Depuis 1995, le Mali a fait des 31 jours d’octobre le Mois de la Solidarité. Instaurée par le Président Alpha Oumar Konaré, l’initiative est inspirée d’une vieille coutume malienne : le tabalegossi. Elle consistait pour les Autorités à faire battre tambour dans les villages pour informer les populations d’évènements importants, tel le rappel de se préparer aux rigueurs hivernales et d’inviter à cette occasion les plus aisés à aider les plus pauvres. Par transposition, le Mois de la Solidarité invite ceux qui le peuvent à donner leur soutien à ceux qui sont dans le besoin ou aux structures qui font déjà de ces secours aux plus démunis leur mission principale.
Cette recommandation gouvernementale a été maintenue depuis lors, malgré tous les soubresauts politiques subis par le pays. Cet appel à la générosité a même pris continûment de l’importance au fur et à mesure que la pauvreté résistait aux statistiques de croissance, et devenait même plus visible avec les crises économiques, politiques et sécuritaires qui se sont ajouté au sous-développement persistant. La hausse des ressources de l’Etat bien inférieure à celle de besoins jugés prioritaires toujours plus nombreux et coûteux explique aussi que la prise en charge par la puissance publique de ces détresses sociales – venant de populations « silencieuses » et marginalisées – soit loin de suivre l’explosion de celles-ci.
Dans un pays où la vigueur des liens familiaux et sociaux est une règle de vie, ou au moins une obligation morale, ce Mois de la Solidarité a toujours été appliqué par beaucoup de donateurs. Aux individus, associations et fondations privées, actifs de plus ou moins longue date en la matière, se sont ajoutées au fil du temps des structures publiques et des grandes entreprises du pays. Il est difficile de connaitre l’ampleur de ces œuvres charitables -certaines sont très médiatisées et d’autres non – ainsi que leur efficacité finale – en raison de leur grande dispersion et du faible suivi des résultats. Mais il est certain que c’est grâce à elles que continuent à vivre quelques beaux rêves comme nous l’ont montré les rencontres effectuées en ce mois d’octobre, en suivant dans les donations qu’elle réalisait une fondation familiale active depuis 2015.
Cette dernière appuie, souvent depuis plusieurs années, une dizaine de structures. Celles-ci, qui ne sont qu’un modeste échantillon de toutes celles qui existent, sont plus ou moins bien organisées selon leur expérience et les moyens dont elles disposent, et ont chacune un objet particulier : accueillir les orphelins ; protéger surtout des jeunes filles seules ou dont les familles sont sans ressources ; réinsérer les jeunes de la rue ; recevoir, éduquer et réintégrer si possible des handicapés mentaux ou physiques ; ,.. Les périmètres d’intervention se recoupent parfois, mais ne couvrent de toute façon qu’une infime partie des demandes. La plupart de ces associations sont à Bamako, et deux en province, et prennent généralement chacune sous leur aile entre 50 et 100 personnes. Ces dernières sont avant tout des enfants ou des adolescents, qui sont les moins aptes à se battre seuls contre l’adversité. Les dirigeants des institutions sont musulmans ou chrétiens, peu importe, mais plus de 80% des structures sont pilotées par des femmes. Ce n’est ni un hasard, ni la mise en œuvre exemplaire d’une politique du genre, mais l’illustration que celles-ci, jeunes ou plus âgées, réussissent plus aisément le meilleur équilibre entre deux qualités ; l’humanité et la fermeté. Les deux sont en effet indispensables pour constamment donner confiance et espoir aux jeunes pris en charge tout en se battant pour surmonter les barrages et diriger avec autorité un petit monde parfois turbulent. Converser avec ces responsables est une source permanente de respect pour leur dévouement, leur calme déterminé face aux difficultés incessantes, leur résistance à l’échec, leur capacité à toujours trouver des solutions, leur ambition pour le futur de leur entité, en un mot la noblesse de cœur qui anime leur combat. Chaque visite apporte son lot d’initiatives toujours impressionnantes. Mariam S. et Kadia D., qui sont chacune l’âme d’un orphelinat, ont lancé avec succès leurs structures dans le maraichage, qui réduit leur dépendance financière, et elles s’engagent maintenant à petite échelle dans la pisciculture pour l’une et l’élevage de moutons pour l’autre. Yasmina S. qui cherchait depuis si longtemps à construire 4 classes de secondaire pour « ses » élèves handicapés, a obtenu un don et ouvre enfin ce département en octobre. Joseph T. bâtit sans cesse nouvelles classes et nouveaux dortoirs dans la concession du Centre qu’il dirige, pour y recevoir plus d’orphelins et d’élèves du voisinage, tandis qu’il a ouvert en 2023 un centre de santé où il assure les soins et le suivi sanitaire de ses pensionnaires. Mariam C. a délaissé ses activités de sociologue pour fonder un foyer pour enfants trisomiques et essaye maintenant l’intégration des moins affectés avec des enfants du voisinage. Mamadou S. a commencé il y a 5 ans son soutien à des jeunes aveugles en puisant dans sa retraite et élargit chaque année son action grâce aux dons reçus. L’afflux à Bamako des personnes déplacées à la suite des actions terroristes dans une bonne partie du Mali a amené aujourd’hui plusieurs de ces structures à accueillir des jeunes, parfois orphelins, toujours vulnérables, qui appartiennent à ces populations. Beaucoup de ces histoires ressemblent à des contes mais retracent effectivement des réalités visibles. D’où peut venir cette force qui aide à franchir des montagnes d’obstacles et des gouffres de moyens ?
La réponse à cette question doit tenir en bonne partie dans les visages des enfants qui se pressent autour de leurs anges gardiens quotidiens. Ce qui frappe d’abord c‘est l’absence de peur ou de tristesse. L’incertitude du sort du lendemain, ou du jour même, les a quittés plus ou moins vite et replongés dans l’insouciance de l’enfance ou de l’adolescence. Certes, leur nouveau cocon n’est pas luxueux mais il est loin d’être misérable et, surtout, il est stable. Avec cette nouvelle vie, ils ont retrouvé une famille, un toit, et la possibilité d’imaginer enfin un futur. Chez certains orphelins ou jeunes albinos que nous avons rapidement côtoyés, ce changement apparait particulièrement visible. Ce qui enchante ensuite est de voir combien le regard de ces jeunes s’est transformé grâce à la priorité que chaque structure a donnée à leur éducation régulière. On retrouve les yeux pétillants et attentifs de ceux qui qui ont la chance d’aller à l’école et font oublier les regards tristes et sans vie des gamins qui mendient au coin des rues. Tous les responsables insistent avec fierté sur les résultats obtenus aux examens scolaires, largement égaux aux moyennes nationales, et sur les quelques élus qu’ils ont réussi à hisser au niveau de l’enseignement supérieur. Et l’obtention d’un emploi formel est leur graal : l’informaticienne Fatoumata, la journaliste Djenebou, le comptable Moustapha ont déjà réussi ; Oumou, Jean, Moctar, et quelques autres sont en chemin. Enfin, il y a ces personnalités qui éclosent, libérées par la sérénité d’une atmosphère familiale retrouvée ou découverte : les timides et les espiègles, les joyeux et les taciturnes, les inquiets et les intrépides. Et au milieu de ces visages multiples, un sourire, encore esquissé ou déjà éclatant, dont la seule présence récompense les responsables des barrages forcés, leur fait oublier les découragements passagers et les revitalise pour la suite.
Bien sûr, ces moments heureux d’un soutien venu de l’extérieur sont rares et ne doivent pas faire illusion : ces combattants de l’impossible sont fragiles et peuvent disparaitre. De plus, l’Etat devra obligatoirement prendre une part croissante de cette charge humanitaire pour que la masse des besoins insatisfaits n’atteigne pas des dimensions globalement insupportables. Pourtant, ces initiatives privées ne peuvent ni ne doivent disparaitre. Elles témoignent de l’audace et de l’attention aux autres dont certaines personnes sont capables -comme nous l’avait montré Coluche sous d’autres cieux- et nous donnent ainsi l’opportunité de nous souvenir que le devoir d’une solidarité sincère s’impose à chacun pour éviter des catastrophes à venir.
Sur la route du retour, je croise Ousmane F., mon vieux voisin jardinier que j’ai déjà présenté (ici). Nous baragouinons chacun quelques phrases dans la langue de l’autre -mais il reste meilleur que moi- comme à l’accoutumée. Il me raconte qu’il a été fort malade et je lui souhaite meilleure santé. Il avance encore plus courbé parles ans et le travail, mais est toujours vaillant. Nous restons assis côte à côte, silencieux, à regarder ses cultures et le fleuve, majestueux en cette fin de saison des pluies mais si sale. Loin de la fureur meurtrière qui assaille le Mali, nous écoutons le silence, seulement troublé par les cris rauques des grands oiseaux bleus qui sont ici chez eux. La température descend doucement en cette fin d’octobre. Il fera beau demain….
Paul Derreumaux
Article publié le 31/10/2023