Le FCFA, bouc émissaire pour d’autres maux ?

Le FCFA, bouc émissaire pour d’autres maux ?

 

Les voix contestant la pertinence du maintien du FCFA se sont multipliées depuis quelques années. Les arguments de ce bataillon d’opposants à la zone franc sont de qualité diverse. Beaucoup sont erronés, ou trop uniquement à visée politique, et ne sont souvent que critiques sans proposer de solution alternative : ils peuvent dans l’ensemble être oubliés. Certains ont cependant une analyse objective et une approche plus constructive qui mérite d’être écoutée, surtout s’ils sont menés par des personnalités dont la compétence ne peut être contestée.

L’attention portée à cette monnaie ayant cours dans les trois composantes de la zone franc -Union Economique et Monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA); Communauté des Etats de l’Afrique Centrale (CEAC) ; République des Comores – fait que les caractéristiques du FCFA sont bien connues et peuvent n’être que rappelées : une monnaie commune, dénommée chaque fois sous le même sigle de Franc CFA, dans les pays de chacune des trois zones ; une parité unique et fixe de cette monnaie par rapport à l’Euro (EUR); une seule Banque Centrale par zone définissant la politique monétaire de celle-ci; une garantie totale de convertibilité en EUR apportée par la France ; un compte d’opérations ouvert auprès du Trésor Français par les Banques Centrales de chaque région, accueillant au moins 50% de leurs réserves en devises.

Plusieurs des reproches adressés au Franc CFA n’ont aucun effet sur le rôle que peut jouer la monnaie dans l’économie des pays qui l’utilisent. Il en est ainsi notamment du nom de la monnaie, du fait que les billets de banque en circulation sont fabriqués en France, de la présence d’observateurs français dans les Conseils d’Administration des Banques Centrales des trois zones, et même du compte de contrepartie et des réserves qui s’y trouvent. Certes, ces points peuvent avoir une haute valeur symbolique pour ceux qui ont besoin d’arguments simples mais de portée politique. Ils n’ont en revanche aucun impact sur le rôle positif ou négatif que le FCFA peut jouer dans les pays visés. Ainsi, le Shilling kényan est bien indépendant malgré son nom, qui rappelle l’Angleterre, et le fait que les billets de banque du Kenya sont fabriqués…à l’étranger. La Banque Centrale du Kenya, comme ses consoeurs de tous les pays, possède aussi des comptes en devises dans de multiples banques hors du pays, souvent moins rémunérés que les avoirs de la zone Franc laissés au Trésor français.

On peut déjà noter qu’aucun des contempteurs crédibles du FCFA ne conteste jusqu’ici l’intérêt d’une monnaie commune pour un espace régional. Les avantages du maintien d’un ensemble économique et monétaire unifié sont en effet déterminants : puissance internationale plus importante, en termes de Produit Intérieur Brut (PIB) comme de population ; accroissement des possibilités de commerce interne à la zone ; atouts apportés par une intégration régionale solide pour les investissements structurants et productifs ; meilleure stabilité juridique et fiscale ; amélioration probable de la gouvernance. Les efforts de construction de solidarités régionales dans toutes les parties du continent montrent d’ailleurs la généralité de cette recherche d’union, que possède déjà l’ensemble francophone et qu’il parait indispensable de préserver. Encore faut-il que les structures économiques des pays concernés soient suffisamment homogènes pour que cette synergie produise son plein effet. La CEMAC d’Afrique Centrale, surtout axée sur la production et l’exportation de pétrole et de métaux, diffère ainsi notablement de l’UEMOA d’Afrique de l’Ouest, plus orientée sur les produits agricoles et plus industrialisée. La trajectoire économique différente que suivent depuis longtemps ces deux régions – telle en ce moment une croissance vive à l’Ouest et une crise qui se prolonge au Centre – montre les difficultés de l’exercice. Elle tend aussi à prouver les limites des variables et des politiques monétaires pour rapprocher des systèmes économiques trop éloignés l’un de l’autre, surtout si la volonté politique fait défaut comme en Afrique Centrale.

Ce constat conduit directement aux principales critiques faites au FCFA. En Afrique francophone, la rigidité du FCFA et son adossement à une monnaie trop forte pour l’état des économies introduirait un blocage décisif à l’évolution des structures économiques de celles-ci et à la résolution des principaux problèmes rencontrés dans les pays concernés. Comme ailleurs en effet en zone subsaharienne, les objectifs fondamentaux doivent être ceux d’une croissance économique au rythme maximal et de bonne qualité, c’est-à-dire largement créatrice d’emplois capables d’absorber une progression démographique inégalée et assurant une réduction de la pauvreté aussi rapide que possible. Par la « rente monétaire » qu’il apporterait, le FCFA constituerait un handicap par rapport aux pays maîtrisant eux-mêmes la valeur de leur monnaie, qui peuvent donc ajuster celle-ci pour faciliter la valorisation de leurs exportations, la création d’industries et le commerce régional.

Face à cette thèse, deux points doivent être soulignés.

La gestion de la monnaie a pour principaux objectifs la stabilité optimale de la valeur de celle-ci par rapport à celle des monnaies retenues comme référence, et, à cette fin, une bonne maîtrise de l’inflation. Dévaluations fréquentes et inflation sont en effet des facteurs d’incertitude et de gêne pour toutes les entreprises, et notamment les investisseurs. Les éviter impose une discipline souvent difficile à respecter. Les fortunes diverses des monnaies de pays aussi prometteurs que le Nigeria, le Kenya ou le Ghana montrent les coups d’arrêt qu’entrainent les ajustements monétaires de grande ampleur et les efforts douloureux d’ajustement qu’ils imposent à travers les inflations qui suivent les pertes de valeur de la monnaie. A l’opposé, les difficultés rencontrées par le Maroc en 2016 pour la stabilisation de la valeur internationale du Dirham lors de l’assouplissement des liens antérieurs entre cette monnaie et l’Euro illustrent les risques liés à une telle indépendance monétaire : il a fallu toute la maturité de l’économie marocaine et la qualité du suivi de la Banque Centrale pour franchir avec succès, mais au terme de deux essais, cette étape risquée. Le FCFA a jusqu’ici bien rempli cette mission de stabilité, comme le prouve régulièrement la faiblesse de l’inflation en zone franc comparée à celle des pays « monétairement indépendants », et les modalités de sa gestion par les Banques Centrales concernées sont rassurantes pour les investisseurs nationaux comme étrangers. Le choix de la monnaie à laquelle est arrimé le FCFA présente aussi de nombreuses justifications. Les flux commerciaux et financiers entre l’Union Européenne restent prédominants, et sont ainsi dénués de toute perturbation monétaire. Le géant chinois, dont le poids croit constamment, cherche à diminuer les variations entre le Yuan et l’Euro, ce qui réduira les effets de celles-ci sur ses échanges avec l’Afrique. Les ratios EUR/ USD se sont également relativement stabilisés depuis quelques années et les effets négatifs de leurs variations sur la rémunération des exportations de la zone franc se sont en conséquence atténuées. De plus, ces effets jouent alternativement dans les deux sens, et peuvent être au moins partiellement compensés par la variation des cours des produits eux-mêmes. Rappelons enfin que la fixité du rapport FCFA/EUR n’est ni une donnée immuable, comme l’a montré la dévaluation de janvier 1994, ni un tabou, la création d’une monnaie commune étant par exemple à l’étude dans la CEDEAO même si la longueur de sa conception peut faire croire que d’autres solutions pourraient être plus appropriées.

Solidement arrimé à une monnaie forte, le FCFA empêcherait de ce fait d’atteindre les cibles prioritaires que sont une croissance économique forte et une transformation des structures génératrice d’un nombre élevé d’emplois. Les adeptes de cette attaque citent souvent en exemples le Ghana, le Nigéria et quelques autres pays, où la flexibilité monétaire donnerait plus de moyens d’actions à la politique économique et expliquerait une bonne partie du dynamisme observé. S’il est certain que le régime de change fixe prive les Etats de l’arme d’un ajustement systématique de la valeur de la monnaie pour soutenir les programmes d’actions mis en oeuvre, il est aussi certain que le régime de change flexible ne garantit pas le succès des pays qui ont fait ce choix. L’analyse statistique des taux de croissance à moyen ou long terme des pays africains ne montre pas, pour ce qui concerne le revenu par tête, que les pays de la seconde catégorie ont en moyenne distancé de manière significative et définitive les nations qui restent fidèles à la première. Les données de la décennie actuelle tendraient même à une opinion contraire. Surtout, l’évolution du Produit Intérieur Brut (PIB), le volume de création d’emplois et la bonne répartition de la création de richesse dépendent davantage d’autres facteurs que ceux de la flexibilité de la monnaie. Trois d’entre eux paraissent déterminants et disposent de grandes marges de manœuvre par rapport à la situation actuelle.

Le premier est celui de la qualité des stratégies économiques suivies par les Etats grâce aux divers leviers dont ils disposent. Ainsi, une politique fiscale mieux conçue et plus juste, surtout basée sur un élargissement de l’assiette, et un recouvrement plus performant des recettes permettraient d’élever enfin le ratio de celles-ci par rapport au PIB bien au-dessus du « plafond de verre » de 20%, et d’accroitre notablement les moyens d’action des Etats.  L’octroi d’une priorité plus marquée à l’enseignement et à la formation professionnelle, et la bonne adaptation de l’offre de ceux-ci aux besoins des entreprises faciliteraient l’accroissement recherché de la productivité, de la qualité des produits et services et d’une progression de la place du secteur industriel et de services modernes. Un soutien massif et intelligent à l’agriculture vivrière et à la transformation locale de ses produits, l’amélioration rapide des infrastructures et de la capacité énergétique, la réduction de dépenses inutiles et la réaffectation de ces fonds sont autant d’autres pistes. Une meilleure gouvernance et une véritable politique anticorruption et antifraude décupleraient l’effet positif de chacune des politiques citées.

Le second est celui d’un encouragement permanent et suffisamment consistant au secteur privé. Seul celui-ci est en effet en mesure d’insuffler le dynamisme et l’énergie créatrice capables de « booster » la croissance. En zone franc, comme dans toute l’Afrique subsaharienne, apparaissent de plus en plus de jeunes possédant les compétences, et parfois l’expérience, nécessaires et des capitaines d’industrie prêts à assumer des risques de grande ampleur et à se saisir de nouveaux secteurs d’activité. Mais tous trouvent sur leur chemin des freins administratifs de toute sorte et des financements insuffisants plutôt qu’un soutien déterminé des Etats, et la différence entre sone franc et Afrique anglophone est sans doute la plus frappante sur ce point.

Le troisième, particulièrement vrai en Afrique de l’Ouest, est la meilleure exploitation de l’atout d’une coopération régionale déjà bien avancée. Parfaitement intégrée au plan monétaire et financier, l’UEMOA progresse trop lentement en termes d’harmonisation administrative, économique, fiscale, juridique. Certes la convergence des grands indicateurs économiques, qui est une contrainte majeure, progresse, mais trop lentement. Comme pour l’Union Européenne, la région semble manquer actuellement d’un grand dessein et d’une volonté suffisamment ferme, capables de faire progresser rapidement la situation actuelle. Avec un commerce intrarégional qui ne dépasse pas 20% des échanges de la zone et ne progresse que modestement, l’UEMOA gaspille ses acquis issus d’une union douanière établie de longue date. En ce domaine, la réalisation intensive d’infrastructures grâce à la mutualisation des ressources financières, une meilleure concertation des Etats sur les projets de grandes entreprises permettant une répartition plus équitable des emplois et des richesses créées, un coup d’arrêt donné à la fraude et aux obstacles de toutes sortes sont susceptibles d’enclencher une hausse significative de ces échanges intérieurs à la zone.

Quoi qu’en pensent les détracteurs du FCFA, les « recettes » énoncées ci-avant sont aussi porteuses de réponses aux problèmes majeurs actuels sous le régime monétaire de la zone Franc que sous tout autre régime. Il a été vérifié de longue date en effet qu’aucun système monétaire n’est parfait. Il parait donc sage de donner la priorité à des chantiers « réels », que doivent affronter tous les pays sans exception, et de les faire progresser au maximum. Cela ne pourra que mettre les Etats francophones en meilleure position pour faire évoluer avec plus de sécurité leur système monétaire en tenant compte des étapes qu’ils auront franchies.   En la matière, l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) semble avoir une longueur d’avance. En accélérant ses réformes structurelles, en respectant les délais annoncés pour la création d’une monnaie régionale suffisamment crédible et prenant mieux en compte les évolutions des liens commerciaux de l’Afrique avec le reste du monde, elle pourrait faire taire de la plus belle manière les critiques au FCFA.

Paul Derreumaux

Article publié le 24/04/2019

 

 

Systèmes bancaires Subsahariens : « Big is Beautiful » ?

Systèmes bancaires Subsahariens : « Big is Beautiful » ?

Depuis près de trois décennies, le secteur bancaire est une des réussites de l’Afrique subsaharienne. Sur cette période et dans la plupart des pays, il a su surmonter la grave crise des années 1970/80, renaitre en se transformant profondément, s’épanouir en groupes régionaux et parfois panafricains, s’essayer aux opérations de fusions/acquisitions, toucher un public de plus en plus large, se moderniser constamment, s’approcher des standards internationaux. Certes les évolutions sont variables selon les pays et les régions, et des défis sont restés hors de sa portée, tels notamment ceux d’une inclusion financière suffisante des populations ou d’un financement plus important de l’économie. En beaucoup d’endroits, il est encore constitué d’une mosaïque d’établissements forts divers dans leur taille et leur santé financière, qui cohabitent en pratiquant à peu près les mêmes opérations avec les mêmes clientèles. L’heure pourrait cependant sonner d’un mouvement général de concentration des systèmes financiers nationaux, sous l’effet de deux principaux facteurs.

Le premier est celui des nouvelles contraintes légales de fonctionnement, qui s’harmonisent en se durcissant, pour les capitaux propres requis et pour les normes à respecter.

Pour le capital social, l’évolution est par exemple engagée dans les 8 pays de l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) depuis longtemps. Entre 2007 et 2017, le capital social minimal, parti, il est vrai de très bas, a été multiplié par 10 et s’établit aujourd’hui à 10 milliards de FCFA, soit environ 17,5 millions de USD. Mais ce mouvement est continental et s’accélère. Touchant les pays les plus divers, il montre aussi que le nouveau plancher dans l’UMOA demeure bien modeste. En République Démocratique du Congo, au système bancaire pourtant dominé par des entités privées locales, ce capital minimum est fixé à 30 millions de USD depuis le 1er janvier 2019. A la même date, le seuil a été porté au Rwanda à 23 millions de USD, soit un quadruplement, pour les banques commerciales et à 60 millions de USD pour les banques de développement, et sera en vigueur dans les 5 ans. Au Ghana, c’est au 31 décembre 2018 qu’était fixée pour les banques l’échéance du nouveau minimum de 90 millions de USD. Le niveau des 100 millions de dollars US imposé en 2005 au Nigéria, qui paraissait alors gigantesque pour les autres pays subsahariens, est désormais tout proche.

Simultanément, les ratios prudentiels ont été durcis par l’adoption progressive de nouvelles réglementations inspirées des normes internationales actualisées. Ces ratios sont de plus en plus « consommateurs » de fonds propres, dont ils justifient donc les relèvements imposés. Même dans les quelques pays où les Autorités ne cèdent pas à cette inflation massive du capital social minimal, tel le Kenya, la valeur élevée des règles de fonctionnement établies suffit d’ailleurs en elle-même pour astreindre les banques à des capitaux propres très consistants afin d’éviter toute sanction. Pour l’UEMOA, en retard dans cet ajustement réglementaire, des normes plus contraignantes inspirées de Bâle II et III sont aussi applicables depuis le 1er janvier 2018 et se durciront annuellement jusqu’en 2022.

Ces changements impliquent pour tous les établissements bancaires de lourds efforts financiers, une gestion plus fine des risques, des stratégies plus réactives, de nouvelles approches de management, des aménagements de structures et la formation intensive des équipes pour l’élévation des compétences de celles-ci. Sur beaucoup de places, ils ont déjà entrainé mécaniquement la diminution du nombre d’établissements. Le mouvement s’était ainsi vérifié avec violence au Nigéria dans la période 2005/2010. Il en est de même au Ghana où le quasi-triplement du capital minimum a ramené début 2019 à 23 le nombre de banques agréées, contre 33 auparavant. Face à l’intransigeance du calendrier fixé, plusieurs institutions ont cessé leurs activités fin 2018 ou se sont transformées en sociétés de micro-finance.

Curieusement, l’UMOA est restée jusqu’ici à l’écart de cette tendance malgré les augmentations du capital minimal de 2007 et 2015. Le nombre d’établissements a même augmenté durant ces dix dernières années suite aux nouveaux agréments accordés par la BCEAO. La volonté de chaque banque, fut-elle petite, de garder son autonomie, la patience sans doute plus grande des Autorités monétaires, le niveau encore abordable du nouveau capital minimum expliquent ensemble cet état de fait. Les effets du nouveau dispositif prudentiel devraient être plus sensibles. Ainsi, à tout nouveau crédit est maintenant attaché immédiatement un montant donné de fonds propres. Toute insuffisance globale de ceux-ci interdit la moindre distribution de dividendes. L’automaticité de ces mesures réduit la marge de manœuvre des dirigeants comme des Autorités de contrôle. Hors fonds propres suffisamment consistants, impossible de grandir rapidement et même de rémunérer ses actionnaires. Dans cette nouvelle donne, il n’est pas certain que les banques en zone francophone continueront à faire exception. Les entités mono-pays ou les réseaux de taille modeste, mais aussi certains groupes dont les sociétés-mères sont sous capitalisées par rapport à leur propre réglementation pourraient rapidement avoir à choisir entre s’allier ou renoncer. L’évolution logique serait alors ici aussi un mouvement inédit de concentration du secteur.

Un second phénomène pourrait amplifier cette mutation : celui de la volonté des banques les plus puissantes de pénétrer quelques nouveaux périmètres où le développement des affaires apparait le plus prometteur à moyen terme. Le premier exemple est celui des moyens de paiement. Avec la double révolution du téléphone mobile et de la digitalisation, les banques ont subi l’incursion des sociétés de télécommunication sur leur territoire réservé. Ces dernières, initialement contraintes à un partenariat avec des établissements bancaires agréés, peuvent désormais bénéficier de licences spécifiques et limitées, et évoluent en toute indépendance. Or, le « mobile banking » et l’approche commerciale digitale sont à l’évidence deux éléments capables de faire rapidement progresser, enfin, l’inclusion financière, elle-même espoir d’une accélération de la croissance économique et du progrès social. Le développement rapide des nouveaux acteurs financiers créés par les opérateurs téléphoniques renforce la conviction que ce créneau est particulièrement porteur. Tous les groupes bancaires rêvent donc actuellement d’y être eux-mêmes présents, en profitant de leurs atouts dans la gestion des questions de conformité. Toutefois, les opérations de paiement pour de faibles montants unitaires impliquent, dans les domaines techniques, commerciaux et de relations avec la clientèle, des approches étrangères aux pratiques des banques, ce qui explique leur retard. En la matière, l’une des solutions les plus efficaces consiste sans doute à isoler cette activité hors du champ d’action classique des établissements existants.

C’est la même problématique qui pourrait être utilisée pour mieux assurer le financement des Petites et Moyennes Entreprises (PME). Même si chacun sait que c’est l’essor massif de ces types de sociétés qui donnera consistance à un développement profitable au plus grand nombre, les solutions optimales pour leur financement sont en attente depuis des décennies. Elles dépassent en effet le seul aspect des crédits à accorder et englobent des questions allant de la formation des chefs d’entreprises à une meilleure gestion financière de celles-ci en passant par un assainissement de leur environnement juridique et fiscal. Pour les banques soucieuses de relever le défi, l’isolement de ce pan d’activités dans une structure spécifique, éventuellement construite en partenariat avec d’autres intervenants dédiés à ces PME, permettrait d’isoler clairement, et sans doute de réduire, les risques encourus. Ceux-ci resteront inévitablement élevés, comme partout, mais les groupes les plus solides ne peuvent qu’être tentés par l’envergure de ce marché et les synergies escomptées.

Dans cette course impulsée à la fois par l’environnement réglementaire et les nouveaux enjeux commerciaux, les banques les mieux placées seront d’abord les meilleurs stratèges, celles qui sauront ajuster efficacement la gestion de leurs activités classiques aux nouvelles règles du jeu, mais aussi concrétiser des ambitions dans de nouveaux domaines prometteurs, à travers de nouvelles organisations appropriées. Mais ces capacités visionnaires supposent désormais une puissance financière beaucoup plus conséquente face aux investissements requis. C’est pourquoi les initiatives les plus avancées sont actuellement celles des banques qui possèdent aussi cet avantage. La Société Générale a ainsi déjà réorganisé ses équipes et ses structures, mais a en même temps lancé son entité Yup pour les paiements électroniques et projette la mise en place de « Maisons de la PME ». La banque marocaine BCP fait de même en menant simultanément la réorganisation de ses filiales subsahariennes, le démarrage de son offre de mobile banking pour cette zone et l’expansion de son réseau de microfinance Amifa. Dans le hub kenyan d’Afrique de l’Est, la Commercial Bank of Africa et la banque NIC unissent leur destin pour optimiser leurs complémentarités et constituer le troisième groupe kenyan: le nouvel établissement pèsera 30% de plus que la banque la plus importante de l’UMOA. Au Nigéria, Access et Diamond devraient former le premier groupe bancaire du pays, tandis qu’Ecobank et UBA restent en embuscade.

L’évolution naturelle de la profession bancaire devrait donc provoquer de nouveaux rapprochements permettant une meilleure efficacité des groupes qui subsisteront. Dans les régions réfractaires à de telles alliances, comme en Afrique francophone, la réduction du nombre d’acteurs pourrait résulter de l’impossibilité pour certains établissements à supporter simultanément la montée des exigences réglementaires et celle de la concurrence, ce qui entrainerait leur disparition. Dans ce cas, la concentration se doublerait sur chaque place d’une différentiation plus marquée qu’auparavant entre quelques établissements leaders à vocation universelle et des banques plus modestes au périmètre d’action limité.

Cette concentration, volontaire ou subie, sera-t-elle une bonne chose ? La réponse dépendra de la capacité des Autorités monétaires et administratives à assumer alors une nouvelle responsabilité : veiller à ce qu’une saine concurrence persiste entre les acteurs bancaires qui resteront en jeu, pour éviter que la puissance de ceux-ci ne s’exerce pas aux dépens du public et ne génère pas de nouveaux freins au développement.

Paul Derreumaux

Article rédigé le 05/02/2019

Systèmes bancaires d’Afrique de l’ouest francophone : Inquiétudes et perspectives

Systèmes bancaires d’Afrique de l’ouest francophone : Inquiétudes et perspectives

Trois chocs réglementaires successifs sont venus secouer les systèmes bancaires d’Afrique de l’Ouest francophone depuis début 2017 : la limitation stricte du financement des titres publics suite à la modification des règles fixées en la matière par la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) ; la mise en place de nouvelles normes prudentielles nettement plus contraignantes, notamment pour les ratios de solvabilité et de liquidité ; l’imposition de règles de gouvernance faisant une large place à des administrateurs « indépendants » et multipliant les Comités spécialisés auprès des Conseils d’Administration. Même si  toutes ces dispositions n’ont pas été introduites à ce jour dans la zone de la CEMAC, il est probable qu’elles le seront à bref délai en raison du grand parallélisme de la réglementation monétaire et bancaire des deux composantes de la zone franc.

Ces importantes modifications ont un double objectif qui doit être salué: consolider le système financier régional, au plan financier comme à celui de sa gestion, et accroitre ses financements à l’économie. Les effets de ces mesures restent cependant encore à démontrer.

La fixation aux banques agréées d’un plafond de 200% de leurs capitaux propres pour la détention d’obligations publiques et le relèvement brutal du taux fixé par  la BCEAO pour le refinancement de ces titres par les banques commerciales a d’abord marqué début 2017 un coup d’arrêt brutal des souscriptions par les banques commerciales à ces titres d’Etat. Mais des ajustements ont été rapidement réalisés par divers canaux. Face aux difficultés rencontrées pour le placement de leurs émissions à la suite de ce changement, les Etats ont du accepter une hausse des taux d’intérêt de ces emprunts obligataires pour obtenir les ressources dont ils avaient besoin et, pour ceux qui le pouvaient comme la Cote d’Ivoire et le Sénégal, se tourner à nouveau vers le marché international des capitaux. Les manques de liquidités rencontrés par certaines banques en raison des difficultés de refinancement ont été résorbés par une augmentation des crédits interbancaires. Ceux-ci restent cependant surtout pratiqués entre établissements du même Groupe et n’ont pas encore connu le développement et la généralisation souhaités. Un adoucissement a été progressivement consenti par la BCEAO sur certaines des conditions précédemment durcies. Finalement, la croissance des concours à l’économie n’a pas jusqu’ici enregistré l’embellie attendue : celle-ci dépend en effet avant tout de la qualité de l’environnement économique national, des capacités d’analyse des risques de la part des établissements et de l’impact de tels concours sur les ratios réglementaires.

Or ceux-ci sont profondément modifiés depuis le 1er janvier 2018 avec l’entrée en vigueur des principales normes de Bâle II et III dans la zone. Les banques ont pris connaissance avec une certaine méfiance de ce grand « chambardement » qui va s’étaler sur cinq ans et tous ses contours ne sont pas encore perçus. Le relèvement des exigences de fonds propres en pourcentage des actifs totaux pondérés, les règles plus dures de comptabilisation des risques par type de contrepartie, la nouvelle exigence de déclassements automatiques des créances dès que certaines conditions sont remplies, l’apparition de contraintes sévères en termes de liquidité conduisent au moins à deux certitudes : des capitaux propres supplémentaires devraient être nécessaires à court terme ; les nouvelles décisions de crédit seront désormais prises en intégrant leur impact automatique sur les fonds propres qu’ils requièrent. L’année qui s’achève, première période d’application de ces nouvelles règles, permettra de mieux apprécier tous les impacts sur le système bancaire de la zone, mais deux conclusions devraient vite apparaitre. D’abord, la différentiation va s’accroitre entre les banques qui ont déjà accompli dans la période passée des efforts importants pour relever leur capital et leurs réserves et celles qui ne l’ont pas fait. Ces dernières, et notamment les quelques-unes qui n’ont pas encore atteint le nouveau capital minimum exigé, devraient connaitre très vite le « gap » qu’elles auront à combler au vu de leurs résultats de fin 2018 : elles seront alors contraintes de revoir à la baisse leurs prévisions de croissance si elles ne sont pas en mesure de disposer très vite de fonds propres supplémentaires. Par ailleurs, pour la grande majorité des banques, une stratégie de prudence conduira sans doute à réduire par rapport aux années antérieures les taux de dividendes distribués même s’il n’est pas besoin immédiat de recapitalisation. Ces deux scenarii de réduction généralisée de la rémunération immédiate des actionnaires et de distorsion croissante entre les banques les plus solides et les autres devraient favoriser la concentration du secteur. En termes opérationnels, certains publics tels que les Petites et Moyennes Entreprises (PME), les particuliers et l’immobilier, paraissent avantagés par les dispositions actuelles pour la distribution du crédit. Il est probable que toutes les banques auront cependant pour priorité de maîtriser les nouvelles méthodes de fonctionnement qui s’imposent à elles avant de s’engager plus massivement dans ces créneaux dont certains, comme les PME, gardent une très grande fragilité.

Enfin, l’application depuis juillet dernier des circulaires de janvier 2017 sur la gouvernance bancaire exige à la fois une profonde recomposition de la quasi-totalité des Conseils d’Administration des banques commerciales, avec la présence obligatoire d’Administrateurs indépendants pour 1/3 des membres du Conseil, et une inflation des Comités Spécialisés au sein de celui-ci. Ces aménagements sont fortement inspirés des réglementations anglo-saxonnes, qui dominent désormais la scène internationale. Ils ne peuvent bien sûr qu’être soutenus dans leur principe et leurs objectifs. Ils n’empêchent toutefois pas les « accidents de gouvernance » comme le montrent quelques exemples d’actualité au sein de très grands groupes. Dans la plupart des pays de la zone, il sera aussi difficile d’allier compétence professionnelle de premier plan, excellente connaissance du terrain et véritable indépendance par rapport aux banques concernées. Quoi qu’il en soit, cette exigence supplémentaire engendrera un formalisme accru, parfois salutaire, mais qui n’impliquera pas une plus grande agressivité des banques dans le financement de l’économie.

Outre ces changements réglementaires multiples, le système bancaire de la zone affronte deux autres contraintes. L’une est la montée en puissance continue des paiements par téléphone mobile. Le groupe Orange dispose désormais de filiales avec une licence d’Emetteur de Monnaie Electronique (EME) en Cote d’Ivoire, au Mali et au Sénégal. La croissance de leur public est remarquable et chacune compte dans chaque pays plus de clients actifs qu’il n’y existe de comptes bancaires. Leur périmètre s’étend aussi, notamment vers le micro-crédit, grâce à une coopération avec des sociétés financières décentralisées. Dans le même temps, d’autres sociétés de télécommunications comme MTN ou Maroc Télécom se font plus visibles dans ce créneau du « mobile banking » et Orange envisage la création d’une banque de plein exercice dans la zone. Si cette évolution contribue avant tout à progresser à grands pas vers l’objectif d’un meilleur accès du public au système financier, elle marque aussi une pénétration croissante des grands groupes de télécommunications sur le terrain réservé des banques. La puissance financière, technique et d’organisation de ces entreprises en fait des concurrents redoutables. Le second élément, lié au premier, est le retard confirmé de la plupart des banques en matière de digitalisation des opérations, qui les empêche de rivaliser avec ces opérateurs téléphoniques en matière de relations avec la clientèle et de réalisation des micro-opérations. Pour certains établissements, la difficulté est sans doute d’ordre financier en raison des investissements demandés. Pour d’autres, plus importants, la complication est surtout technique par suite des besoins de transformation des systèmes informatiques existants ou de liaison performante de ceux-ci avec les nouveaux applicatifs liés à ces méthodes de travail différentes. Manquant d’agilité, les banques disposent pourtant aussi d’atouts non négligeables. L’aide possible des « fintechs » qui se multiplient, la bonne maîtrise des actions à mener en termes de conformité et de lutte anti-blanchiment – la gestion du fameux « Know Your Customer (KYC) -, préoccupation désormais essentielle des Autorités monétaires, ou la capacité d’appréciation des risques de crédit, si difficile et longue à acquérir, sont quelques exemples de ces points forts. La concurrence demeure donc très ouverte et les positions à conquérir ou à garder feront l’objet d’âpres batailles

La simultanéité de l’élévation soudaine et de grande ampleur des règles prudentielles et d’une concurrence  d’une intensité plus redoutable que jamais avec des acteurs « du troisième type » créent cependant une situation disruptive. Elle pourrait rappeler celle de la fin des années 1980 qui a vu à la fois l’apparition « ex nihilo » et la rapide croissance des jeunes banques privées africaines et la naissance des Commissions bancaires régionales : malgré sa nouveauté et les inquiétudes qu’elle a suscitées, cet écosystème a rapidement montré sa viabilité et a conduit à un système bancaire moderne, solide et rentable, qui est l’un des secteurs d’activité les plus transformés de ces trente dernières années en zone franc. Il reste à espérer que la « révolution » en cours conduira à des conséquences aussi positives, qui pourraient être cette fois l’inclusion financière pour le plus grand nombre, une large diffusion des techniques les plus modernes de paiement et un nouveau renforcement à grande échelle du secteur financier. Une nouvelle fois, celui-ci ouvrirait ainsi la voie du progrès dans une Afrique trop souvent marquée par l’immobilisme.

Paul Derreumaux

Article publié le 27/12/2018

Banques Françaises en Afrique : un nouveau repli

Banques Françaises en Afrique : un nouveau repli

 

La banque française BPCE devrait prochainement céder à la banque marocaine BCP ses quatre entités bancaires  au Cameroun, à Madagascar, en République du  Congo  et en Tunisie. Les deux groupes ont annoncé cette opération de rachat le 25 septembre dernier et, même si la transaction n’a pas encore reçu l’approbation des Autorités monétaires concernées, tout laisse à penser qu’elle sera validée. Dans cette hypothèse, l’opération est d’importance à trois titres.

D’abord, elle marque le repli d’Afrique, au moins pour une longue période, de l’un des plus grands groupes bancaires français. Celui-ci n’a jamais fait partie du « club » des grands groupes africains, mais, depuis longtemps, a été présent et a fait preuve de velléités de croissance sur le continent. Sa filiale Natixis est ainsi restée actionnaire pendant plus de dix ans de la BANK OF AFRICA et a envisagé d’y être majoritaire. Plus récemment, l’ancien Président de la BPCE avait annoncé publiquement à plusieurs reprises sa volonté d’investissements massifs en Afrique francophone. La nouvelle décision montre que cette stratégie est révolue, en raison de nouvelles priorités globales, de déconvenues locales et d’hésitations trop fréquentes des dirigeants. Seules quelques filiales resteront engagées dans plusieurs pays africains, telles Natixis en Algérie et la BRED à Djibouti. Cette sortie suit de peu celle de la BNP, qui vient de réduire à 6% sa participation dans la banque gabonaise BICIG, au profit de l’Etat déjà majoritaire. Après le départ brutal du Crédit Agricole en 2008, déjà au profit des marocains d’Atijariwafabank, le « bouquet » des banques françaises continue donc à s’étioler, La seule exception, remarquable, est celle de la Société Générale qui reste offensive sur ses 16 places d’implantation africaine et s’y engage activement dans la digitalisation de ses opérations. L’évolution peut surprendre à un moment où les Autorités politiques françaises soulignent leur volonté de faciliter au maximum le développement de la zone subsaharienne, et où de grandes entreprises de l’hexagone continuent à peser dans l’économie des pays d’Afrique francophone. Le message est pourtant clair : pour le système financier français, plongé dans une compétition mondiale, soumis à des règles prudentielles drastiques et à la dictature des exigences de conformité, le continent compte désormais plus de risques que de perspectives profitables, et son soutien aux entreprises françaises en Afrique s’effectuera surtout au niveau de leurs sièges sociaux.

En second lieu, le Maroc renforce d’un coup sa position globale dans les systèmes bancaires africains. Il était déjà le mieux représenté dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) où les trois banques marocaines trustent en 2016 33% des bilans bancaires. Dans la zone de la Banque des Etats d’Afrique Centrale, le bond va être significatif puisque le BICEC, incluse dans la transaction, est la deuxième banque du Cameroun et compte une filiale au Congo. Sur l’ensemble de la zone franc, les banques marocaines  prises globalement devraient renforcer leur « leadership » pour les principaux indicateurs d’activité et de résultat. Elles devanceront ainsi définitivement les banques françaises et relègueront au second plan les groupes subsahariens, à l’exception du géant Ecobank encore en convalescence. L’opération va par ailleurs intensifier la concurrence effrénée qui existe entre les trois mastodontes du royaume chérifien. Partie en tête en 2007, la BMCE-BANK OF AFRICA a depuis été rejointe par ses deux consoeurs. Certes, elle peut se targuer d’être la plus panafricaine grâce à ses filiales en zone anglophone. En revanche, seules Atijari et BCP sont directement présentes en Afrique Centrale où elles sont désormais des « poids lourds ». Avec son entrée à Madagascar et au Congo, la BCP poursuit aussi son internationalisation subsaharienne et, avec sa nouvelle filiale tunisienne, marchera sur les talons de Atijari bien installée à la fois dans ce pays et, depuis peu, en Egypte. Cette compétition va probablement encore s’intensifier, en Afrique comme sous d’autres cieux, mais un résultat est déjà bien tangible : la zone subsaharienne pèse de plus en plus dans le bilan de ces trois banques, mais aussi dans leurs profits… comme dans les risques encourus.

Le troisième constat est que ce transfert d’actifs devrait changer peu de choses pour les pays des filiales touchées. Certes les banques marocaines apportent en général à leurs réseaux une plus forte volonté de croissance que les établissements français, grâce à une expérience commerciale et technique qui a fait ses preuves dans leur pays d’origine. Elles accentuent ainsi les politiques menées par les banques privées locales depuis la fin des années 1990 à travers une meilleure présence sur le terrain, un élargissement de la bancarisation et une modernisation des techniques. Mais, comme leurs homologues français, elles obéissent à des stratégies fixées par les maisons-mères extérieures à la zone et prenant avant tout en considération les besoins de celles-ci. Il leur sera donc difficile d’apporter les solutions financières les plus innovantes et efficientes, et donc les plus audacieuses, pour transformer en profondeur les structures économiques des pays subsahariens, en particulier du côté des petites entreprises et des ménages. De plus, compte tenu de leur position systémique, au Maroc comme dans leurs pays d’implantation, les Autorités monétaires de tous les pays concernés mènent sur leur activité une surveillance coordonnée et très exigeante, qui va de plus en plus limiter leurs initiatives. Enfin, certaines tendances récentes pourraient accentuer les limites actuelles des forces des banques marocaines. La part de capital local dans les filiales a été sensiblement réduite, au-delà de ce qui était nécessaire pour un contrôle serein, diminuant ainsi l’implication des actionnaires nationaux. De plus, alors que des besoins supplémentaires en fonds propres des filiales subsahariennes sont observés partout et spécialement marqués en zone franc avec la mise en place des normes de Bâle II§III, les conséquences pourraient être délicates pour les groupes marocains. Leurs maisons-mères sont en effet elles-mêmes soumises à des exigences en capitaux de plus en plus pesantes et la mobilisation des ressources nécessaires aux filiales pourrait ainsi s’avérer difficile ou exiger des alliances a priori peu souhaitées. Enfin, dans la bataille pour les nouveaux moyens de paiement et l’approche de la clientèle par la digitalisation, l’offensive vient essentiellement des groupes de télécommunications qui ont pénétré l’activité bancaire alors que les réseaux dominés par l’Afrique du Nord sont encore en retard.

La partie n’est donc pas finie. L’avenir appartiendra avant tout à ceux qui réussiront à ajuster efficacement leurs méthodes de fonctionnement à l’environnement actuel et sauront ainsi le modifier à terme. Reste à voir quels acteurs seront les mieux placés pour cela.

Paul Derreumaux

Article publié dans le Quotidien l’Opinion (n°1363) du 15 octobre 2018

https://www.lopinion.fr/edition/international/banques-francaises-en-afrique-subsaharienne-vers-nouveau-repli-165226

Afrique : La banque fait toujours rêver…

Afrique : La banque fait toujours rêver…

Près de 30 ans après la grande secousse qui a bouleversé le système bancaire d’Afrique subsaharienne, en particulier francophone, l’attrait de l’activité bancaire chez certains hommes d’affaires reste toujours aussi vivace. Ceux-ci peuvent-ils cependant « apporter un plus » à la profession qui connait un nouveau tournant de son histoire ?

En 1990, après quelques années de descente aux enfers de ses trois banques étatiques, le Bénin s’est retrouvé quelques mois sans aucune banque commerciale, les trois seuls établissements d’alors étant alors simultanément en faillite. Pendant au moins une année, plusieurs projets de nouvelles banques ont alors été imaginés, préparés, et parfois déposés auprès des Autorités monétaires. Tous étaient originaux et modestes. En effet, malgré la forte pression des institutions internationales et des Autorités françaises, ni la BNP ni la Société Générale n’ont osé prendre le risque d’un tel investissement dans le contexte mouvementé de l’époque et la Banque de Réputation Internationale (BRI), dont rêvait à l’époque la Banque Mondiale, ne s’est jamais manifestée.

Parmi les dossiers soumis à l’agrément de la Banque Centrale, on comptait notamment quelques banques régionales de modeste envergure, comme la BANK OF AFRICA, Ecobank, ou Financial Bank, devenue ensuite Orabank : celles-ci se sont transformées en 25 ans en puissants groupes régionaux, ou continentaux pour certains. Mais d’autres projets ont essayé de voir le jour durant cette période exceptionnelle et alimentaient quotidiennement les rumeurs du microcosme économico-financier béninois. Chacun était promu par un ou plusieurs hommes d’affaires fort riches, du pays ou des états voisins, qui voulaient créer « leur » banque. Ces projets traduisaient pour la plupart les mêmes rêves des promoteurs : prestige attaché de tous temps à l’activité bancaire et à ses institutions, possession d’un instrument irremplaçable pour obtenir plus aisément des financements pour le développement de leurs propres affaires, espoir d’une rentabilité qu’on ne pouvait imaginer qu’élevée, Il est vrai que l’affaire était facile à l’époque dans l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) : avec un capital minimum de 1 milliard de FCFA seulement, après qu’il soit resté limité à 600 millions de FCFA jusqu’à l’été 1990, ce prestige et ces avantages étaient un luxe que certains pouvaient s’offrir à frais relativement limités.

Echaudée par l’effondrement collectif du système bancaire béninois, alertée par les prémices du scandale international du groupe BCCI, qui comptait quatre établissements dans l’Union, la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) resta très vigilante à l’époque. Le démarrage rapide des premières banques agréées à Cotonou, modestes mais disposant déjà d’une expérience professionnelle, leur rôle positif sur la relance de l’économie nationale favorisèrent d’ailleurs l’adoption d’une position plus dure vis-à-vis de promoteurs individuels qui renoncèrent souvent d’eux-mêmes face aux procédures requises. Cette position prudente des Autorités a été adoptée aussi dans les autres pays de l’Union et le problème systémique provoqué par l’effondrement en 1995 de la Méridien BIAO, où l’actionnaire principal finança à l’excès ses propres activités, a renforcé cette attitude de la BCEAO. De plus, la surveillance permanente des banques s’est modifiée radicalement à l’époque : aux contrôles nationaux peu efficaces qui existaient jusque-là se substitue en 1990 une Commission Bancaire à compétence régionale, plus professionnelle, vigilante et indépendante. Enfin, les Autorités monétaires vont progressivement durcir les conditions financières, administratives et d’actionnariat pour l’accès à la profession bancaire, notamment en augmentant le capital minimum requis à 5 milliards de FCFA en 2007 puis à 10 milliards de FCFA en 2016.

Cette double mécanique, de barrières durcies à l’entrée du secteur et d’une surveillance plus rapprochée et contraignante du fonctionnement des entités qui le composent, explique, au moins partiellement, deux caractéristiques majeures de l’évolution du système bancaire de l’Union dans les dernières décennies: une croissance considérable  du secteur avec une place de plus en plus dominante de groupes puissants et géographiquement diversifiés en réseaux; la limitation des « accidents » recensés à quelques banques isolées.

Trente ans plus tard, on attendait la concrétisation d’un mouvement de concentration autour des quelques principaux groupes présents dans l’UEMOA à l’image de l’évolution constatée par exemple au Nigéria ou en Afrique du Sud. Or, celle-ci ne se produit pas encore, malgré les fortes augmentations du capital minimum et l’inflation constante des coûts d’investissements indispensables. Au contraire, une inflexion stratégique vers une plus large ouverture semble être engagée par les Autorités monétaires.

Dans plusieurs pays de l’UEMOA, des agréments bancaires ont en effet été récemment accordés à de nouveaux entrants promus par des sociétés ou des personnes extérieures au secteur bancaire : le Bénin, la Cote d’Ivoire, le Sénégal et plus récemment le Burkina Faso ont bénéficié de cette nouvelle approche. Les principaux arguments avancés pour cette évolution sont la pénétration toujours faible de la présence bancaire auprès des populations –moins de 15% stricto sensu fin 2016 -, contrairement aux souhaits pressants des pays de la zone, et le rôle clé attendu de la concurrence pour faire évoluer favorablement ce critère. Ce raisonnement n’est pas sans fondement. Malgré la forte densification des réseaux d’agences depuis le début des années 2000 et l’accroissement conséquent des taux de pénétration bancaire, ceux-ci restent, dans la région, très inférieurs à ceux d’Afrique de l’Est  ou du Nord. Surtout, la flexibilité et le dynamisme commercial des réseaux bancaires dominants semblent s’être sensiblement réduits dans la période récente, suite au double objectif d’une rentabilité accrue  et d’une « digestion » des investissements antérieurs. Les meilleures performances de croissance d’activité dans les années 2010 sont d’ailleurs plutôt le fait des groupes « outsiders », et la crainte peut exister que leur propre croissance se ralentira à bref délai. Enfin, les transformations dans les « tours de table » ont redonné une large majorité aux banques étrangères – marocaines et françaises en particulier – et fait refluer le poids des capitaux régionaux apparus de manière croissante à partir des années 1990. Dans le même temps, l’excellente profitabilité moyenne des banques depuis au moins une décennie a ravivé l’appétit des individus fortunés ayant réussi avec brio dans d’autres secteurs, notamment commerciaux, avec des motivations identiques à celles qui prévalaient dans les années 1990.

Si ces nouveaux venus apportent théoriquement une stimulation de la compétition normalement profitable à la clientèle, la nouvelle donne de l’environnement risque de réduire fortement les effets positifs attendus. Pour les Autorités, de plus en plus sensibles aux questions de conformité et de maîtrise des risques, il est peu probable que les banques récemment agréées disposent d’équipes, d’instruments… et d’intentions leur permettant de mieux répondre à ces contraintes réglementaires, ni que leurs actionnaires y soient plus sensibles que ceux des banques « traditionnelles ». Les nouvelles règles prudentielles et comptables prévalant à compter de 2018 seront également au moins aussi difficiles à respecter par les nouveaux venus. Pour  le public des sociétés, l’apport des nouveaux acteurs ne sera déterminant que s’il résout le problème du financement des petites et moyennes entreprises (PME). Cet engagement était déjà donné par les banques africaines apparues dans les années 1990 mais n’a pu être honoré que très partiellement. Il est peu vraisemblable que les nouvelles promesses des derniers arrivants soient mieux tenues, la solution exigeant des efforts communs et harmonisés des banques, des entreprises et des pouvoirs publics, qui semblent toujours aussi difficiles à réunir. Pour le public des particuliers enfin, l’inclusion financière tant recherchée devrait plutôt être obtenue grâce aux innovations des émetteurs de monnaie électronique, solidement appuyés sur les sociétés de télécommunications, ou aux « fintechs » et à leur apport à la digitalisation, pour laquelle la plupart des banques sont en retard, que par de nouveaux acteurs. Si les arguments justifiant l’entrée de concurrents plus innovants et plus performants sont fondés, le choix d’opérateurs isolés et extérieurs à la profession risque donc d’apporter rapidement des déceptions quant à leur apport dans les directions souhaitées. L’encouragement des établissements porteurs de nouvelles technologies et l’encadrement des banques actuelles pour un financement plus hardi des PME et une meilleure application des politiques d’inclusion financière auraient sans doute été plus efficaces.

La fixation de seuils toujours plus élevés pour l’agrément des banques constitue sans doute une précaution utile, mais n’est pas une panacée. En France par exemple, le capital minimum requis reste de 5 millions d’Euros seulement, trois fois moins que dans l’UEMOA, mais les exigences de l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACP-R) en termes d’actionnariat sont telles que l’entrée de non-professionnels est interdite dans les faits. C’est en Afrique que la banque peut encore faire rêver ceux qui ont de riches moyens…..

Paul Derreumaux

Article publié le 24/05/2018

L’Echec des groupes bancaires panafricains ?

L’Echec des groupes bancaires panafricains ?

Dans les années 1980, le grand-remue-ménage des systèmes bancaires a été avant tout marqué par l’apparition et le développement de banques à capitaux privés africains. Une bonne part d’entre elles se sont déployées au-delà de leur pays d’origine, par un développement en réseau opposé au fonctionnement vertical traditionnel des groupes anglais et français. A partir de 2005, certains groupes subsahariens ont débordé leur région d’origine, initiant la « dé-compartimentation » bancaire des grandes régions subsahariennes qui prévalait jusque là. Quelques-uns, dotés des moyens les plus importants ou guidés par les dirigeants à la vision la plus ambitieuse, ont porté loin cette conquête avec l’objectif affiché de couvrir le plus grand nombre possible de pays. Ils s’engageaient ainsi dans  la voie d’une présence simultanée dans les parties francophone et anglophone de l’Afrique, qui peut être considérée comme la véritable marque d’une présence continentale. En Afrique de l’Ouest, BANK OF AFRICA a initié ce mouvement en achetant dès octobre 1999 une banque à Madagascar, puis une autre au Kenya en 2004 avant de nouvelles expansions en zone anglophone comme francophone. Ecobank l’a suivie de près en s’installant au Kenya en 2005 avant de s’étendre ailleurs en Afrique de l’Est et Australe et de créer le plus grand réseau bancaire subsaharien. Quelques banques nigérianes –United Bank of Africa (UBA), Diamond Bank, Access Bank, First Bank of Nigeria, ..- se sont d’abord implantées dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest – Côte d’Ivoire, Ghana,.. – avant de gagner aussi l’East African Community (EAC). Dans celle-ci, quelques mastodontes kenyans – Kenya Commercial Bank, Equity Bank notamment – ont d’abord couvert toute l’AEC, avant de déborder celle-ci.

Cette démarche d’une implantation tous azimuts était particulièrement ambitieuse. Elle exige de lourds investissements en ressources humaines, organisation et fonctionnement: réglementations distinctes selon les sites, procédures nécessairement bilingues, mobilité des équipes plus difficile. D’une région à l’autre, les relations diffèrent souvent avec les clients, les Autorités monétaires et le personnel pour des raisons culturelles, historiques ou sociales, et cette diversité doit être respectée sans toutefois compromettre l’unité stratégique des groupes concernés. De plus, la variété des contextes économiques, si elle permet une meilleure diversification des risques, conduit aussi à la multiplication possible des accidents de parcours politiques et économiques qui perturbent la croissance des activités. Enfin, l’expérience montre que, pour les implantations les plus récentes et éloignées de la base originelle, la prise d’une solide position de place est très difficile à l’intérieur de systèmes bancaires nationaux désormais mieux structurés et dominés par de puissantes banques présentes de longue date.

A ces difficultés inévitables se sont ajoutées quelques complications imprévues. D’abord, l’un des crédos sur lesquels s’appuyait cet élargissement accéléré était le renforcement rapide des relations commerciales entre les quelques grandes régions subsahariennes, à l’image des évolutions observées à l’intérieur de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) et de l’EAC. Or, cette montée en puissance ne s’effectue que très lentement : la synergie de développement sur laquelle pouvaient compter les groupes présents dans plusieurs régions n’a donc pas joué. En second lieu, les dix dernières années ont vu un rehaussement accéléré des normes bancaires prudentielles en Afrique: il en est résulté des augmentations massives de fonds propres requis, qui ont pesé lourdement sur les ressources des groupes bancaires africains. Observé d’abord en zone anglophone, ce mouvement a gagné la zone franc à la fin des années 2000, et touche donc tous les grands réseaux.

Quelque 10 ans après cette phase de conquête agressive, le bilan apparait mitigé pour les ouvertures les plus récentes. Certes, les nouvelles entités sont toujours présentes et leur existence a joué un rôle non négligeable dans la notoriété de ces réseaux à vocation panafricaine. Pourtant, le poids local de ces filiales reste toujours modeste. Leur rentabilité a été aussi limitée, et parfois négative, faute d’atteinte d’une masse critique ou par suite d’une maîtrise difficile des risques de crédit dans un environnement mal connu. Le ralentissement du développement économique sur le continent depuis trois ans et certaines crises économiques ou monétaires ont enfin spécialement fragilisé les banques les plus modestes, provoquant parfois des pertes importantes ou des besoins supplémentaires de recapitalisation. Des banques nigérianes, la BANK OF AFRICA et Ecobank ont par exemple tour à tour fait face à ces situations respectivement dans l’UEMOA, au Kenya et en République Démocratique du Congo.

Ces relatives déconvenues ont déjà entrainé depuis le début des années 2010 le coup d’arrêt des stratégies expansionnistes des groupes leaders. Le phénomène a été accentué par deux évènements. Dans les principaux réseaux africains concernés, les dirigeants originels, qui avaient été l’âme de cette politique, sont désormais partis et les nouveaux gestionnaires sont plus guidés par une analyse financière à cour terme que par une vision « industrielle » à long terme. De plus, la forte augmentation des activités bancaires transfrontalières a mis à jour de nouveaux  risques et la nécessité d’un renforcement de leur supervision spécifique : les Banques Centrales exercent donc une surveillance rapprochée de tout nouvel agrandissement des réseaux existants, spécialement au Maroc où le poids des filiales subsahariennes constitue un risque systémique pour les banques marocaines.

Dans le contexte actuel d’augmentation de renforcement des exigences réglementaires, les réorientations stratégiques pourraient s’amplifier et trois options paraissent ouvertes. La première est celle de nouvelles alliances globales des principales banques africaines avec des groupes d’autres horizons géographiques -Moyen-Orient, Inde, Chine notamment-. La raison plaiderait pour cette solution qui maintiendrait l’unité des constructions réalisées ces vingt dernières années et, grâce à la consolidation des moyens à la disposition des sociétés mères, contribuerait à un nouvel approfondissement des systèmes financiers  au service de l’Afrique subsaharienne. Mais les egos des dirigeants et la complexité de réseaux couvrant des pays très différents rend difficiles ces opérations. La seconde consisterait à rechercher des alliances locales pour les pays où ces « ténors » bancaires sont en position de faiblesse, de façon à atteindre plus aisément la taille minimale souhaitée : ce choix pourrait être par exemple le plus facile pour des groupes francophones dans des pays anglophones et réciproquement. Ici encore, les réticences à de telles unions –perte du nom pour l’une des banques ; réduction du nombre de dirigeants –expliquent que, partout, de tels rapprochements ont été rares et risquent de le rester faute d’imagination et de volonté. Il reste enfin la possibilité de « jeter l’éponge » dans les territoires où la situation est la plus délicate et les perspectives les moins favorables : ce renoncement est certes peu agréable et l’aveu d’échec d’ambitions passées. Mais cette solution n’est pas exclue comme le montre la vente fin 2017 au groupe NSIA des actifs bancaires dans l’UEMOA de la nigériane Diamond Bank. Celle-ci arrête ainsi la consommation d’importants fonds propres dans des filiales francophones au développement incertain et se concentre sur ses principaux marchés. L’assureur NSIA poursuit de son côté la construction d’un groupe « mixte », idéalement placé pour la bancassurance dans l’UEMOA. Les grandes manœuvres sont donc loin d’être terminées pour les systèmes bancaires d’Afrique subsaharienne et devraient encore apporter leur lot de surprises.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 19/01/218

Le secteur des assurances en Afrique francophone: les grandes manœuvres ont-elles vraiment commencé ?

Le secteur des assurances en Afrique francophone : les grandes manœuvres ont-elles vraiment commencé ?  

Dix huit mois après la décision des Autorités relevant de la Conférence Interafricaine des Marchés d’Assurances (CIMA) de quintupler le capital minimum des compagnies d’assurance des 14 pays qui composent la zone, les effets de la mesure s’apprécient sous plusieurs angles.

Beaucoup de sociétés ont effectivement engagé l’augmentation de leur capital social lorsque celui-ci n’atteignait pas le seuil requis. Il est vrai que l’opération est facilitée par le long délai de 5 ans admis pour le respect du nouveau minimum imposé et par la possibilité d’atteindre celui-ci par incorporation de réserves comme par apport en numéraire.  L’empressement avec lequel les compagnies se sont lancées dans cette voie montre déjà que le choix d’une solution individuelle est privilégié par les acteurs,  et que les regroupements devraient être rares. L’une des ambitions implicites du changement majeur introduite par le Code CIMA en 2016 pourrait donc être manquée : celle d’une restructuration de la profession autour de compagnies plus puissantes mais moins nombreuses, afin que chacune puisse mieux atteindre un seuil critique pour les volumes d’opérations mais aussi pour les investissements techniques à réaliser. Cet échec n’étonnerait guère puisqu’il a déjà été constaté dans le secteur bancaire lors des hausses massives du capital minimum ordonnées en 2007 et 2015, où l’individualisme a aussi prévalu sur la mise en commun des forces existantes. Il reste en outre à voir si les renforcements de capital social enclenchés seront tous réalisés. Pour les sociétés ayant des actionnaires institutionnels, l’affaire devrait être facile. Pour celles, encore nombreuses, qui s’appuient surtout sur des personnes physiques, le pari semble plus difficile et entrainera un surcroît de tension au fur et à mesure que les dates limites approcheront. La vigilance des Autorités de la CIMA est en conséquence essentielle pour que cet objectif soit atteint.

En revanche, le branle-bas provoqué par la réforme CIMA aura sans doute eu un effet imprévu. Le « raid » hostile tenté par le Groupe Saham contre la holding de tête du Groupe Sunu ne peut être étranger au changement de dimension attendu du secteur des assurances en Afrique francophone. Saham et Sunu figurent parmi les intervenants les plus puissants de la région et l’entrée surprise du premier dans le « tour de table » du second ne peut être un hasard de calendrier. Elle introduit en tous cas une nouveauté en Afrique subsaharienne: celle d’un regroupement entre deux compagnies en dehors de la volonté de l’une d’elles. Ce comportement ne parait pas optimal pour plusieurs raisons. D’abord, les champs d’expansion géographique, de croissance de l’activité et de meilleure productivité sont encore suffisamment vastes pour chacun pour éviter d’agresser un voisin souhaitant garder son indépendance. Le périmètre et les cibles des deux réseaux sont en outre fort similaires et laissent peu de places aux complémentarités, surtout face à des cultures d’entreprises différentes. De plus, l’ouverture déjà démontrée de Saham à de nombreux partenariats lui permettait d’autres pistes de développement plus prometteuses que l’entrée en force dans un Groupe connu pour sa farouche volonté d’indépendance. Enfin, il n’est pas certain que les Autorités de la CIMA seraient favorables à un tel accroissement de position de Saham dans la zone, alors que la prédominance des acteurs bancaires marocains en Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) pose déjà des difficultés de supervision. Il est peu probable que l’Afrique subsaharienne ait les moyens de supporter sans en souffrir des batailles de ce type, où les considérations financières ou de « buzz » prennent le pas sur les objectifs économiques et de progrès du secteur financier.

Dans le même temps, d’autres transformations affectent le secteur avec une intensité variable.

La première est le mouvement poursuivi par beaucoup d’institutions pour disposer dans chacun de leurs pays d’implantation d’une filiale vie et d’une filiale non-vie. Depuis 2010 par exemple, une dizaine de compagnies d’assurance-vie ont encore franchi ce pas et consenti les efforts capitalistiques nécessaires pour la création d’une filiale-non vie là où elles étaient présentes. Cette stratégie peut effectivement créer une concurrence stimulante. Elle permet aussi aux groupes  de réaliser, dans les nations concernées par cette double implantation, des synergies génératrices d’économies au niveau global et de diversifier les risques en vue d’améliorer la rentabilité. Cependant, cette tendance conduit à une multiplication des acteurs dans chaque pays, qui pourrait être plus rapide que l’accroissement des chiffres d’affaires nationaux et être peu cohérente avec la nécessité de renforcement de chaque compagnie.

La seconde se traduit par l’intensification des relations capitalistiques entre banques et assurances en vue, pour ces dernières, de diversifier leurs réseaux de distribution et de renforcer les pratiques de bancassurance. En la matière, deux « deals » d’importance s’affichent dans l’actualité : NSIA deviendrait actionnaire majoritaire des quatre filiales dans l’UEMOA de la banque nigériane Diamond, tandis que Sunu rachèterait 59% du capital de la banque togolaise BPEC avant d’annoncer d’autres acquisitions. Si ces opérations sont validées par les Autorités de tutelle, il s’agirait de grandes premières et de la confirmation que cette connexion capitalistique est jugée comme un outil essentiel pour doper l’activité des assurances. A un niveau plus modeste, les marocaines Atijari et BCP poursuivent leur création de filiales d’assurance en zone subsaharienne, qui pourront travailler étroitement avec leurs implantations bancaires. Ces investissements devraient apporter aux compagnies intéressées un net renforcement de leurs canaux de distribution, et donc de leur chiffre d’affaires, et apparaissent en conséquence une affectation judicieuse de fonds propres accrus. Il restera à vérifier, d’un côté, si les acquisitions se sont faites au juste prix et peuvent être rentabilisées suffisamment vite et, par ailleurs, si les assureurs sauront s’allier les compétences nécessaires pour maîtriser les risques inhérents à leurs nouvelles activités bancaires. Ces contraintes risquent de ne pas être satisfaites par tous. Le fait que le secteur des assurances prenne le leadership de ces rapprochements est cependant une nouveauté et un signe encourageant.

La troisième consiste dans le rythme de création de nouveaux produits. En la matière, les changements sont, hélas, plus limités. Certes, quelques compagnies se font plus présentes dans la micro-assurance, souvent en partenariat avec des sociétés de télécommunication et à travers le téléphone mobile, ou s’essaient à l’assurance agricole tandis que l’assurance santé s’étend dans la plupart des pays. Mais on est loin de la profusion à laquelle on pourrait s’attendre à la suite des discours des états-majors. Dans les pays avancés au contraire, la fièvre des « assurtech » a pris une nouvelle dimension en 2017 et, de l’Europe aux Etats-Unis, plus d’un milliard d’USD auraient été investis en ces domaines sur le premier semestre. Les nouveautés vont de l’assurance-vie à la gestion des sinistres en passant par la couverture santé. Croissance du chiffre d’affaires et meilleure rentabilité sont les principaux objectifs visés, ce qui explique le vif intérêt des plus grands groupes mondiaux pour ces innovations. Ce besoin de meilleure prise en compte des préoccupations de la clientèle et de gestion plus rationnelle des opérations est encore plus urgent pour les entreprises modestes et insuffisamment rentables qui caractérisent l’Afrique de l’Ouest, et aurait exigé davantage d’efforts. Le manque de moyens financiers explique sans doute la lenteur des  évolutions. Pourtant, pour briser le cercle vicieux où le secteur reste enfermé, le renforcement des ressources propres des acteurs sera indissociable d’une bonne sélection des priorités d’action.

En ce point d’étape, le bilan de la réforme apparait donc mitigé et les actions menées ne semblent pas s’être orientées dans les directions prioritaires. D’autres grandes réformes récentes, comme celle du système de réassurance dans la zone, pourraient encore compliquer la situation : la préférence accrue qui va être donnée aux compagnies de réassurance de la zone pourrait en effet conduire à une hausse des coûts peu propice au développement des affaires. Face aux défis d’une mutation difficile, la pertinence de la stratégie conduite par les chefs d’entreprises du secteur et l’intensité du suivi des Autorités seront plus que jamais décisifs pour que la réforme de 2016 ne soit pas un rendez-vous manqué.

Paul Derreumaux

Article publié le 03/10/2017

 

Crowdfunding en Afrique : le meilleur et le pire

Crowdfunding en Afrique : le meilleur et le pire

 

Le « crowdfunding », ou financement participatif, est une idée ancienne remise au goût du jour par l’évolution des techniques. En l’occurrence, il évoque le financement d’un projet ou d’une structure sans intermédiaires, telles les banques ou la bourse, par une mise en contact directe entre un demandeur et des offreurs de ressources financières. Le processus est ancien : les appuis financiers amicaux et familiaux, les dons, les sociétés mutuelles, par exemple, ont de tous temps relevé de ce principe. L’arrivée massive de l’internet à la fin des années 1990, puis des réseaux sociaux, a fourni un nouvel instrument au service de cette approche communautaire, par la création de plateformes informatiques facilitant et accélérant cette entrée en relation. Les industries artistiques (cinéma, musique) en ont été les précurseurs. La pratique s’est ensuite largement répandue à d’autres secteurs, notamment l’immobilier et les « start-up » des nouvelles technologies. Les « business angels », institutions d’appui à la création de jeunes entreprises, y ont trouvé un moyen bien adapté à leurs objectifs et ont  contribué à sa diffusion. D’autres éléments jouent aussi pour expliquer l’audience croissante du crowdfunding : profusion actuelle de capitaux en quête de placements, espoir de rémunérations élevées face à des placements classiques aux taux très bas, goût de plus en plus prononcé pour des actions de solidarité sont quelques-uns de ces facteurs. Même s’il reste encore un mode financement très minoritaire, le crowdfunding fait donc aujourd’hui partie du paysage financier des pays du Nord.

Le terme et son contenu ont récemment pénétré l’Afrique où la question des ressources propres des entreprises est encore plus difficile et où toute nouvelle idée est la bienvenue. Certes, les plateformes informatiques spécifiques sont encore rarissimes mais, sous des formes plus traditionnelles et moins automatisées, l’Afrique subsaharienne a déjà accueilli diverses expériences de ces financements participatifs.

Certaines ont été des réussites. L’une des plus remarquables en zone francophone est sans doute celle qui a présidé à la naissance des deux premières BANK OF AFRICA et de leur holding African Financial Holding (AFH), qui ont été à l’origine d’un des principaux groupes bancaires africains. Les BANK OF AFRICA du Mali et du Benin ont ainsi rassemblé pour leur création « ex nihilo », respectivement en 1982 et 1989, des centaines d’actionnaires privés nationaux. A cette fin, les promoteurs ont multiplié dans chaque cas les réunions pour toucher directement le public le plus large, parfois avec l’appui de leaders d’opinion, et le convaincre d’investir même modestement. La force et la qualité de ces contacts directs ont été  déterminantes pour le succès de ces opérations et l’entrée en bourse ultérieure de ces sociétés, bien réussie, a prouvé le maintien de ce climat de confiance. Cette même confiance mutuelle basée sur des contacts étroits et un « parler vrai » des promoteurs a eu les mêmes résultats positifs au niveau de la holding, où le capital a été multiplié par 200 et le nombre d’actionnaires par 10 en 20 ans. Les multiples nationalités de ceux-ci ont seulement rendu l’exercice encore plus difficile sans vraiment l’entraver.

A l’opposé, de graves constats d’échec sont observés. L’un des plus récents est celui des « projets d’agro-business » privés – hévéa, cultures maraîchères –  lancés en Côte d’Ivoire en 2016. Au terme d’une habile campagne de promotion et de promesses mirifiques de rendement, des dizaines de milliers de souscripteurs, de l’intérieur et de la diaspora, ont apporté directement à quelques sociétés privées des ressources évaluées à plusieurs dizaines de milliards de CFA. Les réalisations n’ont cependant pas suivi et une bonne partie des fonds réunis a disparu des comptes bancaires des sociétés concernées. Devant la menace d’une crise sociale, l’Etat a été contraint d’engager lui-même début 2017 le remboursement des fonds ainsi disparus, en attendant d’hypothétiques autres solutions. Des nations comme le Nigéria affrontent régulièrement de telles difficultés. De même, dans l’immobilier, il est fréquent de rencontrer des promoteurs qui collectent auprès des ménages de premières souscriptions pour la réalisation de programmes de logements et disparaissent avant la fin de ceux-ci. L’effet de telles malversations pénalise gravement les entrepreneurs sérieux qui souhaitent recourir au financement participatif et retardent d’autant des investissements utiles.

Pour contrer ces risques, les pays les plus avancés mettent peu à peu en place des réglementations qui encadrent le système de mobilisation d’une épargne collective, limitent les abus possibles et prévoient des sanctions. Ces garde-fous seraient sans doute particulièrement utiles en Afrique pour limiter les dérives. Toutefois, les deux meilleures protections seront ailleurs. La première réside dans la qualité des projets présentés et, encore plus, de leurs initiateurs, afin que la confiance, sur laquelle est totalement basé ce système, soit pleinement justifiée. La seconde est que les investisseurs acquièrent une capacité d’analyse minimale pour mieux résister aux sirènes de leur propre cupidité et, souvent, des mensonges des promoteurs. La route sera longue pour que ces deux conditions soient réunies mais les possibilités qu’offre cette forme de mobilisation de ressources méritent ce combat.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/08/2017

UEMOA : sale temps pour les banques ?

UEMOA : sale temps pour les banques ?

 

Les banques de l’Union Économique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) ont vu quelques paramètres déterminants de leur activité  brutalement modifiés en ce début 2017.

Celles-ci étaient en effet devenues en quelques années des partenaires de premier plan dans le nouvel environnement mis en place pour le financement régional des besoins des Etats de l’Union en étant des souscripteurs essentiels dans les émissions d’emprunts obligataires publics. Au moins deux raisons expliquent cette situation. Ces titres publics offrent d’abord un rapport sécurité/rémunération de bon niveau : la signature des Etats garantit normalement l’absence de tout besoin de provision durant la vie de l’emprunt et donc de tout prélèvement sur la rentabilité ; les taux offerts, restés jusqu’ici entre 5,0% et 6,5%, sont en conséquence des taux nets et la défiscalisation de ces opérations conduit à un taux encore sensiblement supérieur en terme de contribution au bénéfice. La surveillance portée par les institutions du marché financier régional, tant dans l’émission de chaque emprunt que durant la vie de celui-ci, apporte un confort supplémentaire pour les détenteurs de ces actifs. En second lieu, la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) a décidé que les titres émis par les Etats et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) seraient tous éligibles au refinancement qu’elle peut apporter aux établissements bancaires, au même titre que les crédits bénéficiant d’un « accord de classement ». Or, ces accords de classement restent fort difficiles à obtenir, malgré quelques adoucissements apportés au fil du temps par l’Autorité monétaire : les critères comptables que doivent respecter les entreprises à qui sont attribués les concours sont en effet rigoureux au regard de l’environnement économique et des méthodes de fonctionnement de la quasi-totalité des entreprises de l’Union, et les accords de classement sont rares et peuvent aussi être brutalement supprimés au vu de mauvais résultats d’un exercice social.

Compte tenu de ces divers paramètres, les titres publics sont désormais pour les banques le support privilégié pour leurs éventuels refinancements mais aussi une composante croissante de leurs actifs. On note ainsi en 2016 que les titres publics représentent près de 30% des emplois bancaires et qu’ils croissent à un rythme nettement plus rapide que les concours à l’économie –respectivement 7,1% et 4,5% durant le premier semestre de l’année dernière-. Dans le même temps, les banques ont bénéficié de refinancements de la BCEAO pour un montant proche de leurs nouvelles souscriptions aux titres d’Etat. Les modalités de fonctionnement des deux guichets de refinancement ouverts par la BCEAO ont facilité cette évolution : le recours au guichet principal est certes resté réglementé et limité, mais la plus grande liberté de fonctionnement du guichet marginal et son coût modeste en ont fait un vecteur privilégié et les niveaux de son utilisation ont connu un grand développement. A fin juillet dernier, les refinancements basés sur ces titres dépassaient 3100 milliards de FCFA et donc la limite de 35% des recettes fiscales de l’UNION pour l’année 2014.

Deux décisions de la BCEAO de décembre 2016 ont brutalement remis en cause ces mécanismes : limitation des refinancements à 200% des fonds propres de l’établissement emprunteur, cette limite étant applicable dès fin juin 2017; relèvement significatif immédiat des taux pratiqués, surtout sur le guichet marginal, par ailleurs supprimé début avril 2017. Avec cette politique nouvelle, la Banque Centrale poursuit plusieurs  objectifs. Elle souhaite d’abord orienter davantage les banques vers les concours aux entreprises et ménages, en vue d’une contribution plus active au développement de l’économie régionale. Elle veut aussi encourager les banques à recourir  au marché interbancaire qui se développe insuffisamment à son gré et demeure surtout limité pour l’instant aux prêts à court ou très court terme, et entre établissements d’un même groupe.

Ces deux principales cibles ne sont pas aisées à atteindre. La confiance entre les banques est encore fragile et n’évoluera que lentement. La montée des risques de crédit freine par ailleurs les ardeurs des banques, notamment vis-à-vis de cibles difficiles comme les Petites et Moyennes entreprises (PME). En revanche, l’effet des mesures sur la participation des banques aux souscriptions de titres publics a été immédiat. Durant les quelques semaines qui ont suivi, les émissions de Bons et Obligations de quelques Trésors Publics n’ont pu être entièrement souscrites par des banques craignant pour leur liquidité. Les émissions suivantes ont en outre été marquées par des taux en hausse notable pour faciliter le placement des titres mis sur le marché. Pour rassurer les banques et lever les inquiétudes possibles de certains Etats quant au financement de leurs besoins de trésorerie, la BCEAO a pris rapidement deux autres mesures ; abaissement de 5% à 3% du coefficient de réserves obligatoires, libérant de la trésorerie à due concurrence ; augmentation massive du montant mis en adjudication de l’injection hebdomadaire de liquidités, de façon à réduire le recours au guichet de prêt marginal.

Il faudra sans doute quelque temps pour savoir si ces différentes dispositions permettent de retrouver un nouvel équilibre satisfaisant pour toutes les parties en jeu. Dans tous les cas, chaque acteur aura à réaliser de nouveaux efforts. Pour les Etats, le levier du marché régional obligataire, solution de plus en plus utilisée ces dernières années, sera sans doute moins aisé, ce qui imposera, pour ne pas retomber dans les excès d’endettement extérieur, des efforts accrus en matière d’impôts et de droits de douanes : les ratios « Recettes fiscales/ Produit Intérieur Brut » peinent en effet à atteindre le seuil souhaité de 20%, tant par suite de la structure présente des impôts que de l’efficacité de leurs recouvrements. Pour le secteur bancaire, actuellement déjà soumis dans la zone aux contraintes résultant du passage des normes de Bâle I à celles de Bâle III, il va s’agir de s’adapter aux nouvelles règles par l’identification de produits de substitution ou une augmentation supplémentaire des fonds propres. Il pourrait en résulter une baisse au moins provisoire de la rentabilité.

Alors, sale temps pour les banques ? Pas si sûr. Les réformes structurelles sont souvent indispensables pour ne pas tomber dans la facilité et pour fonder de nouveaux progrès. La fin des placements de trésorerie rémunérateurs offerts par la BCEAO dans les années 1990 n’a pas empêché, bien au contraire, les établissements bancaires de poursuivre leur expansion et de  gagner une santé florissante. Elle a en même temps fortement contribué à développer les crédits à l’économie et à renforcer le rôle des banques. Une nouvelle fenêtre d’opportunités peut ainsi déboucher des récents changements si certaines conditions sont réunies. La transformation des moyens de paiement devrait accroitre fortement les ressources drainées si les systèmes bancaires prennent bien leur part à la révolution digitale en cours. La multiplication tant souhaitée des PME et des crédits à l’habitat offre des possibilités immenses si les banques réussissent enfin à mettre au point des formules leur permettant une plus grande implication sans augmenter à l’excès les risques encourus. Une modération volontaire et provisoire des dividendes versés et un plus grand recours aux marchés financiers pour des augmentations de capital apporteraient les suppléments de ressources propres requis pour des investissements dans l’organisation, la modernisation, les gains en productivité permettant de mieux franchir de nouvelles étapes.

Comme dans l’art de la guerre, la meilleure défense des banques sera leur capacité de reprendre l’offensive. Elles en ont, ou peuvent trouver, les moyens financiers et peuvent s’appuyer sur une forte attente de leur clientèle et sur le soutien probable des Autorités politiques et administratives. Celles qui passeront le plus vite à l’acte dans ces mutations structurelles seront très certainement celles qui transformeront le mieux cette phase délicate en facteur de succès. 

Paul Derreumaux

Article publié le 28/04/2017

Enfin le «Big Bang» des assurances en zone CIMA?

Enfin le « Big Bang » des assurances en zone CIMA ?

 

Face aux progrès rapides et aux profondes transformations de la banque subsaharienne des trente dernières années, le secteur des assurances, qu’il s’agisse des activités vie ou des branches non-vie (IARD), continue à jouer les seconds rôles dans le système financier d’Afrique francophone. Certes, quelques groupes régionaux se sont constitués les dix dernières années et sont devenus des acteurs prédominants du marché. Ils n‘ont toutefois pas conduit à la croissance exponentielle que tous attendaient. Les 14 pays regroupés dans la Conférence Interafricaine des Marchés d’Assurance (CIMA) restent caractérisés par un taux de pénétration très faible tant en valeur absolue (0,27% du produit Intérieur Brut (PIB) pour la vie et 0,65% pour la non-vie en 2014) que par comparaison à d’autres zones : respectivement de 1,1% et 2,1% au Maroc, et 4,2% et 2,7% en Europe par exemple.

De nouveaux atouts s’étaient pourtant ajoutés à l’existence d’un vaste espace aux règles uniformes, embrassant 14 pays (fait sans doute unique au monde) et quelque 150 millions d’habitants. De vrais assainissements ont en effet été introduits ces dernières années : doublement du capital social minimum en 2012 ;  comptabilisation en produits des seules primes encaissées et non des primes émises; accélération de l’indemnisation des sinistres ; exigence nouvelle pour chaque compagnie de scinder  les opérations vie et non-vie en deux entités juridiquement distinctes. De plus, le retour à une croissance économique soutenue et l’augmentation des revenus moyens par tête dans toute la zone étaient aussi des éléments favorables à une relance du secteur. Deux principales raisons expliquent sans doute la déception : d’un côté, la persistance d’un nombre trop élevé de petites compagnies insuffisamment capitalisées et peu structurées ; de l’autre, l’inadaptation des produits offerts et de leur distribution par rapport aux besoins du public.

La CIMA  a frappé en 2016 un grand coup sur le premier plan en imposant une multiplication par 5 du capital minimum à une échéance de 5 ans, avec une étape intermédiaire d’un triplement dans les 3 ans. Pour les entreprises d’assurance actuellement présentes dans la zone CIMA, ce diktat est un coup dur : la plupart des compagnies sont en effet loin du compte et leurs capacités de recapitalisation pour atteindre l’objectif souvent incertaines. La société de Conseil en assurances, Finactu, a conduit en octobre 2016, sur un échantillon de 131 sociétés implantées dans les 11 principaux pays, une analyse détaillée sur les effets à terme de cette mesure, mais aussi sur les risques auxquels conduit celle-ci.

La démonstration effectuée est mathématiquement sans appel. Elle part d’une hypothèse simple mais logique: les actionnaires, anciens ou nouveaux, n’accepteront d’investir que si la profitabilité nette des compagnies atteint au moins 15% du capital. Sur cette base, et compte tenu du nouveau capital minimum imposé et de la rentabilité moyenne observée des sociétés  (8% pour la branche non-vie et 4% pour la branche vie sur la période récente), le nombre de sociétés qui n’ont pas le résultat net ou le chiffre d’affaires annuels suffisants pour la rémunération minimale escomptée par les actionnaires a été recensé. Dans le secteur vie, 38 des 45 entreprises existantes ne satisfont pas à l’une ou l’autre des deux contraintes fixées. Ce nombre est de 54 pour les 86 entreprises de la branche non-vie. De plus, le capital social supplémentaire nécessaire aux 125 sociétés de l’échantillon qui disposent présentement d’un capital inférieur aux 5 milliards de FCFA prévus dépasserait 400 milliards de FCFA, soit 45% du chiffre d’affaires total des 131 sociétés étudiées. L’énormité des accroissements capitalistiques à opérer explique la conclusion de l’étude : il sera impossible à toutes les sociétés d’atteindre l’objectif visé, soit en raison des difficultés à réunir les ressources nécessaires, soit par suite de l’incapacité à élever l’activité jusqu’au chiffre d’affaires minimum requis. Il devrait en résulter la disparition  de nombreuses compagnies par arrêt de celles-ci ou par absorption ou fusion avec les compagnies les plus importantes. Le rapport estime ainsi que le nombre des sociétés devrait dans les 5 ans être réduit à environ 80.

L’évolution décrite s’appuie sur les exemples du Maroc, du Nigéria ou, dans un contexte différent, de France. Les fortes augmentations de capital minimum décidées dans ces pays ont entrainé la fermeture de certaines sociétés d’assurance, alimenté la concentration du secteur, accru la rentabilité des sociétés subsistantes grâce à la diminution des coûts fixes et accéléré notamment une informatisation massive, élément essentiel de cette baisse des charges.

Le cas des pays relevant de la CIMA se distingue cependant de ces exemples et l’ajustement capitalistique demandé pourrait conduire à des résultats moins tranchés pour au moins trois raisons. D’abord, la résistance à un mouvement de regroupement est forte dans la zone, comme l’ont montré les deux dernières augmentations de capital minimum imposées aux banques pour 2007 puis 2017 : le nombre d’établissements ne s’est pas réduit et chaque entité a réussi à trouver une solution individuelle. Le long délai de 5 ans toléré pour ce quintuplement du capital social des assurances va favoriser cette tentation de solutions sans rapprochement inter-compagnies, notamment par des ajustements progressifs rendus possibles par l’augmentation naturelle du chiffre d’affaires sur la période. Par ailleurs, une forte restructuration de la profession, sous forme de disparitions de sociétés ou de regroupements  nombreux, suppose pour être supportable d’importantes mesures de facilitation et d’accompagnement de la part des pouvoirs publics : indemnisation ou reclassement des personnels concernés par les fermetures et les regroupements, paiement des sinistres en instance des compagnies dissoutes, gestion des effets sur les réseaux de distributeurs touchés par ces opérations. La mise en place de structures performantes et dotées de moyens suffisants est donc indispensable pour minimiser, bien répartir et régler dans les meilleurs délais ces inévitables coûts de la réforme : faute de telles structures, le risque du statu-quo n’est pas à exclure. Enfin, les nouveaux critères de capital et les augmentations de chiffre d’affaires qu’ils imposeront à chaque compagnie pourraient conduire dans les plus petits pays à la non-viabilité de toute société d’assurances locale ou à la présence d’un monopole préjudiciable pour le public. Pour empêcher de telles situations, la CIMA aura à faire preuve de volonté et d’imagination. Les solutions de l’agrément régional unique ou d’une autorisation de commercialisation dans un pays des produits d’une compagnie agréée dans un autre pays seraient des choix possibles mais se heurtent à des dogmes jusqu’ici bien installés. En l’absence de telles décisions, des exceptions à la nouvelle règle pourraient être préférées et perturber la transformation du cadre général.

Même si elles sont contraignantes, les nouvelles normes capitalistiques devraient introduire des cercles vertueux capables de provoquer les trois révolutions escomptées dans le secteur.

La première est celle des canaux de distribution, en particulier pour l’assurance vie. A côté des agents généraux et des courtiers, deux nouveaux modes devraient prendre une place dominante, comme dans d’autres zones. C’est d’abord la bancassurance : la densité croissante des agences bancaires et le développement des « packages » font des banques un vecteur naturel des assureurs pour atteindre au moindre coût de nouveaux publics, et la présence d’actionnaires communs facilite parfois cette synergie. C’est surtout le nouveau champ ouvert par le téléphone mobile : grâce à la multiplication incessante des applications disponibles sur celui-ci, la souscription de micro-assurances à des prix très réduits est devenue facile et permet de viser de vastes populations aux revenus modestes et de nouveaux créneaux comme l’assurance maladie ou l’assurance agricole. Des coopérations, voire des alliances, devraient d’ailleurs se développer entre les acteurs du secteur et les sociétés de télécommunications.

Une deuxième est celle des produits offerts. Les récentes améliorations apparues restent modestes par rapport à la gamme sans cesse élargie rencontrée dans les pays du Nord mais aussi l’Afrique du Sud ou le Maroc. Les nouvelles technologies, la transformation des modes de vie sur le continent, la recherche d’une meilleure adéquation du produit avec les services visés et les moyens financiers des assurés multiplient les opportunités à saisir. L’assurance indicielle agricole, apportant une protection contre les phénomènes naturels sur la base de données météorologiques désormais plus fiables, en est un bon exemple : elle devrait avoir un effet très positif sur la productivité du secteur en apportant aux paysans une sécurité auparavant inconnue face aux risques climatiques qui pourraient se multiplier. De même, l’imposition par les Autorités du caractère obligatoire de nombreuses polices civiles ou professionnelles, à l’image des exigences de pays plus avancés, favoriserait la croissance des assureurs tout en protégeant le fonctionnement sans heurt de nombreuses activités.

Une dernière transformation majeure est celle de la rationalisation du fonctionnement, conduisant à la fois à l’amélioration de la qualité de service et à la compression maximale des frais généraux. Le poids actuel de ceux-ci dans le chiffre d’affaires, proche de 25% en moyenne, est sensiblement supérieur aux normes internationales et pénalise la rentabilité des acteurs. En la matière, un effort prioritaire doit être consacré à l’informatisation massive des composantes de l’activité : émission des primes, données statistiques des assurés, gestion des sinistres, réassurance, reportings. Les gains en coût d’exploitation et en rapidité d’action qui en résulteront seront accompagnés de la possibilité d’une meilleure sélection des risques et, une nouvelle fois, d’une hausse de rentabilité.

Ces trois transformations, indispensables pour donner aux assureurs de la zone CIMA une bonne chance de rejoindre les pays africains les mieux placés, impliquent que les acteurs du secteur investissent avec ampleur et innovent avec audace. L’augmentation de capital  imposée trouve donc ici toute sa justification, et la concentration qui devrait en ressortir facilitera sans doute cette mise à niveau. Dans cette phase, certains ajustements pourraient être difficiles, voire douloureux. En ce secteur comme en beaucoup d’autres, les actes concrets posés par les pouvoirs publics, leur suivi attentif des réformes et leur propre capacité  à ajuster ou compléter celles-ci si nécessaire seront donc des éléments aussi décisifs du succès ou de l’échec final que la volonté des entreprises d’aller de l’avant.

Paul Derreumaux