Afrique : une année « blanche » en 2016 ?

Afrique : une année « blanche » en 2016 ?

L’Afrique subsaharienne connaitra-telle sa pire année depuis une décennie ? En économie, les prévisions de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) ont déjà été abaissées à trois reprises et s’établissent maintenant à 1,6%. En politique, les élections présidentielles de 2016 ne paraissent pas briller dans l’ensemble par leur transparence. Malgré les discours, la lutte contre le terrorisme marque le pas à l’Est comme, surtout, à l’Ouest. La guerre n’a cessé au Sud-Soudan que pour mieux reprendre. Conséquence directe de ces déceptions, l’attrait du continent s’est réduit auprès des investisseurs.

Ces indicateurs déprimants ne peuvent surprendre. Les réformes appelées de longue date –intégration régionale plus marquée, croissance plus inclusive, créations d’emplois beaucoup plus nombreuses, agriculture plus productive, Autorités politiques et administratives plus exemplaires- ne s’observent qu’au compte-gouttes. Leur caractère indispensable est pourtant reconnu. La hausse soutenue du PIB depuis une quinzaine d’années apporte aussi des moyens accrus et une meilleure justification pour leur réalisation, malgré les sacrifices qu’elles peuvent appeler. L’urgence ne semble donc pas avoir été réellement perçue, au-delà des discours électoraux. Dans les pays pétroliers et miniers, la diversification des économies pour une réduction de leur dépendance est restée au second plan face à l’exploitation maximale et souvent inefficace des rentes. Les actes posés pour une coopération régionale plus poussée sont mis en application avec lenteur dans les Unions qui fonctionnent « bien » ; ailleurs, comme en Afrique Centrale, les égos nationaux bloquent tout progrès significatif, aggravant les difficultés économiques. Dans la plupart des pays, le poids de l’industrie est en recul et la révolution agricole se fait attendre.

Le potentiel de développement reste toutefois réel. En Cote d’Ivoire par exemple, cohérence de la vision économique, fermeté de la volonté gouvernementale et priorité donnée à l’action se conjuguent pour de premiers fruits : la croissance du PIB se maintient au-delà de 8% par an et les investissements privés commencent à relayer les investissements publics, notamment pour la transformation locale des produits agricoles. Le Rwanda, l’Ethiopie, la Tanzanie paraissent suivre un chemin analogue avec les mêmes recettes. La probabilité d’une Afrique à deux vitesses est donc devenue élevée : d’un côté, quelques nations les plus attentives aux exigences du développement économique et à un effort collectif ; de l’autre, hélas dominant, des pays englués dans des contraintes liées à l’absence d’une vision stratégique et à la faiblesse de leur « leadership » étatique.

La frontière entre les deux groupes restera cependant poreuse. Dans les nations les mieux placées, le fléau de la corruption et la rapacité d’intérêts particuliers peuvent ralentir, voire inverser, les évolutions les plus positives. Chez les plus fragiles, les forces du changement restent à l’œuvre et acquerront inévitablement un poids décisif : l’explosion démographique, qui va grossir la foule des déshérités si les créations d’emplois ne suivent pas ; les aspirations impatientes de la jeunesse, dont la voix sera majoritaire ; la place grandissante du secteur privé, riche d’initiatives et d’innovations mais aussi exigeant de nouveaux cadres de fonctionnement. A plus ou moins long terme, ces forces s’exprimeront, fut-ce si nécessaire d’une manière violente. L’Afrique, déjà si handicapée, pourra-t-elle faire l’économie d’une telle révolution ?

Paul Derreumaux

Article publié le 27/10/2016

Vive le FCFA?

Vive le FCFA ?

Comme chaque année, à l’approche des réunions de la zone Franc, les procès contre le FCFA fleurissent. Pourtant, cette monnaie commune plus que soixantenaire ne porte pas toutes les responsabilités négatives dont on l’accable. 

Il y a en réalité deux zones CFA –en mettant à part le cas particulier des Comores- et, dans chaque zone, de l’Ouest comme du Centre, la question globale en englobe trois sous-jacentes : celle de la fixité du lien entre le FCFA et l’Euro, celle de la liberté des changes à l’intérieur de la zone concernée, celle de la gestion du compte d’opérations de la zone. Les anti-CFA s’en prennent indifféremment à une ou plusieurs des caractéristiques de la zone en essayant de démontrer les inconvénients qui en résultent. Leur combat semble erroné à deux points de vue : d’abord, le FCFA n’a pas que les handicaps qu’on lui prête si exclusivement ; surtout, les variables monétaires ne sont pas le déterminant premier de la croissance économique.

Si certains inconvénients du FCFA sont réels, il ne faut pas en revanche imputer au système monétaire de la zone franc des pêchés qu’il ne mérite pas. Sur ce point, quatre exemples au moins méritent l’attention.

D’abord, la fixité de la parité avec l’Euro ne signifie pas son immuabilité comme l’a montré la dévaluation de janvier 1994, intervenue pour corriger une parité devenue intenable. Certes, le changement fut brutal, et hélas douloureux pour les populations les plus vulnérables et certaines entreprises importatrices, en raison d’une attente trop longue pour cet ajustement. Mais il a montré que le changement était possible, et utile, sans que soient remises en cause ni la fixité du lien monétaire avec l’Euro, ni l’intégration entre pays d’une même zone. Ce dernier aspect est en effet capital pour le développement futur de l’Afrique. L’approfondissement d’espaces régionaux solides est unanimement admis comme une condition sine qua non de l’émergence économique attendue. Il impose en revanche que les politiques adéquates soient menées pour protéger les secteurs d’activité naissants, pour empêcher les importations frauduleuses, pour éviter les obstacles intra-régionaux non tarifaires, pour faciliter les financements des entreprises innovantes. Ces conditions n’ont rien de monétaire et leur absence condamne la réussite de toute politique industrielle, parité fixe ou non.

La fixité n’est pas non plus nécessairement exclusive de modifications quant à la base de référence. Le rattachement du FCFA à un panier de devises pourrait ainsi avoir un effet stabilisateur en élargissant cette base de référence, même si la structure actuelle de nos échanges commerciaux donnerait une prépondérance de l’Euro dans cette nouvelle devise, qui ne l’éloignerait pour l’instant que modérément du FCFA actuel. Aucune disposition, heureusement, n’interdit aux chefs d’Etats africains de la zone Franc de préparer une telle alternative. Une monnaie commune « autonome » est d’ailleurs à l’étude depuis plus de vingt ans dans la Communauté Economique Des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) sans progrès notables et avec une échéance de mise au point qui recule chaque année : la domination du Nigéria, et les craintes que cela implique, sont la cause majeure de ce qu’il faut bien appeler jusqu’ici un échec. La fixation des caractéristiques d’une monnaie pose en effet de nombreux et délicats problèmes qui rendent difficile sa création comme le montre aussi l’exemple de l’East African Community ( EAC): malgré le succès commercial de celle-ci et le bon niveau d’intégration des économies qui la composent, les progrès de la création d’une monnaie commune sont fort lents.

La liberté des changes à l’intérieur de la zone FCFA est également souvent présentée comme un avantage exorbitant des entreprises françaises pour leurs investissements et leurs opérations courantes dans les pays africains de la zone, d’un côté, et un encouragement à la fuite des capitaux africains et une incitation à ne pas investir localement dans les activités productives, de l’autre. Cette « liberté » est d’ailleurs loin d’être totale dans les faits. Les transferts directs entre les deux parties de la zone FCFA sont ainsi particulièrement difficiles et la plupart des transactions de ce type passent par la France qui fait la conversion entre les « Francs » de l’Ouest et ceux du Centre. En même temps, les transferts d’un pays africain vers la France font l’objet de nombreuses demandes de justificatifs par les Autorités monétaires, qui ralentissent les transactions, sont pénalisantes pour les entreprises et interpellent quant à la signification de la liberté de change.  Hors ces « restrictions », les risques soulignés sont certains mais non automatiques pour ce qui concerne le côté africain: leur concrétisation dépend avant tout de la volonté politique des dirigeants et des politiques suivies par les Etats concernés. La zone Franc n’empêche pas la Cote d’Ivoire de conduire actuellement des avancées importantes dans la transformation de ses matières premières agricoles et il n’est pas certain que l’absence du FCFA permettrait que le Mali en fasse autant pour retrouver son rôle de « grenier de l’Afrique ».

Dernière cible des critiques, le compte d’opérations où sont bloquées une partie des réserves en devises de la zone. Pour les détracteurs, le pourcentage immobilisé est considéré comme trop élevé et, contraintes de financement oblige, il est jugé que ces fonds devraient plutôt être mis à la disposition des Etats africains qui en feraient meilleur usage. Ici encore, les arguments sont au moins discutables. Outre qu’il est logique que la garantie de convertibilité s’appuie sur une contrepartie, il est à souligner que le pourcentage contesté n’est pas immuable et a d’ailleurs déjà été modifié. Encore faut-il, pour de nouveaux changements, que les demandeurs disposent d’un dossier solide et en débattent dans les instances compétentes. De plus, les chiffres concernés sont sans commune mesure avec les besoins effectifs des Etats : ainsi, pour la partie Ouest, 50% des réserves actuelles de la BCEAO ne représentent environ que l’endettement supplémentaire des Etats pour une seule année.

Quels que soient ses avantages et ses inconvénients, le FCFA ne peut de toute façon être considéré comme responsable d’une incapacité irrémédiable de la zone franc à atteindre un rythme de développement économique analogue à celui des pays subsahariens qui suivent un autre régime de changes.

Sur le long terme, aucun pays subsaharien n’a suivi une trajectoire de croissance montrant que son système monétaire est sans conteste meilleur que tous les autres. Les performances respectives sont en effet surtout variables selon les conjonctures internationales rencontrées et les politiques intérieures. Même dans la période qui a précédé la dévaluation du FCFA, les pays à taux de change variable ont été durement frappés par la détérioration des termes de l’échange et une baisse du Produit Intérieur Brut (PIB). Selon les périodes de comparaison retenues, les résultats sont d’ailleurs différents et mettent en évidence cette influence prédominante d’autres facteurs. Ainsi, sur les quinze dernières années, le Kenya n’a pris le pas sur la Cote d’Ivoire que pendant une courte période pour le PIB par tête, et l’Union Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) connait depuis trois ans une progression de son PIB supérieure à celle de la plupart des autres régions d’Afrique subsaharienne, particulièrement en 2016. Dans le même temps, et malgré ce même FCFA, l’Afrique Centrale francophone subit pleinement les effets négatifs combinés de la crise pétrolière, de structures économiques peu diversifiées et d’errances politiques, rejoignant ainsi le Nigéria qui est pourtant hors de la zone franc.

Les déterminants du développement économique peuvent être regroupés autour de  trois principales composantes connectées. La première réside dans les données naturelles du pays, allant de la position géographique aux dotations en richesses naturelles en passant par la vitalité démographique. La deuxième est la qualité des politiques économiques mettant au mieux en valeur ces données naturelles : ces politiques concernent aussi bien l’environnement juridique que, entre autres, les ressources humaines, la promotion du secteur privé ou la fiscalité, et elles sont toutes fonction de la qualité du leadership qui les définit et, surtout, les transforme en programmes d’actions adaptés à sa vision à long terme de l’espace national. La troisième est basée sur l’articulation optimale du pays avec le reste du monde, et donc sur sa capacité à faire de son environnement international un atout plutôt qu’un handicap. Le « jeu » consiste  à exploiter au mieux la première composante grâce à deux autres.

La monnaie peut être rangée dans la dernière catégorie au même titre que le degré d’isolement ou d’intégration du pays dans un ensemble régional. Elle est donc un facilitateur de croissance ou un élément de freinage parmi d’autres mais ne peut en aucun cas être à elle seule la cause d’un immobilisme de long terme. Ainsi les retards considérables en République Démocratique du Congo (RDC) ou au Zimbabwe ont bien d’autres causes que leurs dérives monétaires respectives et la correction de celles-ci par la « dollarisation » de leur économie n’a pas supprimé tous les autres maux. A contrario, la stabilité apportée par le FCFA était une base favorable mais pas une condition suffisante pour accélérer automatiquement dans chaque partie de la zone Franc la convergence des politiques économiques et fiscales et la création d’industries de substitution aux importations. La politique de réduction à tout-va des barrières douanières imposée par la banque Mondiale et les inerties des dirigeants ont sans doute davantage que le FCFA détruit les industries naissantes d’Afrique francophone.

Le FCFA n’est ainsi ni une panacée ni un repoussoir. En revanche, l’importance des chocs pouvant résulter de décisions prises sur les monnaies impose de traiter ces questions avec toute la prudence requise. En la matière, les exemples fourmillent des risques que peut générer l’arme monétaire, de l’Europe à l’Argentine en passant par la Chine, et doivent nous inciter à l’humilité. Les progrès dans le développement réalisés dans certaines parties de la zone franc sur les 15 dernières années peuvent conduire à des réflexions sur une amélioration du système en place. La réussite de tout changement d’ordre monétaire sera cependant subordonnée à la mise en œuvre de politiques « réelles » permettant d’exploiter au mieux le nouveau cadre qui serait adopté. Propositions de changement et mesures d’accompagnement sont avant tout de la responsabilité des Dirigeants africains. Hors la volonté de ceux-ci, l’immobilisme a de beaux jours devant lui.

Paul Derreumaux

Article publié le 10/10/2016

Ombres et Lumières d’Afrique – Chroniques d’un banquier atypique

OMBRES ET LUMIÈRES D’AFRIQUE – Chroniques d’un banquier atypique

Le livre que je viens de publier sous ce titre donne l’occasion d’analyser, à travers nombre d’actualités bancaires, économiques  et politiques de l’Afrique subsaharienne, les progrès mais aussi les faiblesses du développement constaté sur cette partie du continent sur les dix dernières années.

Publié par la maison ivoirienne d’édition NEI-CEDA, l’ouvrage est actuellement disponible en ligne au titre des publications de cette société, et dans les librairies d’Abidjan et de Bamako (et bientôt à Paris, Dakar et quelques autres villes). http://www.nei-ceda.com/fr/accueil/1067-ombres-et-lumieres-d-afique.html

J’espère que vous serez nombreux à le lire.

En voici l’introduction.

Il y a quarante ans, une offre d’emploi m’a conduit à quitter la France et à m’installer à Abidjan, sans que j’imagine alors l’importance que l’Afrique allait prendre dans ma vie professionnelle comme personnelle. En 1982, j’ai endossé au Mali l’uniforme de banquier et me suis engagé dans l’aventure exceptionnelle de la création, de la direction et du développement du réseau bancaire BANK OF AFRICA. Dès lors, le caractère à la fois prenant et passionnant de cette responsabilité bancaire a fait que je n’ai plus guère eu d’autre horizon jusqu’à fin 2010. A cette date, le  recul que j’ai pris par rapport à ces fonctions pouvait m’amener à me détacher du continent et à poser enfin mes valises dans mon Nord natal: il n’en fut rien. Mon destin sera finalement indissociablement lié à l’Afrique, et le Mali est bien devenu ma seconde patrie.

Durant toutes ces années, j’ai évidemment beaucoup travaillé sur les dossiers techniques les plus divers de pratique bancaire, puisqu’il m’a fallu maîtriser  tous les aspects du métier pour diriger au mieux mes équipes, mais aussi parce que cette profession a considérablement évolué sur cette longue période en Afrique subsaharienne. Toutefois, la partie de ma mission qui m’a le plus intéressé est celle de la construction de toutes les sociétés que nous avons successivement créées et du Groupe dans lequel elles se sont peu à peu intégrées. Assembler toutes les composantes indispensables pour qu’une société existe, les mettre en cohérence optimale pour que chaque entreprise soit placée dans les meilleures conditions pour grandir, ajuster l’organisation des sociétés à leur taille au fur et à mesure de l’évolution de celles-ci, complexifier l’assemblage en multipliant des entités liées entre elles pour en tirer le maximum de puissance et de synergie, m’ont toujours irrésistiblement attiré. Bien que la banque ait totalement focalisé mes pensées professionnelles pendant trois décades, elle n’a donc pas phagocyté ma personnalité : je suis resté un banquier atypique, plus prêt à savourer  la beauté et la solidité de mes constructions que les chiffres que je me retrouvais à manier, finalement plus bâtisseur que comptable.

Il y a quelques temps, une journaliste avide de scoops me réclamait des détails croustillants, des noms, des histoires de pots-de-vin ou autres ragots scabreux qui pourraient exciter la curiosité malsaine de ses lecteurs. J’ai dû beaucoup la décevoir en lui disant que je ne pouvais

guère la renseigner. Non pas parce que je n’avais jamais entendu parler de tels événements ou personnages scandaleux dans les contextes où je me trouvais, mais parce qu’ils ne m’avaient jamais vraiment intéressé et que j’avais réussi à les écarter de mon contexte professionnel. Mes compagnons de route et moi-même avons certes connu des périodes de difficultés et de crises, parfois sérieuses, mais celles-ci relevaient toutes du registre normal de la vie d’une société. Je crois d’ailleurs sincèrement qu’il en est de même pour la plupart des chefs d’entreprise. Ce ne sont pas ces personnages douteux ou les faits auxquels s’attachent leur nom qui feront évoluer positivement le continent et j’ai à leur égard une capacité d’oubli et de mépris étonnante.

L’environnement de l’Afrique subsaharienne dans laquelle je vis sans discontinuer depuis si longtemps et l’affection que je porte aux populations de ce continent m’ont poussé depuis longtemps vers d’autres centres d’intérêt. Autour de moi, depuis le début des années 1980, s’accumulent à la fois tant de changements et d’améliorations, mais aussi tant d’échecs et tant de retours en arrière. Face à ce « tango » permanent, vraisemblablement inévitable, il est d’autant plus difficile de se sentir apaisé que les défis posés au continent sont de plus en plus pressants: la poussée démographique en cours et le retard en innovation par rapport au reste du monde figurent parmi les plus dramatiques de ces challenges. Face à l’immensité et à l’immédiateté des besoins, deux positions m’ont toujours paru naturelles.

Celle de la réflexion critique d’abord : Pourquoi cette lenteur dans l’action et ces hésitations dans les progrès accomplis ? Pourquoi l’urgence n’apparaît-elle pas obsédante pour la plupart des responsables africains ? Pourquoi tant de fourvoiements qui auraient pu être évités et se poursuivent malgré tout? Pourquoi les Présidents, qui passent tant de temps à voyager, manquent-ils de volonté à appliquer dans leurs pays les modèles qu’ils rencontrent ailleurs ? Autant d’interrogations qui s’imposent à moi et que j’ai envie de partager car, j’en suis sûr, beaucoup font la même analyse et s’impatientent, soucieux que les avancées se multiplient et s’accélèrent.

Celle de l’action, ensuite. Quel que soit l’endroit où se porte le regard en Afrique, on ne peut qu’être effaré par l’ampleur des retards à combler et des situations à transformer. Les grands projets, dits « structurants », sont certes nécessaires. Ils se mettent toutefois en place avec trop de lenteur, souvent paralysés par l’impéritie des Etats, les égos des institutions de financement et des investisseurs, et les discussions qui s’éternisent sans raison entre ces différentes parties prenantes. On pourrait y ajouter les discours de ceux qui se complaisent à parler d’investissements gigantesques en rêvant des profits qu’ils peuvent leur apporter mais qui ne savent pas vraiment ce que représentent de telles sommes. Par éducation, par modestie peut-être, par analyse de mon environnement surtout, j’ai au contraire toujours été convaincu que mille petites réalisations bien faites ont évidemment beaucoup plus d’impact qu’un grand projet toujours annoncé et jamais concrétisé. Or l’Afrique fourmille d’initiatives, parfois microscopiques, mais formidablement courageuses. Elles sont souvent le fait de personnes qui jouent ainsi leur survie. Les plus porteuses d’entre elles sont celles de jeunes entrepreneurs qui ont renoncé à frapper à des portes restant fermées et préfèrent agir eux-mêmes. L’exemple des grandes sociétés de « IT » nées dans des garages de la Silicon Valley leur sert sans doute de référence. L’expérience si riche de la BANK OF AFRICA, comme quelques autres « success stories », montre d’ailleurs que, même en Afrique, une grande oeuvre peut commencer petitement dès lors qu’elle correspond à un besoin réel et qu’elle est menée avec persévérance.

Même  en étant en « retraite », comme je le suis maintenant, c’est ce mélange de la réflexion et de l’action qui demeure le moteur de mon existence. Tout en restant très prudent, je m’obstine en effet à penser que le clair-obscur qui caractérise présentement l’Afrique, notamment subsaharienne, peut évoluer vers des paysages davantage baignés de clarté. « Il n’y a pas de lumière sans ombre » disait Aragon. Tâchons donc ensemble d’amplifier les lumières et de les apprécier d’autant mieux que nous aurons combattu avec succès des ombres menaçantes.

Paul Derreumaux

22/09/2016

Banques Africaines : pas grand-chose à craindre du « Brexit » !

Banques Africaines : pas grand-chose à craindre du « Brexit » !

 

Le « Brexit » est-il une menace directe pour les banques africaines ? Un évènement apparemment aussi majeur appelle évidemment cette question. En particulier, le poids du pays au sein de l’Europe et ses liens économiques et politiques étroits avec une bonne partie des nations africaines provoquent de légitimes inquiétudes. Trois raisons principales conduisent cependant à une réponse plutôt négative à la question posée.

D’abord, le contour exact de ce « Brexit » n’est pas encore défini et pourrait se réduire comme « peau de chagrin ». Une fois le geste décisif accompli, les britanniques sont tombés dans la sidération face à leur audace et semblent chercher tous les moyens pour en réduire les conséquences. Si, malgré tout, la rupture prend forme, le Royaume Uni tentera de préserver tous les atouts dont il disposait et qui n’étaient pas directement liés à sa présence dans l’Union Européenne (UE). C’est particulièrement vrai pour la City, un des joyaux économiques du pays. Pour ce qui la concerne, sa puissance actuelle et la qualité de son dispositif devraient lui permettre de rester une plaque tournante majeure des flux financiers mondiaux, et notamment extra-européens. Ceux-qui attendent son rapide effritement pourraient en être pour leurs frais. De plus, l’Etat est sans doute prêt à d’importants sacrifices pour maintenir l’attractivité du pays comme le montre l’annonce d’une forte baisse possible de l’impôt sur les sociétés. Les grands groupes bancaires africains – surtout sud-africains et nigérians – présents à Londres resteront donc sans doute fidèles à la City et en retireront des services inchangés et adaptés à leurs besoins. Tout au plus pourraient-ils chercher dans le futur sur une autre place européenne, si besoin est, comment diversifier le dénouement de leurs opérations avec le vieux continent.

En second lieu, les relations entre banques sont régies davantage par les règles bancaires internationales que par l’appartenance ou non à un ensemble géographique et il n’est pas possible de s’en extraire comme la Grande-Bretagne vient de le faire de l’UE. Les banques anglaises n’auront donc pas plus de réticence qu’auparavant à traiter les opérations des banques africaines si les ratios prudentiels de celles-ci comme les indices de croissance de leurs pays respectifs continuent à s’améliorer. Au contraire, la recherche probable de nouvelles opérations pour compenser celles qui leur échapperaient désormais avec l’Europe pourrait les amener à se tourner davantage vers les meilleures banques subsahariennes ou vers les opérations africaines, dès lors que ces activités sont confortables aves leurs contraintes réglementaires. En la matière, la banque Centrale d’Angleterre a déjà indiqué sa disponibilité à apporter aux banques les ressources de refinancement qui pourraient leur manquer à l’avenir. En retour, les banques africaines, surtout anglophones, continueront à saisir au maximum toutes les perspectives offertes par la place de Londres pour soutenir leur croissance. On peut par ailleurs se demander si le « Brexit » amènera Barclays Bank à annuler ou à suspendre la réalisation intégrale de son projet de vente de son réseau africain, l’un des plus grands et des plus performants du continent. Le maintien de celui-ci, au lieu de son possible dépeçage, pourrait rendre un bon service à l’Afrique.

Enfin, l’Angleterre mène de longue date une politique active de financement du développement grâce à des institutions de grande taille  et expérimentées. Cette tradition lui a donné une place notable dans les instances analogues de l’UE sans que disparaissent toutefois des structures de premier plan comme la Commonwealth Development Corporation (CDC). Celle-ci est spécialement active en Afrique et dans le secteur financier. La position à venir de la Grande Bretagne, extérieure à l’UE, l’amènera sans doute à accroitre encore les actions de la CDC et les opérations de celle-ci aux banques subsahariennes. Elle y sera poussée à la fois par les liens historiques du pays avec le continent et son savoir-faire dans cet espace géographique, mais aussi par son souci de profiter au maximum des opportunités offertes par une zone où la croissance résiste. Ce rééquilibre pourrait s’exercer de même pour les banques africaines, le partenariat et l’appui dont elles peuvent bénéficier déplaçant seulement en partie son origine à l’extérieur de l’UE.

Le « Brexit » devrait donc rester avant tout, vu des établissements bancaires subsahariens, une affaire intra-européenne. L’évènement ne modifie en effet en rien, ni les contraintes et les préoccupations des composantes du système bancaire mondial, ni le rôle clé que le renforcement des systèmes bancaires nationaux joue dans le développement de l’Afrique  sur lequel le monde « développé » compte désormais beaucoup.  

Paul Derreumaux

juillet 2016

Démographie : le casse-tête de l’Afrique

Démographie : le casse-tête de l’Afrique

 

Sans surprise, de nouvelles données démographiques émises début 2016 confirment les tendances des dix dernières années. Deux constats émergent toutefois: le vieillissement de la population mondiale s’intensifie ; la situation de l’Afrique apparait plus originale que jamais. Pour ce continent, la mise à profit d’un possible « dividende démographique » risque d’être de plus en plus difficile.

Les 9 milliards d’individus longtemps perçus comme un plafond vraisemblable de la population mondiale aux environs de 2050 ne sont plus qu’un souvenir. Les analyses menées en 2013 retenaient déjà une croissance à 9,4 milliards de personnes au milieu du siècle. Les nouvelles hypothèses évoquent 10 milliards vers 2055, malgré une décélération déjà commencée, et un plafonnement ultérieur vers les 11 milliards d’habitants. Quelque 2 milliards de personnes supplémentaires sont attendues au milieu de ce siècle : ils proviendront à 99% des pays du Sud et pour plus de 80% d’Afrique. Cette poussée plus vive est pilotée à la fois par la poursuite d’une baisse de la mortalité dans toutes les régions et par le maintien d’une fécondité élevée dans les parties du monde les plus peuplées, et notamment l’Afrique. Ces facteurs conjugués expliquent que notre humanité est globalement frappée par un vieillissement qui s’accélère, mais qu’elle évolue vers un nouvel ordre géo-démographique. Les personnes de plus de 60 ans, qui représentaient 8% de la population en 1950, devraient en constituer environ 22% en 2050. L’ampleur du phénomène et sa probable irréversibilité préoccupent, surtout dans les pays les plus développés. Chez ceux-ci, ce poids croissant des « seniors » va se conjuguer à une stabilisation, voire une diminution, de la population totale, et donc du pourcentage d’actifs : ces deux phénomènes vont peser notamment sur l’économie, avec une probable faiblesse des taux de croissance des Produits Intérieurs Bruts (PIB), sur les dépenses publiques, avec l’augmentation des dépenses sociales et médicales, et plus généralement sur le dynamisme de sociétés préoccupées avant tout par leur survie. Les seuls remèdes seraient, outre un départ en retraite pus tardif qui devrait vite se généraliser, une augmentation massive de la productivité du travail et une forte immigration en provenance de pays moins avancés. Le premier ne semble pas se vérifier actuellement tandis que le second fait l’objet de fortes oppositions et déchaine les populismes.

Faute de rééquilibrages de ce type, les évolutions inégalitaires devraient s’accentuer. Inégalités entre villes et campagnes avec la poussée continue de l’urbanisation : les villes abriteraient en 2050 quelque 65% de la population mondiale, contre environ 50% aujourd’hui, et près de 80% aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest. Ces villes seront de plus en plus gigantesques puisqu’on compte déjà 29 villes de plus de 10 millions d’habitants et 8 de plus de 20 millions – les métapoles – : le grand Tokyo, avec ses 38 millions de personnes, regroupe en 2015 plus d’habitants que le Canada. Inégalités entre pays puisque, dans un nombre croissant de nations, notamment les plus riches, la population va commencer ou continuer à se réduire. Le Japon et la Russie, qui pourraient perdre chacun plus de 10% de leur population  dans les 35 ans à venir, sont les cas les plus connus, mais ce phénomène touchera aussi toute l’Europe de l’Est ainsi que, par exemple, l’Allemagne, l’Espagne et… la Chine. Face à ce repli, les pays en développement, et spécialement l’Afrique, enregistreront une progression soutenue. Inégalités à l’intérieur même des pays, si des politiques adéquates ne sont pas conçues et conduites pour corriger des déséquilibres qui se creusent sous l’effet du seul jeu des variables économiques.

Dans cette évolution mondiale, l’Afrique subsaharienne confirme son originalité au moins sur deux plans. Elle est en effet la seule grande zone géographique où la population va à la fois continuer à croitre massivement et ne pas être encore frappée par le vieillissement. Les prévisions se confirment pour  que sa population, qui dépasserait en 2050 2 milliards d’habitants et 21% de la population du globe, représente plus de 50% de l’accroissement démographique mondial sur les 35 prochaines années. Cette progression se poursuivrait, même d’une manière ralentie, jusqu’en 2100, le sous-continent regroupant alors le tiers de la population totale. Le retard enregistré dans le démarrage de la « transition démographique » -baisse marquée de l’indice de fécondité- explique cette situation spécifique. Cette transition, déjà à l’œuvre dans toutes les autres parties du monde, ne touche pour l’instant qu’une petite minorité de pays africains : Afrique du Sud, Maurice, Namibie, Swaziland. L’Ethiopie, « poids lourd » démographique, le Kenya, le Rwanda et le Ghana ne s’y engagent que depuis peu. En revanche, la plupart des nations restent à l’écart du processus, surtout en Afrique de l’Ouest. Le Nigéria, déjà mastodonte de plus de 170 millions d’habitants, devrait ainsi devenir la troisième puissance démographique mondiale dans vingt ans et compter, si les tendances se confirment, près de 450 millions de personnes en 2050 et de 750 millions en 2100.

Les modalités de cette poussée globale se traduisent par l’augmentation en Afrique subsaharienne du poids relatif des personnes en âge de travailler – les « actifs » – contrairement à la situation observée ailleurs. C’est le fameux « dividende démographique ». Il énonce d’abord que ces actifs proportionnellement plus nombreux vont  permettre une accélération de la croissance grâce à celle de la main d’œuvre disponible et à la demande accrue de tous les types de biens et services qui va pousser la production. Il sous-entend également que la charge relative des équipements sociaux  surtout destinés aux « inactifs » -éducation et santé principalement- va se réduire et être donc plus facile à financer. Ce scénario a effectivement déjà été observé, notamment en Asie et en Amérique latine, et il a été par exemple pour beaucoup dans l’émergence du Brésil et de la Chine. Il n’en demeure pas moins un atout théorique dont la concrétisation est soumise en particulier à deux conditions simultanées: un développement massif d’emplois, si possible à productivité élevée de façon à soutenir au maximum la croissance économique ; une baisse significative du taux de fécondité de façon à ralentir rapidement l’accroissement démographique et accélérer l’augmentation du revenu par habitant. Or ces préalables sont pour l’instant rarement réunis. En beaucoup de pays, la baisse du taux de fécondité se heurte à un manque de volonté politique, à des facteurs religieux et à des obstacles de traditions sociétales. Les évolutions positives sont donc récentes et souvent modestes. Dans certains pays plus fragiles, elles sont mêmes négatives, tel le Niger où ce taux tend à augmenter. La création d’emplois reste par ailleurs trop modeste et est surtout le fait des entreprises informelles, visant avant tout des activités à faible productivité. Au Mali, des statistiques officielles annoncent seulement 120000 nouveaux emplois en 3 ans, sur un objectif de 200000 sur le quinquennat présidentiel actuel, dont moins de 50% dans le secteur productif. Faute d’accélération sur ces  mutations, la vive poussée démographique pourrait être un handicap et non un actif du continent.

Pour faire de la donne démographique actuelle un avantage décisif, plusieurs transformations apparaissent indispensables à bref délai. La première est celle de l’installation d’un environnement plus favorable à la venue et au développement des activités productives. Cet objectif recouvre de nombreux aspects tels par exemple: la poursuite de la modernisation et de la densification d’infrastructures performantes de transport et de télécommunications ; la forte augmentation de la production, la baisse des prix et l’accroissement de la part du renouvelable dans  l’énergie ; le renforcement d’un système financier plus diversifié et davantage tourné vers le financement des activités économiques ; la mise en place d’un cadre juridique et administratif favorable aux entreprises privées créatrices de valeur ajoutée.

La deuxième est la réalisation d’investissements dans le capital humain à la mesure du challenge que celui-ci constitue. Aux importants efforts quantitatifs accomplis dans les trente dernières années, qui doivent se poursuivre, doivent s’ajouter de profondes transformations qualitatives. Celles-ci  viseront à offrir à la jeunesse une formation théorique mais aussi pratique lui permettant de s’insérer dans la vie active, et d’apporter aux entreprises des candidats compétents pour les postes de travail offerts. Cette rencontre entre l’offre et la demande sur le marché du travail suppose des établissements d’enseignement mieux adaptés, une meilleure formation du corps professoral, et des financements en conséquence. Elle exige aussi une diligence nouvelle et une plus grande ouverture d’esprit dans l’administration afin de donner à la nécessaire concertation avec les acteurs privés toute l’efficacité possible.

Le troisième est la présence d’une volonté politique capable de mettre en œuvre les deux premiers facteurs de succès. Les questions de la jeunesse et de l’emploi sont curieusement absentes des thèmes-clés des programmes présidentiels en dehors de lieux-communs sans dimension pratique. Les actions conduites se bornent trop souvent à la réalisation de tables-rondes ou de séminaires sur ce qu’il faudrait faire plutôt qu’à des programmes précis et ambitieux dont on pourrait mesurer la progression – et les retards – dans des bilans réguliers. En un mot, le sentiment de l’urgence et de la priorité à donner à une croissance acceptable par tous ne domine pas encore suffisamment les pensées et les agendas des décideurs, qu’ils soient africains ou partenaires étrangers.

Or ceux-ci peuvent trouver dans la démographie une occasion unique de renforcer leur solidarité. La jeunesse africaine est non seulement un atout essentiel pour soutenir la croissance économique à venir du continent, mais aussi un des éléments des solutions possibles pour le vieillissement de l’Europe. Il faut pour cela conjuguer les efforts de tous pour la formation professionnelle, la création d’emplois, la transformation des pensées et de l’environnement en Afrique, mais en même temps de pas occulter les intérêts de l’immigration pour mieux en maîtriser les risques. Celle-ci peut être une composante utile des politiques économiques, dans les nations de départ comme dans celles d’accueil, dès lors qu’une vision objective et une hauteur de vue suffisante l’emportent sur les égoïsmes et la facilité. La fameuse adjuration « N’ayez pas peur » reste plus que jamais d’actualité.

Paul Derreumaux

UEMOA et CEMAC

UEMOA et CEMAC : Lointains cousins plutôt que frères jumeaux ?

 

Malgré un parallélisme dans la construction des deux blocs, les différences entre ceux-ci pourraient bientôt l’emporter sur leurs ressemblances.

On pourrait croire à première vue que les deux parties de la zone franc – Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), d’un côté, et Communauté Economique et Monétaire des Etats d’Afrique Centrale (CEMAC), de l’autre –  sont les composantes symétriques d’un même ensemble. Il est vrai que ces deux zones partagent au moins trois caractéristiques essentielles : la langue officielle, la valeur de leur monnaie et des structures d’intégration régionale d’apparence fort semblable. Pourtant, les aspects qui les différencient sont nombreux, et sans doute plus importants que leurs ressemblances.

Deux données naturelles les opposent d’abord. Au plan démographique, les 8 pays d’Afrique de l’Ouest francophone sont bien plus peuplés que les 6 d’Afrique Centrale – respectivement 102 et 45 millions d’habitants en 2013 – et, dans cette dernière, quatre pays comptent encore chacun à cette date moins de 5 millions d’habitants. Ce grand écart devrait d’ailleurs s’accentuer puisque l’Ouest progresse plus vite : les dernières prévisions conduisent à 266 et 112 millions de personnes pour chacun des deux blocs à l’horizon 2050. L’Afrique Centrale est en revanche nettement mieux lotie, jusqu’ici, en richesses minières, pétrolières, et forestières. Ces atouts l’ont avantagée dans les années 2000/2014 : la forte croissance africaine s’appuyait alors en bonne partie sur le développement rapide de la Chine et sur ses effets positifs sur la demande de matières premières, ce qui a généré un cycle long de hausse des prix des produits de base. Tous les pays de la CEMAC, mis à part la Centrafrique, en ont profité et ont obtenu sur cette période des taux de progression du Produit Intérieur Brut (PIB) élevés en moyenne. La petite Guinée Equatoriale a été un moment comparée à un Emirat pétrolier.

Une troisième différence majeure semble de plus en plus affirmée: celle de la gouvernance politico-économique, comme en témoignent deux indicateurs. Au plan politique, le fonctionnement des institutions et le renouvellement des dirigeants s’inscrivent progressivement en Afrique de l’Ouest dans le respect des règles fixées. Les soubresauts sont certes encore nombreux : ils ont touché la majorité des pays de la zone dans la dernière décennie, parfois avec violence -coups d’Etat ou même guerre civile-, à l’occasion envenimés par un terrorisme de plus en plus menaçant. Pourtant, les périodes « hors normes » durent de moins en moins longtemps et les élections présidentielles des six derniers mois se sont déroulées sans effusion de sang et, pour la plupart, de manière transparente. En Afrique Centrale au contraire, le mouvement est plus indécis et les constitutions solennellement adoptées sont encore trop facilement remises en question au risque de troubles graves. En matière économique, les intégrations régionales, en théorie parallèles dans les deux zones, recouvrent des réalités éloignées. A l’Ouest, les progrès sont sensibles même s’ils sont encore beaucoup trop lents, et les retours en arrière restent rares. Au Centre, les égos des dirigeants et les priorités nationales prennent le pas sur les actions communes et sur la volonté de constitution d’un espace régional suffisamment puissant et donc crédible. L’incapacité à empêcher la déflagration en Centrafrique avant l’arrivée des troupes internationales et le maintien jusqu’à ce jour de deux bourses mobilières dans la région, dont aucune n’est viable, figurent parmi les exemples les plus criards de ces « ratés ».

La longue période faste des cours des minerais et du pétrole, jointe à une venue en force des financements internationaux en Afrique, constituait sans doute une occasion unique pour les Etats d’Afrique Centrale de réaliser les transformations structurelles visant en particulier à accroître leur diversification sectorielle, et donc à réduire leur dépendance vis-à-vis de marchés internationaux qu’ils ne maîtrisent pas, La faible population des pays les plus favorisés facilitait en outre pendant ce temps la conduite de politiques vigoureuses d’inclusion économique et sociale. Ces objectifs n’ont pas reçu les priorités escomptées.  En conséquence, les structures économiques des pays de cette zone sont restées jusqu’ici particulièrement concentrées sur l’exploitation et l’exportation maximales de quelques produits de base, avec la fragilité associée à cette situation. Dans le même temps, moins favorisée en richesses minières, l’UEMOA a réussi à maintenir une croissance significative grâce aux investissements publics importants, à l’excellente santé des services, emmenés par les télécommunications et les banques, et à de bonnes récoltes agricoles. Certes cette avancée a été certaines années plus modérée que celle des membres de la CEMAC. Toutefois, en mettant à part le cas particulier de la Guinée Equatoriale, l’écart n’a pas été suffisamment consistant et permanent sur toute la période pour entrainer une différence notable dans le niveau de développement moyen des deux zones au milieu des années 2010

Depuis fin 2014, la chute brutale des prix des matières premières, et surtout des hydrocarbures, et les mouvements financiers qui y ont été associés ont inversé les privilégiés. L’UEMOA, forte importatrice de pétrole, a vu sa facture énergétique réduite. . En outre, les mutations engagées par la Côte d’Ivoire, que ce soit par exemple sous la forme d’investissements publics massifs ou de la construction d’une puissante industrie agro-alimentaire, donnent un exemple des possibilités d’accélération permises par une forte volonté politique assortie d’un programme de réalisation suffisamment dense. Représentant à elle seule plus de 35% du PIB de l’UEMOA, la Côte d’Ivoire, avec une croissance de près de 9% par an en moyenne sur 2012/2016, entraine dans son sillage une bomme progression de toute la zone. Celle-ci devient d’ailleurs actuellement une des régions les plus attractives du continent. Au contraire, enfoncée dans la crise qui touche tous les producteurs de pétrole, la CEMAC voit se dégrader ses indicateurs de finance publique, d’endettement extérieur et de balance commerciale. Sa croissance du PIB décélère vers une moyenne de 3% en 2016 tandis que celle de l’UEMOA est prévue au-delà des 7%, y compris pour les quelques années à venir.

Il n’est évidemment pas certain que le renversement du balancier engagé en 2014 se poursuive sur une décennie. Le relèvement des prix du brut est maintenant attendu pour 2017 et les nouvelles sur la Chine se font moins pessimistes. Si ces données se confirment, la situation de la CEMAC pourrait notoirement s’améliorer et un rééquilibrage s’effectuer quant aux perspectives économiques des deux blocs de l’espace CFA. Même si cette hypothèse se matérialise, il restera à l’Afrique Centrale à réaliser toutes les mutations économiques et politiques qui s’imposeront plus que jamais et pour lesquelles l’Afrique de l’Ouest prend une longueur d’avance.

Devant ce fossé qui se creuse entre les deux régions, on peut se demander si leur lien principal d’une monnaie à valeur commune doit être maintenu sans conditions. Les besoins des deux zones sont en effet naturellement différents : la relation qui les attache toutes deux à l’Euro suppose donc une sévère discipline commune et un minimum de convergence des stratégies économiques, pour ne pas conduire à des situations ingérables et globalement pénalisantes. Les difficultés de transfert d’une partie à l’autre de la zone Franc illustrent bien l’existence de cette hétérogénéité. Faut-il s’obstiner à réduire ces difficultés, au profit d’une unité de façade, ou privilégier le renforcement de la solidité de chaque bloc ?    

Paul Derreumaux

L’histoire de Mohamed.

La (belle ou triste?) histoire de Mohamed.

Mohamed T. est un grand jeune homme de 33 ans. Cuisinier de son état, disponible et travailleur, il a eu la chance d’avoir des emplois presque sans interruption dans des hôtels ou restaurants de Bamako ou chez des expatriés résidant au Mali. Il a servi chez nous durant un an, avec application et gentillesse, avant de chercher un autre poste plus près de son domicile.

Mohamed frappe d’abord par son large sourire. Il a l’air d’être chez lui une seconde nature et lui envahit le visage, de la bouche jusqu’aux yeux. Grâce à lui, il est adoré des petits enfants. Mohamed est aussi athlétique, en bon champion de tae-kwando qu’il revendique être : il multiplie sans mollir les allers et retours et n’affiche jamais une nonchalance qui pèse à certains moments sur nombre de ses collègues. Bon négociateur, il bénéficiait en plus de son salaire de la prise en charge d’une bonne part de ses frais de santé et de ceux de sa fillette. Comme pour tous les membres de notre petite entreprise domestique,  un prêt lui avait été accordé pour l’acquisition d’une moto, dont la créance a été effacée au bout de quelques mois. Il a normalement disposé ensuite des mêmes avantages chez ses autres employeurs.

Même si ce n’est pas le paradis, la vie de Mohamed n’est donc pas dramatique. Sa rémunération le classerait d’emblée dans la fameuse « classe moyenne » de la Banque Africaine de Développement (BAD).Un rêve s’est pourtant installé sournoisement dans son esprit depuis début 2015, qui l’obsède de plus en plus avec le temps : partir en France pour devenir chef cuisinier, voire pour créer ensuite son propre restaurant.

Comme pour beaucoup de Maliens, cette aspiration est née des discours de ceux qui reviennent au pays et qui décrivent la France comme un pays de cocagne où toutes les ambitions peuvent devenir réalité : travail, argent, considération,… Difficile de résister à l’appel de telles sirènes quand on est assailli tous les jours par le poids des contraintes sociales du Mali et quand les moyens financiers, même grandissants, restent dérisoires face aux aspirations qui croissent à l’infini avec les transformations de la vie quotidienne. Mohamed a donc fini par s’ouvrir à nous et à d’autres de son souhait devenu irrésistible. Une fois le moment de surprise passé, nous lui expliquons que les informations qu’il a reçues laissent de côté tous les revers de la médaille de la vie de la diaspora : impossibilité d’avoir un visa d’entrée en Europe pour ces motifs, difficultés de trouver sur place un travail, instabilité probable de celui-ci dans tous les cas, coût de la vie absorbant une bonne part de l’épargne constituée, prépondérance des échecs impliquant un retour sans gloire. Rien n’y fait. La voix de la prudence qui assène les risques encourus pèse peu par rapport aux espoirs d’une vie meilleure dont les contours sont décrits avec approximation, et souvent avec mensonge, par ceux qui vivent à l’extérieur, surtout quand l’environnement local évolue avec tant de lenteur.

Pour poursuivre son projet, Mohamed compte beaucoup sur sa sœur, installée de longue date avec sa famille en France, pour l’obtention d’un visa pour ce pays. Faute d’explications acceptables ou d’une méconnaissance des « circuits » possibles, sa demande est évidemment rejetée et Mohamed tente donc sa chance vers d’autres pays de l’ « Espace Schengen ». Après diverses tentatives, un point d’entrée possible est identifié mais il requiert, comme pour la France, un lourd tribut financier. Mohamed mobilise en conséquence ses économies, et le soutien de sa famille et de ses amis. Il lui faut en effet réunir l’argent nécessaire au billet, à la réservation d’hôtel, à la caution demandée, et aux coûts évalués pour les dépenses quotidiennes de son séjour. Les quelque 4 millions de FCFA que représente ce total sont un défi gigantesque, très au-delà de ce qu’il aurait pu rassembler lui-même après de longues années et avoisinent les sommes que réclament les passeurs pour des voyages sordides accumulant les dangers. Curieuse équation mathématique : les coûts sont proches, mais ne remplissent pas les mêmes poches. Malgré ces questionnements, la solidarité  a bien  fonctionné et la somme est finalement rassemblée. Après quelques allers et retours explicatifs, le Sésame tant attendu est enfin obtenu.

L’incrédulité initiale s’est effacée d’un coup et tous les proches s’affairent pour faciliter le départ. Papiers, argent, bagages, contacts, conseils, chacun y va de son apport, petit ou grand, comme s’il était concerné par ce voyage. Ses camarades les plus instruits l’entrainent à remplir ses formulaires de police et lui expliquent comment se comporter pour inspirer confiance. Mohamed a le tournis devant ce remue-ménage qu’il n’imaginait pas. Il note fébrilement, pour retenir le maximum de choses, avec son sourire gêné qui ne le quitte pas.

Durant les quelque soixante-douze heures du voyage en avion, en train et en bus qui va le mener à Paris, il rend compte régulièrement de l’avancée de son périple. Pour économiser ses cartes téléphoniques, Mohamed « bipe » et se fait rappeler, comme le font tant d’africains, passés maîtres de l’usage de ce tam-tam moderne. Par chance, mais aussi sans doute par bonne préparation, cette longue expédition se révèle être proche d’une promenade touristique et Mohamed n’a sans doute pas conscience de sa « chance » par rapport à  ceux, si nombreux, qui vivent la même aventure.

Reste maintenant le plus dur : trouver un travail et s’intégrer. Un peu déboussolé, le nouvel expatrié se retrouve confronté aux dures réalités de la vie parisienne et doit aussi s’insérer dans les règles de la diaspora malienne faites d’une savante imbrication de solidarité et de dépendance au clan.

Frappant à toutes les portes et aidé par son beau-frère, Mohamed ne trouve d’abord que quelques activités totalement temporaires et sans qualification : plonge dans des restaurants, « extras » pour un ou deux jours, videur de night-club,….. La situation se prolonge ainsi plusieurs mois tandis que décembre s’approche. Nous sommes loin de l’Eldorado qu’on lui avait décrit et le moral de Mohamed décline comme la lumière des jours qui raccourcissent et les températures de cet hiver qui n’en est pourtant pas un. Son teint devient plus gris et son sourire plus rare. Sa patience africaine est mise à rude épreuve. Écoutant une fois encore les discours enthousiasmés de certains de ses compagnons, il tente une filière imprévue qu’il expose confusément: celle de la Légion Étrangère qui recruterait et où la question des bons documents de séjour serait accessoire. Convoqué deux fois – à des séances d’information ? -, il s’entendrait dire finalement que les sélections sont terminées pour cette fois et que de nouveaux tests auront lieu à une période inconnue. Nouvelle douche froide et nouvelle course aux emplois. Comme tout jeune aujourd’hui, Mohamed navigue bien sur Internet et écume les sites en s’efforçant de rester dans son secteur pour garder une chance d’un emploi qualifié. Enfin, la proposition d’un vrai contrat temporaire surgit : deux mois comme assistant du chef cuisinier dans un modeste restaurant, payés légèrement au-dessus du S.M.I.C., avec possibilité de prolongement. Pour passer les derniers obstacles administratifs de cette embauche, Mohamed utilise la méthode classique : celui de la carte de séjour d’un ami qui lui ressemble. Ce soutien est-il gratuit ou synonyme d’une redevance sur le salaire reçu ? Mystère que nous ne  cherchons pas à percer quand nous recevons quelques nouvelles. Quoi qu’il en soit, le sourire de Mohamed a repris de la force. Sa bonne étoile parait l’accompagner encore. Notre ami cuisinier sait qu’il devra affronter durablement une semi-clandestinité, mais cette inquiétude semble s’effacer devant la certitude qui l’emplit à nouveau de pouvoir approcher de son rêve.

Pendant les quelque six mois où se forge ainsi le nouveau destin, au moins provisoire, de Mohamed, le paysage reste hélas sans changement significatif sur ces questions.

En France, et dans toute l’Europe, le dossier des migrants économiques a été supplanté dans les esprits par celui, plus dramatique encore, des migrants provenant de différentes régions en guerre. Incapables jusqu’ici d’extirper le mal à sa racine, ou même de trouver une solution aux flux de déplacés qui se poursuivent, pressurés par les urgences du chômage et de la montée des partis d’extrême droite, les Etats du Vieux Continent ferment les portes, au risque de désagréger la construction engagée il y a cinquante ans par ceux qui surent mobiliser les peuples autour de quelques idéaux. Les diasporas africaines subissent ce ressac des esprits qui risque fort de mettre aussi à mal l’idée relancée fin 2014 à Paris d’un nouveau Partenariat entre la France et l’Afrique. Et pourtant, il y a très certainement place pour accueillir pour un temps une population d’immigrés, ne serait-ce que pour la former efficacement aux nombreuses catégories de salariés qualifiés – dans le bâtiment, les nouvelles technologies, l’industrie alimentaire, l’éducation, la santé par exemple –  dont l’Afrique a tant besoin et pour lesquelles la France regorge de compétences. Il faudrait simplement un peu plus de réflexion et de générosité bien conçue. Trop difficile ?

Au Mali, et en d’autres pays du continent, le discours politique reste désespérément silencieux sur les dangers et les inconvénients de cette émigration de masse, sur les actions concrètes menées pour la création d’emplois, sur les risques de l’explosion démographique en cours. Quoi qu’en disent beaucoup de bien-pensants, le probable doublement minimal en trente ans de la population dans la plupart des nations d’Afrique subsaharienne ne peut être un « actif » si des mesures de grande ampleur ne sont pas prises en urgence pour apporter les solutions qu’impose cette  révolution démographique totalement nouvelle en termes d’éducation, d’emplois et d’urbanisation. Or cette priorité absolue n’apparait pas. A moins que les dirigeants aient déjà renoncé à se battre face à cet afflux prochain de jeunes, et se disent que l’exode sera inévitablement la variable d’ajustement de cet équilibre et que le problème ne sera plus de leur ressort mais de celui des pays d’accueil. Je préfère penser que je déraisonne.

Mohamed vient d’appeler ses amis à Bamako. Son contrat est confirmé pour trois mois, il a envoyé son premier transfert par mobile et il recherche un travail pour son jeune frère, apprenti électricien, qui pourrait le rejoindre. Pas facile de changer le cours du fleuve…..

Paul Derreumaux

29/02/2016

Ralentissement de la croissance chinoise : Quel impact pour l’Afrique ?

Ralentissement de la croissance chinoise : Quel impact pour l’Afrique ?

 

L’affaire semble maintenant entendue. La hausse du Produit Intérieur Brut (PIB) de la Chine à des taux annuels régulièrement supérieurs, parfois de loin, à 8% devrait bien faire partie du passé, la question principale étant de savoir si le ralentissement déjà observé va rester modéré et progressif, ou s’intensifier rapidement.

Il parait d’abord étonnant de reprocher à la Chine cet adoucissement de sa croissance. Depuis dix ans, le dynamisme du développement économique chinois a été un des moteurs de la croissance mondiale et a notamment réduit les impacts négatifs de la crise financière et économique de 2008. La crainte des effets d’une « surchauffe » de ce pays par suite de fragilités du système financier, de « bulles » sectorielles prêtes à éclater, de dégradations de l’environnement, d’une nécessaire adaptation du modèle de croissance ont alimenté les analyses des experts durant quelques années et amené beaucoup de ceux-ci à prôner un rythme moins soutenu de cette progression. L’apparente prise en compte par les Autorités chinoises de ces difficultés réelles les conduit à retenir de nouvelles priorités, telles l’augmentation de la consommation intérieure et l’accroissement du pouvoir d’achat qu’elle impose. Celles-ci entrainent logiquement le ralentissement de la hausse du PIB, préconisé par les économistes. Les politiques ont un autre raisonnement : les craintes de fortes répercussions du ralentissement chinois les conduisent à regretter celui-ci pour des considérations essentiellement égoïstes.

Pour l’Afrique, cette peur est encore amplifiée au vu du rôle tenu par la Chine dans la croissance du continent observée depuis une quinzaine d’années. Les bonnes performances d’évolution du PIB de beaucoup de pays africains doivent en effet beaucoup à l’appétit pour les matières premières et les ressources énergétiques nécessaires pour alimenter l « usine du monde » qu’est devenue la Chine. La demande de celle-ci en métaux de toutes sortes, mais aussi en pétrole a entrainé à la fois la forte croissance des exportations correspondantes et la hausse des prix unitaires de ces produits. Pour sécuriser et accroître ses approvisionnements, l’Empire du Milieu est aussi devenu un important investisseur direct pour ces secteurs dans plusieurs pays et a augmenté considérablement les concours financiers aux Etats africains. Il en est résulté pour ces derniers une meilleure diversification possible de  leurs sources de financements et une diminution de leur dépendance à l’égard de partenaires traditionnels  multipliant les exigences préalables à leurs décaissements. En retour, les marchandises et prestations chinoises à bas prix sont maintenant, pour une large part des populations africaines, un moyen d’accès à des produits et services auparavant inabordables, et ont contribué à améliorer le mode de vie du plus grand nombre. De même, de grandes entreprises chinoises, spécialement dans le bâtiment et les travaux publics, ont permis la réalisation de grands chantiers à des prix plus compétitifs. En 15 ans, la Chine est donc devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique, avec plus de 250 milliards de USD d’échanges en 2014 et une multiplication de ceux-ci de plus de vingt fois par rapport à 2000. Même si les investissements chinois sur le continent n’ont pas suivi le même rythme, leur stock dépassait 25 milliards de USD dès 2013 et tenait une place déterminante dans certains secteurs comme l’extraction de matières premières et de pétrole. Cette place désormais incontournable de la Chine sur le continent n’est d’ailleurs pas exempte de frictions diverses au niveau local: la manière selon laquelle des contrats de travaux ont été « troqués » contre des fournitures de matières premières, le faible appel aux travailleurs africains sur certains chantiers confiés à des entreprises chinoises ou  l’arrivée surprise en Afrique de l’Ouest de petits commerçants chinois venant concurrencer le secteur informel national sont des exemples de ces difficultés.

Face à l’étroitesse de ces liens économiques, toute décélération du développement de la Chine génère donc a contrario des inquiétudes en Afrique. Ces appréhensions devraient pourtant être limitées pour deux principales raisons.

Depuis quelques années, les moteurs de la croissance africaine se sont diversifiés et intériorisés. Les secteurs des télécommunications, des banques et de tous les types d’infrastructures sont désormais des piliers de cette hausse du PIB aussi importants que celui des mines. Ils ont en outre l’avantage, à la différence de ce dernier, de toucher la quasi-totalité des pays subsahariens. Ils portent en eux, pour des raisons technologiques ou de marché, des gisements de progression tels que celle-ci devrait encore avoir un fort impact au moins à moyen terme. La poussée démographique extraordinaire dans laquelle est entrée toute la zone pour les trente ans à venir sera un autre facteur d’entrainement pour les services, les commerces et l’agriculture, surtout si les réformes nécessaires accroissent la productivité de cette dernière. L’évolution des activités industrielles est plus incertaine et a conduit jusqu’ici à beaucoup d’échecs : les révolutions techniques présentement observées et une révision des stratégies suivies en matière de priorités sous-sectorielles pourraient cependant améliorer les perspectives de ce secteur. En matière financière, même si l’aide publique continue son repli, l’Afrique peut d’abord compter sur un intérêt croissant des investisseurs privés de la plupart des pays du Nord ou des grands émergents, à la recherche de nouveaux projets à fort potentiel de croissance. Les Etats comme les entreprises peuvent aussi recourir de façon croissante aux marchés boursiers et aux systèmes financiers locaux ou régionaux qui se développent et, accessoirement, aux marchés internationaux de capitaux où les liquidités sont pléthoriques. Enfin, au moins dans certains pays, allant par exemple du Rwanda à la Côte d’Ivoire, des stratégies globales et cohérentes de développement, incluant les réformes de structures indispensables, sont établies et effectivement conduites par les Autorités politiques : elles devraient jouer un rôle essentiel d’accélération du progrès.

Dans le même temps, l’apport de la Chine restera sans doute important même s’il perd de sa puissance. Une fois la période d’ajustement passée, le poids du continent dans la fourniture des indispensables matières premières et  ressources énergétiques justifiera d’autant plus le maintien de flux commerciaux intenses que les coûts qui y sont liés pèsent modestement dans les investissements chinois étrangers. Le ralentissement des importations chinoises de biens de consommation frappera beaucoup plus les voisins asiatiques que les économies africaines actuelles. Dans la vaste rationalisation qui marque les nouvelles orientations de la politique économique de la Chine, les pays d’Afrique de l’Est et Australe devraient au contraire garder une place déterminante, voire être relativement plus avantagées. Ces régions sont incluses dans le périmètre des « Nouvelles Routes de la Soie » et devraient donc bénéficier des investissements massifs qui y sont prévus, notamment dans les infrastructures ferroviaires, maritimes, ou énergétiques, qui vont soutenir l’activité des très grandes entreprises chinoises. L’Afrique peut aussi aider la Chine à résoudre certaines de ses difficultés actuelles : les exportations vers le continent de produits finis présentant un bon rapport qualité /prix soutiennent d’importants secteurs de l’économie chinoise ; parallèlement, l’essor dans certains pays d’entreprises industrielles grosses consommatrices de main d’œuvre et appartenant aux investisseurs chinois est un moyen pour ceux-ci de contourner la hausse des salaires dans leur pays et de faire face aux autres économies asiatiques émergentes. L’Ethiopie est l’exemple le plus cité de cette nouvelle synergie sino-africaine « à rebours » mais des velléités identiques apparaissent dans quelques pays d’Afrique de l’Ouest. L’Afrique demeurera donc normalement un enjeu de première importance dans la stratégie économique internationale de la Chine. Le continent continuera d’abord d’être un important champ d’action pour ses entreprises et, comme pour le monde entier, une zone attractive tant par sa démographie que par ses perspectives d’expansion économique. Le Président Xi Jinping l’a rappelé en décembre 2015 à Johannesburg lors du dernier Forum de Coopération Afrique-Chine, avec la promesse que les échanges commerciaux avec le continent seraient portés à 400 milliards de USD d’ici 2020 et des annonces d’investissement visant à rassurer ses interlocuteurs. Par ailleurs, l’Afrique restera un des canaux privilégiés par lesquels peuvent s’exercer les ambitions politico-économiques de la Chine, notamment en matière monétaire : renforcement du rôle du yuan comme monnaie d’échange et de réserve ; adoption du yuan comme devise de référence dans certains pays comme le Zimbabwe.

Malgré la donne économique qui la caractérise aujourd’hui, la Chine devrait donc continuer à être une des grandes courroies d’entrainement de l’économie africaine, en raison du nombre et de l’intensité des liens tissés depuis au moins deux décennies. Cet impact positif pourrait cependant prendre des formes différentes, issues à la fois des nouveaux objectifs chinois et de l’évolution des économies africaines. L’Afrique dispose aussi fin 2015 de leviers de croissance endogènes qui donnent plus d’autonomie à son développement. Sur cette question des relations économiques avec le puissant partenaire chinois comme en bien d’autres domaines, les Etats africains qui auront les meilleurs résultats seront ceux qui ne se seront pas contentés de la « rente chinoise », mais auront réalisé les meilleures réformes pour profiter de leurs nouveaux atouts et limiter les effets négatifs de leur environnement.

Paul Derreumaux

article publié le 05/01/2016

Grèce : de Charybde en Scylla ?

Grèce : de Charybde en Scylla ?

 

M. Tsipras doit aimer la tragédie grecque. Il a l’art du coup de théâtre qui fait rebondir l’intrigue et l’a prouvé une seconde fois en moins de deux mois. Après le référendum surprise, voici la démission inattendue.

L’été avait jusqu’ici été plutôt productif pour le gouvernement grec qui a obtenu in extrémis la fin de la menace du « Grexit » et l’accord sur un nouveau plan d’aide financière massive. En quelques petites semaines, à l’écart des médias et à l’abri des manœuvres dilatoires d’un ancien ministre des finances, les négociateurs ont mis au point les composantes détaillées de ce plan. Deux semaines supplémentaires ont permis que les dispositions correspondantes soient agréées à l’arraché par l’Assemblée Nationale grecque, et validées par l’Eurogroup et le Parlement allemand. De plus, l’excellente saison touristique observée dans le pays allait sans doute donner quelques espoirs à la population grecque ballotée depuis janvier dernier entre les messages contradictoires de ses dirigeants. La décision d’un retour devant les électeurs grecs ramène une grande incertitude et remet en lumière trois menaces principales.

Les décisions du 13 juillet, même si elles ont évité à la Grèce de plonger dans l’inconnu inquiétant de la sortie de la zone Euro, ont été surtout positives à court terme pour cette dernière. En obtenant que le gouvernement grec accepte la quasi-totalité des réformes qu’ils demandaient, en contrepartie de 86 milliards d’Euros supplémentaires d’endettement, les créanciers pliaient la Grèce à leurs conditions et, surtout, l’Union Européenne (UE) maintenait intacte le dogme de l’intouchabilité de sa construction. Les négociations du premier semestre 2015 ont certes montré des divergences parfois profondes entre tous les pays de l’UE, inévitables vu leur nombre et les sensibilités de leurs responsables actuels. L’accord final gomme cependant  ces moments difficiles et conforte la zone : la solidité de l’Euro sur les deux derniers mois en est un symbole. Pourtant, les résultats obtenus montrent deux importantes faiblesses. D’abord, aucune mention n’y est faite d’un allègement de la dette publique extérieure grecque existante. Celui-ci est pourtant indispensable et urgent : les ratios le montrent aisément et même des institutions comme le Fonds Monétaire International (FMI) admettent maintenant, bien trop tardivement, que ces engagements sont « insoutenables ». Ensuite, les négociations de ce semestre ont mis en évidence du côté européen des méthodes peu efficaces et des priorités variées selon les membres de l’Union, qui imposent une réflexion stratégique, suivie d’actions urgentes, pour consolider les structures et les modes de décision. Il faut à la fois plus de solidarité effective mais aussi plus de respect par les Etats des contraintes fixées et d’équité entre eux, quelle que soit leur taille. Faute de travailler activement sur ces deux sujets, l’accord de juillet sera une victoire à la Pyrrhus, apportant seulement un répit avant d’autres crises plus graves et plus nombreuses.

Du côté grec, les concours financiers supplémentaires constituent à court terme un oxygène vital. En honorant ses dettes internationales, le pays redevient financièrement fréquentable. La recapitalisation des banques va dégripper les circuits financiers et autoriser la reprise de crédits à l’économie. Les privatisations apporteront à l’Etat des recettes significatives et une possible amélioration du fonctionnement des sociétés concernées. Certaines réformes déjà validées pourraient rendre l’administration plus efficace, la fiscalité plus productive, les charges liées aux retraites moins lourdes et plus cohérentes avec la moyenne de la zone. La Grèce devrait ainsi accélérer sa mutation vers une économie et une société plus proches des « normes »  européennes. Pourtant, les objectifs centraux de la relance de la croissance économique et de l’équilibre budgétaire sont loin d’être gagnés. La capacité de l’administration de réaliser rapidement ces réformes et d’en tirer profit n’est pas avérée. Le pays manque de secteurs agricoles, industriels et de services sur lesquels pourraient s’appuyer une forte expansion, soutenue par une meilleure position compétitive, comme ce fut le cas en Espagne. Les premières mesures prises vont d’abord générer de nouvelles compressions du pouvoir d’achat, frappant avant tout les classes moyennes. Elles accroîtront donc une paupérisation du plus grand nombre, et seront peu propices à la reprise de l’économie nationale. Les transformations structurelles plus ambitieuses, pour la réduction des privilèges exorbitants de certains groupes, restent en attente, peut-être pour longtemps. Surtout, la dette publique, déjà jugée trop lourde par tous, se trouve brutalement accrue de quelque 30%, sans qu’aucun créancier  ne se soit apparemment inquiété des possibilités effectives de remboursement de ce supplément d’emprunt. Une restructuration en profondeur de ces créances sur la Grèce n’est en rien esquissée alors qu’elle est essentielle pour que les réformes acceptées portent leurs fruits. En un mot, le traitement imposé au malade est douloureux mais incomplet, ce qui rend la guérison  hypothétique et le rechute possible.

Alors que la bataille économique s’annonce délicate, le pays replonge dans des imbroglios politiques. La victoire en janvier 2015 du parti Syrisa, adversaire déclaré de l’austérité, avait à juste titre  fait craindre la remise en cause dans le pays de nombreuses orientations antérieures. Durant plusieurs mois, les négociateurs grecs ont mené brillamment l’art de l’esquive, des promesses imprécises et des exigences irréalistes, au lieu de défendre avec fermeté un plan d’actions structurelles crédibles en contrepartie d’un réaménagement viable de la dette publique. Ces « fausses » négociations ont très logiquement réduit à néant une confiance déjà fragile envers les dirigeants grecs. A peine l’éviction de ceux qui bloquaient les discussions avait-elle permis de dégager les grandes lignes d’un accord que M. Tsipras soumettait celui-ci, à la surprise générale, à un référendum  auquel il recommandait lui-même de répondre par la négative. La victoire éclatante du « non » n’a pas empêché le Premier Ministre de revenir immédiatement à la table des discussions et d’accepter un accord aussi rigoureux que le premier. Alors que celui-ci est désormais entériné par tous, la démission du Premier Ministre ouvre de nouvelles inconnues qui pourraient retarder d’autant la mise en œuvre des réformes économiques. Xième manœuvre dilatoire ? Excès de confiance en lui de M. Tsipras? Celui-ci peut en effet sortir gagnant de l’épreuve en restaurant une majorité plus stable. Il peut aussi perdre face à d’autres alliances, soit autour d’une droite qui l’a aidé récemment, soit autour des ultras de Syrisa qui viennent de prendre leur indépendance. La réponse sera maintenant vite donnée.

Ces trois menaces montrent que les vues à court terme restent prédominantes mais risquées. A ce rythme, les tensions entre l’Europe et la Grèce –et d’autres pays éventuellement- risquent de revenir rapidement au devant de l’actualité. Le dossier des migrants, où la solidarité de l’Europe avec la Grèce n’est pas exemplaire, en fournit une première occasion.

Paul Derreumaux

Priorité absolue en Afrique : l’emploi

Quelles clés pour empêcher la crise prévisible ?

 

L’Afrique semble avoir maintenant démontré sa capacité à développer une croissance économique  basée au moins en partie sur des ressorts internes. Les données récentes tendent à prouver aussi que cette croissance peut persister malgré des facteurs exogènes qui restent globalement peu favorables. Pourtant cette croissance peine à se transformer en un développement réduisant rapidement la pauvreté du plus grand nombre, en raison notamment de son incapacité actuelle à générer une offre d’emplois qui puisse équilibrer la demande de travail. Trois principaux facteurs expliquent ce déséquilibre et sa rapide détérioration actuelle.

Le premier résulte du fait que la progression des secteurs structurés les plus porteurs – banques, télécommunications, mines – est peu créatrice d’emplois. Fortement capitalistiques, les entreprises concernées suivent aussi des stratégies mettant l’accent sur une amélioration continue de leur productivité, pour mieux résister à une concurrence croissante et pour atteindre la rentabilité accrue réclamée par leurs actionnaires internationaux. Seul le secteur informel, qui a lui aussi fortement progressé dans les années récentes, grâce aux opportunités nées de ces quelques grandes entreprises mais aussi à une libéralisation progressive des économies, a généré de nombreux emplois. Ceux-ci, s’ils ont le mérite d’exister, sont cependant souvent mal payés, instables voire provisoires, sans qualification. Ils prévoient très rarement protection juridique ou sociale et se manifestent souvent sous la forme d’un auto-entrepreneur dont la « société » a souvent plus l’apparence du virtuel que du réel. Le secteur des télécommunications est un bon exemple de ce panachage : dans chaque pays, les plus grandes entreprises du secteur comptent souvent quelques centaines d’emplois formels très favorisés par les salaires comme par les avantages divers, et des dizaines de milliers de « petits boulots » liés à ce secteur. Ces emplois informels constituent certes un progrès par rapport à la situation antérieure, mais apportent peu d’ouverture autre que celle de la survie de ceux qui les occupent. Sur la base des tendances actuelles, le poids du secteur formel continuera à se réduire face au secteur informel et ne peut à lui seul garantir l’émergence d’une classe moyenne consistante contrairement aux idées désormais couramment admises.

Le second facteur est celui de l’explosion démographique que connait le continent depuis une vingtaine d’années et qui devrait se renforcer pendant encore une génération. Le « dividende démographique » souvent mis en avant, né d’une progression des « actifs » plus forte que celle des personnes qui ne sont pas en âge de travailler, ne pourra être considéré comme un avantage que si ces actifs potentiels ont effectivement un emploi générateur de richesse additionnelle dans le pays. Hors cette situation, l’existence d’une poussée démographique intense ne peut être synonyme que de difficultés supplémentaires sur le marché de l’emploi. Quelques données chiffrées l’illustrent aisément. Dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, par exemple, la population globale va plus que doubler d’ici à 2050 et le nombre de demandeurs d’emplois va progresser encore plus vite. Faute d’une création intensive d’emplois, le nombre de chômeurs et de personnes ne disposant que d’activités temporaires et sans consistance réelle risque de croître de façon exponentielle. Dans des pays où l’indice global de fécondité reste encore supérieur à 7 comme c’est par exemple le cas au Niger, la situation pourrait devenir insupportable.

Le troisième élément est une inadéquation majeure entre les caractéristiques des demandeurs d’emplois et le profil des compétences que recherchent les entreprises. Malgré les progrès réalisés, les systèmes éducatifs ne sont en mesure de répondre ni quantitativement ni, surtout, qualitativement aux besoins. Ceux-ci se multiplient en effet avec la poussée démographique alors que les moyens financiers et humains des Etats et des administrations demeurent limités et doivent se partager entre de multiples urgences. Il en résulte une faiblesse croissante du niveau de formation générale et professionnelle des jeunes. Dans la plupart des pays, l’insuffisance de personnels possédant les compétences adéquates, surtout aux niveaux des cadres moyens, techniciens et ouvriers qualifiés, touche administrations et entreprises, freine spécialement l’essor des secteurs centrés sur les nouvelles technologies et pénalise la productivité de nombreuses sociétés.

Ces trois déséquilibres sont en constante aggravation. Ils pourraient conduire à des explosions sociales en raison de leur intensité croissante et de l’ampleur des masses humaines en jeu. Les mesures capables de les résoudre sont certes difficiles et ne peuvent souvent développer leurs effets qu’à moyen terme. Ce sont là deux raisons supplémentaires pour conférer à cette question de l’emploi une priorité absolue et un souci constant de résultats concrets et visibles, qui apparaissent mal dans les programmes d’actions des Etats africains. Pourtant, des voies existent pour faire évoluer positivement la situation.

La première, et la plus importante, est bien sûr l’accroissement des activités à forte intensité de main d’œuvre, notamment industrielles et agricoles. Les handicaps de l’Afrique en la matière sont connus et réels : ils s’expriment notamment dans le coût élevé du travail par rapport à sa faible productivité. Les facteurs explicatifs de cette situation sont nombreux et divers selon les pays : Codes du travail souvent plus protecteurs des droits des salariés, des entreprises formelles qu’ils ne le sont dans nombre de nations émergentes ; carences graves des formations professionnelles ; manques fréquents d’investissements en machines et matériels de bonne qualité ; faible tradition industrielle ; protections tarifaires et non tarifaires insuffisantes des productions nationales naissantes, souvent sous la pression de la Banque Mondiale ; compétition déloyale des importateurs de produits concurrents par suite de la fraude douanière ; handicap monétaire occasionnel pour certains pays, comme ceux de la zone franc ; marchés nationaux trop étroits pour une bonne rentabilité. Beaucoup de ces difficultés illustrent  une fois de plus la faiblesse des Etats et de leurs politiques face à la complexité des questions à traiter. Plusieurs données concourent cependant à améliorer les possibilités de l’Afrique dans ces domaines : la poussée démographique et l’urbanisation qui augmentent le public potentiel ; la tendance croissante à l’intégration régionale, qui élargit les marchés ; la prise de conscience récente des Autorités et des grands bailleurs que la dynamisation des secteurs agricole et industriel est vitale pour un véritable développement ; la réduction progressive de l’avance de compétitivité des grands pays émergents, et notamment de la Chine, qui les oblige à délocaliser leurs productions. L’Ethiopie est citée en exemple, avec raison, des potentialités qu’offre la conjonction de ces éléments, et ses réalisations, dans l’agriculture et les industries textiles par exemple, l’illustrent. Les investissements chinois récemment annoncés au Mali, pour plus de 150 millions d’EUR, montrent que ce mouvement peut être généralisé. L’accent porté sur les Chaines de Valeur Mondiales (CVM) relève de la même approche et peut concourir à l‘expansion simultanée de l’agriculture et de l’industrie, ainsi qu’en témoigne le cas de la Côte d’Ivoire pour la filière cacao.

Une deuxième solution est celle de l’obtention d’un impact local beaucoup plus fort des implantations des groupes internationaux. Certes, ces investissements « structurants » ont des effets décisifs sur le taux de croissance et les infrastructures. Toutefois, les Etats hôtes prennent rarement en compte la dimension de la création d’emplois locaux dans leurs négociations avec ces investisseurs. La rentabilité que ceux-ci dégagent permettrait d’être plus directif quant à leurs obligations d’appui à la création de sociétés nationales de sous-traitance et de coopération avec celles-ci, de financements de structures d’enseignement technique et de formation professionnelle répondant à leurs besoins, de soutien multiforme à des investissements « collatéraux » dans leur périmètre permettant l’émergence d’autres activités. Ces exigences devraient spécialement s’appliquer aux opérations minières, dont la durée de vie dans un pays est toujours limitée. Les actions engagées au Mali par les actionnaires de la mine d’or de Morila, qui fermera en 2017, illustrent cette possibilité. Pour d’autres entreprises, qui initient d’elles-mêmes de tels partenariats – sociétés de télécommunications, entreprises du Conseil Français des Investisseurs en Afrique (CIAN) par exemple -, les réalisations pourraient servir d’exemples et être étendues à grande échelle. Les acteurs privés sont en effet souvent plus efficaces pour ces actions puisqu’ils sont aussi les utilisateurs des personnes formées. Les Etats pourraient alors se concentrer sur l’éducation de base et les formations générales qui demeurent le soubassement nécessaire.

Une troisième piste est celle des innovations possibles dans de nombreux secteurs. Les technologies modernes offrent en effet pour beaucoup d’activités des réponses nouvelles qui peuvent alléger fortement la taille des investissements  et simplifier les formations requises des salariés. Même si l’appui aux innovations consenties par les Etats africains reste désespérément faible, les nouvelles générations d’entrepreneurs privés du continent ne sont pas inactives et se distinguent parfois par des inventions très porteuses : tablettes numériques « made in Africa » ; applications sur téléphone mobile pour les agriculteurs, les médecins ou les étudiants ; transformations inédites de produits agricoles locaux pour la consommation nationale ou l’exportation ; … Ces actions pouvant bénéficier  de tous horizons de supports financiers bien adaptés, elles devraient se multiplier et provoquer un effet accélérateur de création d’emplois et de richesses collectives. Il s’agit ici d’encourager par tous les moyens les entreprises, même de taille modeste, construites sur une technologie ou une approche innovante, en s’efforçant qu’elles intègrent autant que possible le secteur formel.

Ces politiques ne sont pas bien sûr exclusives d’autres solutions. Le temps nécessaire pour leur impact et le poids croissant des déséquilibres entre offre et demande d’emplois exigent au contraire que d’autres voies soient aussi identifiées et utilisées d’urgence pour créer le maximum d’emplois. Quelle que soit la fertilité de ces réflexions, il parait cependant peu probable que celles-ci suffiront pour générer partout des postes de travail suffisants par rapport à la poussée démographique inusitée qui va se poursuivre. Pour éviter une explosion du chômage, constaté ou « déguisé » sous forme d’activités informelles épisodiques et de survie, il est indispensable que les Etats intègrent dans leurs analyses, avec lucidité et transparence, les possibilités de rééquilibrage qu’apportent les migrations. Celles-ci ont toujours été notables sur le continent, et particulièrement dans certaines régions ou pays, et ont concerné tant les migrations entres Etats d’Afrique qu’à l’extérieur de celles-ci. Elles ont jusqu’ici été avant tout le fruit de décisions individuelles ou de traditions ethniques, sans véritable encadrement étatique autre que celui de brutaux coups d’arrêt temporaires des nations hôtes. Elles ont pourtant été décisives pour le développement économique des pays ou régions d’accueil et un moyen efficace d’ajustement pour les pays de départ. Les drames actuels liés aux conditions dans lesquelles s’effectuent une bonne part des migrations -irrégulières- à l’extérieur du continent montrent que ces mouvements s’intensifient. Il est étrange que l’information sur ces évènements soit uniquement le fait des médias occidentaux et que les Etats africains restent très silencieux alors qu’ils portent une grande part de responsabilité de ces mouvements de population. En Europe, les résistances croissantes des Autorités et des opinions publiques risquent de faire le lit des partis populistes et xénophobes et de durcir les exigences posées pour les immigrations régulières. Le durcissement des barrières érigées n’arrêtera pourtant en aucun cas la volonté d’entrée de jeunes qui ne trouvent rien dans leur pays d’origine : l’absence d’espoir entraîne aussi l’absence de peur.  Il est donc plus qu’urgent que les nations les plus touchées par une forte émigration s’attaquent frontalement à ce problème. Les solutions proposées bénéficieront à coup sûr d’une solidarité européenne plus facile à mettre en œuvre que pour l’accueil de ces migrants dans les pays du Nord, et contribueront nécessairement à renforcer les créations d’emplois sur le continent.

Paul Derreumaux