne la montée en puissance des portefeuilles de crédits, notamment en direction des petites entreprises. Les risques opérationnels sont aussi de plus en plus présents, à la fois en raison des nouveaux métiers auxquels s’attellent désormais les établissements – monétique, bourse, crédits structurés, – et de la sophistication des fraudes correspondantes favorisées par l’évolution rapide des techniques. Dans cette lutte perpétuelle « du gendarme et du voleur », les institutions bancaires doivent veiller à réagir promptement à toute faille décelée. Les exigences accrues de la « compliance » en matière de collecte d’informations sur la clientèle et sur les opérations traitées constituent un enjeu supplémentaire, exigeant des banques africaines une prompte adaptation à ce nouvel environnement sous peine de se voir écartées de nombre de transactions et de partenaires. Les progrès qui seront réalisés dans la gestion de ces divers risques à une échéance de cinq ans seront un signe tangible de la capacité des systèmes bancaires  à se hisser en termes de fonctionnement au niveau des standards internationaux après cette période de croissance remarquable.

Un dernier challenge pourrait consister, surtout en Afrique de l’Ouest francophone, à redonner aux capitaux privés régionaux la place qu’ils avaient acquise avant 2010 au « tour de table » des institutions de la zone et qu’ils ont reperdue depuis. Si les évolutions capitalistiques les plus récentes ont en effet renforcé la puissance des groupes régionaux constitués à partir des années 1990, elles ont fortement réduit leur ancrage local qui comporte aussi de nombreux avantages. Certaines données rendent la période à venir propice à un retournement de situation: augmentation du capital minimum des banques, mise en place de fonds d’investissements régionaux, bonne santé du marché financier de la zone, existence d’une importante épargne mobilisable. L’apparition de nouveaux « champions régionaux » serait alors possible. Elle stimulerait une concurrence, toujours profitable à la clientèle, en y insérant une meilleure prise en compte des contraintes locales.

Même si ces défis sont de taille, l’histoire récente des banques africaines nous montre que celles-ci peuvent les affronter avec réussite. L’attractivité du secteur sur les capitaux étrangers illustre d’ailleurs la confiance dont il bénéficie. La banque africaine devrait donc encore nous réserver bien des surprises agréables et rester un des moteurs du développement du continent.

Cet article sera inclus dans l’ouvrage collectif « Banque et Finance en Afrique », qui sera publié début 2016,  par le Club des Dirigeants de Banques d’Afrique Francophone  en collaboration avec les éditions Revue Banque

Paul Derreumaux

La banque subsaharienne au futur : quelques mariages, beaucoup d’innovations

A quoi ressemblera le secteur bancaire d’Afrique subsaharienne dans quelques années ?

Si l’Afrique fait moins peur aujourd’hui, le système bancaire africain attise déjà beaucoup d’envies. C’est notamment vrai pour l’Afrique subsaharienne, sur laquelle se concentrera notre réflexion. L’Afrique du Nord est en effet moins favorisée pour un temps : les banques y souffrent beaucoup, selon les endroits, ou de la vaste recomposition politique en cours (Egypte ou Tunisie) ou d’une mauvaise gestion qui perdure (Algérie) ou d’un ralentissement de leurs perspectives nationales de croissance. Dans ce dernier cas, qui est surtout celui du Maroc, c’est d’ailleurs vers le Sud que sont identifiées les possibilités de développement des plus importants acteurs nationaux.

Un secteur en mutation depuis plus d’une décade

Dans cette zone subsaharienne, l’observation immédiate est que les systèmes bancaires se portent globalement bien, comme le montrent les derniers classements des banques réalisés par les journaux spécialisés. Dans un mouvement très généralisé, les institutions connaissent une croissance soutenue de leurs bilans, de leurs Produits Nets Bancaires (PNB) et de leurs résultats. Elles embauchent, étendent leurs ramifications dans chaque pays, diversifient leurs produits, se modernisent, renforcent leurs fonds propres. L’importance nouvelle de leurs investissements participe aussi à l’accélération de la croissance du continent, au financement de laquelle elles contribuent d’ailleurs davantage.

Une analyse plus fine met en évidence trois autres conclusions. D’abord, les acteurs dominants ont changé : la primauté longtemps tenue par les banques étrangères – françaises ou anglaises – est désormais, et sans doute définitivement, occupée par des institutions africaines – marocaines, nigérianes et sud-africaines pour l’instant. En second lieu, le rythme et l’ampleur de l’évolution varient selon les pays, sous l’effet conjugué du contexte économique local et de la réglementation en vigueur : l’Afrique du Sud, aux quatre géants intouchables, voit son avance se réduire modérément ; l’Afrique anglophone affiche un dynamisme actuellement plus marqué ; l’Afrique francophone n’a pas encore comblé son retard ; quelques pays restent encore à l’écart. Enfin, la stratégie largement suivie par les groupes leaders est celle de la construction de réseaux couvrant le plus grand nombre de pays, pour mieux servir les grandes entreprises qui ont elles-mêmes cette approche de présence régionale.

Selon toute vraisemblance, les mutations positives de ces systèmes bancaires, particulièrement intenses depuis les années 2005, se prolongeront sur la décennie en cours, touchant en particulier les acteurs, les activités et les technologies.

… qui poursuivra son mouvement de concentration

Pour les acteurs, la tendance devrait être avant tout marquée par le poids accru des groupes les plus puissants dans les systèmes nationaux : l’attraction des grands établissements bancaires sur les parties les plus dynamiques des économies locales, grâce à leurs réseaux régionaux et leurs moyens financiers plus conséquents, explique cette concentration probable. A l’horizon 2020, une bonne quinzaine de groupes, tous africains, devrait rassembler une large majorité des actifs bancaires : on y trouvera bien sûr la petite dizaine qui a déjà pris de solides positions, mais ceux-ci seront suivis par d’autres, dont quelques kenyans et mauriciens et sans doute au moins un francophone d’Afrique Centrale. A côté d’eux, quelques centaines de banques continueront à exister, probablement sur un ou plusieurs pays, favorisées par une croissance économique dont on annonce une bonne pérennité. On assistera à la poursuite de l’augmentation du nombre de banques dans chaque pays, traduction de l’expansion géographique des groupes les plus puissants et les mieux organisés, mais celles-ci dépendront d’un nombre plutôt stable d’acteurs, signe des conditions de plus en plus difficiles d’accès à la profession. Les principales incertitudes touchent d’abord l’ouverture ou non sur l’extérieur de quelques grands pays comme l’Angola ou l’Ethiopie. Elles ont trait surtout à la venue de nouveaux intervenants : la probabilité d’entrée de groupes bancaires chinois et indiens paraît s’amenuiser à court terme au profit de celle de groupes du Moyen Orient, qui pourraient investir en direct ou à travers des banques d’Afrique du Nord comme actuellement.

Un périmètre élargi pour la banque de réseau

Pour les activités, l’approche de banque à réseau et « tous publics », centrée sur des produits et services déjà bien rôdés, restera vraisemblablement l’option choisie par la très grande majorité des établissements. Elle résulte simultanément de l’étroitesse générale des marchés, des résultats très rémunérateurs de cette politique dans la période récente (1) et des progrès restant à accomplir dans ces domaines. Ceci est spécialement vrai pour le public des  ménages : leurs taux de bancarisation et les prestations offertes, malgré les récentes avancées, ont encore des possibilités de poussée notable et rapide. Le principal challenge se situe au niveau des nouveaux segments qu’un système bancaire désormais plus puissant devrait intégrer dans son champ d’action. La gestion des flux financiers des migrants, les marchés financiers et le financement du logement sont sans doute les ajouts les plus faciles à maîtriser et les plus porteurs de forte croissance à court terme : sur ce dernier aspect, les banques commerciales ont largement commencé à pénétrer le  créneau en allongeant la durée de leurs prêts.

Avec la microfinance, les banques en resteront normalement au seul stade des « passerelles », pour le refinancement des sociétés concernées : les approches sont trop différentes et les institutions de microfinance, qui grandissent, demeureront l’interlocuteur privilégié du secteur informel. La bancassurance est au contraire un terrain d’expansion probable. Balbutiante jusqu’ici, elle devrait prochainement s’accélérer sous l’effet de la révolution, analogue à celle des banques, que commence à vivre l’assurance subsaharienne : plusieurs grands noms de l’assurance sont aussi des piliers du système bancaire et la convergence paraît inéluctable même si son mode d’emploi n’est pas encore bien défini. Le dernier champ d’action, celui des Petites et Moyennes Entreprises (PME), est essentiel mais le plus difficile : la capacité des banques à maîtriser correctement les risques concernés reste en effet médiocre et l’amélioration de la situation dépend aussi des efforts des PME.

Quelle place pour les banques dans l’innovation ?

Les technologies vont également provoquer des mutations profondes, notamment pour les moyens de paiement. La monétique va encore s’étendre : même les plus petites banques pourront être équipées grâce à une mutualisation des investissements, comme l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) a su le faire (2). Surtout, le « mobile banking » nous place à l’aube d’un grand bouleversement. Il devrait en effet devenir un système important, pour les opérations de petit montant – paiement, mais aussi épargne et même crédit – à cause de la formidable avance du téléphone mobile sur le compte bancaire pour la couverture des populations. De plus, piloté jusqu’ici par les grandes sociétés de télécommunications qui veulent ainsi sécuriser leur chiffre d’affaires dans un marché qui devient mature, il conduira soit à la constitution d’alliances banques-sociétés de télécommunications, soit à l’immixtion des dernières dans la profession bancaire. Là où elles ne seront pas malgré leur réseau encore élargi, les banques passeront des accords, sous leur responsabilité, avec des prestataires de services qui apporteront au public les services qu’il attend, comme c’est déjà le cas au Kenya à l’imagination fertile. Toutes ces mutations replacent au centre des relations banque-client les notions de proximité et de confiance, qui sont à l’origine de la profession. Elles s’effectueront sous le contrôle vigilant des Autorités sur la solvabilité des banques, la surveillance des risques et la connaissance de l’identité des clients.

Entraîné par cette dynamique, le système bancaire subsaharien devrait donc encore connaître une période faste en transformations, et être un point de convergence majeur des mutations qui couvriront tout le système financier. Son renforcement sera un support crucial pour l’accélération de la croissance économique du continent, sans être toutefois une condition suffisante.

(1) La forte progression, durant ces dernières années, des résultats des groupes ayant un grand réseau d’agences sur un nombre croissant de pays en témoigne : leurs performances sont en effet notables et rapides malgré les investissements qu’implique cette stratégie.

(2) Cette mutualisation est l’œuvre du Groupement Interbancaire Monétique (GIM) de l’UEMOA, créé à l’initiative de la Banque Centrale de l’Afrique de l’Ouest et vivement soutenu par celle-ci. Il regroupe maintenant plus de 100 membres, fonctionne à la satisfaction de ceux-ci, assure une interbancarité monétique régionale et développe aujourd’hui un partenariat avec des cartes bancaires internationales

Paul Derreumaux