Depuis quelques années, les banques des huit pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) opèrent dans un contexte économique et politique difficile : pandémie du Covid en 2020, impacts de la guerre en Ukraine à partir de 2022 ; forte inflation en 2023 ; crises politiques depuis 2020 assorties de sanctions économiques sur plusieurs périodes. Malgré tout, le secteur bancaire a connu dans l’ensemble une de ses périodes les plus favorables tant en termes de croissance que de rentabilité, tout en effectuant une mue accélérée pour sa composition et sa modernisation et en satisfaisant globalement aux durcissements de la réglementation prudentielle. En ce milieu d’année, trois constats synthétiques montrent que 2024 pourrait être encore un « millésime » chargé en évènements.
En termes de résultats, 2023 a vraisemblablement été une année faste. Dans le rapport annuel de la Commission Bancaire, tout juste publié, les principales données d’exploitation évoluent encore positivement par rapport à 2022 : +7,8% pour les crédits directs, + 10,0% pour les Produits Nets Bancaires, -3,2% pour le coefficient d’exploitation, – 0,4% pour le poids relatif des créances en souffrance ramené à 8,5% des encours, et surtout + 18,9% pour les résultats. Pour 12 des 14 banques cotées sur la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM), les gains sont en moyenne encore plus marqués : pour les bénéfices d’abord ; parfois bien davantage pour les dividendes, qui représentent dans certains cas cette année une part accrue des résultats ; et une hausse significative fréquente des valorisations boursières. Avec un profit net de 97 milliards de FCFA, la Société Générale de Côte d’Ivoire est le symbole de cet exercice exceptionnel : +30% pour le bénéfice, +39% pour le dividende. Pour l’exercice en cours, le premier semestre pourrait être au moins au niveau du précédent si on en juge par les indicateurs déjà fournis par les banques inscrites à la BRVM. L’année devrait être toutefois également marquée par deux tendances apparues en 2023 : une croissance des crédits directs à l’économie supérieure à celle des placements en trésorerie, toujours dominés par les emprunts publics des Etats de l’Union ; une augmentation de plus en plus poussive des dépôts bancaires, qui traduit les difficultés économiques de quelques pays et les incertitudes monétaires croissantes.
En matière de structuration, on pouvait imaginer que 2024 soit surtout dominée par le doublement du capital minimal des banques, décidé par la Banque Centrale de l’UEMOA en décembre 2023, à libérer sur 3 ans. En réalité, cette augmentation est aujourd’hui déjà effectuée ou programmée par la plupart des entités qui n’étaient pas encore à ce niveau, le plus souvent par incorporation de réserves existantes, et donc sans apport de ressources propres nouvelles. Les rares établissements n’ayant pas cette possibilité se tournent vers leurs actionnaires et des investisseurs additionnels pour atteindre cet objectif, comme Mansa Bank vient de le faire en Côte d’Ivoire. Le nouveau seuil d’entrée de 20 milliards de FCFA ne devrait donc créer aucun mouvement de concentration du secteur. Deux autres évènements pourraient avoir une plus grande importance. L’un est le départ de l’UEMOA de la dernière banque française à y être présente : la Société Générale a en effet annoncé sa décision de céder toutes ses filiales, et notamment celles de Côte d’Ivoire et du Sénégal, respectivement première et huitième banques de l’Union. Cette opportunité a déjà éveillé, comme pour la BNP en 2022/23, plusieurs marques d’intérêt d’investisseurs privés, au vu des résultats actuellement dégagés dans le secteur, mais aussi publics, pour des raisons stratégiques. Mais la vente effective pourrait être plus lente comme le montre le « deal » encore pendant de la vente de la filiale de ce Groupe au Burkina Faso. L’autre fait, plus discret mais notable, est la rapide montée en puissance de l’actionnariat public dans les systèmes bancaires régionaux : +113% en 4 ans, avec un taux de détention moyen atteignant fin 2023 plus de 32% en Côte d’Ivoire et au Mali. Selon la Commission Bancaire, 23 banques, soit 15% du total, sont aujourd’hui contrôlées par des actionnaires étatiques et représentent 21% de l’ensemble des bilans et 22% des risques. L’avenir dira si ce changement récent et profond des actionnariats par rapport aux décennies antérieures génère ou non certaines transformations dans la politique des banques concernées.
Performant et mouvant, le système bancaire de l’UEMOA doit encore relever des défis. Certains sont anciens, comme celui d’une plus grande contribution au financement des économies. Ainsi, sur l’année écoulée, l’augmentation des crédits a été de nouveau moins rapide que celle du Produit Intérieur Brut -respectivement +7,9% et +9%- et le ratio correspondant reste inférieur à 30% : la réticence au financement des petites entreprises, qui constituent l’essentiel de l’appareil économique, et les exigences accrues en termes de fonds propres rendent difficile cet effort, pourtant indispensable. Les améliorations de l’environnement juridique et administratif pourraient le faciliter, mais la volonté des banques sera déterminante. Une récente analyse de la BCEAO souligne d’ailleurs que 400 grandes entreprises de l’Union sont à elles seules les bénéficiaires de 30 % des crédits bancaires régionaux. On pourrait évoquer aussi le chantier de la digitalisation pour laquelle, avec retard, d’importants progrès sont en cours. D’autres challenges sont plus récents et pourraient se multiplier tels les deux exemples suivants. Le départ progressif des banques françaises s’accompagne parfois d’un durcissement des circuits traditionnels de « correspondant banking » avec les banques africaines, qui implique pour celles-ci la nécessité d’ouvrir d’autres circuits de traitement des opérations internationales. Ceci conduit notamment les groupes les plus puissants-anglophones comme francophones- du continent à ouvrir à Paris ou Londres une filiale dédiée à ces opérations : les pionniers Ecobank, BANK OF AFRICA, Access Bank, et quelques autres, devraient ainsi être rejoints par d’autres banques et avoir un périmètre de clients de plus en plus large. Surtout, il apparait déjà que de nouvelles augmentations de capital minimum pourraient avoir lieu dans un délai rapproché. Des exemples attestent que le seuil fixé est nettement supérieur dans d’autres pays subsahariens fort divers, allant du Ghana à la République Démocratique du Congo (RDC) en passant notamment par le Nigéria, où ce plancher est passé en juin dernier à 320 millions de USD (190 milliards de FCFA) pour les banques traitant des opérations internationales. De plus, le récent doublement de capital imposé par la BCEAO ayant rarement conduit à des apports de fonds propres additionnels, les limites fixées par la réglementation pour la diversification des crédits vont rester pour l’instant fort rigoureuses face à la croissance des besoins. Pour se libérer de cette contrainte dans une dépendance limitée aux prêts subordonnés, des injections de capital, de nouvelles incorporations de réserves et/ou d’autres règles de répartition des dividendes seraient des choix possibles. Des banques ont déjà entamé dès cette année ces ajustements.
La rentabilité en moyenne élevée des banques de l’UEMOA et la capacité qu’elles ont montrée à absorber les chocs récents de mutation structurelle, réglementaire et de recomposition, soulignent les atouts et la maturité croissante du système bancaire régional. Elles font aussi reposer sur lui de fortes attentes dans l’octroi de tous les types de financements, privés comme publics, intérieurs à la région. Cette pression pourrait entrainer encore à bref délai des changements significatifs dans son fonctionnement, ses stratégies et sa structuration. D’autres années remarquables sont encore à venir…
Paul Derreumaux
Article publié le 19/08/2024