L’Echec des groupes bancaires panafricains ?

L’Echec des groupes bancaires panafricains ?

Dans les années 1980, le grand-remue-ménage des systèmes bancaires a été avant tout marqué par l’apparition et le développement de banques à capitaux privés africains. Une bonne part d’entre elles se sont déployées au-delà de leur pays d’origine, par un développement en réseau opposé au fonctionnement vertical traditionnel des groupes anglais et français. A partir de 2005, certains groupes subsahariens ont débordé leur région d’origine, initiant la « dé-compartimentation » bancaire des grandes régions subsahariennes qui prévalait jusque là. Quelques-uns, dotés des moyens les plus importants ou guidés par les dirigeants à la vision la plus ambitieuse, ont porté loin cette conquête avec l’objectif affiché de couvrir le plus grand nombre possible de pays. Ils s’engageaient ainsi dans  la voie d’une présence simultanée dans les parties francophone et anglophone de l’Afrique, qui peut être considérée comme la véritable marque d’une présence continentale. En Afrique de l’Ouest, BANK OF AFRICA a initié ce mouvement en achetant dès octobre 1999 une banque à Madagascar, puis une autre au Kenya en 2004 avant de nouvelles expansions en zone anglophone comme francophone. Ecobank l’a suivie de près en s’installant au Kenya en 2005 avant de s’étendre ailleurs en Afrique de l’Est et Australe et de créer le plus grand réseau bancaire subsaharien. Quelques banques nigérianes –United Bank of Africa (UBA), Diamond Bank, Access Bank, First Bank of Nigeria, ..- se sont d’abord implantées dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest – Côte d’Ivoire, Ghana,.. – avant de gagner aussi l’East African Community (EAC). Dans celle-ci, quelques mastodontes kenyans – Kenya Commercial Bank, Equity Bank notamment – ont d’abord couvert toute l’AEC, avant de déborder celle-ci.

Cette démarche d’une implantation tous azimuts était particulièrement ambitieuse. Elle exige de lourds investissements en ressources humaines, organisation et fonctionnement: réglementations distinctes selon les sites, procédures nécessairement bilingues, mobilité des équipes plus difficile. D’une région à l’autre, les relations diffèrent souvent avec les clients, les Autorités monétaires et le personnel pour des raisons culturelles, historiques ou sociales, et cette diversité doit être respectée sans toutefois compromettre l’unité stratégique des groupes concernés. De plus, la variété des contextes économiques, si elle permet une meilleure diversification des risques, conduit aussi à la multiplication possible des accidents de parcours politiques et économiques qui perturbent la croissance des activités. Enfin, l’expérience montre que, pour les implantations les plus récentes et éloignées de la base originelle, la prise d’une solide position de place est très difficile à l’intérieur de systèmes bancaires nationaux désormais mieux structurés et dominés par de puissantes banques présentes de longue date.

A ces difficultés inévitables se sont ajoutées quelques complications imprévues. D’abord, l’un des crédos sur lesquels s’appuyait cet élargissement accéléré était le renforcement rapide des relations commerciales entre les quelques grandes régions subsahariennes, à l’image des évolutions observées à l’intérieur de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) et de l’EAC. Or, cette montée en puissance ne s’effectue que très lentement : la synergie de développement sur laquelle pouvaient compter les groupes présents dans plusieurs régions n’a donc pas joué. En second lieu, les dix dernières années ont vu un rehaussement accéléré des normes bancaires prudentielles en Afrique: il en est résulté des augmentations massives de fonds propres requis, qui ont pesé lourdement sur les ressources des groupes bancaires africains. Observé d’abord en zone anglophone, ce mouvement a gagné la zone franc à la fin des années 2000, et touche donc tous les grands réseaux.

Quelque 10 ans après cette phase de conquête agressive, le bilan apparait mitigé pour les ouvertures les plus récentes. Certes, les nouvelles entités sont toujours présentes et leur existence a joué un rôle non négligeable dans la notoriété de ces réseaux à vocation panafricaine. Pourtant, le poids local de ces filiales reste toujours modeste. Leur rentabilité a été aussi limitée, et parfois négative, faute d’atteinte d’une masse critique ou par suite d’une maîtrise difficile des risques de crédit dans un environnement mal connu. Le ralentissement du développement économique sur le continent depuis trois ans et certaines crises économiques ou monétaires ont enfin spécialement fragilisé les banques les plus modestes, provoquant parfois des pertes importantes ou des besoins supplémentaires de recapitalisation. Des banques nigérianes, la BANK OF AFRICA et Ecobank ont par exemple tour à tour fait face à ces situations respectivement dans l’UEMOA, au Kenya et en République Démocratique du Congo.

Ces relatives déconvenues ont déjà entrainé depuis le début des années 2010 le coup d’arrêt des stratégies expansionnistes des groupes leaders. Le phénomène a été accentué par deux évènements. Dans les principaux réseaux africains concernés, les dirigeants originels, qui avaient été l’âme de cette politique, sont désormais partis et les nouveaux gestionnaires sont plus guidés par une analyse financière à cour terme que par une vision « industrielle » à long terme. De plus, la forte augmentation des activités bancaires transfrontalières a mis à jour de nouveaux  risques et la nécessité d’un renforcement de leur supervision spécifique : les Banques Centrales exercent donc une surveillance rapprochée de tout nouvel agrandissement des réseaux existants, spécialement au Maroc où le poids des filiales subsahariennes constitue un risque systémique pour les banques marocaines.

Dans le contexte actuel d’augmentation de renforcement des exigences réglementaires, les réorientations stratégiques pourraient s’amplifier et trois options paraissent ouvertes. La première est celle de nouvelles alliances globales des principales banques africaines avec des groupes d’autres horizons géographiques -Moyen-Orient, Inde, Chine notamment-. La raison plaiderait pour cette solution qui maintiendrait l’unité des constructions réalisées ces vingt dernières années et, grâce à la consolidation des moyens à la disposition des sociétés mères, contribuerait à un nouvel approfondissement des systèmes financiers  au service de l’Afrique subsaharienne. Mais les egos des dirigeants et la complexité de réseaux couvrant des pays très différents rend difficiles ces opérations. La seconde consisterait à rechercher des alliances locales pour les pays où ces « ténors » bancaires sont en position de faiblesse, de façon à atteindre plus aisément la taille minimale souhaitée : ce choix pourrait être par exemple le plus facile pour des groupes francophones dans des pays anglophones et réciproquement. Ici encore, les réticences à de telles unions –perte du nom pour l’une des banques ; réduction du nombre de dirigeants –expliquent que, partout, de tels rapprochements ont été rares et risquent de le rester faute d’imagination et de volonté. Il reste enfin la possibilité de « jeter l’éponge » dans les territoires où la situation est la plus délicate et les perspectives les moins favorables : ce renoncement est certes peu agréable et l’aveu d’échec d’ambitions passées. Mais cette solution n’est pas exclue comme le montre la vente fin 2017 au groupe NSIA des actifs bancaires dans l’UEMOA de la nigériane Diamond Bank. Celle-ci arrête ainsi la consommation d’importants fonds propres dans des filiales francophones au développement incertain et se concentre sur ses principaux marchés. L’assureur NSIA poursuit de son côté la construction d’un groupe « mixte », idéalement placé pour la bancassurance dans l’UEMOA. Les grandes manœuvres sont donc loin d’être terminées pour les systèmes bancaires d’Afrique subsaharienne et devraient encore apporter leur lot de surprises.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 19/01/218

La grande misère du secteur de l’habitat en Afrique de l’Ouest – Acte 2: Les faiblesses des acteurs

Afrique de l’Ouest : la grande misère du secteur de l’habitat

II : Les faiblesses des acteurs

 

Malgré son évidente importance économique et sociale, le secteur de l’habitat est relégué au second plan en de nombreux pays africains. Les nombreuses difficultés de la question foncière sont une des causes de cette anomalie*. Mais le citoyen en quête de l’achat d’un logement doit affronter d’autres obstacles dans la phase de construction.

Les premiers concernent l’Etat. On trouve partout des normes très contraignantes et de lourdes procédures pour l’aménagement des terrains, les permis de construire et l’agrément des promoteurs, inspirées des textes français,  plutôt que des règles moins exigeantes mieux adaptées au vide préexistant en la matière et à l’immensité des besoins à satisfaire. Ces règles sont donc délibérément « oubliées » par beaucoup et ceux qui s’essaient à les suivre sont pénalisés par rapport à leurs concurrents. De plus, l’inertie administrative et le poids de la corruption aggravent la situation : délais légaux pour les autorisations  prolongés de façon dilatoire ; absentéisme des agents ralentissant la sortie des agréments ou des documents officiels. Même des pays qui mettent en avant la cohérence de leur stratégie économique, telle la Côte d’Ivoire, sont largement sujets à ces déviances. L’absence fréquence d’informatisation de certains services, la faiblesse généralisée des moyens matériels, voire le dénuement, de nombreuses administrations, compliquent enfin le travail des agents et viennent compléter ce tableau lugubre. Les effets négatifs s’accumulent donc : une partie des projets immobiliers sont menés hors des règles fixées ; les acheteurs n’ont pas toutes les garanties qu’ils pourraient attendre de l’action des services publics ; le rythme des réalisations est très en retard par rapport aux annonces. Il s’y ajoute les droits liés à l’acquisition d’un logement, qui représentent en moyenne dans la région plus de 8% de sa valeur et dépassent par exemple le chiffre prohibitif de 15% au Mali, ce qui ne peut que freiner les transactions.

Le second nœud de difficultés touche les entreprises. Les sociétés de construction et de travaux publics se partagent en deux groupes : celles de stature internationale, notamment européennes et chinoises, qui se focalisent sur les projets d’infrastructure et les programmes de construction de grande ampleur ; les entreprises locales de taille petite ou moyenne qui se contentent du reste. Faute de projets de construction portant sur plusieurs milliers de logements, le secteur de l’habitat est abandonné pour l’essentiel à la seconde catégorie qui souffre d’importantes faiblesses. La première concerne la qualité souvent médiocre du personnel ouvrier et d’encadrement. Les écoles d’ingénieurs et de techniciens supérieurs sont rares et concentrées dans quelques pays comme la Cote d’Ivoire et le Sénégal. Des maçons aux spécialistes du second œuvre, des ouvriers aux chefs de projet, les besoins de requalification sont généralisés et les personnels des rares pays de la zone dont la qualité est bien établie, comme le Sénégal ou le Togo, sont avidement recherchés sur tous les chantiers. Les formations en apprentissage qui existaient auparavant ont souvent disparu et les structures qui les remplacent sont peu performantes dans leur organisation présente. Elles sont pourtant budgétivores et, au Mali comme ailleurs, les entreprises privées qui sont censées en bénéficier s’interrogent sur leur utilité, dans ce secteur comme dans d’autres. La seconde faiblesse principale est celle des équipements. La plupart des entreprises locales de construction sont sous-équipées en matériels modernes, en bon état et performants, faute de ressources financières ou de volonté d’investir. Elles entrent ainsi dans un cercle vicieux : leurs insuffisances en « capital fixe » ralentissent leur travail; elles perdent donc en compétitivité comme en résultat ; en conséquence elles investissent moins et externalisent une bonne part de leurs marchés à des tâcherons encore moins qualifiés et équipés, dont elles compriment les prix ; ceci exacerbe les problèmes de qualité et de respect des délais, et l’insatisfaction des clients. Enfin, la fiabilité très inégale des bureaux d’études et de surveillance de travaux limite les possibilités de garde-fous et de redressement des malfaçons des entreprises.

Le dernier maillon faible est celui des promoteurs. L’importance des besoins devrait faire de la région un eldorado de la profession. Il n’en est rien comme le confirme le retard grandissant dans la satisfaction des demandes. Des atouts existent pourtant, telles une réglementation généralisée de la profession  et de grandes  réserves foncières entre les mains de beaucoup des acteurs agréés. Pourtant, les sociétés de promotion qui réalisent des programmes importants sont peu nombreuses. Elles sont d’abord en butte aux difficultés foncières et administratives déjà signalées. Elles font très souvent le choix d’une production en régie ou avec de petites entreprises et leur production souffre en conséquence des problèmes qui y sont liés. S’y ajoute la contrainte de la viabilisation des terrains. Celle-ci devrait pour l’essentiel être assurée par l’Etat ou des organismes publics: or ceux-ci sont souvent défaillants, en raison de moyens insuffisants ou de mauvaise gestion. Au Mali, l’Agence de Cessions Immobilières (ACI), qui a longtemps eu à son actif de grandes réalisations, a perdu sa crédibilité et laisse à l’abandon des zones essentielles pour une urbanisation rationnelle. Contraints d’assumer cette viabilisation, les promoteurs supportent des charges accrues qui dépassent souvent leurs possibilités financières. En cas de mauvaise organisation, de prévisions trop ambitieuses ou de retards dans la commercialisation, les cas d’arrêt brutal des programmes sont fréquents, pénalisant à la fois les clients engagés et les bailleurs de fonds.

La fragilité de ces trois acteurs conduit à deux conclusions. D’abord, la prédominance de l’ « auto-construction », symbole de l’échec de la politique de l’habitat. Au vu des statistiques disponibles, et dans chaque pays, une large majorité des candidats à la propriété se détourne des promoteurs et des entreprises formelles. Ils achètent d’abord un terrain, puis construisent leur logement, en famille ou avec l’aide de tacherons, à leur propre rythme dicté par leurs disponibilités financières. Ceci explique la multitude des petits chantiers non finis observés dans les grandes villes : c’est l’ « épargne physique » identifiée de longue date par les économistes. Pour les diasporas se greffe aussi le risque élevé du  détournement d’argent par les familles. Enfin, ces logements sont fréquemment de qualité médiocre et édifiés dans des zones non encore viabilisées. Les plus modestes se transforment vite en « bidonvilles » qui gangrènent la périphérie des capitales mais aussi certains vieux quartiers de leur centre ville.

Parallèlement, une conséquence majeure de cet échec est que le secteur d’activité de la construction de logements ne tient pas en Afrique de l’Ouest le rôle moteur qu’il devrait jouer dans le développement de celle-ci. Son poids dans le Produit Intérieur Brut (PIB) est rarement supérieur à 5%- contre par exemple nettement plus de 10% en France -. Hormis au Sénégal, on ne compte guère de champions régionaux, tant en construction qu’en promotion, capables de mener des chantiers de grande envergure dans plusieurs pays. Les quelques entreprises marocaines récemment arrivées en Cote d’Ivoire et au Sénégal ne semblent pas avoir pris correctement en compte l’environnement et sont encore loin d’avoir prouvé leur réussite. Cette défaillance en induit une autre: l’habitat pourrait être un des secteurs les plus dynamiques en termes de création d’emplois, qualifiés ou non, sur une longue période pour répondre à la poussée démographique et à celle de l’urbanisation : on estime ainsi à 5 le nombre d’emplois par logement construit. Cette occasion manquée est très pénalisante pour la région à un moment où la question du chômage devient une priorité grandissante. Enfin, la léthargie du secteur empêche la mise en œuvre de grands programmes de logements sociaux, qui pourraient avoir un effet de stabilité sociale bienvenu en cette période : en la matière, les annonces sont toujours très supérieures aux réalisations et les retards s’accumulent.

Frappé par ces divers maux, le secteur de l’habitat reste, année après année et malgré tous les effets d’annonce, un parent pauvre de la croissance au lieu d’en être un fer de lance comme il le devrait.

Paul Derreumaux

* cf. « Afrique de l’Ouest: La grande misère du secteur de l’habitat-Acte I : Le casse-tête foncier » dans Regard d’Afrique du 3 novembre 2017 https://www.paul-derreumaux.com/la-grande-misere-de-lhabitat-en-afrique-de-louest-acte-1-le-casse-tete-foncier/

 

Article publié le 05/01/2018

 

La grande misère de l’habitat en Afrique de l’Ouest – Acte 1: le casse-tête foncier.

Afrique de l’Ouest : la grande misère du secteur de l’habitat.

I : Le casse-tête foncier

 

Le sujet revient régulièrement à chaque élection d’un nouveau Président ou dans les présentations de vœux de ceux-ci : l’Afrique de l’Ouest francophone souffre d’un grave déficit de logements décents et les choses doivent changer. Vite et fort.

Ce constat bien réel concerne, sous des formes différentes, aussi bien les espaces ruraux que les zones urbaines.  Mais le problème est crucial dans les grandes villes où l’exode rural vient ajouter ses effectifs à ceux qui découlent de l’augmentation naturelle de la population. L’origine du mal est lointaine. Depuis les indépendances, la financement du logement a été délaissé, voire combattu, par la plupart des institutions internationales d’appui au développement sous le prétexte qu’il était dangereux ou spéculatif. Face à l’immensité des besoins de tous ordres auxquels ils avaient à répondre, les Etats ont eu des réactions variées. Dans quelques pays, comme la Côte d’Ivoire et, surtout, le Sénégal, les Autorités ont su organiser pendant un temps des filières de construction de vastes programmes de logements, économiques ou non, articulées autour de l’intervention de sociétés d’Etat et appuyées sur des institutions de financement à long terme. Seul le Sénégal semble avoir réussi à assurer jusqu’ici la pérennité de cette stratégie. Ailleurs les Etats, faute de moyens financiers et/ou d’intérêt prioritaire pour ce secteur, sont restés à l’écart de celui-ci en le laissant aux forces du marché. Tout naturellement, les logements de standing (et de grand standing) ont alors été privilégiés. Pour le reste, les sociétés de promotion immobilière locales, aux moyens limités et souvent mal organisées, n’ont satisfait qu’une frange minime des  demandes. L’auto-construction a été le principal contributeur à la création de logements, mais a été elle-même très insuffisante par rapport aux besoins. Il en est résulté la multiplication d’ « habitats spontanés », souvent insalubres et surpeuplés. Dans la période récente, avec le changement d’approche des bailleurs de fonds pour le secteur et l’accélération de l’urbanisation, certains pays ont lancé des programmes importants de logements sociaux, largement subventionnés par l’Etat, tels les opérations « ATT-Bougou » au Mali dans les années 2000. Des dysfonctionnements freinent cependant la poursuite de ces programmes alors que la demande garde sa rapide expansion.

La Banque Mondiale évaluait récemment à 800000 le nombre des nouveaux logements qui seraient requis chaque année dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), la majorité d’entre eux dans les zones urbaines. Compte tenu de la dramatique lenteur du rythme annuel de constructions, le « gap » s’accroit donc chaque année. Il est estimé à plus de 500000 pour la seule Côte d’Ivoire. Au Mali par exemple, une simple évaluation de l’accroissement de la population urbaine conduit à chiffrer le besoin annuel à un minimum de 60000 logements, nombre incomparablement supérieur aux réalisations annuelles Au Niger, ce nombre pourrait rapidement dépasser 80000. Le décalage constaté doit être relié à trois principaux obstacles, dont les effets négatifs se combinent : le casse-tête foncier, la désorganisation du secteur, l’inadaptation des financements.  

Initialement, la question foncière était facile à résoudre. Certains Etats de l’Union ont longtemps  attribué aux entreprises à majorité de capital public, pour des sommes très modestes, des terrains urbains leur appartenant, pour la réalisation de projets immobiliers. La Sicogi en Côte d’Ivoire, la Sema au Mali, la Sicap au Sénégal, ont ainsi  mené  à bien de nombreuses opérations de plus ou moins grande envergure. Leur rôle s’est cependant souvent amoindri avec le temps sous l’effet de difficultés de gestion et /ou de rareté croissante des terrains étatiques disponibles, alors même que la demande de logements explosait. Ces pionniers se trouvent désormais en compétition avec des promoteurs privés, essentiellement nationaux ou libanais selon les pays, pour la réalisation de nouvelles opérations et la constitution de réserves foncières achetées sur le marché.

Or celui-ci est désormais fortement perturbé par plusieurs facteurs. Avant tout, les prix au m2 des terrains constructibles ont partout crû de manière exponentielle en raison d’une spéculation qui a joué à plein. Faute de contrôle efficace des Autorités, des terrains acquis de longue date par des privés, à des prix souvent dérisoires, parfois sous la seule forme de permis d’occuper, sont restés inexploités pendant des décennies et ont même pu être transformés en titres fonciers sans aucune mise en valeur malgré les textes en vigueur. Cette « thésaurisation » du foncier, jointe à la réduction des nouvelles surfaces disponibles et à la pression croissante de la demande, a provoqué une « bulle foncière » généralisée. Les prix au m2 dépassent maintenant le million de FCFA (1525 Eur) dans les centres-villes d’Abidjan et de Dakar et 400 000 FCFA (610 Eur) dans les quartiers centraux de Bamako. Ils atteignent 30000 FCFA (45 Eur) ou plus pour la périphérie immédiate de Bamako. En y ajoutant les coûts élevés d’une viabilisation rarement prise en charge par les Etats, les prix deviennent prohibitifs pour l’accès à la propriété de la plupart des ménages.

A ce point majeur s’ajoutent d’abord deux risques annexes, reflétant surtout une mauvaise gouvernance. D’abord, des Autorités locales procèdent à des ventes anarchiques, voire frauduleuses, de terrains à bâtir, qui génèrent contestations, doubles ventes possibles du même site et remises en cause périodiques par les Ministres en charge du foncier. Des anomalies analogues touchent des transactions privées et, ensemble, perturbent aussi le marché, en renforçant sa désorganisation et l’incertitude de nombre d’acquisitions foncières. Les affaires de ce type ont par exemple été nombreuses au Mali ces dernières années et les tentatives de remise en ordre ont toujours du mal à s’imposer face aux lobbyings politiques, partisans du statu quo et des passe-droits qu’il autorise. En outre, viennent parfois s’ajouter des tensions avec les occupants séculaires de terres ayant précédemment un statut rural et visées désormais par l’immobilier. En Côte d’Ivoire, ces conflits sont spécialement fréquents et tendus : des chefs  traditionnels ou des villageois bloquent ainsi, de Grand-Bassam à Angré ou ailleurs, par une occupation « musclée » et des actions en justice, des aménagements de terrains, même réalisés par les sociétés les plus crédibles de la place.  L’origine profonde de ces difficultés est double : absence d’un cadastre couvrant la totalité du territoire et précisant de manière incontestable les limites comme le propriétaire de chaque parcelle de celui-ci ; difficulté des Autorités à empêcher ou stopper ces revendications qui sont souvent du dilatoire et dont peuvent profiter des promoteurs peu scrupuleux.

Cette faiblesse des Etats se révèle encore à un autre niveau. Les quartiers centraux les plus anciens sont souvent mal viabilisés, parfois insalubres et emplis de logements de qualité médiocre. Le réaménagement ambitieux des centres-villes fournirait donc une excellente opportunité pour la réalisation de projets de grande ampleur, mêlant services et commerces modernes, sièges des grandes entreprises, administrations mais aussi immeubles de logements. Il serait ainsi possible de densifier l’utilisation de l’espace et de mieux rentabiliser les équipements publics de ces zones restructurées. Pourtant, ici encore, les blocages sont multiples. Les expropriations nécessaires se heurtent à de fortes résistances sociales, en partie liées aux difficultés d’indemnisation, ce qui gêle souvent de tels projets. Ceux qui sont réalisés, comme « Ouaga 2000 » au Burkina Faso, laissent peu de place aux habitations autres que celles de grand standing. Enfin, dans certains pays, la copropriété d’immeubles de logements ne s’inscrit pas encore dans les mœurs et conduit à la dégradation rapide des bâtiments concernés : au Mali par exemple, la loi sur la copropriété votée en  2001 n’a même encore jamais été appliquée. En conséquence, les villes s’étendent de manière démesurée, grevant les coûts de transport : à Bamako ou Cotonou, d’anciens faubourgs autonomes intègrent le périmètre de la ville-mère et deviennent des satellites-dortoirs où se développent commerces et services de proximité, tandis qu’Abidjan et Grand-Bassam se rejoignent peu à peu dans une vaste conurbation. Les projets de villes nouvelles, comme ceux de Diamniadio au Sénégal, pourraient être une alternative mais sont très longs à mettre en œuvre.

Enfin, le levier de la fiscalité foncière n’est guère utilisé pour corriger des dérives et encourager le secteur immobilier. Un premier handicap en la matière réside dans le caractère lacunaire des cadastres nationaux et les retards dans leur numérisation : une corrélation négative pourrait sans doute être vérifiée entre ces faiblesses et l’efficacité d’une politique nationale de l’habitat. Hors cet aspect, les droits à acquitter sont souvent peu incitatifs à la mise en valeur des terrains urbains. Au Mali, il n’existe ainsi aucune taxe foncière, aucune surtaxe pour les terrains inexploités et les droits de mutation sont particulièrement élevés, ce qui raréfie les transactions, favorise la hausse des prix et encourage les opérations frauduleuses. Dans toute la région, les taxes d’habitation sont minimes ou inexistantes et les loyers échappent souvent à l’impôt. En cédant ainsi au puissant lobby des propriétaires terriens, souvent proches du pouvoir, l’Etat se prive de ressources fiscales significatives mais aussi d’un instrument possible au service d’une stratégie de développement

Ainsi la question foncière, qui constitue le premier des trois piliers d’une politique de l’habitat, apparait-elle surtout semée d’embûches. Hausse effrénée des prix, mauvaise gestion des terrains publics, insécurité des transactions, lenteurs des immatriculations, politique fiscale erratique se cumulent pour faire de l’acquisition d’un site foncier ou d’une parcelle une opération coûteuse, dangereuse et lente, pour le promoteur comme pour l’acquéreur. Si ceux-ci passent cette étape, il leur restera à franchir celles, aussi délicates, d’une construction de qualité et du financement de celle-ci. (A SUIVRE)

Paul Derreumaux

Article publié le 03/11/2017

 

Le secteur des assurances en Afrique francophone: les grandes manœuvres ont-elles vraiment commencé ?

Le secteur des assurances en Afrique francophone : les grandes manœuvres ont-elles vraiment commencé ?  

Dix huit mois après la décision des Autorités relevant de la Conférence Interafricaine des Marchés d’Assurances (CIMA) de quintupler le capital minimum des compagnies d’assurance des 14 pays qui composent la zone, les effets de la mesure s’apprécient sous plusieurs angles.

Beaucoup de sociétés ont effectivement engagé l’augmentation de leur capital social lorsque celui-ci n’atteignait pas le seuil requis. Il est vrai que l’opération est facilitée par le long délai de 5 ans admis pour le respect du nouveau minimum imposé et par la possibilité d’atteindre celui-ci par incorporation de réserves comme par apport en numéraire.  L’empressement avec lequel les compagnies se sont lancées dans cette voie montre déjà que le choix d’une solution individuelle est privilégié par les acteurs,  et que les regroupements devraient être rares. L’une des ambitions implicites du changement majeur introduite par le Code CIMA en 2016 pourrait donc être manquée : celle d’une restructuration de la profession autour de compagnies plus puissantes mais moins nombreuses, afin que chacune puisse mieux atteindre un seuil critique pour les volumes d’opérations mais aussi pour les investissements techniques à réaliser. Cet échec n’étonnerait guère puisqu’il a déjà été constaté dans le secteur bancaire lors des hausses massives du capital minimum ordonnées en 2007 et 2015, où l’individualisme a aussi prévalu sur la mise en commun des forces existantes. Il reste en outre à voir si les renforcements de capital social enclenchés seront tous réalisés. Pour les sociétés ayant des actionnaires institutionnels, l’affaire devrait être facile. Pour celles, encore nombreuses, qui s’appuient surtout sur des personnes physiques, le pari semble plus difficile et entrainera un surcroît de tension au fur et à mesure que les dates limites approcheront. La vigilance des Autorités de la CIMA est en conséquence essentielle pour que cet objectif soit atteint.

En revanche, le branle-bas provoqué par la réforme CIMA aura sans doute eu un effet imprévu. Le « raid » hostile tenté par le Groupe Saham contre la holding de tête du Groupe Sunu ne peut être étranger au changement de dimension attendu du secteur des assurances en Afrique francophone. Saham et Sunu figurent parmi les intervenants les plus puissants de la région et l’entrée surprise du premier dans le « tour de table » du second ne peut être un hasard de calendrier. Elle introduit en tous cas une nouveauté en Afrique subsaharienne: celle d’un regroupement entre deux compagnies en dehors de la volonté de l’une d’elles. Ce comportement ne parait pas optimal pour plusieurs raisons. D’abord, les champs d’expansion géographique, de croissance de l’activité et de meilleure productivité sont encore suffisamment vastes pour chacun pour éviter d’agresser un voisin souhaitant garder son indépendance. Le périmètre et les cibles des deux réseaux sont en outre fort similaires et laissent peu de places aux complémentarités, surtout face à des cultures d’entreprises différentes. De plus, l’ouverture déjà démontrée de Saham à de nombreux partenariats lui permettait d’autres pistes de développement plus prometteuses que l’entrée en force dans un Groupe connu pour sa farouche volonté d’indépendance. Enfin, il n’est pas certain que les Autorités de la CIMA seraient favorables à un tel accroissement de position de Saham dans la zone, alors que la prédominance des acteurs bancaires marocains en Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) pose déjà des difficultés de supervision. Il est peu probable que l’Afrique subsaharienne ait les moyens de supporter sans en souffrir des batailles de ce type, où les considérations financières ou de « buzz » prennent le pas sur les objectifs économiques et de progrès du secteur financier.

Dans le même temps, d’autres transformations affectent le secteur avec une intensité variable.

La première est le mouvement poursuivi par beaucoup d’institutions pour disposer dans chacun de leurs pays d’implantation d’une filiale vie et d’une filiale non-vie. Depuis 2010 par exemple, une dizaine de compagnies d’assurance-vie ont encore franchi ce pas et consenti les efforts capitalistiques nécessaires pour la création d’une filiale-non vie là où elles étaient présentes. Cette stratégie peut effectivement créer une concurrence stimulante. Elle permet aussi aux groupes  de réaliser, dans les nations concernées par cette double implantation, des synergies génératrices d’économies au niveau global et de diversifier les risques en vue d’améliorer la rentabilité. Cependant, cette tendance conduit à une multiplication des acteurs dans chaque pays, qui pourrait être plus rapide que l’accroissement des chiffres d’affaires nationaux et être peu cohérente avec la nécessité de renforcement de chaque compagnie.

La seconde se traduit par l’intensification des relations capitalistiques entre banques et assurances en vue, pour ces dernières, de diversifier leurs réseaux de distribution et de renforcer les pratiques de bancassurance. En la matière, deux « deals » d’importance s’affichent dans l’actualité : NSIA deviendrait actionnaire majoritaire des quatre filiales dans l’UEMOA de la banque nigériane Diamond, tandis que Sunu rachèterait 59% du capital de la banque togolaise BPEC avant d’annoncer d’autres acquisitions. Si ces opérations sont validées par les Autorités de tutelle, il s’agirait de grandes premières et de la confirmation que cette connexion capitalistique est jugée comme un outil essentiel pour doper l’activité des assurances. A un niveau plus modeste, les marocaines Atijari et BCP poursuivent leur création de filiales d’assurance en zone subsaharienne, qui pourront travailler étroitement avec leurs implantations bancaires. Ces investissements devraient apporter aux compagnies intéressées un net renforcement de leurs canaux de distribution, et donc de leur chiffre d’affaires, et apparaissent en conséquence une affectation judicieuse de fonds propres accrus. Il restera à vérifier, d’un côté, si les acquisitions se sont faites au juste prix et peuvent être rentabilisées suffisamment vite et, par ailleurs, si les assureurs sauront s’allier les compétences nécessaires pour maîtriser les risques inhérents à leurs nouvelles activités bancaires. Ces contraintes risquent de ne pas être satisfaites par tous. Le fait que le secteur des assurances prenne le leadership de ces rapprochements est cependant une nouveauté et un signe encourageant.

La troisième consiste dans le rythme de création de nouveaux produits. En la matière, les changements sont, hélas, plus limités. Certes, quelques compagnies se font plus présentes dans la micro-assurance, souvent en partenariat avec des sociétés de télécommunication et à travers le téléphone mobile, ou s’essaient à l’assurance agricole tandis que l’assurance santé s’étend dans la plupart des pays. Mais on est loin de la profusion à laquelle on pourrait s’attendre à la suite des discours des états-majors. Dans les pays avancés au contraire, la fièvre des « assurtech » a pris une nouvelle dimension en 2017 et, de l’Europe aux Etats-Unis, plus d’un milliard d’USD auraient été investis en ces domaines sur le premier semestre. Les nouveautés vont de l’assurance-vie à la gestion des sinistres en passant par la couverture santé. Croissance du chiffre d’affaires et meilleure rentabilité sont les principaux objectifs visés, ce qui explique le vif intérêt des plus grands groupes mondiaux pour ces innovations. Ce besoin de meilleure prise en compte des préoccupations de la clientèle et de gestion plus rationnelle des opérations est encore plus urgent pour les entreprises modestes et insuffisamment rentables qui caractérisent l’Afrique de l’Ouest, et aurait exigé davantage d’efforts. Le manque de moyens financiers explique sans doute la lenteur des  évolutions. Pourtant, pour briser le cercle vicieux où le secteur reste enfermé, le renforcement des ressources propres des acteurs sera indissociable d’une bonne sélection des priorités d’action.

En ce point d’étape, le bilan de la réforme apparait donc mitigé et les actions menées ne semblent pas s’être orientées dans les directions prioritaires. D’autres grandes réformes récentes, comme celle du système de réassurance dans la zone, pourraient encore compliquer la situation : la préférence accrue qui va être donnée aux compagnies de réassurance de la zone pourrait en effet conduire à une hausse des coûts peu propice au développement des affaires. Face aux défis d’une mutation difficile, la pertinence de la stratégie conduite par les chefs d’entreprises du secteur et l’intensité du suivi des Autorités seront plus que jamais décisifs pour que la réforme de 2016 ne soit pas un rendez-vous manqué.

Paul Derreumaux

Article publié le 03/10/2017

 

Crowdfunding en Afrique : le meilleur et le pire

Crowdfunding en Afrique : le meilleur et le pire

 

Le « crowdfunding », ou financement participatif, est une idée ancienne remise au goût du jour par l’évolution des techniques. En l’occurrence, il évoque le financement d’un projet ou d’une structure sans intermédiaires, telles les banques ou la bourse, par une mise en contact directe entre un demandeur et des offreurs de ressources financières. Le processus est ancien : les appuis financiers amicaux et familiaux, les dons, les sociétés mutuelles, par exemple, ont de tous temps relevé de ce principe. L’arrivée massive de l’internet à la fin des années 1990, puis des réseaux sociaux, a fourni un nouvel instrument au service de cette approche communautaire, par la création de plateformes informatiques facilitant et accélérant cette entrée en relation. Les industries artistiques (cinéma, musique) en ont été les précurseurs. La pratique s’est ensuite largement répandue à d’autres secteurs, notamment l’immobilier et les « start-up » des nouvelles technologies. Les « business angels », institutions d’appui à la création de jeunes entreprises, y ont trouvé un moyen bien adapté à leurs objectifs et ont  contribué à sa diffusion. D’autres éléments jouent aussi pour expliquer l’audience croissante du crowdfunding : profusion actuelle de capitaux en quête de placements, espoir de rémunérations élevées face à des placements classiques aux taux très bas, goût de plus en plus prononcé pour des actions de solidarité sont quelques-uns de ces facteurs. Même s’il reste encore un mode financement très minoritaire, le crowdfunding fait donc aujourd’hui partie du paysage financier des pays du Nord.

Le terme et son contenu ont récemment pénétré l’Afrique où la question des ressources propres des entreprises est encore plus difficile et où toute nouvelle idée est la bienvenue. Certes, les plateformes informatiques spécifiques sont encore rarissimes mais, sous des formes plus traditionnelles et moins automatisées, l’Afrique subsaharienne a déjà accueilli diverses expériences de ces financements participatifs.

Certaines ont été des réussites. L’une des plus remarquables en zone francophone est sans doute celle qui a présidé à la naissance des deux premières BANK OF AFRICA et de leur holding African Financial Holding (AFH), qui ont été à l’origine d’un des principaux groupes bancaires africains. Les BANK OF AFRICA du Mali et du Benin ont ainsi rassemblé pour leur création « ex nihilo », respectivement en 1982 et 1989, des centaines d’actionnaires privés nationaux. A cette fin, les promoteurs ont multiplié dans chaque cas les réunions pour toucher directement le public le plus large, parfois avec l’appui de leaders d’opinion, et le convaincre d’investir même modestement. La force et la qualité de ces contacts directs ont été  déterminantes pour le succès de ces opérations et l’entrée en bourse ultérieure de ces sociétés, bien réussie, a prouvé le maintien de ce climat de confiance. Cette même confiance mutuelle basée sur des contacts étroits et un « parler vrai » des promoteurs a eu les mêmes résultats positifs au niveau de la holding, où le capital a été multiplié par 200 et le nombre d’actionnaires par 10 en 20 ans. Les multiples nationalités de ceux-ci ont seulement rendu l’exercice encore plus difficile sans vraiment l’entraver.

A l’opposé, de graves constats d’échec sont observés. L’un des plus récents est celui des « projets d’agro-business » privés – hévéa, cultures maraîchères –  lancés en Côte d’Ivoire en 2016. Au terme d’une habile campagne de promotion et de promesses mirifiques de rendement, des dizaines de milliers de souscripteurs, de l’intérieur et de la diaspora, ont apporté directement à quelques sociétés privées des ressources évaluées à plusieurs dizaines de milliards de CFA. Les réalisations n’ont cependant pas suivi et une bonne partie des fonds réunis a disparu des comptes bancaires des sociétés concernées. Devant la menace d’une crise sociale, l’Etat a été contraint d’engager lui-même début 2017 le remboursement des fonds ainsi disparus, en attendant d’hypothétiques autres solutions. Des nations comme le Nigéria affrontent régulièrement de telles difficultés. De même, dans l’immobilier, il est fréquent de rencontrer des promoteurs qui collectent auprès des ménages de premières souscriptions pour la réalisation de programmes de logements et disparaissent avant la fin de ceux-ci. L’effet de telles malversations pénalise gravement les entrepreneurs sérieux qui souhaitent recourir au financement participatif et retardent d’autant des investissements utiles.

Pour contrer ces risques, les pays les plus avancés mettent peu à peu en place des réglementations qui encadrent le système de mobilisation d’une épargne collective, limitent les abus possibles et prévoient des sanctions. Ces garde-fous seraient sans doute particulièrement utiles en Afrique pour limiter les dérives. Toutefois, les deux meilleures protections seront ailleurs. La première réside dans la qualité des projets présentés et, encore plus, de leurs initiateurs, afin que la confiance, sur laquelle est totalement basé ce système, soit pleinement justifiée. La seconde est que les investisseurs acquièrent une capacité d’analyse minimale pour mieux résister aux sirènes de leur propre cupidité et, souvent, des mensonges des promoteurs. La route sera longue pour que ces deux conditions soient réunies mais les possibilités qu’offre cette forme de mobilisation de ressources méritent ce combat.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/08/2017

Oser entreprendre

Oser entreprendre en Afrique subsaharienne : Mode d’emploi

 

Pas à pas, souvent dans l’indifférence, parfois dans la douleur, le secteur privé local progresse en Afrique subsaharienne. Comme partout ailleurs, oser entreprendre est en ces lieux un exercice difficile. Toutefois, sa complexité relève ici d’une audace frôlant l’inconscience. Il est donc préférable d’oublier rapidement de rêver aux modèles que sont Bill Gates, Armuncio Ortega ou, bien sûr, Aliko Dangote, pour se plonger dans la dure réalité du terrain,

L’entrepreneur doit avoir des personnalités multiples. Il ne lui suffit pas d’avoir le goût de l’indépendance, qui l’amène à préférer ce chemin risqué plutôt que celui de salarié, cadre ou non, dans une entreprise existante. Il lui faut aussi, tel un coureur d’obstacles, franchir d’abord toutes les étapes qui pourront le mener au démarrage de sa société et faire montre, à cette fin, de nombreuses qualités. D’abord être un visionnaire en ayant au moins une idée précise, concrète, si possible originale, sur laquelle s’appuiera son projet d’entreprise. Etre ensuite un stratège en définissant toutes les caractéristiques que présentera son activité afin de transformer son idée originelle en réalité objective : c’est sans doute la phase décisive, qui permet de donner vie à l’abstraction de départ. Etre aussi un « honnête homme » – au sens français du Siècle des Lumières-, en étant capable de connaitre au mieux les principales facettes de l’environnement dans lequel il va travailler, pour éviter les pièges et se saisir des opportunités chaque fois que possible. Etre encore un homme-orchestre en maîtrisant tous les aspects qu’il aura à gérer dans sa vie quotidienne de chef d’entreprise : juridiques, sociaux, financiers, humains, administratifs, fiscaux, éventuellement judiciaires. Etre enfin un bon planificateur pour organiser en détail les phases préparatoires à son entrée en activité, afin de devenir pleinement opérationnel dans les meilleures conditions et les plus brefs délais.

S’il réussit tout cela, le promoteur est bien armé pour affronter une autre difficulté majeure, celle du financement de son entreprise. En la matière, il devrait vite renoncer à fonctionner totalement à crédit. L’autofinancement est en effet indispensable tant du point de vue de son futur partenaire banquier, qui veut ainsi connaitre la réalité de l’engagement du promoteur et l’importance de ses moyens financiers, que du côté du chef d’entreprise, qui pourra difficilement rentabiliser son projet s’il a à rembourser la totalité du coût de ses investissements, majoré des intérêts bancaires. Il peut apporter ces fonds propres de différentes manières : seul ; grâce à des appuis familiaux ou amicaux ; par des regroupements plus larges, notamment permis par de  nouvelles techniques comme le « crowdfunding » ; avec des fonds d’investissement qui vont accompagner l’entreprise pour quelques années. Dans tous les cas, le promoteur doit savoir que l’entrée de partenaires au capital de la société ne l’aidera guère dans son travail quotidien, mais fera porter sur lui des responsabilités accrues d’information et de transparence dans sa gestion, en contrepartie des fonds apportés. C’est spécialement vrai pour les fonds d’investissement, qui se sont multipliés en Afrique et sont maintenant adaptés à toutes les tailles d’investissement, y compris les Petites et Moyennes Entreprises (PME). Ces types d’investisseurs organisent en outre immédiatement leur sortie future de la société, à des conditions souvent onéreuses pour les promoteurs s’ils doivent assurer eux-mêmes ce rachat. Dans certains cas toutefois, et surtout pour les PME, ces fonds peuvent amener un encadrement et un soutien technique et organisationnel capables d’aider la jeune entreprise au début de son activité, et sont donc fort utiles.

Une fois ces ressources propres mobilisées, reste à obtenir des banques ou des autres prêteurs potentiels – bailleurs de fonds internationaux, fonds d’investissement – les autres concours nécessaires. Le succès dépend de la capacité de l’entrepreneur à donner la preuve de son autofinancement, de la qualité de son « business plan » et de la fourniture de garanties demandées par le prêteur. Celui-ci se tournera d’abord, par facilité et habitude, vers des garanties immobilières. Or, celles-ci sont rarement disponibles pour les nouveaux entrepreneurs, surtout s’il s’agit de PME. Des progrès ont été faits dans la mise au point de solutions alternatives : création de fonds de garantie nationaux ou régionaux, interventions « ad hoc » d’institutions bilatérales ou multilatérales. Les innovations et efforts d’adaptation des banques sont cependant très insuffisants tandis que des solutions novatrices, telles les sociétés de caution mutuelle, sont rarement introduites alors qu’elles sont bien adaptées aux traditions africaines. De la capacité des financiers à faire ces efforts d’imagination et à trouver, en liaison avec les entrepreneurs, des formes de coopération mutuellement acceptables, dépendra en bonne part l’accélération de l’essor des secteurs privés nationaux.

Si la nouvelle entreprise triomphe de ces différentes épreuves et prospère, elle aura à choisir les meilleures pistes pour son expansion. Elle peut déjà compter sur quelques donnes favorables : outre l’immensité des besoins à satisfaire et des vides à combler, qui multiplient les possibilités d’action pour les nouveaux arrivants, les nouvelles technologies offrent en de nombreux secteurs l’occasion d’investir à moindres frais et avec une efficacité accrue. L’approche multi-pays de plus en plus présente dans le secteur privé africain permet aussi de compenser la petitesse des marchés nationaux et de profiter des perspectives régionales qui devraient être progressivement privilégiées par les Autorités. En revanche l’environnement impose toujours des comportements spécifiques : il faut notamment trouver le bon équilibre entre la délégation de certains pouvoirs aux cadres de la société et le contrôle rapproché du « patron », qui demeure longtemps primordial en raison de l’influence déterminante en Afrique de la qualité et de l’engagement personnel des individus sur le résultat obtenu. Lorsque la société grandit, la structuration indispensable de celle-ci se heurte aux difficultés considérables de recrutement d’agents et de cadres qualifiés, rencontrées dans la plupart des pays. Si tous ces obstacles sont franchis, restera alors une alternative cruciale le moment venu : croissance maximale pouvant conduire un jour à l’entrée de nouveaux actionnaires plus puissants et majoritaires, ou préservation prioritaire de l’indépendance même  au prix d’un développement plus limité. Le choix est alors au moins autant philosophique et personnel que financier. Il sera de toute façon le témoignage d’une belle réussite.

Tout au long de sa vie, l’entreprise aura à subir les conséquences de la politique menée par les pouvoirs publics à l’égard du secteur privé et des entrepreneurs. En la matière, l’indicateur « Doing Business » mis au point par la banque Mondiale, espèce de comparateur mondial de performances  de l’environnement dans lequel travaillent les entrepreneurs, est devenu la référence incontournable. Les pays africains sont entrés dans la compétition pour savoir chaque année celui qui est « le plus réformateur » et l’émulation a entraîné en effet au fil des ans des progrès incontestables sur des sujets essentiels : facilité de création des sociétés ; rapidité des importations et exportations ; avantages pour les investissements ; sécurité foncière ; fonctionnement de la justice :.. Il est ainsi parfaitement possible de créer désormais en trois jours une entreprise au Mali comme dans beaucoup de pays. Pourtant, ces avancées très médiatisées restent souvent modestes et, sur les 54 pays du continent, seuls une dizaine –toujours les mêmes – figurent parmi les 100 meilleurs classés au monde. Les questions concernées, malgré leur importance, laissent en outre de côté quelques lacunes majeures des politiques publiques. D’abord, les Etats cherchent rarement à encourager concrètement les bonnes pratiques et l’efficience des entreprises et la corruption est souvent le plus court chemin pour arriver au but : l’attribution des marchés publics ou l’octroi d’avantages liés au Code des Investissements en sont des exemples flagrants. En second lieu, face à la question dramatique des créations d’emploi insuffisantes, les pouvoirs publics multiplient les projets d’ « identification et de formation d’auto-entrepreneurs », souvent dans des secteurs relevant plus du passé que de l’avenir, avec l’appui « généreux » de bailleurs de fonds plus soucieux d’actions claironnantes que de résultats positifs à long terme. La durée limitée de ces actions, les choix contestables des secteurs retenus, l’absence de prise en considération des qualités rares que doivent présenter ces candidats entrepreneurs, comme rappelé ci-avant, leur motivation insuffisante face aux contraintes vécues, expliquent les lourds taux d’échec. Il serait sans doute très préférable, et plus économique, de privilégier au contraire la construction rapide d’un environnement solide propice à l’épanouissement et à la croissance de toutes les entreprises existantes, plutôt que la création de toutes pièces de nouveaux entrepreneurs. Enfin, le même gâchis financier s’observe dans les créations de structures publiques censées favoriser l’enseignement professionnel et la formation, qui sont souvent mal connues, parfois redondantes, et mal connectées avec les entreprises et leurs regroupements corporatistes mieux avertis des besoins réels de l’économie. Le soutien, bien contrôlé, d’actions directement conduites par les entreprises serait certainement plus efficace.

Faute d’une offre d’emplois suffisante, le secteur privé subsaharien se nourrit à la fois de ceux qui ont une « âme d’entrepreneur » mais aussi de ceux, bien plus nombreux, qui choisissent cette voie par défaut d’activité salariée. Le poids très prédominant du second groupe explique que les échecs soient ici encore beaucoup plus nombreux que sous d’autres cieux. La prise en compte par les pouvoirs publics des véritables besoins des acteurs économiques, et particulièrement de ceux qui débutent, devrait permettre d’accroître nettement les chances de succès des nouveaux entrepreneurs. Les Etats ont beaucoup à y gagner, pour le nombre d’emplois durables créés comme pour le renforcement des appareils économiques nationaux. Il leur faut seulement une bonne analyse de la situation et des changements nécessaires, et la volonté politique de mettre ceux-ci en œuvre avec sincérité et détermination. Il n’est nul doute qu’ils trouveraient alors à leurs côtés une jeunesse avide de travail et riche d’énergie.

Paul Derreumaux

Brexit, Trump, France 2017 : quelques dures leçons pour l’Afrique ?

Brexit, Trump, France 2017 : quelques dures leçons pour l’Afrique ?

 

En moins de 12 mois, trois votes majeurs auront sans doute remis en question pour beaucoup d’africains le modèle de démocratie qu’ils pouvaient imaginer dans les principaux pays du Nord.. En juin dernier, la Grande-Bretagne décidait, après une campagne mensongère et meurtrière,  de sortir de l’Union Européenne où elle était entrée en 1973. Dix mois plus tard, personne n’est encore vraiment capable de savoir jusqu’où mènera ce « Brexit », et les risques économiques sous-jacents du vote sont toujours d’actualité. Aux Etats-Unis en novembre dernier, l’outsider Donald Trump s’est imposé, après une bataille électorale pour le moins médiocre, grâce à des arguments souvent jugés  irréalisables mais qui ont fait mouche. Six mois après, la démocratie américaine a prouvé sa capacité à bloquer les idées tourbillonnantes du nouveau Président. M. Trump n’a cependant pas renoncé à profiter du moindre espace d’action, comme le montrent la crise avec la Corée du Nord et l’annulation de l’ « Obama Care ». En France, l’élection présidentielle intervient après un quinquennat où les questions sociétales et de sécurité ont pris le pas sur des réformes économiques aux résultats médiocres. Des évènements exceptionnels ont marqué la campagne: poids inhabituel des « affaires » ; primaires dans les grands partis où les perdants n’ont pas respecté leurs engagements ;  victoire d’un candidat largement mis en avant par les médias ; succès des extrémismes de droite et de gauche. Les résultats du premier tour ont donc pris de court tous les acteurs du jeu politique et amené un deuxième tour aux débats décevants et au résultat largement prévisible.

Logiquement attentive aux évènements politiques de ces trois grands partenaires du continent, l’Afrique pourrait sans doute tirer au moins trois leçons de ces nouveautés.

D’abord, le nombre et la violence des attaques personnelles, le rôle clé de l’action médiatique au profit de certains, le caractère clairement mensonger ou impossible de beaucoup de promesses ne permettront plus que ces élections constituent des modèles pour l’Afrique. L’assassinat perpétré à Londres en juin dernier a constitué un retour vers des comportements passés qu’on pouvait espérer désormais exclus. En France, la délectation avec laquelle les médias ont d’abord privilégié les déboires judiciaires de M. Fillon, le traitement inégal longtemps accordé aux divers candidats dans l’accès à la parole rappellent trop de scénarii africains logiquement critiqués. La campagne américaine avait elle-même eu en 2016 son lot d’injures réciproques et d’anomalies. La qualité des options politiques et programmes de gouvernement présentés s’en est donc trouvée moins déterminante qu’elle ne l’aurait dû en cette période cruciale. Il en résulte une conclusion majeure : dans les deux élections anglaise et américaine, les résultats ont été immédiatement contestés à travers de grandes manifestations. En France, les deux concurrents du deuxième tour représentent de même nettement moins de 50% des électeurs et le choix final pourrait soulever des débats inconnus depuis longtemps. Cette situation, qui fait penser à celle de nombreux pays africains, n’incitera pas ceux-ci à améliorer leurs pratiques.

En second lieu, un thème central de ces trois joutes électorales a été le choix entre le repli sur soi et l’ouverture sur l’extérieur – le monde entier pour les Etats-Unis, l’Europe pour la France et la Grande-Bretagne – . Même si le camp de l’ouverture a gagné en France, en raison de la connotation historique particulière du Front National, celui du repli aura considérablement progressé partout et aura vaincu dans les deux autres pays. Sa manifestation traduit une volonté de rupture avec l’ordre antérieur en raison de la gravité des souffrances et de la colère d’une large partie de la population face aux règles d’une Union Européenne fonctionnarisée ou d’une mondialisation amorale. Elle marque aussi l’incapacité des partis dominants à apporter des réponses valables et le refuge vers les extrêmes de gauche ou de droite, les solutions inattendues ou les personnalités iconoclastes pour faire valoir ces protestations. Il sera dès lors difficile pour ces Etats victimes de rebellions en leur sein de continuer, comme par le passé, à prôner les regroupements régionaux et l’intégration au monde extérieur comme remède au sous-développement et aux inégalités des pays les moins avancés. Les adversaires de ces options ne manqueront pas de s’emparer de cette fronde des pays nantis pour ralentir les progrès possibles de  coopérations régionales déjà très bureaucratisées et peu performantes. Même si l’embarras et les reculs parfois déjà amorcés à Londres et Washington remettent en cause cette approche nationaliste, le mal aura été fait.

Enfin, les confrontations ont mis en exergue des espaces géographiques de plus en plus antagonistes : les grandes villes contre les petites cités et les campagnes. Les premières relèvent la tête après la crise mondiale de 2008 et leurs habitants sont, au moins pour une fraction, emportés dans les bénéfices de la compétition mondiale. De celle-ci, les secondes ne supportent surtout que les inconvénients – isolement, dégradation des services publics, chômage… – et perdent l’espoir d’être aspirées vers le haut dans leurs conditions de vie par le dynamisme des principales agglomérations. Cette dichotomie spatiale est une réalité bien plus avancée en Afrique, surtout subsaharienne. Dans celle-ci, quelques grandes zones urbaines, en rapide accroissement, tirent beaucoup plus d’avantages des croissances du Produit Intérieur Brut (PIB) et des progrès de certaines infrastructures que les zones rurales marquées par des établissements d’enseignement et de santé souvent en déshérence, des pertes continues de substance économique et un sentiment d’abandon aggravé par la montée de l’insécurité. A la différence des pays du Nord, ces régions s’expriment en outre rarement dans les élections, même si elles sont encore pour un temps les plus peuplées, et ne sont donc même pas courtisées par les dirigeants. Leur sombre tableau pourrait bien être une vision futuriste des espaces ruraux français si les tendances actuelles ne sont pas d’urgence corrigées.

Ces trois mauvais exemples amèneront-il les responsables des pays les plus avancés et les grandes organisations qu’ils dirigent à plus d’humilité et à un remaniement des discours et des actions pour les politiques de développement. Ce n’est qu’un espoir mais pas une certitude. Pourtant, alors que la croissance économique de l’Afrique a faibli et où les réformes structurelles lui sont demandées avec insistance, la prise en compte des échecs, lacunes et insuffisances vécues au Nord pour une refonte des stratégies recommandées aux pays subsahariens serait particulièrement opportune et synonyme de plus d’efficacité. Souhaitons que les nouveaux leaders de notre monde le comprennent.

Paul Derreumaux

Croissance économique en Afrique subsaharienne : l’heure de vérité

Croissance économique en Afrique subsaharienne : l’heure de vérité

Selon le récent rapport de la Banque Mondiale, la hausse du Produit Intérieur Brut(PIB) d’Afrique subsaharienne a été de 1,3% seulement en 2016, son plus mauvais score depuis 2000. Si la croissance de 2,6% se confirme pour 2017, le PIB par tête aura diminué pour la deuxième année consécutive. Au vu de ce faux pas, après une série gagnante d’une quinzaine d’années, assiste-t-on à une simple pause ou à un changement de cycle ?

Le panorama de l’Afrique subsaharienne en ce début 2017 affiche en effet de multiples progrès mais aussi des ombres menaçantes.

Les bonnes nouvelles sont nombreuses. On note d’abord une croissance record de près de 5% par an en moyenne sur la période 2000/2014. Même en tenant compte d’une lourde progression démographique de près de 2,6% par an en moyenne, le revenu par tête a  progressé de plus de 40% depuis le début du siècle et cette évolution a touché à des degrés divers la plupart des pays. Surtout, cette hausse a d’autres bases que celles qui avaient conduit aux précédentes « vingt glorieuses » 1960/1980. La poussée des prix des matières premières –pétrole, mines, produits agricoles de rente- avait été le soutien fondamental de cette première période et est restée une cause exogène importante. Mais celle-ci s’appuie aussi sur au moins trois autres piliers endogènes: des investissements de grande ampleur en infrastructures ; un développement accéléré des services et du commerce, et notamment de quelques secteurs modernes comme les banques et les télécommunications ; une croissance régulière du secteur primaire sous l’effet de la progression démographique et de la hausse du niveau de vie.

Cette reprise est aussi une conséquence d’une remise en ordre des cadres macroéconomiques fondamentaux. Presque tous les pays ont connu depuis 2000 une réduction de l’inflation, un redressement des finances publiques, une amélioration de la balance des comptes extérieurs, aidée en particulier par les importants effacements de dette extérieure des Etats. Croissance et restauration des grands équilibres ont ramené la confiance des investisseurs et prêteurs étrangers. C’est vrai pour les partenaires traditionnels, internationaux ou binationaux, de l’Afrique, mais aussi  pour de nouveaux intervenants : fonds arabes créés après les chocs pétroliers ; grands pays émergents, emmenés notamment par la Chine ; fonds d’investissement privés. En 2014, un record de 60 milliards de USD a été atteint pour les Investissements Directs  Etrangers (IDE) après une expansion régulière sur la décennie. Certes ces investissements sont encore trop concentrés sur quelques secteurs et quelques pays, mais ils marquent un changement total par rapport à la période antérieure. A ces flux s’ajoutent enfin des transferts financiers de la diaspora : désormais plus importants que l’aide publique au développement, ils atteignent en moyenne environ 2% du PIB de la zone.

Une dernière avancée majeure est celle de la réduction de la pauvreté. Le nombre de personnes en situation de pauvreté extrême (moins de 1,9 USD par jour) a baissé en valeur absolue sur la période. Avec près de 390 millions d’individus et de 33% de la population, il reste certes encore très élevé et nettement supérieur en nombre et pourcentage à ceux des autres grandes régions en développement. Le progrès est cependant réel et s’exprime aussi par les améliorations dans les Objectifs du Millénaire, tels une hausse de l‘espérance de vie de 7 ans depuis 2000 ou le relèvement à 70% du pourcentage d’élèves qui achèvent le cycle primaire.

Ces transformations  pourraient se résumer en deux images. D’abord, l’Afrique subsaharienne est redevenue sur la période un continent comme les autres qui, pour la première fois depuis les années 1980, ne semble plus condamné à l’échec et à l’immobilisme. De plus, le retard constaté de longue date dans l’introduction en Afrique des technologies de pointe tend à se réduire nettement, voire à disparaitre, à l’exemple des automates bancaires, de la téléphonie 4G, de l’internet et, bien sûr, du paiement par mobile.

Face à ces évolutions positives, des menaces s’amoncellent à court terme. Certaines ont fait l’objet d’une prise de conscience et de réactions, et pourraient donc être jugulées ou contenues. C’est par exemple le cas des infrastructures encore très en retard et dont les insuffisances actuelles coûteraient 2% de croissance annuelle. C’est particulièrement vrai pour les infrastructures énergétiques. En la matière, selon la banque Mondiale, le taux de couverture, corrigé par le nombre d’habitants, ne s’est pas amélioré depuis vingt ans. Ces insuffisances constituent un coût social élevé pour les populations et un coût financier considérable pour les entreprises, notamment industrielles. Beaucoup de pays intensifient cependant le rythme des investissements et certains, du Sénégal au Kenya, donnent une place croissante aux énergies renouvelables qui sont aussi une réponse à la menace climatique de long terme. Le défi consistera à ce que l’ajustement de l’offre aille plus vite que celui d’une demande augmentant avec la démographie, l’urbanisation et la croissance économique. Une autre menace déjà bien combattue est celle de l’insécurité. Toute la zone sahélienne, de la Mauritanie à la Somalie en passant par le Nigéria et le Soudan, en est la plus grande victime, mais le risque est partout. Les effets de cette situation sont catastrophiques pour les régions touchées, qui se trouvent vidées de projets de développement et parfois délaissées par les services publics comme dans tout le Nord du Mali. Les mesures basiques de protection se mettent pourtant en place, avec une vitesse variable selon les moyens disponibles et la combativité des pays. Parallèlement, la coopération régionale et internationale s’organise pour apporter une réponse à la hauteur du danger, comme le montrent la création du G5 au Sahel, le maintien de la force Barkhane et l’attention croissante de l’Allemagne.

Aussi grave est sans doute la faiblesse des Etats. Certes, de nettes améliorations existent par rapport à la période la plus sinistrée de conflits armés multiples et d’élections démocratiques « virtuelles ». Mais 50% des pays sont encore considérés comme fragiles, pour des raisons variées, et les incertitudes touchent les plus grandes nations : l’alternance réussie au Nigéria enthousiasme quand l’Afrique du Sud multiplie les actes de mauvaise gouvernance. Trois difficultés majeures expliquent cette situation. Les challenges sont immenses et les ressources limitées ce qui rend difficile le choix des bonnes priorités. Face à ce handicap, peu de dirigeants font preuve d’une vision stratégique, d’une capacité de transformer les propositions en actes, et d’un sens de l’urgence et du concret adapté à la gravité des problèmes de l’heure. Enfin, même quand ces comportements existent au plus haut niveau, ils se reflètent mal au sein des administrations : harcèlement fiscal des entreprises formelles, inertie de nombreuses structures ; corruption ; comportement inique de la justice malgré les progrès juridiques constatés ; racket sur les routes qui renchérissent et freinent le commerce intra-africain. 

Cette inadaptation des actions étatiques s’observe notamment par rapport à deux autres menaces majeures étroitement liées entre elles, celles de l’emploi et de la formation. Les secteurs formels ayant le plus progressé depuis 2000 sont davantage « capital intensive » que « labour intensive » tandis que les activités les plus créatrices d’emplois, souvent très peu qualifiés, relèvent du commerce ou des services informels. Dans le même temps, l’éducation et la formation, qui touchent heureusement une part grandissante des populations, sont caractérisées à la fois par une qualité souvent en recul due à l’impréparation et aux manques de moyens des enseignants, et par une inadéquation par rapport aux besoins de l’économie et des entreprises. Ces données et l’arrivée massive de jeunes sur le marché du travail entrainent la forte montée du chômage réel, même si celle-ci est souvent camouflée par l’absence de recensement des personnes en emploi « virtuel » dans l’informel. Les plans pluriannuels de création d’emplois ne sont pas présentés comme des priorités et sont d’ailleurs rarement atteints. Les sentiments d’insatisfaction et d’injustice grandissent donc à la fois chez les entreprises comme chez les candidats à l’emploi, et notamment la jeunesse diplômée, et ces hiatus entre offre et demande creusent la menace additionnelle des inégalités sociales.

Face à ces ombres qui gênent la poursuite d’une trajectoire économique favorable du continent, d’autres moteurs pourraient prolonger les bonnes tendances antérieures si certaines conditions sont remplies.

Du côté de ces perspectives positives, il faut d’abord retenir l’amélioration sensible de l’environnement économique international. La croissance a repris un certain tonus en Europe. La Chine, désormais partenaire essentiel de l’Afrique, semble en mesure de stabiliser son développement à un rythme élevé et garde le continent au cœur de sa stratégie. Elle est le premier importateur de ses matières premières, l’a incluse dans les grands projets d’infrastructures des « nouvelles routes de la soie », et y investit désormais dans des entreprises industrielles pour garder sa compétitivité mondiale, comme en Ethiopie. Ces données positives, après deux années difficiles, devraient permettre la poursuite des IDE visant d’abord le marché africain en expansion rapide mais aussi les exportations dans d’autres régions du monde. Elles pourraient aussi garantir le maintien d’un flux financier grandissant venant de la diaspora, pilier de petits investissements collectifs et de la sécurisation de revenus minimaux pour de larges partes des populations.

Le principal espoir de l’Afrique subsaharienne est sans doute la montée en puissance inexorable du secteur privé. Celui-ci a déjà été le grand acteur des mutations intervenues dans les grandes entreprises de la banque et des télécommunications. Mais sa vivacité touche tous les secteurs et toutes les tailles de sociétés. Ce bouillonnement de l’initiative privée est favorisé par les progrès déjà intervenus dans l’environnement, en particulier grâce à la stimulation introduite depuis 15 ans par les indicateurs du Doing Business. Des pays africains figurent chaque année parmi les plus réformateurs et, si leur classement global reste médiocre, il s’améliore progressivement. Les obstacles restent considérables, surtout pour les petites et moyennes entreprises (PME), tant pour le financement que pour la formation des personnels ou les rapports avec l’administration. Pour les industries s’ajoutent encore la protection contre les fraudes, la sécurisation du foncier ou le coût élevé des facteurs. Mais cette situation génère de grandes marges possibles de progrès et évoluera sous l’impulsion des entreprises et de leur réussite, de l’intérêt croissant des consommateurs et de l’appui des partenaires étrangers. En matière de financement, les avancées s’intensifient grâce à la concurrence des banques et l’arrivée de fonds d’investissement nationaux dédiés aux PME. Pour la formation, plus dépendante de l’action des Etats, l’évolution est plus lente et constituera sans doute un goulot d’étranglement majeur.

Une troisième opportunité à court terme devrait résider dans la pression grandissante de la société civile. Celle-ci varie beaucoup selon les pays en fonction de la tradition nationale et du degré de liberté laissée aux initiatives privées, mais la tendance est générale. Dans certains cas, du Sénégal au Kenya en passant par le Burkina Faso, elle devient un accélérateur des changements politiques ou économiques. Elle s’exprime par l’audience exponentielle des réseaux sociaux, le rôle de lanceur d’alerte des Organisations Non Gouvernementales (ONG), la multiplication des associations ou la vigilance de la presse privée. Grâce à elle, les élections sont plus surveillées, les abus plus limités et parfois sanctionnés, les inégalités les plus criardes remises en question et le secteur privé encouragé dans ses combats.

Les changements technologiques jouent aussi en faveur de l’Afrique. Dans la plupart des secteurs, les innovations ouvrent la voie à des activités requérant des investissements plus modestes, à la portée des ressources financières d’acteurs locaux. C’est vrai par exemple pour les applications informatiques qui bouleversent les moyens de paiement et facilitent l’inclusion financière, pour les communications avec la chute du prix des smartphones et l’extension rapide de l’internet mobile, pour l’énergie avec la production de « kits solaires » pour les populations non connectées aux réseaux nationaux, pour l’industrie avec des équipements plus économiques venant des pays émergents. La quatrième révolution industrielle est caractérisée par des contraintes d’agilité et d’adaptation à l’incertitude pour lesquelles les difficultés passées du continent lui donnent aujourd’hui des atouts. Encore  faut-il que les pouvoirs publics encouragent avec vigueur cette poussée des approches innovantes.

Enfin, les potentialités offertes par les regroupements régionaux sont aussi une opportunité de relance. Ils constituent une réponse logique  à la petitesse de beaucoup de marchés, à la mutualisation nécessaire des investissements de grande envergure, aux actions requises pour encourager le développement des échanges interafricains. Certaines régions sont favorisées, comme l’Afrique de l’Ouest francophone, en raison de la consolidation progressive de l’Union en place depuis  60 ans. Dans d’autres parties de l’Afrique, les situations varient mais le mouvement semble inéluctable. Il se heurte cependant à des obstacles redoutables : l’ego de dirigeants qui freine les progrès, comme en Afrique Centrale ; la multiplication des regroupements existants qui amène des redondances ou des incohérences dans les actions ; la prééminence souvent donnée aux préoccupations nationales qui retarde l’application de décisions communautaires.

Pour bien exploiter ces atouts à l’avenir, l’Afrique subsaharienne inventera peut-être sa propre voie de développement. Pourtant, même en utilisant au mieux ses propres atouts, elle devra respecter plusieurs conditions préalables. La première a trait aux mutations structurelles que doivent accomplir les sociétés et les économies africaines. Or, si le secteur privé parait engagé dans cette voie et les populations prêtes à l’accepter, les appareils étatiques pêchent par leur immobilisme, ou même par leurs résistances aux changements, comme signalé ci-avant pour le retard des infrastructures et l’inadéquation de l’enseignement et de la formation. On le voit  pour les pays pétroliers qui n’ont pas profité des années fastes pour épargner et préparer la diversification de leurs économies. On l’observe dans l’incapacité à élever au-delà du seuil modeste de 20% du PIB le poids relatif des recettes fiscales selon des politiques équitables et performantes, pour être moins dépendantes de l’endettement intérieur et extérieur.

Un deuxième point d’attention prioritaire doit être celui du rééquilibrage spatial des territoires. L’urbanisation galopante, la rareté des ressources financières, la faiblesse des réflexions à long terme sur l’avenir souhaitable du pays conduisent presque partout à une dichotomie risquée. D’un côté, une mégapole où s’accumule une part excessive de la population – jusqu’à près de 25% en Côte d’Ivoire-, où apparait la nouvelle classe moyenne et où se concentrent les investissements en infrastructures, qui n’empêchent pas l’explosion de la pauvreté et des bidonvilles. De l’autre des villes moyennes et des campagnes où les services publics sont démunis, les investissements productifs rarissimes, l’insécurité grandissante,  les indices de pauvreté très en dessus de la moyenne nationale. Les régions délaissées ayant jusqu’ici peu de moyens de revendiquer, le danger parait lointain. L’aptitude à relever ce défi, par la création de pôles locaux de développement et une véritable politique d’aménagement du territoire, sera cependant décisive pour identifier les pays qui ont le plus de chances de poursuivre leur progression.

Un troisième challenge majeur est celui de la maîtrise de la croissance démographique. Le trend actuellement suivi par la population d’Afrique subsaharienne, dont les moins de 18 ans représentent 60% du total et qui va doubler en 30 ans, est une première mondiale. Il est souvent présenté comme un atout en raison du « dividende démographique » qui va, dans les vingt prochaines années, augmenter le nombre des actifs et des consommateurs plus que celui des inactifs. Or, ce « dividende » n’est que virtuel si les créations d’emplois ne sont pas au rendez-vous, et toutes les études tendent à prouver que seul le secteur informel serait en mesure d’absorber le surplus de main d’œuvre par des « jobs » essentiellement incertains et de bas niveau. L’ajustement indispensable ne pourra prendre que trois formes. D’abord la réussite nécessaire d’une « transition démographique » encore étrangère pour l’essentiel à l’Afrique subsaharienne où des pays comme le Niger connaissent toujours une accélération de l’accroissement de la population. Ensuite un « big bang » en matière d’éducation et de formation professionnelle, d’une part, et de soutien aux entreprises à forte intensité de main d’œuvre, d’autre part. Un ajustement par l’expatriation, régulée en concertation étroite entre pays de départ et pays d’accueil, qui peuvent les uns et les autres bénéficier  de ces flux migratoires. Une combinaison des solutions parait inévitable.

Placées sous le tir croisé de menaces immédiates, de nouveaux moteurs de croissance et de contraintes à respecter, les nations d’Afrique subsaharienne sont en équilibre instable. Les évolutions possibles sont fort variées selon la capacité des stratégies menées à juguler les périls, à accomplir les mutations requises et à saisir les futures opportunités. Devant ces multiples degrés d’incertitude, elles sont appelées à se différencier de plus en plus en termes de développement économique. Dans cette Afrique à plusieurs vitesses, les pays et régions les mieux placés apparaissent pour l’instant peu nombreux face aux zones fragiles qui dominent. Pour que la situation s’inverse, les Etats ont maintenant une responsabilité première qu’ils ont jusqu’ici du mal à assumer : ils doivent effectuer des efforts considérables de réflexion et d’accélération dans l’action, seuls capables de lever les blocages actuels. Enfin, cette mutation du comportement de la puissance publique est nécessaire mais pas suffisante. Pour réussir, il faudra une coopération plus performante et mieux équilibrée entre les trois acteurs en présence –Etat, secteur privé, partenaires extérieurs -. Alors seulement, le continent aura de bonnes chances que sa marche en avant touche la plupart de ses composantes.

Paul Derreumaux

Afrique subsaharienne : comment mieux mobiliser l’épargne intérieure pour le financement des infrastructures

Afrique subsaharienne : comment mieux mobiliser l’épargne intérieure pour le financement des infrastructures

 

L’accélération des investissements en infrastructures a été un des moteurs de la croissance soutenue en Afrique subsaharienne durant les dix dernières années en raison de son impact direct sur le Produit Intérieur Brut (PIB) des pays. Elle est aussi un facteur permissif essentiel des progressions futures possibles de ce PIB par l’amélioration que les nouvelles infrastructures apportent sur la qualité de l’environnement des entreprises et donc sur leur compétitivité. Ces infrastructures sont variées : transports, télécommunications, énergie, adduction d’eau, mais aussi logement et environnement. Elles présentent toutes au moins trois caractéristiques communes. D’abord l’immensité des besoins dus en particulier aux retards existants, à la croissance démographique et à l’urbanisation galopante, comme l’indique le montant annuel de 93 milliards de USD cité notamment par la Banque Mondiale pour chacune des dix années à venir. Ensuite, les montants unitaires élevés de la quasi-totalité des investissements nécessaires par suite de leur nature –pont, aéroport, barrage,..- ou de leur approche jusqu’ici principalement centralisée. Enfin, la diversité des sources de financement qui interviennent pour ces projets et l’insuffisance chronique constatée des ressources disponibles, couramment évaluées à 50% des besoins totaux recensés.

Dans les financements mobilisés, l’insuffisance des ressources intérieures, publiques et privées confondues, constitue une explication importante du « gap » constaté. Parmi ces financements locaux, l’Etat tient une place centrale par les impôts et taxes qu’il draine. Son action est cependant handicapée par le poids élevé et croissant des charges de fonctionnement de la puissance publique et par la faiblesse persistante de la pression fiscale, et cette situation ne devrait s’améliorer qu’à moyen terme. Dans l’attente, les ressources privées pourraient donc prendre une importance grandissante, soit  par le canal des intermédiaires financiers et leur activité de transformation, soit par un investissement direct effectué par les nationaux.

Pour les intermédiaires financiers, plusieurs cas de figure sont à distinguer. Les banques commerciales ont désormais des moyens nettement accrus grâce à l’augmentation de leurs fonds propres et aux progrès de leurs activités. Leurs ratios prudentiels sont certes partout très limitatifs pour des prises de participation. En revanche, l’octroi de concours à moyen et long terme pour des investissements relève directement de leur mission et leurs possibilités de transformation ont été améliorées, comme dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) en 2015 avec l’abaissement à 50% du ratio correspondant contre 75% précédemment. Même s’il est encore trop tôt pour évaluer les effets de cette disposition, il est certain que les banques considèrent avec plus de facilité les financements à moyen et long terme. La nette croissance des concours à l’immobilier dans de nombreuses banques le prouve : cette évolution a d’ailleurs été facilitée également par la mise en place en 2010 de la Caisse Régionale de Refinancement  Hypothécaire (CRRH). Dans l’UEMOA, des accords ont aussi par exemple été mis au point entre des banques et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) pour cofinancer des prêts accordés à des entreprises de travaux publics chargées de construire des routes,. Ces coopérations privé/public sont aussi appliquées dans d’autres régions, et même à plus grande échelle, notamment par les grandes banques sud-africaines ou nigérianes. Les exemples de syndication de prêts de plusieurs centaines de millions de USD par Nedbank pour le gigantesque parc éolien du lac Turkana au Kenya ou par la First Bank of Nigéria pour le pipeline Accugas III au Nigéria l’illustrent parfaitement.

Les compagnies d’assurance peuvent de leur côté devenir actionnaires de sociétés propriétaires d’investissements, notamment au côté de l’Etat et d’investisseurs privés dans le cadre de projets conçus en Partenariat Public Privé (PPP). Les Autorités de régulation du secteur encouragent en effet la diversification des actifs des assureurs, trop concentrés sur les dépôts bancaires, en direction d’autres actifs financiers ou immobiliers de long terme. Certaines infrastructures à la rentabilité bien établie, comme les autoroutes ou les ponts à péage, ou des centrales électriques, sont donc éligibles pour ces entreprises. Certes ce secteur est encore peu développé, hormis dans quelques pays comme l’Afrique du Sud, le Maroc ou le Kenya, mais la situation devrait changer rapidement avec la croissance des revenus et l’augmentation des moyens d’action des assureurs. Ainsi, dans les 14 pays de la zone CIMA, le quintuplement du capital minimum récemment lancé devrait permettre au secteur des assurances de multiplier ses interventions dans le financement des infrastructures. Avec un poids moyen du secteur aujourd’hui inférieur à 2% du PIB de l’Afrique, on peut donc estimer qu’une progression de 50% des activités, possible dans quelques années, pourrait accroitre de plusieurs milliards de USD les financements destinés aux infrastructures sur le continent.

La croissance progressive des marchés boursiers africains est aussi un moyen pour les Etats de trouver localement des ressources complémentaires aux recettes fiscales pour leurs projets d’infrastructures : cet appel au marché financier local a l’avantage d’exclure tout risque de change, mais aussi de mieux associer les populations aux investissements qui les concernent. Dans la seule Afrique de l’Ouest francophone, les Etats y ont largement recours – jusqu’à près de 4 milliards de USD par an dans les dernières années – et le marché y a répondu très favorablement. On remarque toutefois que, au moins dans cette région, les établissements bancaires sont les souscripteurs très majoritaires de ces emprunts obligataires. Certains s’inquiètent en conséquence d’un détournement possible des banques vis-à-vis de leur mission première de financement des activités économiques. Les dernières décisions des Autorités monétaires de la zone, qui limitent directement et indirectement ces avoirs en titres dans les actifs des banques devraient conduire à des positions plus restrictives de leur part vis-à-vis de ces emprunts, et à de nouveaux équilibres dans l’identité des souscripteurs de ceux-ci.

Outre ces financements « intermédiés », des ressources sont aussi directement mobilisables auprès des populations d’au moins trois manières.

D’abord, des appels de fonds peuvent être effectués sur le marché financier par les entreprises, publiques et privées, responsables des infrastructures en projet. Certes, les règles de fonctionnement des marchés financiers excluent généralement les nouveaux projets. Les sociétés déjà implantées peuvent cependant utiliser cette modalité de financement : c’est ce que font par exemple des entreprises des secteurs de l’énergie, des télécommunications, de la construction, avec un succès variable selon leur santé financière. Ces concours peuvent prendre la forme d’actions, pour des prises de participation au capital, ou d’emprunts obligataires, pour des concours remboursables. Les limitations correspondantes tiennent à la fois à la crédibilité des émetteurs, à la viabilité parfois incertaine des projets financés et à la faible liquidité des marchés secondaires, notamment sur les obligations. Dans l’UEMOA par exemple, les transactions sur les obligations sont encore quasiment inexistantes ce qui détourne de ces titres beaucoup d’investisseurs non institutionnels.

On peut aussi imaginer que certaines catégories, supposées détenir une épargne particulièrement importante et stable, soient spécialement sollicitées. Les diasporas de quelques pays, comme l’Ethiopie, le Kenya, le Mali  ou le Sénégal en sont la meilleure illustration avec des flux collectés plus élevés que ceux de l’aide publique au développement. De manière concrète, les possibilités semblent pourtant limitées. La diaspora est souvent très dispersée, donc difficile à contacter et à mobiliser. Elle est aussi méfiante vis-à-vis de son pays d’origine, soit au vu de l’instabilité politique de celui-ci ou de la faible crédibilité de ses dirigeants, soit en raison du manque de projets attractifs et de montages techniques et financiers adéquats ou insuffisamment rémunérateurs.. D’autres analyses montrent encore que les fonds envoyés par la diaspora sont essentiellement dévolus à des dépenses familiales ou des investissements personnels ou collectifs dans la région d’origine, jugées prioritaires. Il est donc difficile d’aller plus loin et la seule réussite identifiée est celle des bons émis au Nigéria pour 100 millions de USD, montant minuscule dans les quelque 20 milliards de USD que reçoit annuellement le pays. La solution la plus immédiate pourrait être pour les Etats d’instaurer un partenariat, avec un dialogue souple et bien adapté, pour que la diaspora contribue plus significativement à la construction d’infrastructures collectives.

Une autre source souvent ciblée pour le renforcement des financements locaux est celle des caisses de retraite et fonds de pension. Ici encore les sommes théoriquement disponibles sont immenses et la période favorable en raison de l’état de la pyramide démographique des pays africains. Pour les seuls principaux pays anglophones, on estime les sommes gérées par les fonds de pension à près de 380 milliards de USD, dont 322 milliards de USD pour la seule Afrique du sud. Sur ce total, environ 1,5% seraient affectés aux infrastructures, ce qui est déjà un montant conséquent. Ces fonds de pension et caisses de retraite, déjà très sollicités par les Etats, ont cependant connu dans plusieurs pays des mésaventures par suite de prélèvements opérés par les pouvoirs publics dans des conditions douteuses  et qui pourraient être difficiles à récupérer. Ici encore la méfiance règne donc et ces institutions préfèrent souvent protéger leurs avoirs dans des placements qu’elles pilotent elles-mêmes et rarement liés aux infrastructures collectives. Leur rôle pourrait malgré tout être nettement accru si diverses conditions sont réunies telles: l’amélioration de leur gouvernance et une totale indépendance vis-à-vis des Etats ; une formation plus poussée des dirigeants à la gestion des actifs financiers ; l’élargissement de leurs ressources, en particulier par une intégration du vaste secteur informel ; l’existence de garanties de remboursement des ressources prêtées dans les conditions et aux échéances prévues ; la mutualisation de certains investissements et la diversification des placements pour réduire les risques encourus.

Enfin, l’évolution des technologies et des approches des investisseurs apporte une nouvelle façon d’associer l’épargne privée intérieure aux réalisations d’infrastructures. Cette évolution concerne notamment l’électricité, surtout avec les possibilités nées de l’énergie solaire. De nouveaux produits existent en effet pour fournir celle-ci aux ménages ou aux micro-entreprises totalement déconnectés des réseaux d’électricité nationaux. Ces « kits solaires », très économiques, amènent la lumière, mais peuvent aussi recharger un téléphone et alimenter un réfrigérateur, un moulin à céréales ou une télévision et changent donc la vie de leurs propriétaires. L’alliance de ces nouvelles sources d’énergie et des télécommunications permet également de les équiper d’une installation de prépaiement : grâce à celle-ci, l’acquéreur ne doit plus payer le produit mais seulement son usage (« pay as you go »), ce qui règle les contraintes de trésorerie omniprésentes sur le continent. Certaines sociétés privées africaines sont maintenant capables de fabriquer de tels produits à des prix compétitifs. Leur action  allège les manques d’énergie dans les parties les plus reculées du territoire comme dans les zones urbanisées, et donne aux Etats du temps pour mettre en place des réseaux nationaux plus performants. Les mêmes méthodes valent pour l’alimentation en eau à base de forages solaires. Cette approche décentralisée attire désormais des groupes internationaux, comme la société française Engie : elle les fait coopérer avec d’autres partenaires que les Etats, telles des grandes villes, des régions ou des communautés de citadins. Donnant un nouveau souffle à la création d’infrastructures, ce schéma est aussi un vecteur efficace pour la décentralisation.

De nouvelles voies de financement s’ouvrent donc, faisant porter directement la responsabilité de celui-ci sur les épargnants, les diasporas, les caisses de retraite ou les usagers, accroissant d’autant les possibilités de réduire le manque présentement constaté. Pour être pleinement utilisés, ces nouveaux canaux requièrent cependant que les Etats continuent à améliorer les conditions de réalisation de ces  infrastructures. La transparence de leurs financements, leur adaptation optimale aux demandes des usagers, la qualité de leur gestion, l’évidence de leur rentabilité économique, financière ou sociale seront de plus en plus les conditions clés pour la facilitation de leurs financements par des sources toujours plus diversifiées.

Paul Derreumaux

Jour de fête à Djiguiya-Bon

Jour de fête à Djiguiya-Bon

 

Ce samedi de fin février à Bamako, la grande cour de la maison de Djiguiya-Bon s’est animée tôt le matin. Les petites pensionnaires se sont affairées pour que leurs lits soient bien faits et que leurs bâtiments brillent de propreté. Leur travail achevé, elles sont maintenant assises derrière leur Directrice Mariame Sidibe-Togo, attendant sagement leurs invités. Chacune arbore fièrement un t-shirt marqué à l’effigie du centre. C’est en effet jour de fête. L’Association Dambé, amie de longue date de Djiguiya-Bon, apporte aujourd’hui à celle-ci les nourritures de base  qui seront nécessaires pour toute une année.

En ce milieu de matinée, le soleil caresse déjà avec vigueur le Centre et ses occupants. Une légère brise peine à adoucir la température. Au milieu de la cour, le drapeau malien flotte mollement, donnant à l’espace qui l’entoure un air de caserne. Les arbustes des massifs sont poussifs, mais résistent à la sécheresse et à la poussière. Par ci, par là, quelques objets de détente : un panier de basket, un vélo, des cartes à jouer. On sent bien que l’atmosphère est moins au jeu qu’au travail et à la discipline. C’est que la vie n’est pas si facile à la « Maison de l’Espoir » que signifie « Djiguiya-Bon ». Depuis que Ruth Hoffer, allemande visionnaire et tenace, a conçu et lancé le Centre en 2004, celui-ci a traversé des tempêtes qui ont parfois faillé l’emporter, essentiellement pour des raisons financières. Ruth a toujours tenu bon, mobilisant ses amis, imaginant des solutions nouvelles, faisant des miracles avec des « bouts de ficelle », apportant à ses protégées, des jeunes filles âgées de 4 à 18 ans, la sérénité que seule une mère peut donner. Partie du Mali, elle a continué à veiller de loin sur sa « maison » et celles qui y vivaient, tant que les forces lui restaient. Elle n’est plus de notre monde aujourd’hui, mais chacun se souvient, comme on parle des ainés disparus avec tendresse et humilité dans une famille. Seul un petit panneau de bois, cloué au mur d’un des bâtiments, rappelle discrètement son rôle, comme une vigie. Mariame a donc pris le relais, prolongeant la même présence bienveillante mais aussi la même fermeté, apportant sa touche personnelle grâce à sa connaissance du milieu.

En 2013, la menace fut sérieuse : les vivres touchaient à leur fin et la peur s’était installée. Malgré ses quelque dix ans d’existence et ses quelque soixante orphelines qu’elle héberge en permanence, Djiguiya-Bon n’est en effet pas encore sur les radars de ceux qui peuvent changer les choses. L’Etat l’ignore, absorbé par ses contraintes de fonctionnement et les priorités qu’il choisit. Les grands donateurs ont trop à faire en raison de la gravité de la misère ambiante mais aussi de leur intérêt marqué pour des études qui rapportent gros aux consultants. Une fois de plus cependant, le miracle s’était produit et, par chance, les bienfaiteurs alors apparus sont devenus des compagnons de route de Djiguiya-Bon et ont donné quelque quiétude à sa Directrice. Pas de quoi se reposer pourtant, non, plutôt relever de nouveaux défis toujours menaçants. L’un des derniers en date a été de prendre en charge une petite fille de 13 ans promise par sa famille à un mariage précoce dans une ville du centre du Mali. Informé, son instituteur l’a littéralement « exfiltrée » alors que, malgré la loi en vigueur, les préparatifs s’achevaient déjà. Connaissant le centre de réputation, il lui a confié l’enfant. Malgré son jeune âge, Fanta (le prénom a été changé) porte déjà sur son visage les traces de cet épisode douloureux. Elle sourit peu, son regard se perd dans le vague comme si elle était encore ailleurs, sous le poids d’une menace invisible. Pourtant, elle va mieux et se fond plus souvent dans le groupe des jeunes filles de son âge, peut-être parce qu’elle s’y sent plus protégée, peut-être tout simplement parce que la vie et l’espoir sont plus forts que le malheur, surtout chez les enfants. « Personne ne pourra plus nous la reprendre »  coupe Mariame pour mettre fin à cette conversation qui lui rappelle de mauvais souvenirs.

Dans la cour, tout en restant sagement assises, les petites demoiselles s’animent devant l’attente qui se prolonge. Malgré leur jeune âge, leur caractère s’affiche déjà au vu de leurs attitudes et de leurs jeux. Il y a les rieuses, les songeuses, les joueuses, les solitaires, les bruyantes, les moqueuses, les élégantes, les timides, les bavardes, les audacieuses, celles qui ne tiennent pas en place, les peureuses. Toutes, pourtant, ont en commun une certaine sérénité et une grande joie de vivre. Nous profitons de l’attente des marchandises attendues pour prendre quelques nouvelles des anciennes pensionnaires et de la vie de Djiguiya-Bon. Les « petites ladies » grandissent en effet et tachent de prendre leur envol, mais le cercle reste  encore suffisamment restreint pour que personne ne soit perdu de vue. Depuis longtemps, le centre a réussi à mener au bout de leurs études la plupart de ses pensionnaires, mais les filières choisies étaient souvent manuelles : couture, coiffure, cuisine,.. Ces deux dernières années, Djiguiya-Bon a fait plus fort et compte maintenant avec fierté ses premières bachelières : quatre en 2015, trois en 2016. Sept seront candidates en 2018. Elles poursuivent maintenant des études supérieures : presque toutes ont choisi de préparer une carrière d’enseignante en lettres ; l’une est mordue de journalisme et s’accroche vaillamment à cette idée, dévorant les livres des grands auteurs que le amis du Centre lui procurent à sa demande ; l’une des plus jeunes, toujours animée et souriante, est férue de télécommunications et prépare un Brevet de Technicien Supérieur., et mieux si possibilités. Toutes ont dû sortir de leur cocon de Djiguiya Bon, trouver un logement à l’extérieur et se débrouiller comme elles le pouvaient. Elles découvrent ainsi les conditions dans lesquelles se débattent, au Mali comme dans beaucoup de pays africains, les universités : les grèves à répétition, l’insécurité et les vols dans les logements d’étudiants, les polycopiés que vendent les professeurs, les retards dans les cours, le non-paiement des bourses, l’absence de documents de travail. Les bonnes fées qui veillent sur Djiguiya-Bon ont procuré à chacune téléphone mobile et ordinateur : un minimum pour poursuivre ces études dans des conditions acceptables. Beaucoup de celles qui ont choisi des filières professionnelles sont déjà dans la vie active et se débrouillent comme elles le peuvent, souvent en se regroupant. Elles ont rarement coupé le cordon ombilical avec le Centre et leurs cadettes comme le montre la visité de Assitan, ancienne pensionnaire devenue couturière mais aussi formatrice dans le Centre : elle vient ce jour en visite avec ses deux petites filles, vêtues et coiffées comme deux princesses. Ainsi se perpétue et s’agrandit la famille de Djiguiya-Bon.

Le Centre est d’ailleurs toujours au plein de ses capacités ; voire au-delà. Mariame Sidibe raconte que leur capacité de 66 personnes est en ce moment dépassée et qu’ils hébergent à ce jour 71 petites. Ils ont en effet accueilli 8 fillettes de 4 à 14 ans, dont les pères respectifs étaient des militaires récemment morts au combat. Pour beaucoup de ces épouses, souvent jeunes, ce drame familial entraine le retour en province, dans leur famille ou une famille d’accueil, et la misère presque garantie. Mariame n’a pas hésité longtemps : à la demande des mamans en détresse, elle a récupéré les fillettes qui semblaient dans la situation la plus difficile et les a intégrées au Centre : on se serre un peu plus, les plus jeunes dorment à deux dans le même lit, mais l’équipage tient bon. Mama (c’est son surnom) est la cadette de ce nouveau contingent. Haute comme trois pommes, ne tenant pas en place, elle ne peut passer inaperçue. Le visage rond, les grands yeux en mouvement, coiffée d’un foulard aux couleurs passées lui donnant l’air d’une pieuse Hadja, elle va de l’un à l’autre en bavardant sans cesse. Sans s’effaroucher, elle me raconte une histoire que je ne comprends pas mais qui a l’air d’être passionnante. Puis, jugeant sans doute vexant mon silence prolongé, elle repart prestement et va s’assoir au premier rang, les bras croisés, sûre d’être à sa place..

Comme s’ils n’attendaient qu’elle, les livreurs arrivent et commencent à étaler les sacs de riz, de sucre, de poudre de lait qui vont alimenter le Centre pour toute l‘année. Les fillettes s’animent un peu puis viennent s’attrouper autour des sacs de marchandise. Pas de grands discours ni de cérémonial car nous sommes en famille. Seulement quelques photos souvenirs pour garder des traces de ce bon moment. Au vu des regards envieux des badauds qui s’agglutinent à l’entrée, une évidence s’impose : grâce à la discipline collective, le quotidien est finalement mieux assuré pour les pensionnaires que pour les groupes les plus défavorisés de ce quartier de Bamako et les fillettes sont mieux protégées que les nombreux enfants de la rue qui jouent sans s’amuser.

Débarrassée du souci de l’approvisionnement pour « ses » filles pour une bonne période, Mariam Sidibe se remet à penser tout haut à ses autres préoccupations moins immédiates. L’effectif qu’elle a accepté pose au Centre un problème de place disponible .Elle rêve d’ajouter un étage à l’un des bâtiments qui encadrent la cour, mais elle doit d’abord recenser toutes les conséquences financières avant d’aller à la recherche de nouvelles aides financières. Beaucoup de travail et de soucis supplémentaires en perspective mais le spectacle des jeunes filles heureuses balaye ses hésitations.

Bien sûr, au Mali ou ailleurs, il existe beaucoup de centres comme Djiguiya-Bon. Dans les pays en développement en particulier, le rôle de ces « maisons de solidarité » grandit sous des formes variées : orphelinats, pouponnières, centres pour handicapés, encadrement d’enfants de la rue, .. Grâce à elles, misère et détresse humaine reculent un peu, au moins pour quelque temps, pour ceux qui ont la chance d’être pris en charge. Face à ces initiatives privées, locales ou étrangères, les Etats sont écrasés par l’immensité de leurs charges, mais aussi englués dans leurs inerties, leur fréquente inefficacité et le manque d’intérêt réel de beaucoup de leurs représentants. Or les besoins croissent sans cesse sous l’effet de la poussée démographique, de l’exode rural, de l’urbanisation sauvage et de la multiplication des inégalités. Ces actions privées,  incroyables par leur générosité et leur courage, sont donc de plus en plus indispensables, mais ne peuvent être encouragées par la kleptocratie ou les abus de certains dirigeants. Les Etats doivent donc se corriger d’urgence pour que l’ « inclusion » ne soit pas un slogan sans consistance, mais un véritable mot d’ordre, et que les nombreux Djiguiya-Bon se sentent moins seuls.

Paul Derreumaux