La réforme CIMA : une première étape aux résultats mitigés

La réforme CIMA :

une première étape aux résultats mitigés

 

Les Autorités de la Conférence Interafricaine des Marchés d’Assurance (CIMA) avaient fixé au 31 mai 2019 la date limite pour l’atteinte du nouveau seuil de capital social de 3 milliards de FCFA -et de 2,4 milliards de FCFA de fonds propres- par toutes les compagnies d’assurance des 14 pays d’Afrique francophone relevant de leur périmètre. Neuf mois ont passé depuis cette échéance et les résultats de la première étape de ces « grandes manœuvres » capitalistiques sont encore incertaines. Un effort important a été accompli par les sociétés concernées. Pourtant plusieurs conséquences escomptées ne semblent pas être encore au rendez-vous. Surtout, l’avenir de la profession est encore obscurci par divers facteurs.

Le secteur a longtemps espéré que l’échéance donnée par la CIMA serait reportée par celle-ci, mais l’institution de tutelle a été inflexible et la limité du 31 mai s’est imposée à toutes les sociétés. A ce jour, les données définitives des augmentations de capital réalisées n’ont pas encore été officialisées, mais il semble qu’une très grande partie des quelque 180 compagnies de la zone aît réussi à respecter l’objectif fixé. Les moyens utilisés ont été variés : remplacement fréquent de la distribution de dividendes par des constitutions de réserves, apport en numéraire d’actionnaires existants, nouveaux investisseurs. Certains schémas juridiques retenus pour des recapitalisations, dont les formalités sont encore en cours, peuvent expliquer les retards dans la concrétisation de quelques augmentations et, par conséquence, dans la communication du résultat final de cette première étape. Les quelques sociétés qui n’ont pas réussi à atteindre l’objectif capitalistique imposé auront leur agrément supprimé, ou seront placées sous administration provisoire lorsque cette solution est encore envisageable à court terme.

Si cette première phase est un succès quantitatif, elle est décevante quant aux effets escomptés sur la concentration du secteur. D’abord, les augmentations de capital n’ont en effet conduit à aucun des regroupements majeurs de sociétés de dimension nationale ou régionale qui auraient nettement réduit le nombre d’acteurs totaux et par pays, et facilité l’obtention future de la rentabilité de chacun d’eux. La quasi-totalité des compagnies ont au contraire fait le choix d’une solution individuelle pour passer l’obstacle, malgré les incertitudes pouvant en résulter pour leur futur. Cette préférence n’étonne guère puisqu’elle fut observée à l’identique dans le secteur bancaire francophone lors des accroissements massifs du capital minimum décidés en 2007 et 2015, qui n’ont conduit à aucune diminution du nombre de banques. Il confirme bien la divergence d’approche avec les régions d’Afrique anglophone plus ouvertes aux rapprochements. De même, ce grand mouvement de recapitalisation n’a amené dans la zone CIMA aucun grand groupe extérieur à la zone. Une opération de croissance externe pouvait ainsi être attendue du sud-africain Sanlam, désormais aux commandes de la compagnie marocaine Saham, mais ne s’est pas produite. Au contraire, la mutation a amené le groupe germano-français Allianz à céder trois filiales de l’espace francophone au Groupe Sunu. Ce dernier consolide donc sa place aux côtés de deux autres leaders NSIA et Saham, dont l’emprise couvre le plus de pays de la CIMA. Derrière eux, le panorama reste très diversifié. Les compagnies marocaines des réseaux Atijari et BCP montent lentement en puissance grâce à une croissance intrinsèque ou quelques rachats ; Axa et Allianz demeurent les seuls groupes européens dans la région avec de solides  implantations en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Cameroun et au Gabon; quelques  réseaux subsahariens résistent ou s’efforcent de grandir, comme celui de Atlantique Assurance en Afrique de l’Ouest ou Activa en Afrique Centrale; la majorité des  compagnies agréées demeurent toutefois des sociétés œuvrant seulement dans un seul cadre national, dans lequel elles exercent parfois aussi bien dans l’activité Vie que dans celle de l’IARD.

Trois ans après le lancement de cette recapitalisation, le secteur se retrouve donc dans une configuration imprévue : des compagnies aux fonds propres accrus mais toujours aussi nombreuses. Il en résulte que les objectifs pour lesquels cette réforme avait été décidée et qui restent d’une impérieuse actualité seront plus difficiles à relever que prévu. Ils peuvent être regroupés en deux principales catégories.

La première est celle d’une augmentation du chiffre d’affaires de chaque acteur de façon à accroître ses possibilités de rentabilité du nouveau capital investi. Celle-ci est conditionnée d’abord par la volonté et la capacité des Etats de rendre plus nombreuses les assurances obligatoires dans chaque pays, de veiller à ce que les dispositions légales en la matière soient bien suivies, mais aussi de promouvoir des sociétés qui pourraient avoir un rôle décuplé dans la mobilisation de l’épargne. Cette stratégie d’appui au secteur aurait aussi pour avantage de mieux protéger entreprises et populations contre des risques peu considérés jusqu’ici mais pouvant gravement pénaliser les individus et leurs actifs. Surtout, une seconde piste d’amélioration est entre les mains des sociétés elles-mêmes. Elles ont par exemple à se montrer plus inventives dans les domaines couverts, plus innovantes dans les polices proposées, plus souples dans les modalités de contrats offertes, plus crédibles vis-à-vis de leur clientèle grâce à des paiements plus rapides des dommages. La seule comparaison avec les progrès effectués en la matière en Afrique du Sud ou au Maroc montre le champ des possibilités existantes, souvent simples, et les impacts positifs qui en résulteraient sur les produits encaissés. Pour l’assurance vie par exemple, la multiplication de variantes pour la couverture des risques maladie, retraite et éducation constituent des gisements essentiels. Mais il faut aussi rendre plus performants et moins coûteux les circuits commerciaux. En zone CIMA, la coopération des assureurs avec d’autres réseaux plus largement implantés sur le territoire -banques, émetteurs de monnaie électronique -est toujours insuffisante. Les synergies apportées par la « bancassurance » ne sont que modestement exploitées en raison de la multiplicité des acteurs des deux secteurs et des difficultés d’imposer une discipline de travail d’une compagnie avec un seul banquier et vice-versa. Seule une alliance capitalistique des deux partenaires semble capable de forcer le mouvement : c’est la stratégie retenue par des réseaux comme NSIA, pionnier de ce choix, et Sunu, qui a emprunté le même chemin en 2018, à l’image par exemple des groupes marocains. Hors ces transformations, la croissance endogène des marchés- actuellement dans la CIMA seulement de l’ordre de 10% par an en moyenne malgré des taux de pénétration largement inférieurs à 1% – sera trop faible pour donner les augmentations de primes indispensables.

La seconde exigence est celle d’une amélioration des marges bénéficiaires des assureurs. Celle-ci doit d’abord être mise en œuvre par les compagnies elles-mêmes. Elle appelle par exemple une automatisation plus poussée des taches, apportant économies et diminution d’anomalies et de suspens. Elle requiert des tarifications mieux adaptées en évitant à la fois des sous-évaluations aux visées commerciales, qui pénalisent ensuite la viabilité des entreprises, et des surfacturations, qui découragent la clientèle. Elle impose une revue détaillée des charges de fonctionnement, des commissions, des provisions techniques nécessaires, des frais de publicité grâce à des audits sans complaisance et l’utilisation des techniques les plus modernes, pour éliminer les coûts excessifs et mieux maîtriser les exigences administratives de la profession. Vis-à-vis des partenaires, les compagnies auront aussi à éviter les retards de paiement de primes de la part de leurs agents généraux et courtiers et à faire jouer davantage la concurrence. Enfin les Etats de la zone ont un grand intérêt à adopter des politiques fiscales incitatives pour encourager à la fois assurance-vie et assurance-IARD, vecteurs efficients pour servir l’inclusion, le drainage de l’épargne et la protection des patrimoines, plutôt qu’une position de prélèvement maximal à court terme sur les revenus générés par ces activités, comme on le constate hélas dans certains pays et sur divers créneaux.

Presque tout reste donc à faire et le nouveau point de départ de ces actions est moins favorable que prévu. Outre ces défis, la pandémie du Covid-19 devrait aussi grandement perturber l’année 2020. Même si les risques issus de ce drame sanitaire, en général non couverts, n’accroitront guère directement les sinistres, les perturbations économiques qui en résulteront auront des impacts sur l’activité des compagnies. A court terme, ces effets seront négatifs : baisse de l’activité des entreprises formelles, ralentissement ou arrêt des investissements, réduction des capacités d’épargne des ménages, baisse des cours de la BRVM -environ -16% des principaux indices depuis janvier 2020-,.. A moyen terme au contraire, la crise pourrait être bénéfique avec le souci des ménages de disposer à l’avenir de produits d’assurance les couvrant mieux sur des sujets essentiels comme la santé, la perte d’emploi ou un revenu minimal de crise, et la recherche par les entreprises d’une meilleure sécurité. Le secteur aura donc à gérer des difficultés temporaires supplémentaires et ne pourra profiter des opportunités de rebond que s’il accomplit les transformations structurelles qui s’imposent de toute façon à lui.

Ces mutations devraient être menées à marche forcée puisque la seconde étape du renforcement capitalistique – nouvelle augmentation du capital minimum de 2/3- interviendra dès 2021. Si les indicateurs de fonctionnement ne se sont pas améliorés d’ici là, la mobilisation de fonds propres supplémentaires rendra encore plus difficile l’atteinte d’une rentabilité suffisante, toutes choses égales par ailleurs. Un grand mouvement de concentration serait alors, comme souhaité en 2019, le moyen privilégié de replacer le secteur sur une spirale vertueuse. Encore faut-il que tous, actionnaires et dirigeants des compagnies, Autorités de contrôle, Etats, comprennent l’urgence de la situation et prennent les mesures en conséquence. Le temps presse pour que ce changement d’état d’esprit imprègne largement la profession.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 23/04/2020

Diasporas : L’audacieux pari sénégalais

Diasporas : L’audacieux pari sénégalais

 

L’opération boursière que mène actuellement la Banque de l’Habitat du Sénégal (BHS) s’inscrit dans la lignée des rares expériences de ce type tentées en Afrique à l’adresse de son importante diaspora.

L’établissement sénégalais a en effet émis le 16 mai un emprunt obligataire de 20 milliards de FCFA, soit la contrevaleur de 30,5 millions d’Euros (EUR), dénommé Diaspora Bond, dont la souscription est réservée au moins à 60% aux personnes physiques et morales non-résidentes au Sénégal. D’une durée de 5 ans, incluant deux ans de différé de remboursement en capital, ces obligations portent un intérêt annuel de 6,25%. Leur valeur nominale de 10000 FCFA, soit environ 15 EUR, est volontairement faible. Leur produit est notamment destiné au financement de programmes de logements dans les nouvelles zones de Diamniadio et du Lac Rose.

La mobilisation institutionnelle des ressources financières considérables que les diasporas envoient dans leurs pays d’origine est un objectif croissant de la part des principaux pays destinataires de tels flux, face à l’ampleur permanente de leurs besoins d’investissements, publics comme privés, et à la baisse de certaines sources de financement traditionnelles comme l’Aide Publique au Développement (APD). Des nations comme la Chine, l’Inde et Israël ont pu drainer ainsi des montants considérables à travers des émissions obligataires régulièrement répétées. L’Egypte a également effectué quelques opérations de ce type. En Afrique subsaharienne, qui compte pourtant sans doute plus de 50 millions d’émigrés, les réalisations restent rares et modestes : l’Ethiopie, le Ghana, le Nigéria sont à ce jour les seuls principaux exemples de réussite observés, pour des montants fort limités par rapport à ceux rapatriés annuellement par leur diaspora.

La tentative de la BHS, qui est une première en terre africaine francophone, est donc d’abord à saluer pour sa haute valeur symbolique. Elle présente aussi de nombreuses caractéristiques qui mériteraient une belle réussite. Du point de vue des souscripteurs, le montage de ce coup d’essai apparait performant. Le montant total recherché reste modéré, tant face aux flux financiers qu’envoie chaque année la diaspora sénégalaise – récemment estimés à quelque 950 milliards de FCFA, soit près de 1,45 milliard d’EUR -que par rapport au bilan de la BHS lui-même. Il a été prévu un mixage des souscripteurs possibles qui limite encore la part attendue des non-résidents sénégalais. La durée de 5 ans donne un horizon court, et donc plus sécurisant, aux investisseurs de la diaspora peu initiés aux aspects financiers, qui oseront participer à l’opération. La valeur nominale des obligations les rend facilement accessibles. Le taux d’intérêt est très séduisant pour les prospects visés qui résident en Europe, et largement compétitif pour ceux qui vivent en zone CFA de l’Ouest ou du Centre. Enfin, la BHS, septième plus importante banque sénégalaise fin 2017, spécialisée dans le financement de l’habitat, est bien appréciée des sénégalais demeurant à l’étranger qui utilisent ses services pour investir au pays dans la construction ou l’achat d’un logement. Disposant de longue date de plusieurs agences à l’extérieur du Sénégal, la BHS a réalisé de nombreuses opérations immobilières et est déjà un des circuits privilégiés des sénégalais pour le rapatriement de leur épargne.

Du point de vue de l’émetteur, l’opération cumule également plusieurs avantages. Le « Diaspora Bond » est émis en FCFA et ne comporte donc pas de risque de change pour la BHS. L’opération montre d’ailleurs de manière incidente l’atout que représente ici la fixité du lien EUR/ FCFA, puisqu’une très large majorité des souscripteurs ciblés sont situés dans l’une de ces deux zones monétaires et que l’émission en FCFA apparait ainsi comporter un risque d’autant plus réduit pour les souscripteurs qu’ils ont déjà une partie de leur patrimoine en FCFA. Grâce au produit de cet emprunt, la BHS disposera de ressources à moyen terme renforcées qui vont lui permettre d’intensifier ses actions dans le financement du logement, en particulier dans les deux zones prioritaires annoncées. Elle devrait ainsi accroitre encore son expérience et sa notoriété mais également concourir à d’autres objectifs d’intérêt général : accroitre l’activité des secteurs de la construction et de la viabilisation de terrains ; augmenter en conséquence significativement l’emploi, ces secteurs étant de grands utilisateurs de main d’œuvre ; contribuer à la décentralisation et à une meilleure répartition spatiale des activités économiques avec l’édification de ces villes nouvelles.

D’un point de vue général, la cotation de ce « Diaspora Bond » sur le marché financier régional est aussi une bonne nouvelle. Elle donnera en effet normalement aux obligations une bonne liquidité, élément positif pour les souscripteurs. Soucieuse de montrer au maximum ses capacités d’innovation et de soutien actif de l’économie de la zone, la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) saisit ainsi au bond une belle opportunité d’ouvrir un nouveau créneau, qui pourrait être porteur dans plusieurs Etats de l’Union, pour les opérations éligibles au marché. Au Sénégal, la totale nouveauté de l’émission apportera un indice supplémentaire des actions menées par le Président récemment réélu pour favoriser la mise en place d’un environnement ouvert au changement et propice à la croissance, et pour soutenir un secteur déterminant sur le plan économique et social qu’est celui de l’habitat.

Malgré tous ces éléments favorables, le pari n’est pas si facile. La diaspora sénégalaise, comme toutes les autres, est méfiante, tant vis-à-vis des banques que des Autorités de son pays d’origine, quant à la gestion de son épargne, constituée dans des conditions souvent difficiles, et ne s’en dessaisit habituellement que pour ses besoins personnels. L’insistante remise en cause du bien-fondé du FCFA dans la période récente ne devrait d’ailleurs pas faciliter l’instauration de la confiance nécessaire pour la réussite de la souscription. De plus, les expatriés résidant en Europe, qui constituent une composante importante pour le Sénégal, ont des revenus limités et leur contribution individuelle ne pourrait être que modeste : il faudra donc que l’emprunt soit souscrit en masse pour atteindre l’objectif visé. Sur un autre plan, on observe actuellement sur la BRVM un marché secondaire quasiment inexistant sur toutes les obligations cotées, y compris les titres d’Etat : les dirigeants de la Bourse comme ceux de la BHS devront en conséquence mettre en place tous les moyens nécessaires pour que la nouvelle opération bénéficie au contraire d’une liquidité suffisante. Enfin, l’affectation de l’emprunt étant clairement mentionnée, la BHS aura à démontrer que les ressources acquises sont utilisées efficacement et selon les cibles prévues. Elle devra disposer pour cela d’un soutien actif des Autorités sénégalaises et s’appuyer sur tous les leviers disponibles pour accroitre ses moyens financiers. En la matière, les refinancements à long terme auprès de la Caisse Régionale de Refinancement Hypothécaire (CRRH) pourraient par exemple l’aider à transformer plus sereinement les ressources à 5 ans obtenues par l’emprunt.

L’enjeu est donc crucial, tant pour la BHS que pour le Sénégal. Il l’est aussi pour les autres pays d’Afrique francophone ayant une grande diaspora qui pourrait être sollicitée de la même manière au service du développement du pays d’origine. L’échéance de l’emprunt, fixée au 21 juin prochain, nous dira si ce challenge est réussi. Il ouvrirait alors utilement la voie à d’autres Diaspora Bonds, et peut-être à d’autres innovations financières. …

Paul Derreumaux

Article publié le 03/06/2019

Vive le FCFA?

Vive le FCFA ?

Comme chaque année, à l’approche des réunions de la zone Franc, les procès contre le FCFA fleurissent. Pourtant, cette monnaie commune plus que soixantenaire ne porte pas toutes les responsabilités négatives dont on l’accable. 

Il y a en réalité deux zones CFA –en mettant à part le cas particulier des Comores- et, dans chaque zone, de l’Ouest comme du Centre, la question globale en englobe trois sous-jacentes : celle de la fixité du lien entre le FCFA et l’Euro, celle de la liberté des changes à l’intérieur de la zone concernée, celle de la gestion du compte d’opérations de la zone. Les anti-CFA s’en prennent indifféremment à une ou plusieurs des caractéristiques de la zone en essayant de démontrer les inconvénients qui en résultent. Leur combat semble erroné à deux points de vue : d’abord, le FCFA n’a pas que les handicaps qu’on lui prête si exclusivement ; surtout, les variables monétaires ne sont pas le déterminant premier de la croissance économique.

Si certains inconvénients du FCFA sont réels, il ne faut pas en revanche imputer au système monétaire de la zone franc des pêchés qu’il ne mérite pas. Sur ce point, quatre exemples au moins méritent l’attention.

D’abord, la fixité de la parité avec l’Euro ne signifie pas son immuabilité comme l’a montré la dévaluation de janvier 1994, intervenue pour corriger une parité devenue intenable. Certes, le changement fut brutal, et hélas douloureux pour les populations les plus vulnérables et certaines entreprises importatrices, en raison d’une attente trop longue pour cet ajustement. Mais il a montré que le changement était possible, et utile, sans que soient remises en cause ni la fixité du lien monétaire avec l’Euro, ni l’intégration entre pays d’une même zone. Ce dernier aspect est en effet capital pour le développement futur de l’Afrique. L’approfondissement d’espaces régionaux solides est unanimement admis comme une condition sine qua non de l’émergence économique attendue. Il impose en revanche que les politiques adéquates soient menées pour protéger les secteurs d’activité naissants, pour empêcher les importations frauduleuses, pour éviter les obstacles intra-régionaux non tarifaires, pour faciliter les financements des entreprises innovantes. Ces conditions n’ont rien de monétaire et leur absence condamne la réussite de toute politique industrielle, parité fixe ou non.

La fixité n’est pas non plus nécessairement exclusive de modifications quant à la base de référence. Le rattachement du FCFA à un panier de devises pourrait ainsi avoir un effet stabilisateur en élargissant cette base de référence, même si la structure actuelle de nos échanges commerciaux donnerait une prépondérance de l’Euro dans cette nouvelle devise, qui ne l’éloignerait pour l’instant que modérément du FCFA actuel. Aucune disposition, heureusement, n’interdit aux chefs d’Etats africains de la zone Franc de préparer une telle alternative. Une monnaie commune « autonome » est d’ailleurs à l’étude depuis plus de vingt ans dans la Communauté Economique Des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) sans progrès notables et avec une échéance de mise au point qui recule chaque année : la domination du Nigéria, et les craintes que cela implique, sont la cause majeure de ce qu’il faut bien appeler jusqu’ici un échec. La fixation des caractéristiques d’une monnaie pose en effet de nombreux et délicats problèmes qui rendent difficile sa création comme le montre aussi l’exemple de l’East African Community ( EAC): malgré le succès commercial de celle-ci et le bon niveau d’intégration des économies qui la composent, les progrès de la création d’une monnaie commune sont fort lents.

La liberté des changes à l’intérieur de la zone FCFA est également souvent présentée comme un avantage exorbitant des entreprises françaises pour leurs investissements et leurs opérations courantes dans les pays africains de la zone, d’un côté, et un encouragement à la fuite des capitaux africains et une incitation à ne pas investir localement dans les activités productives, de l’autre. Cette « liberté » est d’ailleurs loin d’être totale dans les faits. Les transferts directs entre les deux parties de la zone FCFA sont ainsi particulièrement difficiles et la plupart des transactions de ce type passent par la France qui fait la conversion entre les « Francs » de l’Ouest et ceux du Centre. En même temps, les transferts d’un pays africain vers la France font l’objet de nombreuses demandes de justificatifs par les Autorités monétaires, qui ralentissent les transactions, sont pénalisantes pour les entreprises et interpellent quant à la signification de la liberté de change.  Hors ces « restrictions », les risques soulignés sont certains mais non automatiques pour ce qui concerne le côté africain: leur concrétisation dépend avant tout de la volonté politique des dirigeants et des politiques suivies par les Etats concernés. La zone Franc n’empêche pas la Cote d’Ivoire de conduire actuellement des avancées importantes dans la transformation de ses matières premières agricoles et il n’est pas certain que l’absence du FCFA permettrait que le Mali en fasse autant pour retrouver son rôle de « grenier de l’Afrique ».

Dernière cible des critiques, le compte d’opérations où sont bloquées une partie des réserves en devises de la zone. Pour les détracteurs, le pourcentage immobilisé est considéré comme trop élevé et, contraintes de financement oblige, il est jugé que ces fonds devraient plutôt être mis à la disposition des Etats africains qui en feraient meilleur usage. Ici encore, les arguments sont au moins discutables. Outre qu’il est logique que la garantie de convertibilité s’appuie sur une contrepartie, il est à souligner que le pourcentage contesté n’est pas immuable et a d’ailleurs déjà été modifié. Encore faut-il, pour de nouveaux changements, que les demandeurs disposent d’un dossier solide et en débattent dans les instances compétentes. De plus, les chiffres concernés sont sans commune mesure avec les besoins effectifs des Etats : ainsi, pour la partie Ouest, 50% des réserves actuelles de la BCEAO ne représentent environ que l’endettement supplémentaire des Etats pour une seule année.

Quels que soient ses avantages et ses inconvénients, le FCFA ne peut de toute façon être considéré comme responsable d’une incapacité irrémédiable de la zone franc à atteindre un rythme de développement économique analogue à celui des pays subsahariens qui suivent un autre régime de changes.

Sur le long terme, aucun pays subsaharien n’a suivi une trajectoire de croissance montrant que son système monétaire est sans conteste meilleur que tous les autres. Les performances respectives sont en effet surtout variables selon les conjonctures internationales rencontrées et les politiques intérieures. Même dans la période qui a précédé la dévaluation du FCFA, les pays à taux de change variable ont été durement frappés par la détérioration des termes de l’échange et une baisse du Produit Intérieur Brut (PIB). Selon les périodes de comparaison retenues, les résultats sont d’ailleurs différents et mettent en évidence cette influence prédominante d’autres facteurs. Ainsi, sur les quinze dernières années, le Kenya n’a pris le pas sur la Cote d’Ivoire que pendant une courte période pour le PIB par tête, et l’Union Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) connait depuis trois ans une progression de son PIB supérieure à celle de la plupart des autres régions d’Afrique subsaharienne, particulièrement en 2016. Dans le même temps, et malgré ce même FCFA, l’Afrique Centrale francophone subit pleinement les effets négatifs combinés de la crise pétrolière, de structures économiques peu diversifiées et d’errances politiques, rejoignant ainsi le Nigéria qui est pourtant hors de la zone franc.

Les déterminants du développement économique peuvent être regroupés autour de  trois principales composantes connectées. La première réside dans les données naturelles du pays, allant de la position géographique aux dotations en richesses naturelles en passant par la vitalité démographique. La deuxième est la qualité des politiques économiques mettant au mieux en valeur ces données naturelles : ces politiques concernent aussi bien l’environnement juridique que, entre autres, les ressources humaines, la promotion du secteur privé ou la fiscalité, et elles sont toutes fonction de la qualité du leadership qui les définit et, surtout, les transforme en programmes d’actions adaptés à sa vision à long terme de l’espace national. La troisième est basée sur l’articulation optimale du pays avec le reste du monde, et donc sur sa capacité à faire de son environnement international un atout plutôt qu’un handicap. Le « jeu » consiste  à exploiter au mieux la première composante grâce à deux autres.

La monnaie peut être rangée dans la dernière catégorie au même titre que le degré d’isolement ou d’intégration du pays dans un ensemble régional. Elle est donc un facilitateur de croissance ou un élément de freinage parmi d’autres mais ne peut en aucun cas être à elle seule la cause d’un immobilisme de long terme. Ainsi les retards considérables en République Démocratique du Congo (RDC) ou au Zimbabwe ont bien d’autres causes que leurs dérives monétaires respectives et la correction de celles-ci par la « dollarisation » de leur économie n’a pas supprimé tous les autres maux. A contrario, la stabilité apportée par le FCFA était une base favorable mais pas une condition suffisante pour accélérer automatiquement dans chaque partie de la zone Franc la convergence des politiques économiques et fiscales et la création d’industries de substitution aux importations. La politique de réduction à tout-va des barrières douanières imposée par la banque Mondiale et les inerties des dirigeants ont sans doute davantage que le FCFA détruit les industries naissantes d’Afrique francophone.

Le FCFA n’est ainsi ni une panacée ni un repoussoir. En revanche, l’importance des chocs pouvant résulter de décisions prises sur les monnaies impose de traiter ces questions avec toute la prudence requise. En la matière, les exemples fourmillent des risques que peut générer l’arme monétaire, de l’Europe à l’Argentine en passant par la Chine, et doivent nous inciter à l’humilité. Les progrès dans le développement réalisés dans certaines parties de la zone franc sur les 15 dernières années peuvent conduire à des réflexions sur une amélioration du système en place. La réussite de tout changement d’ordre monétaire sera cependant subordonnée à la mise en œuvre de politiques « réelles » permettant d’exploiter au mieux le nouveau cadre qui serait adopté. Propositions de changement et mesures d’accompagnement sont avant tout de la responsabilité des Dirigeants africains. Hors la volonté de ceux-ci, l’immobilisme a de beaux jours devant lui.

Paul Derreumaux

Article publié le 10/10/2016

A qui appartiennent les banques subsahariennes ?

A qui appartiennent les banques subsahariennes ?

 

Les systèmes bancaires subsahariens sont marqués depuis trente ans par de profondes transformations structurelles qui ont favorisé une remarquable croissance. Certaines mutations récentes ou prévisibles pourraient pourtant susciter à terme des mouvements correcteurs.

La gigantesque crise bancaire qui a secoué l’Afrique francophone dans les années 1980 y avait donné naissance aux premières banques privées à capitaux africains, à l’image du mouvement noté en Afrique de l’Est dans la décennie précédente. Une reconstruction rapide est intervenue et une croissance sans précédent du secteur a été observée. Un bon nombre de ces nouveaux acteurs a survécu et quelques-uns ont réussi en moins de trois décades à construire à partir de leur base nationale des groupes puissamment implantés dans leur région d’origine et, pour les plus dynamiques, dans une bonne partie du continent. Pour la seule Union Economique et Monétaire (UEMOA), les banques dominées par un actionnariat privé local représentaient en 2008 près de 40 % de l’ensemble des bilans bancaires, alors que ce pourcentage était nul en 1982, et deux des cinq principaux groupes de la zone figuraient parmi elles. Ce dynamisme, et la bonne santé financière qui l’accompagne, devraient rester encore au rendez-vous pour une bonne période, portés à la fois par les développements intrinsèques qu’appelle le secteur pour une mise à niveau internationale, d’un  côté, et par une croissance économique locale qui se poursuit et exige des financements croissants, de l’autre. Cependant, de nouveaux changements capitalistiques importants sont intervenus récemment tandis que, sur l’ensemble du continent, d’autres pourraient être attendus à court terme.    

En Afrique francophone, l’actionnariat des systèmes bancaires a de nouveau radicalement changé pendant les cinq dernières années. Sur les 11 principaux groupes, 10 sont à fin 2012 majoritairement détenus par des intérêts étrangers à la région, dont 3 par des banques marocaines, 4 par des actionnaires nigérians, 2 par des groupes français et 1 par la Lybie, pour respectivement 25,6%, 24,7%, 16,2% et 2,4% du total des bilans bancaires de la zone. La situation s’est donc, en termes d’origine d’actionnariat, rapprochée de celle d’avant 1980.

Certes, l’approche est aujourd’hui fondamentalement différente, principalement sous l’effet de l’écrasante prédominance des groupes privés et de la nette augmentation du nombre d’acteurs en concurrence. La grande majorité des banques présentes, quelle que soit la géographie de leurs fonds propres, fait montre d’un dynamisme commercial et d’un professionnalisme avéré, et toutes contribuent donc aux progrès de la bancarisation et à un meilleur financement de l’économie. Toutefois les leviers essentiels de décision sont de plus en plus extérieurs à l’Union et, même dans les groupes qui s’appuient au moins partiellement sur un actionnariat subsaharien, le poids relatif de celui-ci se réduit souvent, tant au niveau local qu’à celui de la société mère. Il peut en résulter des orientations qui ne sont pas optimales vis-à-vis des besoins réels de l’activité locale ou qui prennent insuffisamment en compte ses spécificités de fonctionnement. L’insuccès relatif des banques nigérianes dans l’Union en est l’illustration extrême, mais les mêmes placages de stratégies extérieures se manifestent aussi dans d’autres banques. Les décisions prises peuvent également résulter davantage des contraintes de la réglementation du pays de la banque mère que de celles du pays de la banque filiale, ou d’une volonté de maximiser à court terme les remontées de bénéfices. Il en résulte inévitablement une diminution de l’apport de ces banques au développement des économies nationales.

Trois conséquences peuvent être attendues. La première est déjà en marche : les Autorités de contrôle prudentiel de l’Union et des pays dont relèvent les actionnaires majoritaires – Nigéria et Maroc notamment – ont engagé un processus d’inspection en commun des filiales subsahariennes. Elles pourront donc veiller à ce que les intérêts respectifs des deux zones soient protégés et cette coopération pourrait déboucher sur des contraintes spécifiques aux établissements se trouvant dans cette situation. La seconde est que ces banques renforcent de leur propre initiative le processus d’adaptation aux données locales, tel un intérêt accru aux petites et moyennes entreprises, au vu des résultats obtenus et des effets de la concurrence : cette hypothèse est pourtant incertaine tant que les groupes concernés gardent une position dominante et répondent aux objectifs de leurs structures centrales. La troisième est que des groupes purement ou essentiellement régionaux, jusqu’ici moins importants, accélèrent leur croissance en jouant à la fois sur les insatisfactions ressenties par les entreprises locales -comme le firent les pionniers des années 1980- et sur la relative pause que doivent effectuer les principaux groupes pour intégrer au mieux leurs récentes acquisitions et extensions. Ce mouvement est aussi déjà à l’œuvre comme le montrent, par exemple, Coris Bank à l’Ouest et la banque BGFI au Centre. Même s’il prend du temps, ce mouvement de rééquilibrage est irréversible : des Etats prétendant à l’émergence ne pourront en effet accepter sur le long terme que leurs principales banques soient majoritairement détenues par des intérêts étrangers.

Tandis que l’Afrique francophone doit s’attendre à ces nouvelles mutations, une confrontation pourrait se manifester à bref délai sur toute l’Afrique subsaharienne; celle d’une stratégie privilégiant la construction à moyen et long terme de groupes bancaires puissants en opposition à une stratégie s’intéressant avant tout à la rentabilité à court terme du capital investi dans le secteur. Jusqu’à une date récente en effet, le mouvement d’expansion et de concentration a été mené par des banques déjà établies et soucieuses d’étendre géographiquement leur aire d’activité. Les opérations ont d’ailleurs la plupart du temps pris la forme de création ex nihilo de nouvelles filiales ou de rachat des actions de l’actionnaire majoritaire d’un autre groupe. Il s’agissait donc d’investissements à caractère « industriel » destinés à accroitre de façon durable la taille des réseaux bancaires concernés. Une autre approche semble désormais s’amplifier : elle est cette fois menée par des fonds d’investissements et se traduit par des prises de participation de durée limitée dans des établissements existants, visant une profitabilité maximale sur la période en vue d’une revente ultérieure. Les institutions d’appui au secteur privé des pays en développement –Société Financière internationale (SFI), Proparco, FMO, DEG,..- avaient ouvert cette voie depuis longtemps en apportant leurs capitaux pour appuyer des opérations de croissance. Des fonds à dominante privée ont pris le relais, en concevant leur participation comme l’appui momentané à un projet d’entreprise de long terme, piloté par des actionnaires locaux provenant du secteur. Les investissements d’Helios dans Equity Bank au Kenya, d’Actis dans des banques d’Ouganda et du Kenya ou, plus récemment d’Améthis au sein d’établissements du Ghana et du Kenya relèvent de cette philosophie. Celle-ci reste compatible avec celle des acteurs bancaires eux-mêmes: elle consiste en effet en un accompagnement très rapproché mais minoritaire, d’une intervention ferme mais en appoint à la stratégie de l’institution, s’appuyant avant tout sur l’expertise et l’expérience des actionnaires banquiers de l’entreprise. Même Orabank, malgré le poids plus dominant qu’y tient le fonds ECP, s’apparente à cette approche au vu de la durée de présence de l’actionnaire financier et des décisions prises par celui-ci dans la période passée. En revanche, certains fonds nouvellement créés, tant par des institutions que par des acteurs privés, comme Atlas Mara, ont l’ambition de prendre des participations majoritaires et, en conséquence, de maîtriser la stratégie de leurs filiales. L’excellente rentabilité actuelle de la profession, ses bonnes perspectives de croissance à moyen terme, le niveau élevé des multiples de valorisation constatés pour le secteur sur les bourses africaines expliquent cet engouement. Celui-ci peut cependant conduire à de légitimes interrogations au sujet des nouveaux venus. Les apports majeurs attendus des banques africaines pour le développement du continent – accélération de la bancarisation, financement des entreprises locales, modernisation des services, consolidation des structures bancaires – ne s’accommodent pas forcément de rentabilités immédiates en harmonie avec celles promises aux investisseurs de ces fonds. On peut ainsi redouter que certaines activités plus rentables ou plus faciles, voire spéculatives, soient privilégiées au sein de groupes qui n’auraient pas de ligne « industrielle » à long terme clairement définie. Les banques africaines, qui ont jusqu’ici été tenues à l’écart des risques spéculatifs, pourraient même perdre cet avantage s’il est laissé libre cours à des gestions hasardeuses, alors qu’elles doivent déjà affronter de nombreuses autres difficultés.

L’avenir à court terme pourrait donc encore réserver quelques surprises quant à l’évolution des systèmes bancaires du continent. Les orientations futures dépendront étroitement de la volonté des trois grands acteurs en présence. Il revient aux Etats, d’un côté, de mettre en place ou développer les mécanismes et structures favorisant l’émergence d’actionnaires privés régionaux en vue de reprendre en mains leurs structures bancaires, et, de l’autre, d’amener leurs banques à s’investir avant tout dans le financement des compartiments de l’économie essentiels pour les pays subsahariens. Pour les Banques Centrales, il s’impose une vigilance accrue et de nouveaux moyens d’actions, à l’image de l’évolution en cours dans l’Union Européenne, pour gérer au mieux les actionnariats et opérations transfrontaliers ainsi que les risques de crise systémique. Pour les investisseurs enfin, il convient d’intégrer le fait que le secteur financier supporte des responsabilités particulières et que celles-ci doivent être respectées et prises en compte dans l’analyse de la rentabilité du secteur.

Paul Derreumaux

Le marché financier remplit-il son rôle en Afrique francophone ?

Le marché financier remplit-il son rôle en Afrique francophone ?

Trois bourses de valeurs mobilières couvrent les 14 pays de l’Afrique francophone. Celles de Douala et de Libreville, en Afrique Centrale, sont cependant quasiment virtuelles, empêtrées dans leur concurrence, leur très modeste consistance et la rareté de leurs transactions.

A l’Ouest, la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) est au contraire une réalité tangible. Elle revient cependant de loin. Née en 1998 en se substituant à la Bourse des Valeurs d’Abidjan (BVA). elle visait à développer l’épargne de  long terme  pour faciliter le financement des  investissements productifs et la croissance économique de la zone. Grâce à son approche régionale, unique au monde, la BRVM éliminait aussi l’obstacle de l’étroitesse des économies nationales et des marchés financiers correspondants, et laissait espérer un niveau d’activité significatif. Les déceptions se sont d’abord accumulées Les privatisations, censées soutenir le marché dès sa mise en place, n’ont pas eu lieu ou se sont passées pour l’essentiel en dehors de la Bourse. Les coûts élevés et les lourdes exigences administratives ont peu encouragé les entreprises privées à faire appel au marché : en 15 ans, seules 8 sociétés se sont ajoutées aux 30 entreprises héritées de la BVA, et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) est restée longtemps le principal animateur du marché obligataire. Des charges de fonctionnement excessives ont pesé dès l’origine sur le compte d’exploitation de la Bourse et généré des pertes significatives.

Ces difficultés initiales ont été effacées. Les meilleurs résultats des entreprises ont généré des dividendes en hausse et rendu les actions plus attractives pour les investisseurs. L’accroissement correspondant des activités et les économies issues de la refonte de l’organisation  ont rendu la Bourse bénéficiaire. La BRVM est devenue, derrière le système bancaire, un élément important du paysage financier de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) et le sixième plus important marché financier du continent.

De nouveaux risques sont toutefois apparus. Depuis l’arrêt de leurs possibilités de refinancement auprès de la Banque Centrale, les Etats de l’Union se sont notamment tournés vers la BRVM et sont aujourd’hui, et de très loin, les principaux émetteurs en représentant près de 70% du volume des obligations côtées. Ces opérations, toutes placées facilement, assurent une réelle profondeur du marché. Elles pourraient cependant assécher celui-ci, vu leur volume en fort accroissement, et introduisent des disparités préjudiciables aux émetteurs privés, en raison des avantages fiscaux dont elles bénéficient. Elles peuvent aussi, faute de règles suffisamment contraignantes, recevoir des affectations non optimales  ou conduire à un endettement excessif des Etats : un défaut de remboursement compromettrait alors pour longtemps la crédibilité du marché. Une plus grande vigilance est donc souhaitable et la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) a engagé le suivi global de ces endettements publics pour réduire les risques systémiques qu’ils pourraient provoquer.

Pour les émetteurs privés, les adoucissements intervenus en matière de coûts supportés et de garanties exigées n’ont eu pour l’instant que des effets modérés. Les titres additionnels et les augmentations de capital restent rares et l’offre demeure inférieure à une demande « boostée » par la hausse depuis deux ans de nombreuses valeurs, surtout bancaires et de télécommunications.  Cette évolution attractive, comme la rareté des choix alternatifs pour les  investisseurs institutionnels, expliquent que les émissions d’actions et d’obligations nouvelles soient toutes aisément souscrites jusqu’ici, malgré la concurrence croissante des titres d’Etat. Les instruments financiers disponibles doivent donc à l’évidence être multipliés.

Pour franchir une nouvelle étape et atteindre les ambitieux objectifs des Autorités francophones, trois évolutions semblent indispensables.

A la BRVM, il faut d’abord développer et diversifier l’offre en accroissant l’intérêt de la cotation. A cette fin, l’effort devra continuer à porter simultanément sur de nouvelles réductions des coûts d’accès, une plus grande souplesse des réglementations et une intense promotion commerciale. Des signaux positifs se manifestent :.annonce de la prochaine introduction des actions de quelques grandes sociétés, accroissement du nombre des Organismes de Placements Collectifs à Valeurs Multiples (OPCVM), amorce de titrisation de certains créances  hypothécaires. Ils restent pourtant encore modestes, alors que le recours aux emprunts obligataires ne  parait pas progresser du côté des sociétés privées. De plus, la prochaine création d’un compartiment réservé aux Petites et Moyennes Entreprises (PME) répond sans doute peu aux besoins des sociétés concernées et pourrait s’avérer décevante.

Il faut aussi renforcer au maximum la liquidité des titres du marché, par exemple en diminuant les valeurs nominales unitaires des actions, en multipliant les fonds de liquidité des titres cotés et en mettant l’accent sur l’information et la formation des acteurs et du public. C’est seulement ainsi que le comportement patrimonial actuel des épargnants pourra s’estomper, ce qui rassurerait les grands investisseurs et amènerait un fonctionnement plus proche de celui des bourses anglophones.

Enfin, il importe de combler au plus vite le vide existant en Afrique Centrale, pour doter celle-ci d’un véritable marché financier répondant aux mêmes objectifs que dans l’UEMOA. Les pistes possibles sont diverses : unification des deux bourses existantes, arrêt de l’une d’elles ; rapprochement avec la BRVM. L’impulsion aura en tous cas à être donnée par une forte volonté politique régionale, qui parait encore faire défaut.

Impulsée avec vigueur par la BCEAO il y a 15 ans, la BRVM a fait la preuve de sa viabilité et de son rôle, tant pour le financement de la croissance que pour l’intégration régionale. Elle doit maintenant, d’urgence, accélérer ses réformes structurelles pour maitriser ses faiblesses et  exploiter pleinement son potentiel. Tout ne sera pas possible à court terme : l’essentiel est d’avancer, régulièrement et toujours dans la bonne direction. 

Paul Derreumaux

Quels instruments pour préserver les bénéfices de l’intégration financière dans l’UEMOA?

Quels instruments pour préserver les bénéfices de l’intégration financière dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine ?

 

L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) est sans doute l’exemple le plus original et le mieux abouti d’intégration régionale en Afrique. Elle est aussi un modèle qui inspire souvent d’autres initiatives de renforcement d’une coopération économique, comme l’East African Communaity (EAC) en zone anglophone. Même si les résultats actuels de l’UEMOA restent imparfaits, les avantages apportés par cette association plus que cinquantenaire sont en effet suffisamment nombreux, tant en économie qu’en politique, pour qu’un renforcement de cette union soit activement encouragé, par les Autorités des pays concernés comme par les principaux partenaires financiers de l’Afrique.

C’est sans doute dans le domaine financier, et particulièrement bancaire, que l’UEMOA est la plus en avance et que cette réussite a apporté jusqu’ici le plus de résultats positifs. Pourtant, le séisme provoqué par la crise financière internationale de 2008, puis l’ébranlement de l’Euro et la fragilisation des puissantes banques européennes inquiète. Et si le renforcement constaté de l’intégration financière de l’UEMOA facilitait les risques de crise ? Comment dans ce cas réduire au maximum les possibles contagions et éviter un danger « systémique » par une résolution rapide des difficultés apparues ?

Un rappel parait utile au préalable. L’Afrique francophone, de l’Ouest comme du Centre, a déjà connu une crise bancaire systémique dans les années 1980. Elle est née de l’accumulation simultanée d’une série de difficultés touchant une grande partie des établissements de l’époque : portefeuille sinistré et mauvaise gestion pour les banques d’Etat, difficultés majeures sur les activités exportatrices qui représentaient une part essentielle de leur chiffre d’affaires pour les banques françaises. L’origine a donc été tant bancaire qu’économique, mais la propagation à tout le système financier s’est faite alors même que celui-ci était alors peu intégré. De nombreuses conséquences ont résulté de ce cataclysme : au passif, d’importants dépôts bloqués et non remboursés à ce jour à leurs détenteurs et de graves insuffisances momentanées de financement des économies par des banques affaiblies et prudentes à l’excès ; à l’actif, l’apparition de banques africaines privées, totalement inconnues auparavant, la construction de réseaux régionaux, le retour à la bonne santé financière du secteur, une profonde transformation et modernisation de la régulation et un renforcement de la supervision devenue régionale. Sur ce dernier point, l’UEMOA est donc en nette avance sur l’Union Européenne puisque la présence d’une Banque Centrale unique munie des pouvoirs nécessaires pour un contrôle globalisé de tous les établissements de l’Union est une réalité depuis 25 ans. Ces diverses mutations ont aussi des effets positifs sur la bancarisation des populations, les possibilités de financement des entreprises, et donc la croissance économique de la zone.

Si l’intégration financière est ainsi devenue réalité et facteur incontestable de progrès dans l’UEMOA, les excès qui la caractérisent dans les pays du Nord semblent pour l’instant peu présents dans la zone. Protégées par une réglementation sévère sur les placements à l’étranger autant que par leur petite taille et leur faible expérience, les banques de l’Union n’ont jamais été infectées par les actifs toxiques qui ont semé la panique aux Etats-Unis et en Europe en fin des années 2000. Les flux interbancaires, dont le tarissement a récemment menacé le blocage du système bancaire en Europe, sont encore très limités dans l’Union, surtout entre groupes distincts, en raison de la méfiance des banques entre elles et de la bonne liquidité générale du système. Pourtant, d’autres risques potentiels, générés par l’évolution des systèmes bancaires et de leur environnement, se manifestent et parfois grandissent. Trois au moins méritent l’attention.

Le premier est celui de la qualité et du caractère approprié de la réglementation régissant l’activité bancaire, et présente donc un aspect micro-prudentiel. Le dispositif de régulation est en effet le meilleur garant du maintien de la bonne santé retrouvée et de la solidité des établissements de la zone. En la matière, les règles applicables dans l’Union ne paraissent pas avoir connu toutes les transformations souhaitables, même si plusieurs vagues de mise à niveau – et de durcissement – ont eu lieu notamment entre 1990 et 2000. La comparaison avec  d’autres systèmes subsahariens comparables met d’abord notamment en valeur divers décalages en termes de ratios. Celui du capital minimal, maintenant fixé à 5 milliards de FCFA, soit 7,5 millions d’Euros, nous place derrière la majorité des pays africains. Celui du ratio de solvabilité « largo sensu », essentiel au vu des principes de Bâle II, demeure à 8% alors qu’il atteint 12% dans les pays de l’EAC. Celui relatif à la concentration des crédits limite toujours à 75% des fonds propres les concours les plus importants sur un seul risque alors que ce pourcentage est classiquement contenu entre 25% et 35% d’Accra à Madagascar. Enfin, il n’existe aucun ratio proprement dit de liquidité alors qu’un pourcentage fonds propres/dépôts de 8% doit être strictement respecté au Kenya et constitue une contrainte fort lourde. L’évolution vers des normes plus proches de celles appliquées  au plan international est donc souhaitable.

Parallèlement, les méthodes de supervision gagneraient à quelques changements qui renforceraient les contrôles existants tout en instaurant des rapports plus étroits et constructifs avec les banques de la zone. Une surveillance plus serrée du respect des principaux aspects de la réglementation serait en effet facilement admise dès lors que les conclusions mettent aussi en valeur les progrès accomplis sur des bases faciles à apprécier comme celle de l’indicateur « CAMEL » dans l’EAC.  La présentation obligatoire des conclusions des rapports d’inspection au Conseil d’administration des banques, déjà pratiqué ailleurs, serait aussi un utile enrichissement.

Le second risque vient des banques elles-mêmes et de leur environnement. Les récentes crises politiques de Côte d’Ivoire et du Mali ont montré la possibilité concrète de dangers tels qu’une fermeture provisoire mais totale d’établissements, des tentatives de non-respect de la légalité par certaines Autorités ou des destructions d’agences dans des régions ou villes en guerre. La prévalence dans chaque pays de la zone de systèmes économiques peu diversifiés et dominés par des cultures de rente ou des productions minières exportées et très dépendantes de cours internationaux volatils fragilise aussi les établissements bancaires : leur financement s’effectue en outre de manière plus intégrée, ce qui renforce le danger de mouvements procycliques. Le maintien d’une forte présence de sociétés étatiques, les graves dysfonctionnements des juridictions locales génèrent souvent d’autres difficultés. L’augmentation de plus en plus vive des crédits à la clientèle provoque immanquablement une diminution potentielle de la qualité du portefeuille des banques,  qui tend à se vérifier dans un nombre croissant d’établissements. Des bulles financières peuvent apparaitre, comme celle de l’immobilier qui guette dans certains pays, menaçant la valeur des garanties et les remboursements des crédits. Enfin, les banques marocaines ou nigérianes, dont les réseaux multi-Etats de filiales représentent désormais plus de 50% du système bancaire de la zone, peuvent être amenées à prendre des décisions de gestion ou d’affectation des résultats  de ces filiales qui tiennent davantage compte de leurs propres pratiques et préoccupations que  de celles de leurs filiales.

Même si ces risques restent jusqu’ici modérés grâce à la conjoncture ou ont été gérés sans dommage excessif lors des crises politico-militaires rencontrées, quelques mesures préventives seraient opportunes. Les plus importantes devraient concerner la protection des dépôts, pour éviter le retour à la situation des années 1980 : en la matière, la mise en place d’une assurance couvrant tous les dépôts bancaires inférieurs à un plafond donné, financée par la profession, offrirait une sécurité très supérieure à celle donnée par les Etats, précédemment défaillants. Cette mesure, appliquée de plus en plus généralement à la suite de la dernière crise internationale, a reçu un début de concrétisation en mars 2014 dans l’Union  et serait aussi de nature à favoriser la bancarisation. La réalisation d’inspections conjointes par les banques centrales des pays des sociétés mères et des sociétés filiales jettera les bases d’un contrôle consolidé capable de cerner au mieux et de façon équitable les intérêts de toutes les parties. Enfin, il pourrait être envisagé l’introduction de ratios variables selon divers critères, telles les caractéristiques de la conjoncture, pour introduire une composante macro-prudentielle dans la réglementation. Ainsi, le ratio de solvabilité pourrait-il être modifié selon les spécificités du bilan des établissements ou la part du résultat affectée au dividende être limitée en cas de progression inquiétante des crédits en difficulté. La responsabilité publique qui incombe aux banques dans la gestion des dépôts du public peut justifier de telles contraintes dès lors que sont réunies deux conditions : la bonne qualité des informations sur lesquelles seront fondées les décisions, sur la base de « stress tests » pertinents par exemple, et la vitesse de réaction de la Banque Centrale autorisant l’annulation rapide de décisions contraignantes en cas de retournement positif de situation.

Un troisième risque provient de l’endettement en croissance rapide des Etats. A partir de 1996, le recours à la Banque Centrale pour le financement des déficits budgétaires a été stoppé pour les Etats. Ceux-ci se sont alors tournés de plus en plus massivement vers le nouveau marché financier régional pour financer leurs besoins à court comme à moyen terme. La bourse régionale, expérience unique au monde, s’est en effet vite révélée en manque d’opportunités d’investissements, par suite de la rareté des privatisations par ce canal et de la frilosité des entreprises par rapport à cet instrument, face à une offre abondante de capitaux provenant initialement des banques et investisseurs institutionnels. Les emprunts d’Etat, bien rémunérés et défiscalisés, ont donc  aisément trouvé des preneurs et ils constituent maintenant une forte majorité du portefeuille obligataire sur le marché et un pourcentage important des placements en trésorerie de la plupart des banques. Ces appels au marché se généralisent – seul le Niger reste à l’écart pour l’instant – et leurs montants respectifs comme leur nombre s’amplifient régulièrement avec les besoins croissants des pouvoirs publics.

Cette évolution génère plusieurs dangers potentiels. Elle pourrait rapidement assécher le marché alors que celui-ci était initialement destiné au financement à long terme des entreprises. Elle s’effectue par ailleurs en dehors d’une coordination optimale de ces émissions qui permettrait de rationaliser le marché. Enfin, les critères selon lesquels sont autorisés ces emprunts à moyen terme normalement destinés à des investissements bancables ne sont pas définis avec la même rigueur et la même uniformité que celle qui prévalait lors de la mobilisation de capitaux dans le cadre de l’article 16 du traité de l’Union.  Avec les difficultés potentielles, économique et politique, que pourraient connaitre certains Etats, une affectation à des fins autres que celles d’investissements n’est donc pas exclue tout comme un risque de défaut, même temporaire, qui fragiliserait tout l’édifice bousier régional désormais en expansion. Pour remédier à ces risques, une gradation des mesures est envisageable. La plus facile et immédiate est celle d’une coordination et d’une programmation régionales des émissions de titres publics, pour faciliter l’absorption de ceux-ci par le marché et éviter de mettre en difficulté les émissions privées qu’il est souhaité développer : la Banque Centrale a déjà entrepris ce travail avec la création de l’Agence-Titres UMOA en 2013. La fixation de critères régionaux uniformes pour ces appels au marché financier permettrait aussi de fixer des limites acceptables par tous et aptes à mieux sécuriser le marché. Enfin, l’adoption de nouvelles règles relatives à cette composante des actifs bancaires, en termes de possibilités de refinancement par la Banque Centrale ou de plafonds en pourcentage du bilan par exemple, constitueraient aussi d’utiles garde-fous.

Les quelques risques recensés, qui ne sont pas exhaustifs, doivent être relativisés. Ils apparaissent effectivement modestes à court terme et très inférieurs  aux avantages que la société et l’économie régionales retirent des progrès de l’intégration. L’expérience vécue par l’Union dans les années 1980 tout autant que les grandes vicissitudes récentes de l’Europe incitent toutefois à la prudence. Le renforcement de tous les acteurs économiques et financiers et l’adoption par eux de comportements vertueux, imposés si  nécessaire par des règles contraignantes mais justifiées, économiseront beaucoup de difficultés et seront de précieux atouts pour réaliser les performances qui sont attendues de l’UEMOA.

Paul Derreumaux