L’Echec des groupes bancaires panafricains ?
Dans les années 1980, le grand-remue-ménage des systèmes bancaires a été avant tout marqué par l’apparition et le développement de banques à capitaux privés africains. Une bonne part d’entre elles se sont déployées au-delà de leur pays d’origine, par un développement en réseau opposé au fonctionnement vertical traditionnel des groupes anglais et français. A partir de 2005, certains groupes subsahariens ont débordé leur région d’origine, initiant la « dé-compartimentation » bancaire des grandes régions subsahariennes qui prévalait jusque là. Quelques-uns, dotés des moyens les plus importants ou guidés par les dirigeants à la vision la plus ambitieuse, ont porté loin cette conquête avec l’objectif affiché de couvrir le plus grand nombre possible de pays. Ils s’engageaient ainsi dans la voie d’une présence simultanée dans les parties francophone et anglophone de l’Afrique, qui peut être considérée comme la véritable marque d’une présence continentale. En Afrique de l’Ouest, BANK OF AFRICA a initié ce mouvement en achetant dès octobre 1999 une banque à Madagascar, puis une autre au Kenya en 2004 avant de nouvelles expansions en zone anglophone comme francophone. Ecobank l’a suivie de près en s’installant au Kenya en 2005 avant de s’étendre ailleurs en Afrique de l’Est et Australe et de créer le plus grand réseau bancaire subsaharien. Quelques banques nigérianes –United Bank of Africa (UBA), Diamond Bank, Access Bank, First Bank of Nigeria, ..- se sont d’abord implantées dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest – Côte d’Ivoire, Ghana,.. – avant de gagner aussi l’East African Community (EAC). Dans celle-ci, quelques mastodontes kenyans – Kenya Commercial Bank, Equity Bank notamment – ont d’abord couvert toute l’AEC, avant de déborder celle-ci.
Cette démarche d’une implantation tous azimuts était particulièrement ambitieuse. Elle exige de lourds investissements en ressources humaines, organisation et fonctionnement: réglementations distinctes selon les sites, procédures nécessairement bilingues, mobilité des équipes plus difficile. D’une région à l’autre, les relations diffèrent souvent avec les clients, les Autorités monétaires et le personnel pour des raisons culturelles, historiques ou sociales, et cette diversité doit être respectée sans toutefois compromettre l’unité stratégique des groupes concernés. De plus, la variété des contextes économiques, si elle permet une meilleure diversification des risques, conduit aussi à la multiplication possible des accidents de parcours politiques et économiques qui perturbent la croissance des activités. Enfin, l’expérience montre que, pour les implantations les plus récentes et éloignées de la base originelle, la prise d’une solide position de place est très difficile à l’intérieur de systèmes bancaires nationaux désormais mieux structurés et dominés par de puissantes banques présentes de longue date.
A ces difficultés inévitables se sont ajoutées quelques complications imprévues. D’abord, l’un des crédos sur lesquels s’appuyait cet élargissement accéléré était le renforcement rapide des relations commerciales entre les quelques grandes régions subsahariennes, à l’image des évolutions observées à l’intérieur de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) et de l’EAC. Or, cette montée en puissance ne s’effectue que très lentement : la synergie de développement sur laquelle pouvaient compter les groupes présents dans plusieurs régions n’a donc pas joué. En second lieu, les dix dernières années ont vu un rehaussement accéléré des normes bancaires prudentielles en Afrique: il en est résulté des augmentations massives de fonds propres requis, qui ont pesé lourdement sur les ressources des groupes bancaires africains. Observé d’abord en zone anglophone, ce mouvement a gagné la zone franc à la fin des années 2000, et touche donc tous les grands réseaux.
Quelque 10 ans après cette phase de conquête agressive, le bilan apparait mitigé pour les ouvertures les plus récentes. Certes, les nouvelles entités sont toujours présentes et leur existence a joué un rôle non négligeable dans la notoriété de ces réseaux à vocation panafricaine. Pourtant, le poids local de ces filiales reste toujours modeste. Leur rentabilité a été aussi limitée, et parfois négative, faute d’atteinte d’une masse critique ou par suite d’une maîtrise difficile des risques de crédit dans un environnement mal connu. Le ralentissement du développement économique sur le continent depuis trois ans et certaines crises économiques ou monétaires ont enfin spécialement fragilisé les banques les plus modestes, provoquant parfois des pertes importantes ou des besoins supplémentaires de recapitalisation. Des banques nigérianes, la BANK OF AFRICA et Ecobank ont par exemple tour à tour fait face à ces situations respectivement dans l’UEMOA, au Kenya et en République Démocratique du Congo.
Ces relatives déconvenues ont déjà entrainé depuis le début des années 2010 le coup d’arrêt des stratégies expansionnistes des groupes leaders. Le phénomène a été accentué par deux évènements. Dans les principaux réseaux africains concernés, les dirigeants originels, qui avaient été l’âme de cette politique, sont désormais partis et les nouveaux gestionnaires sont plus guidés par une analyse financière à cour terme que par une vision « industrielle » à long terme. De plus, la forte augmentation des activités bancaires transfrontalières a mis à jour de nouveaux risques et la nécessité d’un renforcement de leur supervision spécifique : les Banques Centrales exercent donc une surveillance rapprochée de tout nouvel agrandissement des réseaux existants, spécialement au Maroc où le poids des filiales subsahariennes constitue un risque systémique pour les banques marocaines.
Dans le contexte actuel d’augmentation de renforcement des exigences réglementaires, les réorientations stratégiques pourraient s’amplifier et trois options paraissent ouvertes. La première est celle de nouvelles alliances globales des principales banques africaines avec des groupes d’autres horizons géographiques -Moyen-Orient, Inde, Chine notamment-. La raison plaiderait pour cette solution qui maintiendrait l’unité des constructions réalisées ces vingt dernières années et, grâce à la consolidation des moyens à la disposition des sociétés mères, contribuerait à un nouvel approfondissement des systèmes financiers au service de l’Afrique subsaharienne. Mais les egos des dirigeants et la complexité de réseaux couvrant des pays très différents rend difficiles ces opérations. La seconde consisterait à rechercher des alliances locales pour les pays où ces « ténors » bancaires sont en position de faiblesse, de façon à atteindre plus aisément la taille minimale souhaitée : ce choix pourrait être par exemple le plus facile pour des groupes francophones dans des pays anglophones et réciproquement. Ici encore, les réticences à de telles unions –perte du nom pour l’une des banques ; réduction du nombre de dirigeants –expliquent que, partout, de tels rapprochements ont été rares et risquent de le rester faute d’imagination et de volonté. Il reste enfin la possibilité de « jeter l’éponge » dans les territoires où la situation est la plus délicate et les perspectives les moins favorables : ce renoncement est certes peu agréable et l’aveu d’échec d’ambitions passées. Mais cette solution n’est pas exclue comme le montre la vente fin 2017 au groupe NSIA des actifs bancaires dans l’UEMOA de la nigériane Diamond Bank. Celle-ci arrête ainsi la consommation d’importants fonds propres dans des filiales francophones au développement incertain et se concentre sur ses principaux marchés. L’assureur NSIA poursuit de son côté la construction d’un groupe « mixte », idéalement placé pour la bancassurance dans l’UEMOA. Les grandes manœuvres sont donc loin d’être terminées pour les systèmes bancaires d’Afrique subsaharienne et devraient encore apporter leur lot de surprises.
Paul Derreumaux
Article publié le 19/01/218