Monnaie électronique dans L’UEMOA : pierre angulaire de l’inclusion financière

En moins de 10 ans, la monnaie électronique (ME) est devenue un moyen de paiement de premier plan dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Cette montée en puissance dans la région a suivi la « révolution » introduite au Kenya en 2007 avec le produit M’Pesa mis au point par la société de télécommunications Safaricom. Dans l’Union, elle s’est effectuée sous le contrôle vigilant de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), qui a notamment créé en 2015 un nouveau type d’agrément pour les Emetteurs de Monnaie Electronique (EME). En 2024, les données montrent la place prise par cette innovation, mais aussi les fragilités du secteur et les défis qui l’attendent.

La monnaie électronique est surtout représentée par les EME, même si ces derniers n’en ont pas le monopole -celle-ci est aussi émise par des banques, et d’autres acteurs plus modestes (les « Fintech ») -, et les informations disponibles restent limitées par rapport à celles relatives aux banques. Cependant, pour ces seuls EME, elles confirment et prolongent clairement les tendances positives déjà soulignées. Ainsi, la valeur et le nombre des transactions ont bondi respectivement à 172 billions de FCFA et 8,8 milliards en 2023, en hausse respective de 146% et de 61,5% sur un an. Avec des opérations dont la valeur unitaire moyenne reste ainsi inférieure à 20 000 FCA, les EME donnent bien à toute une population délaissée par les banques une alternative à la monnaie fiduciaire et sont les champions de son inclusion financière dans les circuits modernes de paiement : ils apportent une sécurité, une mobilité et une rapidité inconnues auparavant. L’arrivée de ce nouvel instrument se traduit dans l’évolution sur la décennie écoulée des taux de bancarisation dans l’UEMOA. Le taux global- banques, microfinances, EME- est passé de 47% en 2016 à près de 75% en 2023, après prise en compte de la multi-bancarité observée. La ME a permis de pousser à 0,6 environ le taux synthétique d’inclusion financière calculé par la Banque Centrale, soit un quasi-doublement depuis 2016, réalisant un rattrapage notable par rapport à d’autres régions du continent plus avancées.

Cette force s’appuie sur deux principaux atouts. L’un est un maillage de plus en plus dense des territoires nationaux, jusque dans les endroits les plus éloignés des capitales : plus de 1,12 millions de points de vente, dont près de 750000 sont actifs, pour les EME fin 2023, qui sont à comparer par exemple aux quelque 2,7 milliers d’agences bancaires et aux 3,7 milliers de guichets électroniques de banque (GAB). Ils apportent une proximité inégalable tout en accomplissant une identification des clients en harmonie avec les exigences de conformité. L’autre est une diversification progressive des produits offerts et des usages possibles de ce nouveau moyen de paiement. A l’achat de recharges téléphoniques (le Top-Up) et au retrait en espèces (le Cash-out), les deux services « phares » initiaux, se sont aujourd’hui greffés notamment le transfert local ou international, le paiement de factures et l’achat de biens marchands : la part des nouveaux services est passée en quelques années de 20% à plus de 40% du chiffre d’affaires des EME et ces composantes continuent à croître le plus vite. Ces avantages expliquent que le total des encours de monnaie électronique -les « Unités de Valeur » (UV) – atteigne fin 2023 959 milliards de FCFA, soit plus de 2% des dépôts bancaires de l’Union, contre quelque 1% en 2020.

Malgré cette montée en force sans doute inarrêtable, le secteur de la monnaie électronique, et en particulier de sa part la plus visible qui est celle des EME, est toujours en construction, ce qui transparait dans le dernier rapport de la Commission Bancaire. En décembre 2023, ces structures réglementées n’étaient opérationnelles que dans 6 des 8 membres de l’Union. Elles restent en outre peu nombreuses : 16 EME au total en activité, dont 6 en Côte d’Ivoire. La plupart de ces EME sont détenus par quelques grandes entreprises de télécommunications présentes dans la zone, et qui ont fait de l’Afrique un pionnier et un champion de la téléphonie mobile, dont la monnaie électronique est un « dérivé » : même si quelques « Fintechs » les ont rejoints, deux groupes de téléphonie rassemblaient à travers leurs filiales plus de 86% du nombre total de transactions dans l’Union en 2022. Enfin, 4 des EME agréés ne respectent pas encore les trois ratios prudentiels qui leur sont fixés : le plus difficile à maintenir -fonds propres/total des UV émises- peut en effet imposer un haut niveau de capital dès que l’EME n’est pas encore profitable.

Outre la correction souhaitable de ces faiblesses liées à la jeunesse du secteur, deux challenges seront à relever dans le futur proche. Le premier est une meilleure stabilisation financière du secteur. La période 2018/2023 a montré une grande variabilité des résultats globaux des EME en place : après une profitabilité croissante jusqu’en 2021, correspondant au démarrage de ces activités, 2022 et 2023 – et sans doute 2024- coïncident à d’importantes pertes, même si celles-ci paraissent s’amoindrir. Deux facteurs ont concouru à ce recul : l’arrivée en force de quelques nouveaux acteurs ; une baisse généralisée des tarifs résultant de cet environnement plus compétitif. Cette volatilité témoigne aussi d’une forte élasticité-prix de la clientèle, qui la conduit à basculer sans hésiter d’un EME à l’autre, chacun étant considéré comme un simple prestataire de service, et non comme un vrai partenaire, à la différence des relations nouées par le public avec les banques. Pour que ce comportement s’atténue, il faudra que l’utilisation des UV puisse être de plus en plus diversifiée, y compris par la facilitation du public à l’accès au crédit ou leur recours par les entreprises et les Etats pour des paiements de masse. Le second défi est celui de l’interopérabilité entre tous les moyens de paiement de l’Union. Evoquée par la Banque Centrale depuis 2022, cette innovation majeure est entrée dans sa phase active en 2024 et devrait être effective avant fin 2025. Elle visera, selon un schéma défini par la Banque Centrale, que toutes les entreprises financières intervenant dans l’Union pour des paiements demandés par les agents économiques soient interconnectées, réalisent leurs opérations de manière immédiate et les exécutent aux meilleures conditions financières possibles pour les clients. Pour ces derniers, ce projet ambitieux apporterait donc modernité, efficacité et réduction de coûts. Le succès espéré dépendra d’abord de la bonne résolution des questions techniques en cours de traitement. Il supposera aussi de trouver les dispositions préservant la viabilité de tous les acteurs. En effet, les revenus totaux des banques sont moins dépendants des commissions prélevées sur les opérations de paiement que ne le sont les EME qui sont limités à ces activités.

Les prochaines années sont donc prometteuses de nouvelles mutations intenses pour la monnaie électronique. Certaines généreront à coup sûr pour elle de nouveaux développements : élargissement des usages, augmentation du taux d’activité des comptes, nouveaux publics… D’autres pourraient comporter des opportunités mais aussi des risques : modalités de l’interopérabilité, nouvelles baisses de tarifications des services, construction de passerelles avec d’autres acteurs financiers… La détermination, la puissance financière et la force d’innovation des leaders du secteur permettent de croire qu’ils sont prêts à réaliser les efforts nécessaires pour tenir leur rang dans le combat pour l’inclusion financière.

Paul Derreumaux

Article paru le 09/01/2025

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