Les années 2021 et 2022 avaient révélé les prémices d’une nouvelle montée en puissance des banques à capitaux privés subsahariens. L’année 2023 pourrait confirmer la vigueur de ce mouvement de fonds et mériter d’en analyser les limites.
Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) en particulier, l’accélération du départ de la Banque Nationale de Paris (BNP) a été l’illustration marquante de cette tendance dans les deux années écoulées. Après son départ du Mali et du Burkina Faso, la 1ère banque française par le Produit Net Bancaire (et 9ème mondiale par les actifs) a conclu les accords pour céder ses deux principales filiales – celle du Sénégal au groupe Sunu, celle de Côte d’Ivoire à un consortium public national emmené par la Banque Nationale d’Investissement (BNI). Elle laisse ainsi la Société Générale seul établissement français dans l’Union – à l’exception de la toute récente Orange Bank Africa en Côte d’Ivoire-, mais aussi en Afrique -hormis la BRED isolée à Djibouti- puisque la BNP a cédé également ses filiales au Gabon et aux Comores dans cette même période. La prédominance des banques « régionales » par rapport aux « étrangères » dans l’UEMOA, confirmée dès 2020 au moins pour les bilans et la collecte des dépôts, va s’en trouver sensiblement renforcée. L’évolution pourrait aussi vite s’accélérer sous l’effet de l’élargissement continu de l’empreinte des banques qui aspirent à un réseau couvrant tout ou partie de l’Union : les Maliennes BDM et BMS, l’Ivoirienne Bridge Bank par exemple.
Le bouleversement enfle encore si on ajoute à cette catégorie, dans chaque pays ou zone monétaire spécifique, les entités qui viennent d’autres pays du continent. Toujours dans l’UEMOA, l’annonce récente par la Banque Nationale d’Algérie (BNA) de l’installation en 2023 d’une filiale au Sénégal dotée d’un capital imposant de 60 milliards de FCFA est toutefois une surprise en la matière. Il s’agirait là de la première incursion en territoire subsaharien de la 11ème plus importante banque du continent. L’importance de ses moyens financiers, son réseau de correspondants pourraient en faire rapidement un acteur sérieux de la place, surtout pour les opérations de commerce international. L’encouragement des Autorités algériennes donné aux principales banques nationales pour ces installations outre-Sahara pourrait aussi montrer que la venue de la BNA n’est pas un « coup isolé ». Si ces annonces se concrétisent, ceci renforcerait à nouveau le poids des banques maghrébines en zone subsaharienne et leur rivalité avec les banques « regionales ».
Cette tendance irréversible à la « dé-compartimentation » du continent, engagée dès 2005 par les banques nigérianes, se poursuit aussi ailleurs sous des formes devenues plus « classiques ». La Marocaine Atijari prévoit par exemple une implantation au Tchad, qui élargirait son réseau en Afrique occidentale et centrale. Toujours au Tchad, la Gabonaise BGFI pourrait s’emparer de l’ex-filiale de la Banque Commerciale du Cameroun, en restructuration de longue date. Access Bank, une des trois plus grandes banques nigérianes, déjà opérationnelle au Kenya, ayant échoué à y racheter aussi la Sidian Bank, annonce de nouvelles installations au Kenya et au Ghana mais aussi un plan quinquennal d’extension tous azimuts hors d’Afrique. Les puissantes banques kenyanes accentuent pour leur part leur pression sur la République Démocratique du Congo (RDC) qui vient d’adhérer à l’East African Community( EAC) : Equity Bank se saisirait ainsi de la Banque Commerciale du Congo, première entité du pays et ancien fleuron du Groupe belge Belgolaise, et Kenya Commercial Bank (KCB) de la Trust Merchant Bank qui dispose déjà d’une solide assise régionale en Afrique Orientale.
Mais la nouvelle la plus remarquable de ce début 2023 est sans conteste celle du rachat par le réseau ivoirien Atlantic Finance Group (AFG) de la majorité du capital du troisième établissement mauricien, Afrasia Bank. L’opération frappe à la fois par l’importance du « deal » -le bilan d’Afrasia atteint 4,6 milliards d’USD- et par l’éloignement géographique des centres de gravité des deux banques. Lorsque cette opération sera menée à terme, la banque ivoirienne rejoindra le club encore très restreint des entités subsahariennes véritablement panafricaines, c’est-à-dire présentes dans au moins deux zones linguistiques du continent. De plus, Afrasia, comme ses consoeurs mauriciennes, est active par exemple dans la gestion des titres ou le change, autant de secteurs peu familiers aux banques francophones, ce qui durcit encore ce challenge.
Cette profusion de nouvelles opérations va mécaniquement accroître partout le poids relatif des banques subsahariennes. Toutefois, pour que les changements opérés et/ou annoncés produisent des effets maximaux, beaucoup de conditions sont à remplir.
Les repreneurs des banques françaises devront pour leur part réussir le pari de garder dans leurs nouvelles filiales le public existant mais surtout d’y gagner une clientèle beaucoup plus large et variée et de satisfaire ses besoins de crédit, tout en veillant à maintenir la qualité du portefeuille et des services rendus. La forte présence à Abidjan d’acteurs publics dans l’ex-BNP va aussi constituer une nouveauté au sein d’un système bancaire régional où le secteur privé domine très largement depuis vingt ans. Par ailleurs, tous les acteurs élargissant leur périmètre auront à mettre leurs nouvelles filiales au niveau de leur réseau, et maintenir en même temps la cohésion de celui-ci, dans des environnements changeants, une concurrence plus aigüe et une réglementation toujours plus dure.
Outre ces exigences spécifiques, les systèmes financiers subsahariens doivent en effet continuer dans leur ensemble à relever divers défis. L’un est la hausse continue des ratios prudentiels : elle s’exprime dans l’augmentation du capital social minimal, observée partout et régulièrement, et surtout dans celle des coefficients requis de fonds propres, qui limite strictement les banques dans la progression de leurs crédits, comme on le vérifie actuellement dans l’UEMOA. Dans ce même espace, la Banque Centrale met maintenant l’accent sur une diversification des crédits mieux assurée, pour rattraper le retard par rapport à d’autres régions, telle l’Afrique de l’Est. Ceci va exiger de chaque banque d’importants efforts de recapitalisation qui s’ajouteront, pour toutes celles engagées dans des acquisitions, à ceux des rachats effectués. Le niveau insuffisant des financements bancaires par rapport aux besoins des économies locales, spécialement pour les Petites et Moyennes Entreprises (PME) n’est en outre en rien résolu par ces fusions-acquisitions : cette question dépend de nombreux facteurs économiques, fiscaux, juridiques, politiques, dont la résolution prendra du temps. Enfin, les banques subsahariennes souffrent aussi dans leurs opérations avec l’extérieur de réticences croissantes des grands établissements internationaux, pour des raisons tenant notamment aux règles de conformité, omniprésentes dans les pays du Nord et jugées souvent insuffisantes en Afrique subsaharienne. La disparition qui y est programmée du réseau de la BNP -après celles des Françaises Crédit Agricole et Banques Populaires ou celle de l’anglaise Barclays-, les incertitudes sur la stratégie de Standard Chartered Bank, risquent de renforcer ces réticences de coopération et imposeront aux entités régionales de reconstruire d’autres réseaux de relations.
Enfin, il faut souligner que, malgré le projet majeur de la Zone de Libre Echange Continentale Africaine (ZLECAF), les relations économiques, et donc financières, entre zones régionales sont restées jusqu’ici très limitées. Contrairement aux échanges intrarégionaux, elles n’ont jamais pu être un vecteur majeur de synergie et d’expansion des réseaux qui furent les premiers à tenter une construction panafricaine. La prouesse de AFG à Maurice ne prend donc tout son sens que reliée à la récente implantation du Groupe aux Comores et, surtout, à l’obtention annoncée en novembre dernier d’un agrément à Madagascar, où les banques sont encore peu nombreuses et bien rentables.
En somme, le dynamisme actuel des groupes bancaires africains, et principalement subsahariens, constitue bien « une bonne nouvelle d’Afrique ». Mais il doit avant tout être vu, pour ne pas générer de déceptions, comme le signe d’une détermination des banques concernées à aller de l’avant et à se saisir des opportunités offertes. Il n’est qu’un préalable indispensable pour que les acteurs les plus motivés mettent en place les transformations opérationnelles qui changeront vraiment le visage de ces systèmes bancaires : constructions stratégiques solides, ressources humaines encore plus professionnelles, innovations technologiques adaptées, financements plus nombreux et efficaces, coopérations avec d’autres acteurs financiers,.. L’offensive ne fait que commencer.
Paul Derreumaux
Article publié le 23/01/2023