Afrique Subsaharienne : les nouvelles fractures

Afrique Subsaharienne : les nouvelles fractures

La fracture numérique, stigmatisant un maintien de l’Afrique subsaharienne hors de la révolution des nouvelles technologies de la communication, est apparue longtemps comme une menace majeure. La vitesse avec laquelle les activités qui y sont liées se sont étendues dans les pays du Nord et le retard pris par la zone subsaharienne dans le démarrage de cette révolution laissaient croire à un impossible rattrapage. Cette crainte est aujourd’hui atténuée. Les progrès phénoménaux réalisés en Afrique dans l’utilisation du téléphone mobile, la forte montée en puissance du « mobile banking », facilitant une inclusion financière plus large, l’agilité des jeunes entrepreneurs pour les nouvelles possibilités du numérique rendent plus optimiste quant à la capacité de l’Afrique à s’associer à cette mutation.

Si ce danger décroit d’intensité, d’autres s’amplifient qui mettent à part la région subsaharienne face au reste du monde et rendent plus difficiles son développement. Au moins trois autres fractures paraissent  à cet égard déterminantes.

La plus grave est sans conteste la fracture démographique. L’Afrique devrait concentrer au XXIème siècle plus de 50% de la croissance de la population mondiale et pèsera dès 2050, avec ses 2,4 milliards de personnes, plus de 25% des habitants du monde, contre seulement 12% en 2000. Toutes les autres régions du globe seront au contraire caractérisées par un ralentissement de leur progression de leur population, voire par un recul de celle-ci. L’inertie des mouvements démographiques rend à la fois ces hypothèses très probables, et sans doute minimales, et le changement des tendances seulement possible à long terme. Cette vive poussée est présentée par les optimistes comme un atout pour le continent, en raison de ses promesses pour une croissance économique stimulée par la forte hausse de population active et l’émergence des classes moyennes. Or deux constats imposent une vision plus pessimiste. D’abord, les créations d’emplois, y compris informels, ne suivent nulle part le rythme d’arrivée des actifs sur le marché du travail, ce que ne mettent pas en valeur des statistiques officielles de chômage biaisées par des définitions peu pertinentes. Ensuite, les carences des systèmes éducatifs et de formation professionnelle n’apportent pas aux systèmes économiques suffisamment de demandeurs d’emploi répondant aux besoins en main d’œuvre qualifiée des secteurs à forte valeur ajoutée. L’accroissement des actifs et des consommateurs est donc loin d’aller automatiquement de pair avec celui de la  population. De plus, suite à ce double hiatus, l’émigration, notamment des jeunes, devrait rester pour beaucoup de nations africaines une variable d’ajustement inévitable en complément des mesures en faveur de l’emploi et d’une meilleure formation. Dans les pays du Nord, la diminution des populations actives et la désaffection des nationaux pour certains métiers pourraient trouver une solution dans cette émigration africaine. Les esprits ne semblent pourtant pas prêts à la mettre en œuvre de façon consensuelle, ni dans les pays de départ ni dans ceux d’accueil, au risque de devoir gérer le moment venu des tensions plus fortes nées d’une aggravation des écarts entre les zones.

Une deuxième différence majeure est celle de la gouvernance. Certes, celle-ci est loin d’être toujours exemplaire dans les nations avancées comme le montrent les avatars récents du choix du  Brexit, des résultats de la dernière élection américaine, voire des péripéties de la présidentielle française. Mais, dans ces cas, des contrepouvoirs savent ensuite montrer leur puissance et réintroduire rapidement, après ces poussées de fièvre, une bonne dose de rationalité ou de modération. En Afrique, où l’importance d’un leadership de grande qualité est aussi essentielle en raison de l’importance des choix à opérer et des actions à mener, la situation de la gouvernance politique, administrative et économique est souvent beaucoup plus contestable. Des pratiques électorales au fonctionnement des entreprises en passant par la qualité des dirigeants politiques, les dommages causés par la corruption et les oppositions administrations/secteurs privés, les faiblesses sont multiples, et les améliorations trop lentes. De plus, la rareté et la faiblesse des contrepouvoirs tout autant que le silence ou la tolérance des partenaires étrangers  sont autant d’incitations manquantes aux changements. Faute d’accélération de ceux-ci, il est à craindre que cette fracture des gouvernances soit aussi un handicap majeur du continent.

La fracture énergétique constitue un troisième péril. Parmi toutes les infrastructures, l’énergie est une de celles où les investissements réalisés ont été jusqu’au début des années 2010 les plus insuffisants : ainsi, malgré les progrès atteints dans la production et la distribution d’énergie électrique, le pourcentage de personnes connectées aux réseaux nationaux est le plus faible du monde et le nombre  total d’individus n’ayant pas accès à l’électricité continue à croître en valeur absolue. De plus, les réalisations en termes d’énergie renouvelable sont encore modestes, surtout en comparaison avec les potentialités du continent pour l’hydraulique, l’éolien et le solaire. La lourdeur des autorisations administratives requises, la faible liberté parfois laissée aux initiatives privées, le coût élevé des projets sont autant de freins à l’essor de ces énergies nouvelles. Pendant ce temps, les pays avancés semblent avoir définitivement donné la priorité à ces énergies qui devraient être majoritaires sur leurs sols dans quelques décennies. L’Afrique risque donc de connaitre ici encore un profond écart, à la fois quantitatif et qualitatif, avec les régions les plus développées, qui sera lourd de répercussions négatives sur ses performances à venir et sur les changements climatiques.

Les pays subsahariens qui réussissent à arrêter ou à réduire tout ou partie de ces fractures sont pour l’instant très minoritaires et leurs succès fragiles et réversibles. Ils montrent cependant que, heureusement, le pire n’est jamais sûr, et donnent espoir à tous. Leurs avancées donnent dans tous les cas quelques leçons. La première est le rôle déterminant des Autorités politiques nationales, et donc des qualités que celles-ci doivent réunir, dans le comportement, dans la réflexion et dans l’action. La deuxième est que le salut viendra d’abord des pays du continent eux-mêmes et de leurs capacités à consentir les efforts nécessaires, à conduire les changements requis et à œuvrer avec ténacité dans les bonnes directions. La troisième est le rôle d’accélérateur que pourraient jouer les partenaires étrangers s’ils acceptent de faire eux-mêmes les réformes d’approche qui s’imposent et de consacrer au développement économique de l’Afrique les ressources financières depuis longtemps promises.

Paul Derreumaux

Rattrapage énergétique en Afrique : L’UEMOA en bonne position.

Rattrapage énergétique en Afrique : L’UEMOA en bonne position.

L’actualité a montré en 2016 un surcroît inhabituel d’investissements dans le secteur de l’énergie, notamment en Afrique de l’Ouest francophone. Le progrès varie cependant beaucoup selon les pays, surtout pour les énergies renouvelables, et les retards ne sont pas  comblés.

Le ton a été donné en mai 2016 en Zambie par une Assemblée de la Banque Africaine de Développement (BAD) ayant pour thème « Eclairer l’Afrique ». L’objectif était de mettre en évidence à la fois l’importance des efforts que l’institution panafricaine voulait consentir en faveur du secteur énergétique, mais aussi le bouillonnement des capacités d’innovations des initiatives privées sur le continent. Cette mobilisation de la BAD tombe au beau milieu d’annonces de création de nouvelles capacités énergétiques qui se sont multipliées depuis 2015 et sont une bonne nouvelle. L’énergie est en effet, dans toutes les régions d’Afrique subsaharienne, une des infrastructures qui a sans doute connu le moins de progrès dans les 10 dernières années, en comparaison avec les avancées notées dans les routes, les aéroports, les ports, les voiries urbaines et, surtout, les télécommunications. Seuls les adductions d’eau et les chemins de fer enregistrent des manques aussi criards et pénalisants. Au niveau global, quelques chiffres du début des années 2010 restent hélas d’actualité et  posent bien le débat : sur les quelque 95 milliards de USD d’investissements annuels en infrastructures requis pour la prochaine décennie, 44% concernent l’énergie et une majorité des 1,5 milliards d’individus non connectés à un réseau électrique habitent en Afrique.

Au moins trois raisons expliquent cette situation. D’abord, la correction des insuffisances énergétiques impose de traiter à la fois les problèmes de production, de distribution et de commercialisation : les blocages peuvent intervenir sur chaque plan et la mise à niveau est plus complexe à réaliser qu’en d’autres domaines. En second lieu, les choix à opérer sont plus variés que, par exemple, pour les infrastructures routières, et les décisions plus difficiles et donc plus longues à prendre. Enfin, l’impact négatif d’une énergie rare et chère a tardé à s’imposer comme une des explications possibles des difficultés du décollage économique.

Ce panorama d’ensemble vaut aussi pour l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Le pourcentage des personnes connectées dans la population totale s’échelonnait en 2010 de 60% en Côte d’Ivoire à 15% au Niger. Sans surprise, les grandes villes sont privilégiées tout comme les représentants des catégories socioprofessionnelles les plus favorisées et les ménages jeunes, mais, même pour ces groupes et ces zones, les retards sont très importants. Ailleurs, les manques sont souvent dramatiques. Face à ces graves lacunes, la période récente montre de réelles transformations dans l’Union.

Au sein de celle-ci, les annonces récentes d’investissements ont touché quasiment tous les pays de l’Union. Le Sénégal, longtemps frappé par de graves pénuries d’électricité, réalise de lourds investissements aussi bien en énergie thermique que dans le domaine solaire, et semble avoir tourné une page difficile: la Sénélec annonce ainsi un retour à l’équilibre financier et les tarifs d’électricité devraient être abaissés de 10% en 2017. Les nouvelles les plus significatives viennent cependant de la Côte d’Ivoire. Il est prévu que la capacité de production électrique du pays, de 2000 mégawatts (MW) en 2015, devrait passer à 4000 MW en 2020 et approcher les 6000 MW en 2030. Ce bond exceptionnel résultera d’investissements réalisés ici dans les différentes formes d’énergie : thermique, avec par exemple la centrale de Grand Bassam et une nouvelle extension de la Ciprel, des barrages hydroélectriques comme ceux de Soubré puis de Boutoubré, plusieurs unités de biomasse en projet dont celle d’Aboisso qui serait la plus importante d’Afrique. A côté de ces deux pays leaders, les investissements s’accélèrent aussi dans les autres pays. C’est le cas par exemple au Burkina Faso où sont lancées la construction d’importantes unités thermiques à l’Est de Ouagadougou et de plusieurs unités solaires à Kédougou, Kodeny et Pâ, dont certaines seront opérationnelles avant fin 2017 ; c’est également vrai  au Bénin où une centrale thermique de 400MWdevrait être édifiée en plusieurs tranches successives à Maria Gbéta.

Les centrales solaires apparaissent partout. C’est le cas notamment au Sénégal où plusieurs unités de moyenne importance – Bokhal, Malicounda – ont été lancées et seront opérationnelles avant fin 2018 : elles sont construites par des groupes différents et leurs performances pourront donc être comparées. Au Burkina Faso aussi, des investissements en cours pour près de 70 MW de production concernent l’énergie solaire. Même le Mali, malgré son environnement politico-économique difficile, a lancé une centrale solaire à Segou. Certes, la part relative de cette énergie reste très modeste et la région est très loin du Plan Energie du Maroc qui prévoit une part des énergies renouvelables, et notamment du solaire, à plus de 40% du total en 2020. Mais le mouvement est lancé et devrait s’amplifier.

Une autre nouveauté réside dans la diversification des modes de financement pour ces infrastructures énergétiques. Les prêts aux Etats sont toujours une modalité privilégiée et sont désormais accordés par un plus large éventail de bailleurs : institutions multilatérales et bilatérales des pays du Nord, mais aussi fonds arabes, BAD ou Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD), Chine en particulier. On note cependant l’accroissement du nombre d’opérations financées sous forme de Partenariat Public Privé (PPP). L’urgence des projets, les marges de manœuvre réduites des Etats en termes de financement, la meilleure attractivité financière du continent sur les dix dernières années concourent à cette nouvelle approche. Les opérateurs prennent alors le risque financier de la construction et gèrent l’ouvrage sur une vingtaine d’années ou plus, de façon à récupérer leur mise, avant de restituer le barrage ou la centrale à l’Etat. Les nouvelles centrales solaires en exploitation ou le projet de Santrhiou-Mekhe au Sénégal, ou les trois grosses turbines à vapeur de Songon en Côte d’Ivoire ont par exemple suivi cette voie. Elle présente l’avantage de reporter la charge financière supportée par la puissance publique, mais suppose que l’investissement dégagera une bonne rentabilité financière et fiscale pour ne pas compromettre l’avenir.

On constate aussi que les investissements et initiatives prennent un plus large éventail de formes. L’approche centralisée, avec des investissements majeurs concernant tout un pays, reste dominante, avec les projets de plusieurs dizaines ou centaines de mégawatts qui changent brutalement la capacité de production nationale. Mais les projets décentralisés, visant une région, une ville, une industrie, progressent, encouragés par leur plus grande facilité de financement, de gestion et de mobilisation des populations cibles. De grands groupes internationaux s’y intéressent désormais, attirés par le meilleur impact des actions menées et la possibilité de reproduire ensuite ces opérations locales sur d’autres sites. Enfin, a l’autre bout de l’échelle, des Organisations Non Gouvernementales (ONG) ou des « start-up » africaines ou étrangères profitent des nouvelles technologies pour révolutionner  l’environnement, comme dans le secteur de l’ « off-grid » qui fournit un accès à l’électricité aux ménages non raccordés à un réseau national. Ces nouvelles potentialités s’enrichissent d’ailleurs de modalités d’utilisation de plus en plus diversifiées, grâce à une coopération possible de ces start-up avec d’autres secteurs comme les banques ou les sociétés de télécommunications. La « start-up » sénégalaise Nadji-Bi s’engage résolument sur cette voie.

Une dernière originalité réside dans la place croissante des projets régionaux, associant plusieurs Etats, qui apparaissent à la fois dans la fourniture d’énergie comme dans sa distribution rationalisée. Le barrage de Manantali avait été précurseur en la matière, pour le Mali, la Mauritanie et le Sénégal. Les interconnexions entre réseaux nationaux sont un autre exemple de ces investissements transfrontaliers, qui permettent des économies d’échelle et une meilleure utilisation des investissements réalisés. Grâce à ces investissements, la Cote d’Ivoire devrait ainsi être exportatrice nette d’électricité aussi bien au profit du Burkina Faso et du Mali que de pays côtiers allant du Libéria au Bénin.

Malgré leur importance, ces progrès sont encore notoirement insuffisants à plusieurs titres. Beaucoup d’installations sont anciennes, voire près de l’obsolescence, et souffrent d’un manque d’entretien : ceci explique les pannes ou arrêts fréquents, qui réduisent les capacités de production, et la réhabilitation totale de centrales longtemps arrêtées, comme celle du Cap des Biches au Sénégal, sont des évènements rares. En second lieu, les sociétés nationales assumant le développement et la gestion des réseaux d’électricité sont pour la plupart en mauvaise santé financière : leurs capacités d’investissement sont limitées ainsi que leur aptitude à servir au mieux la clientèle. De plus, les ressources financières publiques pour de nouvelles augmentations de capacité de production sont de plus en plus  insuffisantes ; les Etats doivent donc recourir à des financements de marché, qui sont chers et dont le coût variable entraîne de lourds risques sur le long terme. Enfin, les augmentations de l’offre d’énergie rencontrent maintenant une demande en forte progression sous l’effet simultané du fort accroissement démographique et de la croissance économique plus soutenue de la région.

L’effort doit donc être encore intensifié pour qu’il réponde aux besoins présents et d’un futur proche. Les énergies renouvelables, et surtout l’énergie solaire, pourraient permettre un bond en avant. En effet, l’Afrique est particulièrement bien placée sur ce plan, d’une part, et les coûts d’investissement correspondants ont beaucoup baissé ces dernières années, d’autre part. L’exemple du Chili montre que les progrès peuvent être rapides dès lors que les réglementations nationales sont ajustées pour réguler le marché d’une manière constructive: favoriser toutes les formes de production d’électricité, faciliter l’accès au marché des nouveaux producteurs, rationaliser la concurrence dans un sens favorable aux utilisateurs. Ce souci de l’efficacité et de la performance est souvent entravé sur le continent par la toute-puissance de la bureaucratie et la force de l’immobilisme. La transformation des mentalités et des approches sera donc aussi un moyen d’accélérer notre rattrapage énergétique.

Paul Derreumaux

Publié le 07/02/2017

Elections américaines : quelles conséquences pour l’Afrique ?

Élections américaines : quelles conséquences pour l’Afrique ?

Pour les Africains, dirigeants comme citoyens, les dernières élections présidentielles aux Etats-Unis appellent deux questions : Quelle sera la spécificité de l’ « expérience Trump » pour les quatre ans à venir ? Qu’apportera à l’Afrique le nouveau dirigeant de la première puissance mondiale ?

Ainsi donc les sondages ont été démentis, les prévisions contredites et M. Trump a gagné. Une fois la surprise passée, deux explications du résultat peuvent être tentées.

D’abord l’originalité de la démarche de Donald Trump. Celui-ci, qui n’avait rien à perdre vu son statut de riche homme d’affaires, a décidé dès le départ de mener sa bataille électorale sur des attaques personnelles, menées avec outrance contre les minorités raciales, l’immigration,  les lois sociales du Président Obama, le libéralisme, l’ « establishment » sous toutes ses formes. Dépassant les thèmes habituels anti démocrates, ses propos se sont calés sur les problèmes de la masse d’américains blancs, victimes du chômage, de la délinquance, de la pauvreté, du déclassement et d’une montée des inégalités qu’ils considèrent comme irréversible avec les politiques actuellement menées. Les critiques de plus en plus extravagantes contre l’adversaire démocrate ont finalement plu au noyau dur de son public au lieu de lui faire peur : malgré sa richesse, et peut-être grâce à sa violence, Trump leur est apparu comme l’un des leurs.

Face à lui, Hillary Clinton n’a pas pu (ou su) mobiliser avec la même vigueur tout le camp démocrate. Dans celui-ci, on compte en particulier une bonne part des populations noires et hispaniques, de plus en plus nombreuses, dans la ligne de mire des menaces de Donald Trump. Cette partie des électeurs avait été décisive dans la réélection de Barack Obama face à Matt Romney, et devait logiquement l’être davantage ici en raison de son poids croissant dans la population totale. Pourtant, ce soutien n’a pas été à la hauteur escomptée : ni la grande expérience des affaires publiques de la candidate, ni l’appui annoncé de Bernie Sanders, ni l’engagement à ses côtés du Président Obama n’ont suffi pour compenser une campagne insuffisamment orientée vers les préoccupations des classes les plus populaires, ni faire oublier les déceptions ressenties après les deux mandats du Président sortant.

La carte des résultats de l’élection de novembre illustre cette fracture : les régions économiquement « en panne », voire déshéritées, ont été plus favorables à M. Trump que les grandes villes offrant à chacun plus d’occasions de faire sa place. Les manifestations « anti-Trump » après la victoire de celui-ci en sont une démonstration a contrario.

L’élection surprise du candidat républicain conduit de toute façon à de grandes interrogations. Dans son « programme », finalement peu débattu et mal connu, les principales idées frappent par leur brutalité et parfois par leur incohérence. Il est probable, comme le montrent de premiers exemples, que le Président Trump se sentira d’autant moins lié par ses promesses qu’elles étaient imprécises. En bon homme d’affaires qu’il est, il sera surtout pragmatique, soucieux de l’évaluation des effets de ses politiques et capable de modifier celles-ci si nécessaire. Il reste à savoir quels seront dans ce cas ses véritables objectifs puisque sa base électorale se constitue à la fois des populations blanches paupérisées mais aussi des classes républicaines les plus aisées, deux catégories plutôt contradictoires.

Pour les questions économiques et sociales nationales. le vaste programme d’infrastructures et d’investissements publics envisagé peut soutenir l’activité, et redonner vie aux régions en détresse qui ont soutenu sa candidature. Son financement sera cependant difficile. Les baisses d’impôts, déjà annoncées, imposeront un gonflement du déficit budgétaire qui risque d’accélérer la hausse des taux d’intérêt. Celle-ci pourrait protéger le pays de l’inflation mais aussi gêner la consolidation de la croissance économique. Au plan social, les premières orientations fiscales ne semblent pas aller vers une réduction des inégalités tandis que la couverture sociale des populations les plus pauvres, un moment menacée de démantèlement, pourrait finalement être en partie préservée. Le rejet des immigrés clandestins et une politique plus restrictive vis à vis des travailleurs étrangers pourraient défavoriser de nombreux secteurs d’activité. Dans tous les cas, le Président n’aura pas les mains totalement libres pour conduire sa politique de rupture : la Chambre des Représentants et le Sénat, malgré leur majorité républicaine, garderont normalement une vision plus orthodoxe tandis que la puissante Réserve Fédérale maintiendra une vision indépendante des positions présidentielles.

Au plan international, l’avenir devrait être dominé par deux orientations. Incertitudes des alliances d’abord: le Président Trump ne parait pas un fervent admirateur de l’Europe ; le Traité Transatlantique risque d’être jeté aux oubliettes et le Transpacifique profondément réformé ; au Moyen Orient, les relations avec l’allié proche qu’est Israël et avec le partenaire privilégié qu’était l’Arabie saoudite sont perturbées en raison du terrorisme et du rapprochement avec l’Iran ; la Turquie s’engage dans une direction qui inquiète de plus en plus. Face à ces détériorations, la méfiance devrait être encore plus présente et la tendance au repli sur soi plus forte. Accroissement des rivalités ensuite : la compétition pour la place de première puissance mondiale va s’intensifier avec la Chine et les grands pays émergents sur les plans commercial, monétaire, politique et d’influence économique. Une autre inconnue essentielle résidera dans les rapports avec la Russie : les appétits d’Empire de celle-ci se heurteront aux positions américaines, mais le pragmatisme et le tempérament de Trump pourraient s’accommoder d’arrangements avec Vladimir Poutine pour régler des problèmes brulants, notamment en Europe de l’Est et dans la zone Irak-Syrie. D’autres menaces prioritaires sont toujours présentes, tel le terrorisme islamique. Tout en affirmant que « l’Amérique sera plus forte », Donald Trump  souligne que ces combats n’incombent pas aux seuls Etats-Unis et cherchera à réduire cette charge, soit en la partageant avec ses alliés, soit en se retirant du jeu chaque fois que possible.

Dans ce futur semé d’embûches, et sans grand dessein, il est remarquable que l’Afrique est retombée dans l’oubli. Barack Obama avait soulevé un immense espoir, tant parce qu’il était le premier Président de couleur que parce qu’il avait réservé ses premiers voyages officiels en 2009 à l’Afrique -Egypte et Ghana-. La déception avait vite suivi, lorsqu’il apparut que, même si l’Afrique faisait moins peur, les grands principes et orientations des Etats-Unis ne changeaient pas. Après sa réélection, le Président Obama était d’abord parti en Asie et s’est encore moins tourné vers l’Afrique. Cette fois, celle-ci n’a même pas été évoquée lors de la campagne. Il est vrai que l’attractivité de la zone subsaharienne s’est bien affaiblie : moindre intérêt des investissements pétroliers suite à la meilleure indépendance énergétique des Etats-Unis et la chute des prix du pétrole ; médiocres performances économiques récentes moyennes de l’Afrique ; aggravation des risques terroristes dans plusieurs pays ; évolution démocratique négative en divers endroits. Alors que la mondialisation a moins bonne presse et que les centres d’intérêt et de tension géostratégiques sont ailleurs, l’Afrique devrait être la première sacrifiée dans les préoccupations américaines.

Les Etats subsahariens sont moins désarmés qu’auparavant face à ce désintérêt. Leur situation économique s’est globalement améliorée durant les dix années écoulées et a éveillé l’attention de nombreux autres partenaires, au premier rang desquels la Chine et d’autres grands pays émergents. Ils trouvent donc ailleurs les financements, les équipements et les éventuels marchés. En apportant ces soutiens, leurs nouveaux partenaires  se fournissent en matières premières et donnent de l’activité à leurs grandes entreprises. Ils occupent peu à peu,  à côté des anciennes puissances coloniales, un rôle économique essentiel mais aussi une influence politique grandissante. L’Afrique tient ainsi, malgré ses faiblesses, une place non négligeable dans l’écriture des nouveaux équilibres mondiaux.

Malgré leur relative embellie économique et leurs nouveaux partenariats, les Etats africains auraient pourtant bien besoin du soutien des Etats-Unis en de nombreux domaines où ceux-ci ont une expertise de premier plan : ils vont par exemple de la lutte contre le terrorisme aux investissements dans les domaines énergétiques en passant par l’ouverture des marchés américains pour les exportations africaines et un soutien actif dans la lutte pour la protection de l’environnement. Il n’est pas certain que le nouveau Président prête attention à des dossiers qui lui paraitront secondaires ou contraires aux intérêts à court terme des Etats-Unis, mais que  l’Afrique devra pourtant affronter dans tous les cas.

En sortant ainsi la zone subsaharienne de leur champ d’horizon, les Etats-Unis commettent bien sûr une erreur pour au moins trois raisons. Même si l’évolution n’est pas linéaire et sera de plus en plus inégale selon les pays, l’Afrique devrait poursuivre une croissance économique consistante à moyen terme. Quelle que soit la conjoncture internationale, des moteurs internes de croissance existent en effet, si les politiques d’accompagnement sont bien menées par les Autorités nationales. En outre, le marché africain, en grandissant pour des raisons économiques comme démographiques, devient un enjeu croissant pour les pays les plus avancés et leurs grands groupes : les places à prendre seront de plus en plus chères et les Etats-Unis pourraient perdre des opportunités futures. Enfin, le soutien politique des nations africaines jouera inévitablement un rôle dans les recompositions géopolitiques qui s’annoncent avec la montée de nouvelles grandes puissances et le regain du protectionnisme.

Pour l’Afrique comme pour le reste du monde, l’élection de Donald Trump ouvre ainsi une vaste période d’incertitude et de fragilité au moment le moins opportun. Le pire n’est cependant jamais sûr. En brisant les schémas traditionnels, le Président américain ouvre un nouveau champ des possibles. Reste à voir quelle a été sa part de théâtre dans ses discours et, parmi tous les tabous qu’il a dénoncés, ceux auxquels il s’attaquera vraiment et par quoi il les remplacera.

Paul Derreumaux

Publié le 30/11/2016

UEMOA et CEMAC

UEMOA et CEMAC : Lointains cousins plutôt que frères jumeaux ?

 

Malgré un parallélisme dans la construction des deux blocs, les différences entre ceux-ci pourraient bientôt l’emporter sur leurs ressemblances.

On pourrait croire à première vue que les deux parties de la zone franc – Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), d’un côté, et Communauté Economique et Monétaire des Etats d’Afrique Centrale (CEMAC), de l’autre –  sont les composantes symétriques d’un même ensemble. Il est vrai que ces deux zones partagent au moins trois caractéristiques essentielles : la langue officielle, la valeur de leur monnaie et des structures d’intégration régionale d’apparence fort semblable. Pourtant, les aspects qui les différencient sont nombreux, et sans doute plus importants que leurs ressemblances.

Deux données naturelles les opposent d’abord. Au plan démographique, les 8 pays d’Afrique de l’Ouest francophone sont bien plus peuplés que les 6 d’Afrique Centrale – respectivement 102 et 45 millions d’habitants en 2013 – et, dans cette dernière, quatre pays comptent encore chacun à cette date moins de 5 millions d’habitants. Ce grand écart devrait d’ailleurs s’accentuer puisque l’Ouest progresse plus vite : les dernières prévisions conduisent à 266 et 112 millions de personnes pour chacun des deux blocs à l’horizon 2050. L’Afrique Centrale est en revanche nettement mieux lotie, jusqu’ici, en richesses minières, pétrolières, et forestières. Ces atouts l’ont avantagée dans les années 2000/2014 : la forte croissance africaine s’appuyait alors en bonne partie sur le développement rapide de la Chine et sur ses effets positifs sur la demande de matières premières, ce qui a généré un cycle long de hausse des prix des produits de base. Tous les pays de la CEMAC, mis à part la Centrafrique, en ont profité et ont obtenu sur cette période des taux de progression du Produit Intérieur Brut (PIB) élevés en moyenne. La petite Guinée Equatoriale a été un moment comparée à un Emirat pétrolier.

Une troisième différence majeure semble de plus en plus affirmée: celle de la gouvernance politico-économique, comme en témoignent deux indicateurs. Au plan politique, le fonctionnement des institutions et le renouvellement des dirigeants s’inscrivent progressivement en Afrique de l’Ouest dans le respect des règles fixées. Les soubresauts sont certes encore nombreux : ils ont touché la majorité des pays de la zone dans la dernière décennie, parfois avec violence -coups d’Etat ou même guerre civile-, à l’occasion envenimés par un terrorisme de plus en plus menaçant. Pourtant, les périodes « hors normes » durent de moins en moins longtemps et les élections présidentielles des six derniers mois se sont déroulées sans effusion de sang et, pour la plupart, de manière transparente. En Afrique Centrale au contraire, le mouvement est plus indécis et les constitutions solennellement adoptées sont encore trop facilement remises en question au risque de troubles graves. En matière économique, les intégrations régionales, en théorie parallèles dans les deux zones, recouvrent des réalités éloignées. A l’Ouest, les progrès sont sensibles même s’ils sont encore beaucoup trop lents, et les retours en arrière restent rares. Au Centre, les égos des dirigeants et les priorités nationales prennent le pas sur les actions communes et sur la volonté de constitution d’un espace régional suffisamment puissant et donc crédible. L’incapacité à empêcher la déflagration en Centrafrique avant l’arrivée des troupes internationales et le maintien jusqu’à ce jour de deux bourses mobilières dans la région, dont aucune n’est viable, figurent parmi les exemples les plus criards de ces « ratés ».

La longue période faste des cours des minerais et du pétrole, jointe à une venue en force des financements internationaux en Afrique, constituait sans doute une occasion unique pour les Etats d’Afrique Centrale de réaliser les transformations structurelles visant en particulier à accroître leur diversification sectorielle, et donc à réduire leur dépendance vis-à-vis de marchés internationaux qu’ils ne maîtrisent pas, La faible population des pays les plus favorisés facilitait en outre pendant ce temps la conduite de politiques vigoureuses d’inclusion économique et sociale. Ces objectifs n’ont pas reçu les priorités escomptées.  En conséquence, les structures économiques des pays de cette zone sont restées jusqu’ici particulièrement concentrées sur l’exploitation et l’exportation maximales de quelques produits de base, avec la fragilité associée à cette situation. Dans le même temps, moins favorisée en richesses minières, l’UEMOA a réussi à maintenir une croissance significative grâce aux investissements publics importants, à l’excellente santé des services, emmenés par les télécommunications et les banques, et à de bonnes récoltes agricoles. Certes cette avancée a été certaines années plus modérée que celle des membres de la CEMAC. Toutefois, en mettant à part le cas particulier de la Guinée Equatoriale, l’écart n’a pas été suffisamment consistant et permanent sur toute la période pour entrainer une différence notable dans le niveau de développement moyen des deux zones au milieu des années 2010

Depuis fin 2014, la chute brutale des prix des matières premières, et surtout des hydrocarbures, et les mouvements financiers qui y ont été associés ont inversé les privilégiés. L’UEMOA, forte importatrice de pétrole, a vu sa facture énergétique réduite. . En outre, les mutations engagées par la Côte d’Ivoire, que ce soit par exemple sous la forme d’investissements publics massifs ou de la construction d’une puissante industrie agro-alimentaire, donnent un exemple des possibilités d’accélération permises par une forte volonté politique assortie d’un programme de réalisation suffisamment dense. Représentant à elle seule plus de 35% du PIB de l’UEMOA, la Côte d’Ivoire, avec une croissance de près de 9% par an en moyenne sur 2012/2016, entraine dans son sillage une bomme progression de toute la zone. Celle-ci devient d’ailleurs actuellement une des régions les plus attractives du continent. Au contraire, enfoncée dans la crise qui touche tous les producteurs de pétrole, la CEMAC voit se dégrader ses indicateurs de finance publique, d’endettement extérieur et de balance commerciale. Sa croissance du PIB décélère vers une moyenne de 3% en 2016 tandis que celle de l’UEMOA est prévue au-delà des 7%, y compris pour les quelques années à venir.

Il n’est évidemment pas certain que le renversement du balancier engagé en 2014 se poursuive sur une décennie. Le relèvement des prix du brut est maintenant attendu pour 2017 et les nouvelles sur la Chine se font moins pessimistes. Si ces données se confirment, la situation de la CEMAC pourrait notoirement s’améliorer et un rééquilibrage s’effectuer quant aux perspectives économiques des deux blocs de l’espace CFA. Même si cette hypothèse se matérialise, il restera à l’Afrique Centrale à réaliser toutes les mutations économiques et politiques qui s’imposeront plus que jamais et pour lesquelles l’Afrique de l’Ouest prend une longueur d’avance.

Devant ce fossé qui se creuse entre les deux régions, on peut se demander si leur lien principal d’une monnaie à valeur commune doit être maintenu sans conditions. Les besoins des deux zones sont en effet naturellement différents : la relation qui les attache toutes deux à l’Euro suppose donc une sévère discipline commune et un minimum de convergence des stratégies économiques, pour ne pas conduire à des situations ingérables et globalement pénalisantes. Les difficultés de transfert d’une partie à l’autre de la zone Franc illustrent bien l’existence de cette hétérogénéité. Faut-il s’obstiner à réduire ces difficultés, au profit d’une unité de façade, ou privilégier le renforcement de la solidité de chaque bloc ?    

Paul Derreumaux

Bancassurance: du rêve à la réalité

Bancassurance en Afrique Subsaharienne : comment passer du discours à la réalité ?

 

La percée de la « bancassurance » en Afrique subsaharienne fait partie des objectifs que se fixent depuis plus de dix ans les principaux groupes bancaires et d’assurance présents sur cette partie du continent. Cette approche s’inspire bien sûr de la voie déjà tracée par les sociétés analogues en Europe, voire dans certains pays d’Afrique du Nord comme le Maroc, où la synergie possible des deux secteurs est maintenant largement et positivement exploitée.

En zone subsaharienne, la bancassurance progresse au contraire faiblement, hormis quelques exceptions comme l’Afrique du Sud. Deux principales raisons expliquent cette lenteur, et montrent également comment ce constat pourrait être corrigé.

Les deux secteurs ont d’abord l’un et l’autre une maturité différente et d’importants gisements spécifiques de croissance. Malgré le développement remarquable des systèmes bancaires subsahariens depuis trente ans, les progrès à accomplir restent notables, notamment en matière de taux de bancarisation des ménages et des petites entreprises. Le renforcement des banques et de leur rôle dans le financement des économies est donc une priorité pour tous, depuis les Autorités politiques jusqu’aux actionnaires des banques. Malgré leur croissance régulière depuis plus d’une décade, les compagnies d’assurances restent en retard et occupent moins le devant de la scène. Hors Afrique du Sud, qui constitue prés de 80% de l’industrie continentale du secteur, elles drainent environ 0,2% des primes émises dans le monde entier. De plus, au contraire de la moyenne mondiale, l’assurance non-vie (IARD) domine encore largement le marché (près de 69% du total), pour des raisons autant internes que d’environnement économique. Les actions de consolidation et de modernisation sont donc à elles seules des chantiers majeurs.

Un autre handicap de la bancassurance est l’absence de réseaux majeurs présents à la fois dans la banque et l’assurance. Les groupes bancaires sont restés sur leur terrain, sans nouer de grandes alliances capitalistiques avec les assureurs qui ont procédé de manière similaire. Les tentatives parfois menées, comme entre BANK OF AFRICA et Colina dans les années 2000, n’ont pas duré et sont restées trop timides. Il en a été de même dans l’espace anglophone, Afrique du Sud exclus. Les efforts des deux parties pour approfondir et diversifier leur coopération passent donc souvent en second plan par rapport à leurs priorités internes respectives. Les rapprochements souhaités par les états-majors sont aussi freinés par les objectifs de terrain des filiales, qui préfèrent souvent garder des relations commerciales étroites avec plusieurs sociétés de l’autre secteur plutôt que d’en privilégier une seule.

Les  groupes subsahariens qui possèderont dans leur périmètre à la fois  un solide réseau bancaire et une importante activité d’assurance seront donc les mieux placés pour s’engager davantage dans la bancassurance et en tirer un profit maximal. La densité accrue des agences bancaires fait par exemple de celles-ci un canal idéal pour le placement de nombreux produits d’assurance -vie ou non vie-, alors que la faiblesse et le coût élevé des circuits de distribution actuels pénalise les assureurs. L’expansion rapide des concours bancaires génère une clientèle captive pour des produits-vie. Les banques peuvent consentir des taux créditeurs privilégiés aux dépôts des compagnies de leur Groupe, favorisant en conséquence l’octroi par celles-ci de  rémunérations plus attractives à leur clientèle. Par leurs liens étroits avec les marchés financiers, les banques peuvent obtenir une intervention plus forte des compagnies d’assurance sur ceux-ci, comme investisseurs ou émetteurs. Enfin, banques et assureurs d’un même Groupe s’associeront plus facilement pour le financement commun d’un client.

En l’état actuel du marché, le groupe NSIA apparait avoir pris une longueur d’avance dans cette stratégie. Il disposait déjà de 11 sociétés d’assurance en Afrique de l’Ouest et Centrale- y compris au Ghana et au Nigéria- et de la BIAO, quatrième banque de Cote d’Ivoire. L’entrée à son capital de la Banque Nationale du Canada (BNC), sixième banque du pays et largement présente dans le financement des petites entreprises comme dans l’assurance, devrait lui donner un atout essentiel pour aller plus loin dans une telle démarche : créer ou acheter des établissements bancaires là où il est déjà présent comme assureur; élargir sa gamme de produits de bancassurance en s’appuyant sur l’expérience de son nouvel actionnaire ; innover en matière d’instruments en s’appuyant aussi bien sur des technologies maîtrisées par la BNC que sur le « mobile banking » bien introduit en Afrique de l’Ouest. Le tout récent changement de nom de la BIAO, rebaptisée en NSIA Bank, tend à montrer que cette approche unitaire est bien en cours.

Le  dynamisme déjà prouvé de NSIA, d’une part, et la puissance des moyens de son allié canadien, d’autre part, ont de bonnes chances d’impulser un progrès important de la bancassurance en Afrique subsaharienne. Il n’est nul doute que ce résultat ferait des émules. La concurrence étant la meilleure protection du consommateur, celui-ci en serait d’autant plus gagnant.

Paul Derreumaux

Afrique Subsaharienne : A-t-on encore besoin des banques ?

Afrique Subsaharienne : A-t-on encore besoin des banques ?

 

Dans l’analyse des questions de financement des entreprises en Afrique, et particulièrement en zone subsaharienne, une place croissante est réservée à la désintermédiation. La donne est simple : face aux insuffisances des financements actuellement disponibles auprès des banques locales, la solution ne serait-elle pas de recourir beaucoup plus aux financements « désintermédiés », directement consentis par des agents non bancaires.

L’origine de cette approche résulte d’abord de l’observation de la situation des pays les plus avancés, et notamment des Etats-Unis. Dans ces derniers, les financements désintermédiés sont devenus majoritaires, atteignant 60% du total. En Europe, les banques demeurent l’acteur principal, mais leur place est désormais ramenée à environ 60% de l’ensemble et tend toujours à baisser. Pour les régions du globe moins avancées économiquement et dans lesquelles le système bancaire est encore très dominant, il est donc logique d’imaginer que les tendances à venir laisseront aussi une part plus réduite aux banques.

Même si cette prévision peut également concerner l’Afrique subsaharienne, le contexte exige de l’apprécier avec prudence. Les banques devraient encore rester longtemps l’intervenant essentiel dans le financement des entreprises. En revanche, certaines autres composantes des systèmes financiers semblent prêtes à accélérer leur développement et les banques pourraient  être activement associées à cette émergence d’une meilleure diversification.

Le système bancaire africain a connu des progrès considérables depuis environ trente ans. Sa solidité, sa densification, sa profitabilité se sont renforcées sur la période. Il a été un des facteurs permissifs mais aussi un des moteurs de la croissance retrouvée dans l’espace subsaharien. Il comprend maintenant des groupes puissants, majoritairement d’origine africaine, qui disposent le plus souvent de réseaux plurinationaux, voire continentaux. Il est le principal bailleur de fonds des grandes entreprises, y compris les filiales de sociétés multinationales, mais aussi l’interlocuteur unique des Petites et Moyennes Entreprises (PME). L’accroissement régulier du nombre d’acteurs avive la concurrence et met au service de la clientèle un panel toujours plus large et mieux adapté de produits et de services. Pour les entreprises en particulier, on note dans la période récente, au moins dans les pays francophones, une nette tendance à la réduction des taux d’intérêt et à l’allongement des durées de crédit, qui constituaient auparavant deux faiblesses notoires. En zone anglophone, ce « trend » est parfois perturbé par les contraintes momentanées de politique monétaire, mais constitue aussi l’orientation fondamentale. On constate également que les crédits bancaires progressent globalement de plus de 10% par an depuis 2008, soit plus vite que la croissance économique, et que le ratio concours directs/dépôts collectés s’élève. Cette place accrue  trouve sa principale logique dans le fait que, en raison de la rareté et de la faible fiabilité des informations en Afrique,  les banques sont les seules à posséder la connaissance du terrain et des emprunteurs, qui est le meilleur garant du bon déroulement des prêts consentis.

La banque subsaharienne n’a cependant pas encore fait le plein des étapes à franchir. Même en incluant la puissante Afrique du Sud, les concours bancaires, avec un total de quelque 750 milliards de dollars en 2014, dépassent à peine 30% du Produit Intérieur Brut (PIB) du continent, contre plus de 45% pour la moyenne des pays émergents. Encore ces chiffres d’ensemble gomment-ils la grande disparité qui existe entre régions et pays. Certains secteurs d’activité sont encore très délaissés, comme celui des plus petites PME, très souvent informelles, qui constituent pourtant la grande masse des sociétés existantes. Quelques statistiques indiquent qu’environ 20% seulement des entreprises disposent d’un crédit bancaire contre près de 80% dans les pays du Nord, et que les PME ont trois fois moins de chance que les grandes entreprises d’avoir accès au crédit.

La priorité absolue pour améliorer le financement des entreprises est donc de consolider et de rendre plus performant le rôle des banques. Deux pistes paraissent primordiales. La première est celle de la poursuite du renforcement des banques elles-mêmes, afin qu’elles soient à la fois plus offensives et plus innovantes. Les effets convergents de la concurrence et de la réglementation devraient produire ce résultat : l’augmentation du nombre de banques, l’accroissement de leurs fonds propres, la multiplication d’agences bancaires de proximité, la hausse rapide des ressources collectées, la consortialisation des crédits aux grandes entreprises, l’extension des cofinancements permettant le partage des risques, une plus grande incursion dans les pratiques innovantes, une meilleure formation et expérience des équipes bancaires figurent parmi les manifestations les plus apparentes de cette transformation. En marge des banques elles-mêmes, la poussée impressionnante du « mobile banking » va accélérer la bancarisation des petites entreprises et favoriser l’octroi de crédits bancaires à de nouvelles catégories de clients. La deuxième source de changement est l’amélioration de l’environnement, qui prendra plusieurs formes. Les Etats pourront y avoir un rôle déterminant s’ils veulent véritablement soutenir le secteur privé en émergence : meilleur fonctionnement de la justice réduisant le coût du risque et donc les taux d’intérêt, incitations fiscales diverses pour l’épargne à long terme, encouragement de la formalisation des entreprises facilitant le travail des établissements bancaires. La généralisation prévisible de « bureaux de crédit » et d’agences de notation apportera un surcroît d’informations propices aux octrois de crédits, surtout aux PME. Enfin, l’augmentation probable du poids relatif et du nombre des entreprises grandes ou moyennes, « boostées » par la vive poussée des PIB nationaux sur une longue période, constituera un autre élément favorable au développement souhaité des banques.

Même si les institutions bancaires sont ainsi de plus en plus performantes, les financements désintérmédiés, qui ne satisfont en effet jusqu’ici en Afrique que 5% des besoins des entreprises, sont inévitablement appelés à croître. Compte tenu des caractéristiques actuelles des économies et des entreprises africaines, l’avancée de ces modalités financières sera vraisemblablement lente. Trois canaux possibles pourraient cependant montrer la voie.

Le secteur des assurances est le premier. Il n’a pas encore fait sa mue comme le système bancaire et connait un grand retard, hormis en Afrique du Sud et dans quelques rares pays d’Afrique du Nord ou anglophone. Les ingrédients sont cependant en place pour une prochaine « révolution » en de nombreux endroits: croissance soutenue des compagnies existantes, fort intérêt de grands acteurs internationaux, accélération spécifique de l’assurance vie en liaison avec l’urbanisation et la croissance économique, poussée au renforcement des sociétés sous la pression des réglementations. Si cette mutation s’engage. L’augmentation rapide des primes collectées contribuera à développer l’épargne longue, qui manque le plus, et à renforcer les moyens financiers du secteur. Les assurances pourront alors faciliter la transformation, par leurs dépôts accrus auprès des banques, et investir davantage sur les marchés financiers, jouant ainsi pleinement leur rôle d’investisseurs institutionnels. Dans cette évolution, banques et assurances ont des synergies à activer. En connectant mieux leurs réseaux respectifs par la « bancassurance », elles ont ensemble les moyens de rendre plus performants leurs circuits de collecte de ressources, de fidéliser leurs clientèles respectives et de promouvoir l’attraction des produits financiers. En élargissant leur gamme de produits, en introduisant des mécanismes de titrisation, les banquiers répondront au vœu des assureurs de diversifier et de mieux rentabiliser leurs placements. En invitant les assurances à des syndications de prêts, les banques initieront celles-ci aux financements désintermédiés.

A la différence des assurances, les fonds d’investissement jouent un rôle pour lequel le secteur bancaire est mal placé : celui de l’apport en capital aux entreprises. Ces fonds ne s’intéressent guère à l’Afrique que depuis la relance de sa croissance. Si leur rôle reste modeste (0,1% du PIB en 2013), leur progression est très rapide (plus de 1,8 milliards de USD investis annuellement). De plus, les acteurs se multiplient et se diversifient, les fonds africains occupant maintenant une place importante. Dans la période récente, ces fonds ont puissamment aidé à la réalisation de grands investissements structurants. Leur intervention se heurte cependant à deux principales limites : concentration sur de grandes entreprises, rares en Afrique ; par suite, champ géographique et sectoriel fort restreint. Un renforcement significatif suppose des changements, pour lesquels, ici encore, les institutions bancaires peuvent être d’utiles alliés. Une première exigence consistera à abaisser la taille des investissements ciblés et à diversifier les secteurs visés afin de toucher un nombre accru d’entreprises : la multiplication de fonds à dimension plus modeste, dans lesquels les banques pourraient être actionnaires, irait dans ce sens. Les « fonds d’impact » locaux en cours de lancement par la structure IPDEV en Afrique francophone pour de très petites entreprises vérifient ce principe et pourraient, malgré leur petitesse, être une référence stimulante pour d’autres initiatives. Une deuxième piste consisterait à recourir davantage, dans les opérations menées, à de l’injection simultanée de capital et de dettes, ce qui permettrait une présence conjointe, sous des formes variées, de financements directs et désintermédiés.

Les marchés financiers, malgré leur faible dynamisme à de rares exceptions,  constituent un troisième canal possible de croissance des financements directs. Les banques y sont de longue date des acteurs majeurs. Sur la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) d’Abidjan par exemple, les établissements bancaires de la zone détiennent la majorité des sociétés de bourse agréées et animent le plus le marché. Là comme sur les autres marchés financiers du continent, le secteur bancaire est un de ceux qui comptent le plus de valeurs cotées, se portent le mieux et sont donc les plus attractifs pour les investisseurs privés locaux ou étrangers. Enfin, au quotidien, les banques sont souvent les meilleurs prescripteurs des bourses de valeurs, soit auprès des entreprises pour leur suggérer des solutions de financement, soit auprès des épargnants pour leur amener à compléter leur patrimoine et le rentabiliser. La consolidation des marchés financiers peut alors s’effectuer en pleine symbiose avec les acteurs bancaires et les deux partenaires y trouvent pleinement leur compte.

La répartition actuelle entre financements bancaires et financements désintermediés n’est donc pas en soi  un motif d’inquiétude. Elle n’est qu’une illustration supplémentaire du retard de l’Afrique par rapport au reste du monde. A ce jour, la consolidation des premiers est une nécessité et ne peut qu’aider à l’avancée des seconds. Les évolutions en cours montrent que, ici encore, le secteur financier est un de ceux qui concourent fortement à la transformation du continent. Reste à voir si cela sera suffisant…

Paul Derreumaux

Croissance, pétrole, euro : de bonnes nouvelles pour l’Afrique

Croissance, pétrole, euro : de bonnes nouvelles pour l’Afrique

Le deuxième semestre 2014 et le début de 2015 sont marqués par la chute du prix du pétrole, la forte baisse de l’euro et une croissance économique globalement inférieure aux prévisions. Pour l’Afrique, ce contexte apparait plutôt positif. La diversité des effets et l’incertitude sur la durée des ces changements imposent cependant d’exploiter ceux-ci rapidement et avec justesse.

Les bonnes nouvelles pour l’Afrique sont suffisamment rares pour qu’on les souligne. La fin de l’année 2014 et le début de 2015 nous en apportent simultanément trois.

La première est celle des dernières prévisions sur la croissance mondiale, malgré l’accueil pessimiste qu’elles ont reçu. Le rapport publié début 2015 par le Fonds Monétaire International (FMI) annonce en effet une augmentation de 3,5% du Produit Intérieur Brut (PIB) mondial, inférieure de 0,3% à ce qui était précédemment escompté. L’Europe mais aussi la Chine et diverses régions en développement, dont l’Afrique, sont visées comme responsables de ce décalage. L’atonie de l’économie européenne, après plusieurs années de mesures d’ajustement plus ou moins sévères selon les pays, est effectivement décevante sauf si on admet que la croissance économique n’est peut-être pas le régime normal de nos économies, contrairement à ce que croient beaucoup de politiques. Les reproches faits au ralentissement de la « locomotive » chinoise peuvent en revanche surprendre. Dans le passé récent, les craintes liées à sa croissance trop rapide étaient au contraire nombreuses, et souvent justifiées : existence de bulles spéculatives, comme la construction ou l’énergie ; institutions financières au portefeuille encombré de créances douteuses; modification nécessaire du modèle économique afin de mettre l’accent sur les progrès de la consommation intérieure. Le ralentissement constaté pourrait donc être plutôt salué comme la conséquence de l’adoption par la Chine de mesures salutaires pour éviter la surchauffe et assainir ses structures économiques. Un taux de croissance, même « réduit » à quelque 7%, parait de toute façon constituer une performance honorable, voire plus saine à moyen terme pour ce pays.

Pour l’Afrique subsaharienne, le FMI évoque aussi pour 2015 un repli à 4,9%, contre 5,8% prévus, du taux de hausse annuel du PIB, juste en-deçà des 5% devenus au fil des ans une espèce de « norme » minimale. La plongée des prix du pétrole, la baisse de cours de quelques matières premières et la morosité économique prolongée en Afrique du Sud semblent les principaux facteurs explicatifs de ce retard. Malgré celui-ci, le taux espéré pour 2015 montre que l’Afrique trouve désormais en elle-même une bonne partie des ressorts de sa croissance et est globalement moins vulnérable aux chocs extérieurs. Cette moyenne dissimule aussi le fait que les pays africains non producteurs de pétrole devraient même voir la croissance de leur PIB s’accélérer : le taux atteindrait ainsi +7,4 % en Afrique de l’Ouest francophone, rejoignant en conséquence la croissance chinoise. De plus, le ralentissement dans plusieurs des régions les plus avancées est une occasion pour un grand nombre de pays du continent de réduire, même modestement, l’écart qui les sépare des nations les plus riches.

Même si ces constats sont encourageants, il reste primordial de constater sur le terrain si le progrès du PIB se traduit au quotidien dans les principaux indicateurs économiques et, surtout, dans l’évolution du pouvoir d’achat de la majorité de la population. Pour qui s’oblige à cette analyse, il apparait bien que l’Afrique a vraiment changé en 15 ans, mais aussi que le chemin à parcourir reste plus long encore, et qu’il ne sera sans doute pas en ligne droite.

Une deuxième  donnée positive est l’évolution du cours du pétrole. Durant les premiers mois de la forte baisse engagée depuis l’été 2014, celle-ci a été surtout présentée comme un facteur supplémentaire de modération de la croissance mondiale, en raison de ses effets négatifs sur un secteur pesant lourd dans les économies de nombreux pays. L’amplification de la chute (actuellement plus de 60% par rapport aux niveaux de juin 2014) et son caractère durable ont modifié les conclusions des experts : le baril moins cher soutient, au moins pour un temps, la croissance en allégeant partout les lourdes factures énergétiques.

En Afrique, les situations sont bien sûr contrastées entre pays, selon qu’ils soient importateurs ou exportateurs d’or noir. Les nations exportatrices voient leur balance commerciale se détériorer significativement, leurs recettes budgétaires se réduire et leur économie ralentir, en particulier si celle-ci est faiblement diversifiée. L’Angola et le Nigéria subissent particulièrement ces orientations négatives, même si leur impact est modéré par la forte hausse du dollar. La large majorité des pays subsahariens est cependant à classer au rang des pays importateurs nets de pétrole et bénéficie donc de cette chute inattendue des prix pétroliers internationaux. Les économies ainsi réalisées reçoivent toutefois des affectations variées. Les consommateurs peuvent parfois être directement avantagés en cas de diminution du prix des carburants à la pompe : le Côte d’Ivoire et le Togo ont ainsi appliqué cette politique fin 2014. L’effet le plus généralisé reste toutefois cantonné à la baisse des subventions que les Etats mobilisent habituellement pour  éviter une hausse excessive des produits pétroliers. Cette épargne imprévue dans les finances publiques pourrait alors être utilement affectée à des investissements destinés à accélérer l’emploi d’énergies nouvelles en remplacement à venir du pétrole. Le développement des capacités énergétiques est en effet une question centrale pour la plupart des pays et la situation actuelle du pétrole offre une opportunité de renforcement des actions à court terme capables d’améliorer la situation. Si la situation persiste, les Etats les mieux gérés pourraient même envisager la création de fonds « intergénérationnels » permettant des investissements physiques ou financiers à long terme, à partir des montants dégagés sur la baisse des cours internationaux du pétrole (une espèce de « rente à rebours »), comme l’a fait avec succès la Norvège grâce à sa rente issue des champs pétroliers de Mer du Nord. Le temps risque de manquer pour tenter ce scénario optimal : la remontée des cours internationaux du pétrole est souvent annoncée pour le second semestre 2015, surtout si la reprise économique se manifeste mieux. Il incombe donc obligatoirement aux Etats dont les économies sont actuellement favorisées une vigilance extrême dans la dépense des sommes rendues disponibles, sous peine d’avoir gâché la chance qui leur était ainsi offerte et qui risque de ne pas se retrouver rapidement.

Le troisième atout actuel est la hausse du dollar, qui a prévalu face à toutes les monnaies. C’est vrai en particulier pour l’euro qui a perdu plus de 20% de sa valeur par rapport à son sommet de mai 2014, ce qui, en favorisant les exportations, donne d’ailleurs quelques meilleures perspectives aux entreprises européennes pour 2015

Pour l’Afrique, le principal impact positif de cette évolution concerne les exportations qui sont pour une très grande part constituées de matières premières, donc libellées en dollars et caractérisées par une faible élasticité-prix. Il en résulte en même temps une meilleure santé financière de pans entiers des économies africaines, une amélioration de leurs balances commerciales et des recettes plus conséquentes des droits à l’exportation pour les Etats. Pour les producteurs de pétrole, les effets négatifs de l’effondrement des cours sont ainsi  probablement éliminés d’environ 30%. Certes, la situation n’est pas exempte de conséquences négatives. La première est liée au renchérissement des importations exprimées en dollars, telles celles des biens d’équipement dont l’objectif d’un développement accru augmente aussi la demande. En revanche, pour les pays des deux zones CFA, cet inconvénient est très limité puisque la majorité de leurs importations viennent de la zone euro. De plus, ce contexte devrait être un profond stimulant pour le développement du commerce intra-africain, et notamment régional lorsqu’existent déjà des unions douanières ou économiques. Les performances promise à l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) pour 2015, évoquées ci-avant, donnent une idée de ce que pourrait apporter une accentuation de ces tendances. Le second effet pervers de ces ajustements monétaires mondiaux est fonction des endettements en dollars des pays africains sur les marchés internationaux. La hausse du dollar entrainera l’augmentation mécanique des charges de ces emprunts, pour les pays francophones comme pour  tous ceux qui laissent leur monnaie « dévisser » par rapport au dollar. Le maintien actuel de taux d’intérêt très bas et la modestie, à ce jour, des montants concernés limitent pour l’instant les dégâts. La fragilité des nations concernées s’en trouve toutefois aggravée et se détériorerait vite en cas de hausse des taux. Malgré ce risque, l’exigence de ressources financières accrues et la diminution de l’aide publique expliquent l’appétit élevé pour ces endettements de marché, comme le montre le projet actuel de la Côte d’Ivoire d’une nouvelle levée de fonds à moyen terme, pour 1 milliard de dollars. Pour satisfaire avec prudence ces besoins incompressibles de capitaux, il reste donc indispensable de consolider les solutions alternatives tels le développement des marchés locaux de capitaux, la modernisation de la fiscalité et l’amélioration du taux de recouvrement des impôts

Une telle conjonction de données extérieures plutôt favorables est exceptionnelle. L’enchevêtrement des effets  positifs et négatifs qui en découlent empêche bien sûr que les obstacles structurels au développement économique s’en trouvent profondément allégés. Ces circonstances apportent en revanche aux Etats et aux entreprises la possibilité d’une facilitation de leurs actions quotidiennes et de moyens financiers supplémentaires. Il importe donc que tous les acteurs africains sachent réagir avec rapidité, efficacité et sagesse au nouvel environnement pour en saisir ses opportunités. Cette capacité de réaction sera un bon test de leur détermination à obtenir l’accélération indispensable de la croissance économique.

Paul Derreumaux

Banques Subsahariennes : reconfigurations inattendues

Banques Subsahariennes : reconfigurations inattendues

Le terme vient du langage informatique mais, en l’occurrence, pourrait s’appliquer à deux transformations récentes du système bancaire subsaharien. La plus importante, à court terme, est sans doute celle du réseau Ecobank touché en septembre 2014 par deux changements capitalistiques majeurs : l’entrée en force de la Banque Nationale du Qatar (BNQ) dans la holding du Groupe ; le passage de la banque sud-africaine Nedbank du statut de prêteur à celui d’actionnaire.

Pour les observateurs du système bancaire subsaharien, la venue de la BNQ n’est surprenante que par la discrétion et les modalités avec lesquelles s’est effectuée cette opération. La banque qatarie s’est en effet investie massivement en Egypte dès 2012, par le rachat majoritaire de la filiale locale de la Société Générale, et visait récemment une acquisition possible au Maroc. Dès cette période, l’Afrique subsaharienne était donc logiquement sa cible prochaine. La taille relativement modeste des banques africaines et une méconnaissance des caractéristiques de fonctionnement des banques dans ce périmètre conduisaient sans doute la QNB à préférer l’achat d’un groupe déjà présent lui-même dans cette zone plutôt qu’une entrée directe dans celle-ci. Les difficultés d’une opération marocaine et l’opportunité offerte par les soubresauts actuels d’Ecobank ont amené la QNB à franchir le pas et à réaliser cet investissement qui la fait détenir 23,5% du capital de la holding du Groupe, ETI, pour un montant quatre fois inférieur à celui de l’opération égyptienne.

La décision de Nedbank est moins surprenante : la conversion possible en actions du prêt consenti à ETI était prévue dès la mise en place du concours et était le schéma le plus couramment envisagé. Il aurait signifié une substitution vraisemblable du leadership des intérêts sud-africains à ceux du Nigéria au sein de ce groupe panafrician. L’arrivée de la BNQ pouvait laisser penser que Nedbank ne réaliserait pas cette conversion. Au contraire, cette dernière a annoncé avant la date butoir qui lui était imposée sa souscription effective à 20% du capital de ETI et l’a fait de belle manière, en payant ses actions en numéraire et en encaissant le remboursement de son prêt par ailleurs.

Les deux géants disposent donc ensemble d’environ 40% du capital social – QNB a indiqué qu’elle laisserait redescendre sa part à 20% – et, compte tenu de l’actionnariat « flottant » sont théoriquement en mesure d’imposer la politique qu’ils définiraient en commun. Le jeu n’est peut-être pas aussi simple. L’ « alliance stratégique » Nedbank/Ecobank conclue en 2008 a conduit les deux réseaux à une première connaissance réciproque tandis que la banque sud-africaine peut être tentée de s’appuyer sur le fonds de pension de même nationalité Public Investment Corporation (PIC), qui détient 19% de ETI, pour prendre une position dominante dans la gestion d’Ecobank. BNQ pourrait chercher à tenir un rôle plus directif en raison de sa puissance financière et de l’appui qu’elle pourrait apporter au réseau subsaharien, en particulier grâce à ses connexions internationales et à sa forte présence dans le financement  des infrastructures. Les actionnaires nigérians, largement majoritaires depuis l’origine, souhaitent vraisemblablement maintenir leur primauté d’influence et récolter les fruits de l’expansion du Groupe. Grâce à la grande diversité de l’actionnariat et à l’absence de bloc homogène dominant, le management lui-même a été habitué jusqu’ici à une forte indépendance : elle a été utilisée pour imprimer au Groupe une expansion géographique remarquable et une présence progressive sur tous les aspects de la banque commerciale. Dans ce jeu à plusieurs personnages clés, l’équilibre reste à trouver, des aménagements institutionnels seront sans doute nécessaires et beaucoup d’alliances sont a priori envisageables. Il faut espérer que celle qui se dégagera sera stable et acceptée par tous, pour que le Groupe puisse exploiter au mieux tous les atouts que lui donnent sa large implantation, ses moyens financiers désormais consolidés, et l’expérience de ses équipes et de ses actionnaires banquiers.

Tandis que cette rude partie s’engage à l’Ouest du continent, une autre apparait dans la zone australe autour du groupe African Banking Corporation (ABC). Celui-ci, implanté dans 5 pays, est certes plus de 10 fois plus petit que Ecobank et n’affiche pas les mêmes performances. Il vient cependant de connaitre lui aussi une reconfiguration capitalistique qui pourrait le propulser sur l’avant-scène, suite à la reprise de la totalité du capital de sa société mère par la holding Atlas Mara. Cette dernière, créée fin 2013, a mobilisé en un temps record d’importants capitaux sur le marché londonien, qu’elle ambitionne d’investir en Afrique et surtout dans le secteur financier. L’acquisition du Groupe ABC a été sa première opération, menée avec une certaine discrétion. Elle s‘est accompagnée d’une prise de participation minoritaire dans une banque nigériane et dans un établissement rwandais.

Atlas Mara reste pour l’instant peu explicite sur l’orientation commerciale et l’organisation qu’elle veut donner aux cibles ainsi conquises. Elle semble afficher en revanche une grande ambition de principe : celle de construire un groupe panafricain décentralisé, structuré autour de « hubs » régionaux qui couvriraient chacun une des grandes parties du continent, s’érigeant ainsi en rival des réseaux actuellement les plus étendus. Si l’idée semble séduisante, son application soulève encore plusieurs inconnues majeures au niveau d’Atlas Mara: l’importance des fonds que cette société pourra concrètement mobiliser pour l’atteinte de son objectif, la compatibilité du schéma proposé avec les contraintes réglementaires de certaines Autorités monétaires des pays visés, le contenu précis du projet industriel. Le Groupe ABC, principal point de départ de la construction envisagée,  dispose d’indicateurs qui demandent à être sérieusement renforcés, compte tenu des multiples changements qui ont marqué sa gestion et son actionnariat passés. Il doit aussi confirmer la profitabilité de son nouveau « business model » de banques « tous publics », dans lequel il est entré depuis quelques années, et reprendre rapidement son expansion géographique. Il a besoin pour cela de ressources financières et humaines importantes et d’un actionnaire recherchant un développement à long terme et non des plus-values financières rapides. Les prochaines années permettront de tester le nouveau réseau sur ce plan et de voir si son actionnaire principal peut répondre à toutes les exigences du défi lancé.

Pendant que ces deux Groupes vont devoir régler dans les meilleurs délais ces incertitudes, tout en se défiant sans doute à distance pour jouer les premiers rôles,  d’autres  transformations s’enclenchent, notamment en Afrique de l’Ouest. La Banque Centrale Populaire (BCP), dernière venue des banques marocaines à la suite de son rachat de 50% de Banque Atlantique, annonce sa prochaine montée à 65% du capital de la holding de ce réseau et la création d’une filiale de micro-finance. La plus puissante des banques du royaume chérifien vise ainsi à rattraper ses devancières et à élargir l’éventail de ses activités. A une échelle plus modeste, l’établissement burkinabé Coris Bank poursuit son expansion à marche forcée – créations « ex nihilo » au Mali et au Togo – et innove en étant la première banque de la région à ouvrir un Département islamique au sein de son activité de banque commerciale « classique ».

Après une période plutôt calme en mouvements capitalistiques et en ouverture de nouvelles banques, l’année 2015 sera donc normalement plus agitée. Elle montrera que la physionomie du système bancaire subsaharien est toujours en construction et susceptible de nouvelles importantes mutations, qui ne viendront pas nécessairement des entités les plus importantes. Il apparait déjà qu’en Afrique subsaharienne, particulièrement francophone, l’actionnariat  régional continue globalement son repli au profit d’actionnaires extérieurs : ce mouvement, à contresens de celui des années 1990, semble difficile à inverser, en dehors d’un cataclysme bancaire comme celui qui s’était abattu dans les années 1980. Il conviendra maintenant de voir si les aménagements purement capitalistes conduisent bien à un renforcement des systèmes bancaires de la zone, autour de projets industriels solides, et dans une optique conforme aux besoins de développement des pays concernés. Les changements positifs intervenus depuis deux décennies ont en effet donné aux banques subsahariennes une croissance et une rentabilité enviables et une responsabilité accrue dans le financement des économies locales. Ces avancées ont été un des catalyseurs de la croissance africaine et doivent être poursuivies, pour une meilleure bancarisation des populations comme pour la facilitation du financement des entreprises et des Etats. Elles génèrent de plus leur inévitable contrepartie de solutions nouvelles à rechercher, notamment vis-à-vis de la montée et de la diversification des risques opérationnels, ou de l’élévation du coût du risque. C’est davantage à leur efficacité face à ces défis, plutôt qu’à l’identité de leurs actionnaires, que les établissements bancaires subsahariens seront jugés par leur public et par les Autorités.

Paul Derreumaux

A qui appartiennent les banques subsahariennes ?

A qui appartiennent les banques subsahariennes ?

 

Les systèmes bancaires subsahariens sont marqués depuis trente ans par de profondes transformations structurelles qui ont favorisé une remarquable croissance. Certaines mutations récentes ou prévisibles pourraient pourtant susciter à terme des mouvements correcteurs.

La gigantesque crise bancaire qui a secoué l’Afrique francophone dans les années 1980 y avait donné naissance aux premières banques privées à capitaux africains, à l’image du mouvement noté en Afrique de l’Est dans la décennie précédente. Une reconstruction rapide est intervenue et une croissance sans précédent du secteur a été observée. Un bon nombre de ces nouveaux acteurs a survécu et quelques-uns ont réussi en moins de trois décades à construire à partir de leur base nationale des groupes puissamment implantés dans leur région d’origine et, pour les plus dynamiques, dans une bonne partie du continent. Pour la seule Union Economique et Monétaire (UEMOA), les banques dominées par un actionnariat privé local représentaient en 2008 près de 40 % de l’ensemble des bilans bancaires, alors que ce pourcentage était nul en 1982, et deux des cinq principaux groupes de la zone figuraient parmi elles. Ce dynamisme, et la bonne santé financière qui l’accompagne, devraient rester encore au rendez-vous pour une bonne période, portés à la fois par les développements intrinsèques qu’appelle le secteur pour une mise à niveau internationale, d’un  côté, et par une croissance économique locale qui se poursuit et exige des financements croissants, de l’autre. Cependant, de nouveaux changements capitalistiques importants sont intervenus récemment tandis que, sur l’ensemble du continent, d’autres pourraient être attendus à court terme.    

En Afrique francophone, l’actionnariat des systèmes bancaires a de nouveau radicalement changé pendant les cinq dernières années. Sur les 11 principaux groupes, 10 sont à fin 2012 majoritairement détenus par des intérêts étrangers à la région, dont 3 par des banques marocaines, 4 par des actionnaires nigérians, 2 par des groupes français et 1 par la Lybie, pour respectivement 25,6%, 24,7%, 16,2% et 2,4% du total des bilans bancaires de la zone. La situation s’est donc, en termes d’origine d’actionnariat, rapprochée de celle d’avant 1980.

Certes, l’approche est aujourd’hui fondamentalement différente, principalement sous l’effet de l’écrasante prédominance des groupes privés et de la nette augmentation du nombre d’acteurs en concurrence. La grande majorité des banques présentes, quelle que soit la géographie de leurs fonds propres, fait montre d’un dynamisme commercial et d’un professionnalisme avéré, et toutes contribuent donc aux progrès de la bancarisation et à un meilleur financement de l’économie. Toutefois les leviers essentiels de décision sont de plus en plus extérieurs à l’Union et, même dans les groupes qui s’appuient au moins partiellement sur un actionnariat subsaharien, le poids relatif de celui-ci se réduit souvent, tant au niveau local qu’à celui de la société mère. Il peut en résulter des orientations qui ne sont pas optimales vis-à-vis des besoins réels de l’activité locale ou qui prennent insuffisamment en compte ses spécificités de fonctionnement. L’insuccès relatif des banques nigérianes dans l’Union en est l’illustration extrême, mais les mêmes placages de stratégies extérieures se manifestent aussi dans d’autres banques. Les décisions prises peuvent également résulter davantage des contraintes de la réglementation du pays de la banque mère que de celles du pays de la banque filiale, ou d’une volonté de maximiser à court terme les remontées de bénéfices. Il en résulte inévitablement une diminution de l’apport de ces banques au développement des économies nationales.

Trois conséquences peuvent être attendues. La première est déjà en marche : les Autorités de contrôle prudentiel de l’Union et des pays dont relèvent les actionnaires majoritaires – Nigéria et Maroc notamment – ont engagé un processus d’inspection en commun des filiales subsahariennes. Elles pourront donc veiller à ce que les intérêts respectifs des deux zones soient protégés et cette coopération pourrait déboucher sur des contraintes spécifiques aux établissements se trouvant dans cette situation. La seconde est que ces banques renforcent de leur propre initiative le processus d’adaptation aux données locales, tel un intérêt accru aux petites et moyennes entreprises, au vu des résultats obtenus et des effets de la concurrence : cette hypothèse est pourtant incertaine tant que les groupes concernés gardent une position dominante et répondent aux objectifs de leurs structures centrales. La troisième est que des groupes purement ou essentiellement régionaux, jusqu’ici moins importants, accélèrent leur croissance en jouant à la fois sur les insatisfactions ressenties par les entreprises locales -comme le firent les pionniers des années 1980- et sur la relative pause que doivent effectuer les principaux groupes pour intégrer au mieux leurs récentes acquisitions et extensions. Ce mouvement est aussi déjà à l’œuvre comme le montrent, par exemple, Coris Bank à l’Ouest et la banque BGFI au Centre. Même s’il prend du temps, ce mouvement de rééquilibrage est irréversible : des Etats prétendant à l’émergence ne pourront en effet accepter sur le long terme que leurs principales banques soient majoritairement détenues par des intérêts étrangers.

Tandis que l’Afrique francophone doit s’attendre à ces nouvelles mutations, une confrontation pourrait se manifester à bref délai sur toute l’Afrique subsaharienne; celle d’une stratégie privilégiant la construction à moyen et long terme de groupes bancaires puissants en opposition à une stratégie s’intéressant avant tout à la rentabilité à court terme du capital investi dans le secteur. Jusqu’à une date récente en effet, le mouvement d’expansion et de concentration a été mené par des banques déjà établies et soucieuses d’étendre géographiquement leur aire d’activité. Les opérations ont d’ailleurs la plupart du temps pris la forme de création ex nihilo de nouvelles filiales ou de rachat des actions de l’actionnaire majoritaire d’un autre groupe. Il s’agissait donc d’investissements à caractère « industriel » destinés à accroitre de façon durable la taille des réseaux bancaires concernés. Une autre approche semble désormais s’amplifier : elle est cette fois menée par des fonds d’investissements et se traduit par des prises de participation de durée limitée dans des établissements existants, visant une profitabilité maximale sur la période en vue d’une revente ultérieure. Les institutions d’appui au secteur privé des pays en développement –Société Financière internationale (SFI), Proparco, FMO, DEG,..- avaient ouvert cette voie depuis longtemps en apportant leurs capitaux pour appuyer des opérations de croissance. Des fonds à dominante privée ont pris le relais, en concevant leur participation comme l’appui momentané à un projet d’entreprise de long terme, piloté par des actionnaires locaux provenant du secteur. Les investissements d’Helios dans Equity Bank au Kenya, d’Actis dans des banques d’Ouganda et du Kenya ou, plus récemment d’Améthis au sein d’établissements du Ghana et du Kenya relèvent de cette philosophie. Celle-ci reste compatible avec celle des acteurs bancaires eux-mêmes: elle consiste en effet en un accompagnement très rapproché mais minoritaire, d’une intervention ferme mais en appoint à la stratégie de l’institution, s’appuyant avant tout sur l’expertise et l’expérience des actionnaires banquiers de l’entreprise. Même Orabank, malgré le poids plus dominant qu’y tient le fonds ECP, s’apparente à cette approche au vu de la durée de présence de l’actionnaire financier et des décisions prises par celui-ci dans la période passée. En revanche, certains fonds nouvellement créés, tant par des institutions que par des acteurs privés, comme Atlas Mara, ont l’ambition de prendre des participations majoritaires et, en conséquence, de maîtriser la stratégie de leurs filiales. L’excellente rentabilité actuelle de la profession, ses bonnes perspectives de croissance à moyen terme, le niveau élevé des multiples de valorisation constatés pour le secteur sur les bourses africaines expliquent cet engouement. Celui-ci peut cependant conduire à de légitimes interrogations au sujet des nouveaux venus. Les apports majeurs attendus des banques africaines pour le développement du continent – accélération de la bancarisation, financement des entreprises locales, modernisation des services, consolidation des structures bancaires – ne s’accommodent pas forcément de rentabilités immédiates en harmonie avec celles promises aux investisseurs de ces fonds. On peut ainsi redouter que certaines activités plus rentables ou plus faciles, voire spéculatives, soient privilégiées au sein de groupes qui n’auraient pas de ligne « industrielle » à long terme clairement définie. Les banques africaines, qui ont jusqu’ici été tenues à l’écart des risques spéculatifs, pourraient même perdre cet avantage s’il est laissé libre cours à des gestions hasardeuses, alors qu’elles doivent déjà affronter de nombreuses autres difficultés.

L’avenir à court terme pourrait donc encore réserver quelques surprises quant à l’évolution des systèmes bancaires du continent. Les orientations futures dépendront étroitement de la volonté des trois grands acteurs en présence. Il revient aux Etats, d’un côté, de mettre en place ou développer les mécanismes et structures favorisant l’émergence d’actionnaires privés régionaux en vue de reprendre en mains leurs structures bancaires, et, de l’autre, d’amener leurs banques à s’investir avant tout dans le financement des compartiments de l’économie essentiels pour les pays subsahariens. Pour les Banques Centrales, il s’impose une vigilance accrue et de nouveaux moyens d’actions, à l’image de l’évolution en cours dans l’Union Européenne, pour gérer au mieux les actionnariats et opérations transfrontaliers ainsi que les risques de crise systémique. Pour les investisseurs enfin, il convient d’intégrer le fait que le secteur financier supporte des responsabilités particulières et que celles-ci doivent être respectées et prises en compte dans l’analyse de la rentabilité du secteur.

Paul Derreumaux

Quels instruments pour préserver les bénéfices de l’intégration financière dans l’UEMOA?

Quels instruments pour préserver les bénéfices de l’intégration financière dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine ?

 

L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) est sans doute l’exemple le plus original et le mieux abouti d’intégration régionale en Afrique. Elle est aussi un modèle qui inspire souvent d’autres initiatives de renforcement d’une coopération économique, comme l’East African Communaity (EAC) en zone anglophone. Même si les résultats actuels de l’UEMOA restent imparfaits, les avantages apportés par cette association plus que cinquantenaire sont en effet suffisamment nombreux, tant en économie qu’en politique, pour qu’un renforcement de cette union soit activement encouragé, par les Autorités des pays concernés comme par les principaux partenaires financiers de l’Afrique.

C’est sans doute dans le domaine financier, et particulièrement bancaire, que l’UEMOA est la plus en avance et que cette réussite a apporté jusqu’ici le plus de résultats positifs. Pourtant, le séisme provoqué par la crise financière internationale de 2008, puis l’ébranlement de l’Euro et la fragilisation des puissantes banques européennes inquiète. Et si le renforcement constaté de l’intégration financière de l’UEMOA facilitait les risques de crise ? Comment dans ce cas réduire au maximum les possibles contagions et éviter un danger « systémique » par une résolution rapide des difficultés apparues ?

Un rappel parait utile au préalable. L’Afrique francophone, de l’Ouest comme du Centre, a déjà connu une crise bancaire systémique dans les années 1980. Elle est née de l’accumulation simultanée d’une série de difficultés touchant une grande partie des établissements de l’époque : portefeuille sinistré et mauvaise gestion pour les banques d’Etat, difficultés majeures sur les activités exportatrices qui représentaient une part essentielle de leur chiffre d’affaires pour les banques françaises. L’origine a donc été tant bancaire qu’économique, mais la propagation à tout le système financier s’est faite alors même que celui-ci était alors peu intégré. De nombreuses conséquences ont résulté de ce cataclysme : au passif, d’importants dépôts bloqués et non remboursés à ce jour à leurs détenteurs et de graves insuffisances momentanées de financement des économies par des banques affaiblies et prudentes à l’excès ; à l’actif, l’apparition de banques africaines privées, totalement inconnues auparavant, la construction de réseaux régionaux, le retour à la bonne santé financière du secteur, une profonde transformation et modernisation de la régulation et un renforcement de la supervision devenue régionale. Sur ce dernier point, l’UEMOA est donc en nette avance sur l’Union Européenne puisque la présence d’une Banque Centrale unique munie des pouvoirs nécessaires pour un contrôle globalisé de tous les établissements de l’Union est une réalité depuis 25 ans. Ces diverses mutations ont aussi des effets positifs sur la bancarisation des populations, les possibilités de financement des entreprises, et donc la croissance économique de la zone.

Si l’intégration financière est ainsi devenue réalité et facteur incontestable de progrès dans l’UEMOA, les excès qui la caractérisent dans les pays du Nord semblent pour l’instant peu présents dans la zone. Protégées par une réglementation sévère sur les placements à l’étranger autant que par leur petite taille et leur faible expérience, les banques de l’Union n’ont jamais été infectées par les actifs toxiques qui ont semé la panique aux Etats-Unis et en Europe en fin des années 2000. Les flux interbancaires, dont le tarissement a récemment menacé le blocage du système bancaire en Europe, sont encore très limités dans l’Union, surtout entre groupes distincts, en raison de la méfiance des banques entre elles et de la bonne liquidité générale du système. Pourtant, d’autres risques potentiels, générés par l’évolution des systèmes bancaires et de leur environnement, se manifestent et parfois grandissent. Trois au moins méritent l’attention.

Le premier est celui de la qualité et du caractère approprié de la réglementation régissant l’activité bancaire, et présente donc un aspect micro-prudentiel. Le dispositif de régulation est en effet le meilleur garant du maintien de la bonne santé retrouvée et de la solidité des établissements de la zone. En la matière, les règles applicables dans l’Union ne paraissent pas avoir connu toutes les transformations souhaitables, même si plusieurs vagues de mise à niveau – et de durcissement – ont eu lieu notamment entre 1990 et 2000. La comparaison avec  d’autres systèmes subsahariens comparables met d’abord notamment en valeur divers décalages en termes de ratios. Celui du capital minimal, maintenant fixé à 5 milliards de FCFA, soit 7,5 millions d’Euros, nous place derrière la majorité des pays africains. Celui du ratio de solvabilité « largo sensu », essentiel au vu des principes de Bâle II, demeure à 8% alors qu’il atteint 12% dans les pays de l’EAC. Celui relatif à la concentration des crédits limite toujours à 75% des fonds propres les concours les plus importants sur un seul risque alors que ce pourcentage est classiquement contenu entre 25% et 35% d’Accra à Madagascar. Enfin, il n’existe aucun ratio proprement dit de liquidité alors qu’un pourcentage fonds propres/dépôts de 8% doit être strictement respecté au Kenya et constitue une contrainte fort lourde. L’évolution vers des normes plus proches de celles appliquées  au plan international est donc souhaitable.

Parallèlement, les méthodes de supervision gagneraient à quelques changements qui renforceraient les contrôles existants tout en instaurant des rapports plus étroits et constructifs avec les banques de la zone. Une surveillance plus serrée du respect des principaux aspects de la réglementation serait en effet facilement admise dès lors que les conclusions mettent aussi en valeur les progrès accomplis sur des bases faciles à apprécier comme celle de l’indicateur « CAMEL » dans l’EAC.  La présentation obligatoire des conclusions des rapports d’inspection au Conseil d’administration des banques, déjà pratiqué ailleurs, serait aussi un utile enrichissement.

Le second risque vient des banques elles-mêmes et de leur environnement. Les récentes crises politiques de Côte d’Ivoire et du Mali ont montré la possibilité concrète de dangers tels qu’une fermeture provisoire mais totale d’établissements, des tentatives de non-respect de la légalité par certaines Autorités ou des destructions d’agences dans des régions ou villes en guerre. La prévalence dans chaque pays de la zone de systèmes économiques peu diversifiés et dominés par des cultures de rente ou des productions minières exportées et très dépendantes de cours internationaux volatils fragilise aussi les établissements bancaires : leur financement s’effectue en outre de manière plus intégrée, ce qui renforce le danger de mouvements procycliques. Le maintien d’une forte présence de sociétés étatiques, les graves dysfonctionnements des juridictions locales génèrent souvent d’autres difficultés. L’augmentation de plus en plus vive des crédits à la clientèle provoque immanquablement une diminution potentielle de la qualité du portefeuille des banques,  qui tend à se vérifier dans un nombre croissant d’établissements. Des bulles financières peuvent apparaitre, comme celle de l’immobilier qui guette dans certains pays, menaçant la valeur des garanties et les remboursements des crédits. Enfin, les banques marocaines ou nigérianes, dont les réseaux multi-Etats de filiales représentent désormais plus de 50% du système bancaire de la zone, peuvent être amenées à prendre des décisions de gestion ou d’affectation des résultats  de ces filiales qui tiennent davantage compte de leurs propres pratiques et préoccupations que  de celles de leurs filiales.

Même si ces risques restent jusqu’ici modérés grâce à la conjoncture ou ont été gérés sans dommage excessif lors des crises politico-militaires rencontrées, quelques mesures préventives seraient opportunes. Les plus importantes devraient concerner la protection des dépôts, pour éviter le retour à la situation des années 1980 : en la matière, la mise en place d’une assurance couvrant tous les dépôts bancaires inférieurs à un plafond donné, financée par la profession, offrirait une sécurité très supérieure à celle donnée par les Etats, précédemment défaillants. Cette mesure, appliquée de plus en plus généralement à la suite de la dernière crise internationale, a reçu un début de concrétisation en mars 2014 dans l’Union  et serait aussi de nature à favoriser la bancarisation. La réalisation d’inspections conjointes par les banques centrales des pays des sociétés mères et des sociétés filiales jettera les bases d’un contrôle consolidé capable de cerner au mieux et de façon équitable les intérêts de toutes les parties. Enfin, il pourrait être envisagé l’introduction de ratios variables selon divers critères, telles les caractéristiques de la conjoncture, pour introduire une composante macro-prudentielle dans la réglementation. Ainsi, le ratio de solvabilité pourrait-il être modifié selon les spécificités du bilan des établissements ou la part du résultat affectée au dividende être limitée en cas de progression inquiétante des crédits en difficulté. La responsabilité publique qui incombe aux banques dans la gestion des dépôts du public peut justifier de telles contraintes dès lors que sont réunies deux conditions : la bonne qualité des informations sur lesquelles seront fondées les décisions, sur la base de « stress tests » pertinents par exemple, et la vitesse de réaction de la Banque Centrale autorisant l’annulation rapide de décisions contraignantes en cas de retournement positif de situation.

Un troisième risque provient de l’endettement en croissance rapide des Etats. A partir de 1996, le recours à la Banque Centrale pour le financement des déficits budgétaires a été stoppé pour les Etats. Ceux-ci se sont alors tournés de plus en plus massivement vers le nouveau marché financier régional pour financer leurs besoins à court comme à moyen terme. La bourse régionale, expérience unique au monde, s’est en effet vite révélée en manque d’opportunités d’investissements, par suite de la rareté des privatisations par ce canal et de la frilosité des entreprises par rapport à cet instrument, face à une offre abondante de capitaux provenant initialement des banques et investisseurs institutionnels. Les emprunts d’Etat, bien rémunérés et défiscalisés, ont donc  aisément trouvé des preneurs et ils constituent maintenant une forte majorité du portefeuille obligataire sur le marché et un pourcentage important des placements en trésorerie de la plupart des banques. Ces appels au marché se généralisent – seul le Niger reste à l’écart pour l’instant – et leurs montants respectifs comme leur nombre s’amplifient régulièrement avec les besoins croissants des pouvoirs publics.

Cette évolution génère plusieurs dangers potentiels. Elle pourrait rapidement assécher le marché alors que celui-ci était initialement destiné au financement à long terme des entreprises. Elle s’effectue par ailleurs en dehors d’une coordination optimale de ces émissions qui permettrait de rationaliser le marché. Enfin, les critères selon lesquels sont autorisés ces emprunts à moyen terme normalement destinés à des investissements bancables ne sont pas définis avec la même rigueur et la même uniformité que celle qui prévalait lors de la mobilisation de capitaux dans le cadre de l’article 16 du traité de l’Union.  Avec les difficultés potentielles, économique et politique, que pourraient connaitre certains Etats, une affectation à des fins autres que celles d’investissements n’est donc pas exclue tout comme un risque de défaut, même temporaire, qui fragiliserait tout l’édifice bousier régional désormais en expansion. Pour remédier à ces risques, une gradation des mesures est envisageable. La plus facile et immédiate est celle d’une coordination et d’une programmation régionales des émissions de titres publics, pour faciliter l’absorption de ceux-ci par le marché et éviter de mettre en difficulté les émissions privées qu’il est souhaité développer : la Banque Centrale a déjà entrepris ce travail avec la création de l’Agence-Titres UMOA en 2013. La fixation de critères régionaux uniformes pour ces appels au marché financier permettrait aussi de fixer des limites acceptables par tous et aptes à mieux sécuriser le marché. Enfin, l’adoption de nouvelles règles relatives à cette composante des actifs bancaires, en termes de possibilités de refinancement par la Banque Centrale ou de plafonds en pourcentage du bilan par exemple, constitueraient aussi d’utiles garde-fous.

Les quelques risques recensés, qui ne sont pas exhaustifs, doivent être relativisés. Ils apparaissent effectivement modestes à court terme et très inférieurs  aux avantages que la société et l’économie régionales retirent des progrès de l’intégration. L’expérience vécue par l’Union dans les années 1980 tout autant que les grandes vicissitudes récentes de l’Europe incitent toutefois à la prudence. Le renforcement de tous les acteurs économiques et financiers et l’adoption par eux de comportements vertueux, imposés si  nécessaire par des règles contraignantes mais justifiées, économiseront beaucoup de difficultés et seront de précieux atouts pour réaliser les performances qui sont attendues de l’UEMOA.

Paul Derreumaux