Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) : La reprise est-elle possible ?

Bourse Régionale des Valeurs Mobilières : La reprise est-elle possible ?

 

Après plus de deux ans d’une forte hausse engagée en 2013, la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) d’Abidjan a connu en 2016 une année mitigée. Certes l’Indice Composite regroupant tous les titres cotés a bien résisté, en limitant son repli annuel à 3,9% mais le « BRVM 10 », indice des 10 principales valeurs, a baissé de 9,8% sur l’année. Ce recul s’est intensifié et généralisé sans interruption en 2017. Au 30 septembre dernier, ces deux indices globaux avaient respectivement perdu 19,0% et 18,2% de leur valeur sur les trois premiers trimestres de l’année en cours. Tous les secteurs ont été touchés. Les entreprises de la distribution, de l’industrie et de l’agriculture figurent parmi les plus affectées, avec des baisses approximatives de 50%, 30% et 20% sur les 9 mois de 2017, mais les valeurs financières, jusque-là très recherchées, ont aussi reculé de plus de 10% en 2017. La bonne tenue du titre Sonatel, qui représentait plus du tiers de la capitalisation du compartiment actions fin 2016, a permis d’éviter une chute encore plus importante.

Cette évolution fortement négative étonne puisque l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) est en 2016/17 une des rares régions subsahariennes où la croissance économique est restée solide alors qu’elle se contractait fortement ailleurs sur le continent. Trois raisons au moins expliquent ce repli. D’abord, la hausse marquée de la plupart des valeurs sur la période 2013/2015 justifie que beaucoup d’actionnaires, notamment institutionnels, aient souhaité prendre leurs bénéfices à partir de 2016. En second lieu, des prises de position, économiques comme politiques, hostiles au maintien du statu-quo du FCFA et de sa liaison fixe à l’Euro se sont faites de plus en plus nombreuses à partir de fin 2016 et ont sans doute incité les investisseurs extérieurs à alléger leurs actifs sur la bourse régionale francophone. Les tensions sociales répétées en Côte d’Ivoire, première puissance économique de l’Union, ont pu également renforcer cette frilosité des partenaires étrangers. Enfin, les progressions remarquables réalisées à partir de 2013 ( +87,5% en particulier pour l’indice composite) avaient conduit pour la plupart des titres à des valorisations exceptionnellement élevées par rapport à la valeur comptable et à la rentabilité des entreprises. Les multiples observés, souvent nettement supérieurs à ceux des autres places boursières africaines ou internationales, appelaient donc une correction inévitable. L’apparition des incertitudes évoquées ci-avant a lancé ce mouvement de réajustement et créé un facteur de baisse supplémentaire.

Avec ce net repli, la BRVM fait en 2017 figure d’exception par rapport aux principaux marchés boursiers du continent, qui en compte maintenant plus de 25. En 2016, la chute des marchés financiers avait en effet été généralisée même si elle était provoquée par des raisons variées. Chute brutale des prix du pétrole, forte baisse de la naira et crise économique au Nigéria. Difficultés conjoncturelles prolongées et incertitudes politiques croissantes en Afrique du Sud. Dévaluation brutale de la monnaie et permanence de fortes tensions politiques en Egypte. Problèmes monétaires, perturbations boursières et crise bancaire au Kenya. Dévaluation monétaire et nouvelle donne politique au Ghana. L’une des rares évolutions positives avait été celle de Casablanca, avec une progression de +30% sur l’année. Bien que négative, la BRVM avait donc atteint en 2016 une performance acceptable par rapport à la moyenne des bourses africaines soumises aux fortes turbulences de leur cadre macroéconomique. Cette année au contraire, les résultats des marchés financiers se sont bien redressés sur de nombreuses places, en liaison avec l’amélioration des conjonctures. En Egypte et au Kenya par exemple, les dévaluations réalisées et leurs mesures d’accompagnement ont assaini la situation et aidé au redémarrage de l’économie. L’ajustement monétaire, les limitations d’importation, les efforts de restructuration de quelques secteurs  ont stoppé la récession au Nigéria. L’ile Maurice a su consolider les points forts de son économie et rester un territoire attractif pour les investisseurs. Les indices boursiers traduisent cet environnement plus positif ( +32% à Lagos et +59% au Caire pour les progressions les plus impressionnantes en 2017 ) et, dans bien des cas, effacent l’essentiel des pertes observées les années précédentes, et surtout en 2016. A contrario et au vu de cette revue comparative, la contraction actuelle du marché financier ouest africain apparait jusqu’ici un phénomène essentiellement boursier : elle traduit surtout une forte correction après une hausse exceptionnelle des cours, plutôt qu’une dégradation des données économiques de la zone.

Il reste que le repli est notable. A fin septembre 2017, les deux indices majeurs du marché ont perdu une bonne part des progrès accomplis depuis 2012 ; la hausse entre ces deux dates n’est plus que de 42% pour le BRVM Composite et surtout de 17% pour le BRVM 10. Suite aux baisses intervenues, les multiples de valorisation sont cependant redevenus attractifs par rapport à d’autres marchés comparables, et la bourse régionale d’Abidjan pourrait reprendre sa marche en avant si quelques conditions, très interdépendantes, sont remplies.

La première est l’amélioration continue de la liquidité par l’augmentation des transactions quotidiennes. La fixation début 2017 par le Conseil Régional de l’Epargne et de la Protection des Marchés Financiers (CREPMF) de planchers de nombre d’actions pour chaque titre en fonction du niveau de capitalisation de celui-ci va notamment dans ce sens. Sur l’année en cours, environ la moitié des sociétés cotées auront en conséquence augmenté massivement leur capital et/ou fractionné significativement la valeur unitaire de chaque titre. Le pari, non encore gagné, est à la fois de multiplier la base possible des opérations et d’amener au marché boursier une clientèle plus populaire. La BRVM examine aussi la possibilité de l’ouverture de nouveaux compartiments, réservés à des entreprises plus modestes. Elle étudie en outre avec la structure Africa-France et d’autres bourses africaines un projet de Fonds susceptible d’investir de façon importante sur quelques marchés financiers du continent. A court terme, la meilleure stimulation possible résiderait pourtant dans la dynamisation du rôle des investisseurs institutionnels et des sociétés de gestion d’actifs : leur masse financière parait seule capable d’effectuer rapidement les investissements nécessaires pour réduire la volatilité des cours et accroitre la liquidité des valeurs. Une seconde piste réside dans l’accroissement de la consistance du marché. En 2016/2017, la BRVM se sera enrichie de cinq nouvelles sociétés cotées, soit presque autant que dans les 18 ans qui ont précédé, et les émissions d’obligations d’Etat continuent avec la même régularité et la même ampleur. Des nouveautés sont apparues comme la cotation en continu et les émissions obligataires en « sukuks » de forme islamique. Pourtant, de nombreux progrès restent réalisables: le Togo et la Guinée-Bissau ne recensent encore aucune société cotée ; dans chaque pays, les principaux fleurons des entreprises locales restent toujours en dehors de la bourse ; les privatisations se font souvent à l’extérieur du marché financier ; les émissions obligataires des entreprises sont quasiment inexistantes, même de la part des sociétés déjà cotées. Les améliorations escomptées exigeront à la fois la transformation des mentalités de tous les acteurs, publics et privés, et de nouveaux efforts d’attractivité de la BRVM. Enfin, un autre pilier de la relance est celui d’une meilleure visibilité et crédibilité de la BRVM. Les nombreuses actions menées par ses Autorités pour l’établissement de partenariats régionaux et internationaux concourent depuis plusieurs années avec succès à cet objectif. La meilleure illustration en est sans doute l’intégration récente de la BRVM dans le Groupe des « Marchés frontières », qui est la reconnaissance des avancées accomplies.  Restent à poursuivre sans relâche les efforts d’innovation, un fonctionnement sans faille au quotidien, et surtout le renforcement de la liquidité et la multiplication des valeurs cotées évoquées ci-avant.

Ces mesures internes sont donc prioritaires. Pour qu’elles aient leur plein effet, il importe toutefois que les indicateurs économiques de l’espace régional restent au vert, et dans certains cas s’améliorent encore. Les grandes entreprises que vise la BRVM, auront alors des résultats en hausse et investiront davantage. Les données du premier semestre apportent un certain optimisme sur le premier point : pour les sociétés cotées les plus importantes, qui ont déjà publié leurs comptes, les bénéfices sont souvent significativement supérieurs à ceux du premier semestre 2016, ce qui pourrait soutenir les valorisations. Pour le second aspect, il faut donner à ces sociétés un environnement plus prometteur et sécurisé à moyen terme pour qu’elles intensifient leurs investissements et répondent aux défis posés dans la région. Il resterait alors à la BRVM, forte de ses nouvelles armes, de s’imposer comme un partenaire de premier plan pour le financement de cette croissance future.

Paul Derreumaux

Article publié le 18/10/2017

Afrique Subsaharienne : les nouvelles fractures

Afrique Subsaharienne : les nouvelles fractures

La fracture numérique, stigmatisant un maintien de l’Afrique subsaharienne hors de la révolution des nouvelles technologies de la communication, est apparue longtemps comme une menace majeure. La vitesse avec laquelle les activités qui y sont liées se sont étendues dans les pays du Nord et le retard pris par la zone subsaharienne dans le démarrage de cette révolution laissaient croire à un impossible rattrapage. Cette crainte est aujourd’hui atténuée. Les progrès phénoménaux réalisés en Afrique dans l’utilisation du téléphone mobile, la forte montée en puissance du « mobile banking », facilitant une inclusion financière plus large, l’agilité des jeunes entrepreneurs pour les nouvelles possibilités du numérique rendent plus optimiste quant à la capacité de l’Afrique à s’associer à cette mutation.

Si ce danger décroit d’intensité, d’autres s’amplifient qui mettent à part la région subsaharienne face au reste du monde et rendent plus difficiles son développement. Au moins trois autres fractures paraissent  à cet égard déterminantes.

La plus grave est sans conteste la fracture démographique. L’Afrique devrait concentrer au XXIème siècle plus de 50% de la croissance de la population mondiale et pèsera dès 2050, avec ses 2,4 milliards de personnes, plus de 25% des habitants du monde, contre seulement 12% en 2000. Toutes les autres régions du globe seront au contraire caractérisées par un ralentissement de leur progression de leur population, voire par un recul de celle-ci. L’inertie des mouvements démographiques rend à la fois ces hypothèses très probables, et sans doute minimales, et le changement des tendances seulement possible à long terme. Cette vive poussée est présentée par les optimistes comme un atout pour le continent, en raison de ses promesses pour une croissance économique stimulée par la forte hausse de population active et l’émergence des classes moyennes. Or deux constats imposent une vision plus pessimiste. D’abord, les créations d’emplois, y compris informels, ne suivent nulle part le rythme d’arrivée des actifs sur le marché du travail, ce que ne mettent pas en valeur des statistiques officielles de chômage biaisées par des définitions peu pertinentes. Ensuite, les carences des systèmes éducatifs et de formation professionnelle n’apportent pas aux systèmes économiques suffisamment de demandeurs d’emploi répondant aux besoins en main d’œuvre qualifiée des secteurs à forte valeur ajoutée. L’accroissement des actifs et des consommateurs est donc loin d’aller automatiquement de pair avec celui de la  population. De plus, suite à ce double hiatus, l’émigration, notamment des jeunes, devrait rester pour beaucoup de nations africaines une variable d’ajustement inévitable en complément des mesures en faveur de l’emploi et d’une meilleure formation. Dans les pays du Nord, la diminution des populations actives et la désaffection des nationaux pour certains métiers pourraient trouver une solution dans cette émigration africaine. Les esprits ne semblent pourtant pas prêts à la mettre en œuvre de façon consensuelle, ni dans les pays de départ ni dans ceux d’accueil, au risque de devoir gérer le moment venu des tensions plus fortes nées d’une aggravation des écarts entre les zones.

Une deuxième différence majeure est celle de la gouvernance. Certes, celle-ci est loin d’être toujours exemplaire dans les nations avancées comme le montrent les avatars récents du choix du  Brexit, des résultats de la dernière élection américaine, voire des péripéties de la présidentielle française. Mais, dans ces cas, des contrepouvoirs savent ensuite montrer leur puissance et réintroduire rapidement, après ces poussées de fièvre, une bonne dose de rationalité ou de modération. En Afrique, où l’importance d’un leadership de grande qualité est aussi essentielle en raison de l’importance des choix à opérer et des actions à mener, la situation de la gouvernance politique, administrative et économique est souvent beaucoup plus contestable. Des pratiques électorales au fonctionnement des entreprises en passant par la qualité des dirigeants politiques, les dommages causés par la corruption et les oppositions administrations/secteurs privés, les faiblesses sont multiples, et les améliorations trop lentes. De plus, la rareté et la faiblesse des contrepouvoirs tout autant que le silence ou la tolérance des partenaires étrangers  sont autant d’incitations manquantes aux changements. Faute d’accélération de ceux-ci, il est à craindre que cette fracture des gouvernances soit aussi un handicap majeur du continent.

La fracture énergétique constitue un troisième péril. Parmi toutes les infrastructures, l’énergie est une de celles où les investissements réalisés ont été jusqu’au début des années 2010 les plus insuffisants : ainsi, malgré les progrès atteints dans la production et la distribution d’énergie électrique, le pourcentage de personnes connectées aux réseaux nationaux est le plus faible du monde et le nombre  total d’individus n’ayant pas accès à l’électricité continue à croître en valeur absolue. De plus, les réalisations en termes d’énergie renouvelable sont encore modestes, surtout en comparaison avec les potentialités du continent pour l’hydraulique, l’éolien et le solaire. La lourdeur des autorisations administratives requises, la faible liberté parfois laissée aux initiatives privées, le coût élevé des projets sont autant de freins à l’essor de ces énergies nouvelles. Pendant ce temps, les pays avancés semblent avoir définitivement donné la priorité à ces énergies qui devraient être majoritaires sur leurs sols dans quelques décennies. L’Afrique risque donc de connaitre ici encore un profond écart, à la fois quantitatif et qualitatif, avec les régions les plus développées, qui sera lourd de répercussions négatives sur ses performances à venir et sur les changements climatiques.

Les pays subsahariens qui réussissent à arrêter ou à réduire tout ou partie de ces fractures sont pour l’instant très minoritaires et leurs succès fragiles et réversibles. Ils montrent cependant que, heureusement, le pire n’est jamais sûr, et donnent espoir à tous. Leurs avancées donnent dans tous les cas quelques leçons. La première est le rôle déterminant des Autorités politiques nationales, et donc des qualités que celles-ci doivent réunir, dans le comportement, dans la réflexion et dans l’action. La deuxième est que le salut viendra d’abord des pays du continent eux-mêmes et de leurs capacités à consentir les efforts nécessaires, à conduire les changements requis et à œuvrer avec ténacité dans les bonnes directions. La troisième est le rôle d’accélérateur que pourraient jouer les partenaires étrangers s’ils acceptent de faire eux-mêmes les réformes d’approche qui s’imposent et de consacrer au développement économique de l’Afrique les ressources financières depuis longtemps promises.

Paul Derreumaux

Oser entreprendre

Oser entreprendre en Afrique subsaharienne : Mode d’emploi

 

Pas à pas, souvent dans l’indifférence, parfois dans la douleur, le secteur privé local progresse en Afrique subsaharienne. Comme partout ailleurs, oser entreprendre est en ces lieux un exercice difficile. Toutefois, sa complexité relève ici d’une audace frôlant l’inconscience. Il est donc préférable d’oublier rapidement de rêver aux modèles que sont Bill Gates, Armuncio Ortega ou, bien sûr, Aliko Dangote, pour se plonger dans la dure réalité du terrain,

L’entrepreneur doit avoir des personnalités multiples. Il ne lui suffit pas d’avoir le goût de l’indépendance, qui l’amène à préférer ce chemin risqué plutôt que celui de salarié, cadre ou non, dans une entreprise existante. Il lui faut aussi, tel un coureur d’obstacles, franchir d’abord toutes les étapes qui pourront le mener au démarrage de sa société et faire montre, à cette fin, de nombreuses qualités. D’abord être un visionnaire en ayant au moins une idée précise, concrète, si possible originale, sur laquelle s’appuiera son projet d’entreprise. Etre ensuite un stratège en définissant toutes les caractéristiques que présentera son activité afin de transformer son idée originelle en réalité objective : c’est sans doute la phase décisive, qui permet de donner vie à l’abstraction de départ. Etre aussi un « honnête homme » – au sens français du Siècle des Lumières-, en étant capable de connaitre au mieux les principales facettes de l’environnement dans lequel il va travailler, pour éviter les pièges et se saisir des opportunités chaque fois que possible. Etre encore un homme-orchestre en maîtrisant tous les aspects qu’il aura à gérer dans sa vie quotidienne de chef d’entreprise : juridiques, sociaux, financiers, humains, administratifs, fiscaux, éventuellement judiciaires. Etre enfin un bon planificateur pour organiser en détail les phases préparatoires à son entrée en activité, afin de devenir pleinement opérationnel dans les meilleures conditions et les plus brefs délais.

S’il réussit tout cela, le promoteur est bien armé pour affronter une autre difficulté majeure, celle du financement de son entreprise. En la matière, il devrait vite renoncer à fonctionner totalement à crédit. L’autofinancement est en effet indispensable tant du point de vue de son futur partenaire banquier, qui veut ainsi connaitre la réalité de l’engagement du promoteur et l’importance de ses moyens financiers, que du côté du chef d’entreprise, qui pourra difficilement rentabiliser son projet s’il a à rembourser la totalité du coût de ses investissements, majoré des intérêts bancaires. Il peut apporter ces fonds propres de différentes manières : seul ; grâce à des appuis familiaux ou amicaux ; par des regroupements plus larges, notamment permis par de  nouvelles techniques comme le « crowdfunding » ; avec des fonds d’investissement qui vont accompagner l’entreprise pour quelques années. Dans tous les cas, le promoteur doit savoir que l’entrée de partenaires au capital de la société ne l’aidera guère dans son travail quotidien, mais fera porter sur lui des responsabilités accrues d’information et de transparence dans sa gestion, en contrepartie des fonds apportés. C’est spécialement vrai pour les fonds d’investissement, qui se sont multipliés en Afrique et sont maintenant adaptés à toutes les tailles d’investissement, y compris les Petites et Moyennes Entreprises (PME). Ces types d’investisseurs organisent en outre immédiatement leur sortie future de la société, à des conditions souvent onéreuses pour les promoteurs s’ils doivent assurer eux-mêmes ce rachat. Dans certains cas toutefois, et surtout pour les PME, ces fonds peuvent amener un encadrement et un soutien technique et organisationnel capables d’aider la jeune entreprise au début de son activité, et sont donc fort utiles.

Une fois ces ressources propres mobilisées, reste à obtenir des banques ou des autres prêteurs potentiels – bailleurs de fonds internationaux, fonds d’investissement – les autres concours nécessaires. Le succès dépend de la capacité de l’entrepreneur à donner la preuve de son autofinancement, de la qualité de son « business plan » et de la fourniture de garanties demandées par le prêteur. Celui-ci se tournera d’abord, par facilité et habitude, vers des garanties immobilières. Or, celles-ci sont rarement disponibles pour les nouveaux entrepreneurs, surtout s’il s’agit de PME. Des progrès ont été faits dans la mise au point de solutions alternatives : création de fonds de garantie nationaux ou régionaux, interventions « ad hoc » d’institutions bilatérales ou multilatérales. Les innovations et efforts d’adaptation des banques sont cependant très insuffisants tandis que des solutions novatrices, telles les sociétés de caution mutuelle, sont rarement introduites alors qu’elles sont bien adaptées aux traditions africaines. De la capacité des financiers à faire ces efforts d’imagination et à trouver, en liaison avec les entrepreneurs, des formes de coopération mutuellement acceptables, dépendra en bonne part l’accélération de l’essor des secteurs privés nationaux.

Si la nouvelle entreprise triomphe de ces différentes épreuves et prospère, elle aura à choisir les meilleures pistes pour son expansion. Elle peut déjà compter sur quelques donnes favorables : outre l’immensité des besoins à satisfaire et des vides à combler, qui multiplient les possibilités d’action pour les nouveaux arrivants, les nouvelles technologies offrent en de nombreux secteurs l’occasion d’investir à moindres frais et avec une efficacité accrue. L’approche multi-pays de plus en plus présente dans le secteur privé africain permet aussi de compenser la petitesse des marchés nationaux et de profiter des perspectives régionales qui devraient être progressivement privilégiées par les Autorités. En revanche l’environnement impose toujours des comportements spécifiques : il faut notamment trouver le bon équilibre entre la délégation de certains pouvoirs aux cadres de la société et le contrôle rapproché du « patron », qui demeure longtemps primordial en raison de l’influence déterminante en Afrique de la qualité et de l’engagement personnel des individus sur le résultat obtenu. Lorsque la société grandit, la structuration indispensable de celle-ci se heurte aux difficultés considérables de recrutement d’agents et de cadres qualifiés, rencontrées dans la plupart des pays. Si tous ces obstacles sont franchis, restera alors une alternative cruciale le moment venu : croissance maximale pouvant conduire un jour à l’entrée de nouveaux actionnaires plus puissants et majoritaires, ou préservation prioritaire de l’indépendance même  au prix d’un développement plus limité. Le choix est alors au moins autant philosophique et personnel que financier. Il sera de toute façon le témoignage d’une belle réussite.

Tout au long de sa vie, l’entreprise aura à subir les conséquences de la politique menée par les pouvoirs publics à l’égard du secteur privé et des entrepreneurs. En la matière, l’indicateur « Doing Business » mis au point par la banque Mondiale, espèce de comparateur mondial de performances  de l’environnement dans lequel travaillent les entrepreneurs, est devenu la référence incontournable. Les pays africains sont entrés dans la compétition pour savoir chaque année celui qui est « le plus réformateur » et l’émulation a entraîné en effet au fil des ans des progrès incontestables sur des sujets essentiels : facilité de création des sociétés ; rapidité des importations et exportations ; avantages pour les investissements ; sécurité foncière ; fonctionnement de la justice :.. Il est ainsi parfaitement possible de créer désormais en trois jours une entreprise au Mali comme dans beaucoup de pays. Pourtant, ces avancées très médiatisées restent souvent modestes et, sur les 54 pays du continent, seuls une dizaine –toujours les mêmes – figurent parmi les 100 meilleurs classés au monde. Les questions concernées, malgré leur importance, laissent en outre de côté quelques lacunes majeures des politiques publiques. D’abord, les Etats cherchent rarement à encourager concrètement les bonnes pratiques et l’efficience des entreprises et la corruption est souvent le plus court chemin pour arriver au but : l’attribution des marchés publics ou l’octroi d’avantages liés au Code des Investissements en sont des exemples flagrants. En second lieu, face à la question dramatique des créations d’emploi insuffisantes, les pouvoirs publics multiplient les projets d’ « identification et de formation d’auto-entrepreneurs », souvent dans des secteurs relevant plus du passé que de l’avenir, avec l’appui « généreux » de bailleurs de fonds plus soucieux d’actions claironnantes que de résultats positifs à long terme. La durée limitée de ces actions, les choix contestables des secteurs retenus, l’absence de prise en considération des qualités rares que doivent présenter ces candidats entrepreneurs, comme rappelé ci-avant, leur motivation insuffisante face aux contraintes vécues, expliquent les lourds taux d’échec. Il serait sans doute très préférable, et plus économique, de privilégier au contraire la construction rapide d’un environnement solide propice à l’épanouissement et à la croissance de toutes les entreprises existantes, plutôt que la création de toutes pièces de nouveaux entrepreneurs. Enfin, le même gâchis financier s’observe dans les créations de structures publiques censées favoriser l’enseignement professionnel et la formation, qui sont souvent mal connues, parfois redondantes, et mal connectées avec les entreprises et leurs regroupements corporatistes mieux avertis des besoins réels de l’économie. Le soutien, bien contrôlé, d’actions directement conduites par les entreprises serait certainement plus efficace.

Faute d’une offre d’emplois suffisante, le secteur privé subsaharien se nourrit à la fois de ceux qui ont une « âme d’entrepreneur » mais aussi de ceux, bien plus nombreux, qui choisissent cette voie par défaut d’activité salariée. Le poids très prédominant du second groupe explique que les échecs soient ici encore beaucoup plus nombreux que sous d’autres cieux. La prise en compte par les pouvoirs publics des véritables besoins des acteurs économiques, et particulièrement de ceux qui débutent, devrait permettre d’accroître nettement les chances de succès des nouveaux entrepreneurs. Les Etats ont beaucoup à y gagner, pour le nombre d’emplois durables créés comme pour le renforcement des appareils économiques nationaux. Il leur faut seulement une bonne analyse de la situation et des changements nécessaires, et la volonté politique de mettre ceux-ci en œuvre avec sincérité et détermination. Il n’est nul doute qu’ils trouveraient alors à leurs côtés une jeunesse avide de travail et riche d’énergie.

Paul Derreumaux

Brexit, Trump, France 2017 : quelques dures leçons pour l’Afrique ?

Brexit, Trump, France 2017 : quelques dures leçons pour l’Afrique ?

 

En moins de 12 mois, trois votes majeurs auront sans doute remis en question pour beaucoup d’africains le modèle de démocratie qu’ils pouvaient imaginer dans les principaux pays du Nord.. En juin dernier, la Grande-Bretagne décidait, après une campagne mensongère et meurtrière,  de sortir de l’Union Européenne où elle était entrée en 1973. Dix mois plus tard, personne n’est encore vraiment capable de savoir jusqu’où mènera ce « Brexit », et les risques économiques sous-jacents du vote sont toujours d’actualité. Aux Etats-Unis en novembre dernier, l’outsider Donald Trump s’est imposé, après une bataille électorale pour le moins médiocre, grâce à des arguments souvent jugés  irréalisables mais qui ont fait mouche. Six mois après, la démocratie américaine a prouvé sa capacité à bloquer les idées tourbillonnantes du nouveau Président. M. Trump n’a cependant pas renoncé à profiter du moindre espace d’action, comme le montrent la crise avec la Corée du Nord et l’annulation de l’ « Obama Care ». En France, l’élection présidentielle intervient après un quinquennat où les questions sociétales et de sécurité ont pris le pas sur des réformes économiques aux résultats médiocres. Des évènements exceptionnels ont marqué la campagne: poids inhabituel des « affaires » ; primaires dans les grands partis où les perdants n’ont pas respecté leurs engagements ;  victoire d’un candidat largement mis en avant par les médias ; succès des extrémismes de droite et de gauche. Les résultats du premier tour ont donc pris de court tous les acteurs du jeu politique et amené un deuxième tour aux débats décevants et au résultat largement prévisible.

Logiquement attentive aux évènements politiques de ces trois grands partenaires du continent, l’Afrique pourrait sans doute tirer au moins trois leçons de ces nouveautés.

D’abord, le nombre et la violence des attaques personnelles, le rôle clé de l’action médiatique au profit de certains, le caractère clairement mensonger ou impossible de beaucoup de promesses ne permettront plus que ces élections constituent des modèles pour l’Afrique. L’assassinat perpétré à Londres en juin dernier a constitué un retour vers des comportements passés qu’on pouvait espérer désormais exclus. En France, la délectation avec laquelle les médias ont d’abord privilégié les déboires judiciaires de M. Fillon, le traitement inégal longtemps accordé aux divers candidats dans l’accès à la parole rappellent trop de scénarii africains logiquement critiqués. La campagne américaine avait elle-même eu en 2016 son lot d’injures réciproques et d’anomalies. La qualité des options politiques et programmes de gouvernement présentés s’en est donc trouvée moins déterminante qu’elle ne l’aurait dû en cette période cruciale. Il en résulte une conclusion majeure : dans les deux élections anglaise et américaine, les résultats ont été immédiatement contestés à travers de grandes manifestations. En France, les deux concurrents du deuxième tour représentent de même nettement moins de 50% des électeurs et le choix final pourrait soulever des débats inconnus depuis longtemps. Cette situation, qui fait penser à celle de nombreux pays africains, n’incitera pas ceux-ci à améliorer leurs pratiques.

En second lieu, un thème central de ces trois joutes électorales a été le choix entre le repli sur soi et l’ouverture sur l’extérieur – le monde entier pour les Etats-Unis, l’Europe pour la France et la Grande-Bretagne – . Même si le camp de l’ouverture a gagné en France, en raison de la connotation historique particulière du Front National, celui du repli aura considérablement progressé partout et aura vaincu dans les deux autres pays. Sa manifestation traduit une volonté de rupture avec l’ordre antérieur en raison de la gravité des souffrances et de la colère d’une large partie de la population face aux règles d’une Union Européenne fonctionnarisée ou d’une mondialisation amorale. Elle marque aussi l’incapacité des partis dominants à apporter des réponses valables et le refuge vers les extrêmes de gauche ou de droite, les solutions inattendues ou les personnalités iconoclastes pour faire valoir ces protestations. Il sera dès lors difficile pour ces Etats victimes de rebellions en leur sein de continuer, comme par le passé, à prôner les regroupements régionaux et l’intégration au monde extérieur comme remède au sous-développement et aux inégalités des pays les moins avancés. Les adversaires de ces options ne manqueront pas de s’emparer de cette fronde des pays nantis pour ralentir les progrès possibles de  coopérations régionales déjà très bureaucratisées et peu performantes. Même si l’embarras et les reculs parfois déjà amorcés à Londres et Washington remettent en cause cette approche nationaliste, le mal aura été fait.

Enfin, les confrontations ont mis en exergue des espaces géographiques de plus en plus antagonistes : les grandes villes contre les petites cités et les campagnes. Les premières relèvent la tête après la crise mondiale de 2008 et leurs habitants sont, au moins pour une fraction, emportés dans les bénéfices de la compétition mondiale. De celle-ci, les secondes ne supportent surtout que les inconvénients – isolement, dégradation des services publics, chômage… – et perdent l’espoir d’être aspirées vers le haut dans leurs conditions de vie par le dynamisme des principales agglomérations. Cette dichotomie spatiale est une réalité bien plus avancée en Afrique, surtout subsaharienne. Dans celle-ci, quelques grandes zones urbaines, en rapide accroissement, tirent beaucoup plus d’avantages des croissances du Produit Intérieur Brut (PIB) et des progrès de certaines infrastructures que les zones rurales marquées par des établissements d’enseignement et de santé souvent en déshérence, des pertes continues de substance économique et un sentiment d’abandon aggravé par la montée de l’insécurité. A la différence des pays du Nord, ces régions s’expriment en outre rarement dans les élections, même si elles sont encore pour un temps les plus peuplées, et ne sont donc même pas courtisées par les dirigeants. Leur sombre tableau pourrait bien être une vision futuriste des espaces ruraux français si les tendances actuelles ne sont pas d’urgence corrigées.

Ces trois mauvais exemples amèneront-il les responsables des pays les plus avancés et les grandes organisations qu’ils dirigent à plus d’humilité et à un remaniement des discours et des actions pour les politiques de développement. Ce n’est qu’un espoir mais pas une certitude. Pourtant, alors que la croissance économique de l’Afrique a faibli et où les réformes structurelles lui sont demandées avec insistance, la prise en compte des échecs, lacunes et insuffisances vécues au Nord pour une refonte des stratégies recommandées aux pays subsahariens serait particulièrement opportune et synonyme de plus d’efficacité. Souhaitons que les nouveaux leaders de notre monde le comprennent.

Paul Derreumaux

Croissance économique en Afrique subsaharienne : l’heure de vérité

Croissance économique en Afrique subsaharienne : l’heure de vérité

Selon le récent rapport de la Banque Mondiale, la hausse du Produit Intérieur Brut(PIB) d’Afrique subsaharienne a été de 1,3% seulement en 2016, son plus mauvais score depuis 2000. Si la croissance de 2,6% se confirme pour 2017, le PIB par tête aura diminué pour la deuxième année consécutive. Au vu de ce faux pas, après une série gagnante d’une quinzaine d’années, assiste-t-on à une simple pause ou à un changement de cycle ?

Le panorama de l’Afrique subsaharienne en ce début 2017 affiche en effet de multiples progrès mais aussi des ombres menaçantes.

Les bonnes nouvelles sont nombreuses. On note d’abord une croissance record de près de 5% par an en moyenne sur la période 2000/2014. Même en tenant compte d’une lourde progression démographique de près de 2,6% par an en moyenne, le revenu par tête a  progressé de plus de 40% depuis le début du siècle et cette évolution a touché à des degrés divers la plupart des pays. Surtout, cette hausse a d’autres bases que celles qui avaient conduit aux précédentes « vingt glorieuses » 1960/1980. La poussée des prix des matières premières –pétrole, mines, produits agricoles de rente- avait été le soutien fondamental de cette première période et est restée une cause exogène importante. Mais celle-ci s’appuie aussi sur au moins trois autres piliers endogènes: des investissements de grande ampleur en infrastructures ; un développement accéléré des services et du commerce, et notamment de quelques secteurs modernes comme les banques et les télécommunications ; une croissance régulière du secteur primaire sous l’effet de la progression démographique et de la hausse du niveau de vie.

Cette reprise est aussi une conséquence d’une remise en ordre des cadres macroéconomiques fondamentaux. Presque tous les pays ont connu depuis 2000 une réduction de l’inflation, un redressement des finances publiques, une amélioration de la balance des comptes extérieurs, aidée en particulier par les importants effacements de dette extérieure des Etats. Croissance et restauration des grands équilibres ont ramené la confiance des investisseurs et prêteurs étrangers. C’est vrai pour les partenaires traditionnels, internationaux ou binationaux, de l’Afrique, mais aussi  pour de nouveaux intervenants : fonds arabes créés après les chocs pétroliers ; grands pays émergents, emmenés notamment par la Chine ; fonds d’investissement privés. En 2014, un record de 60 milliards de USD a été atteint pour les Investissements Directs  Etrangers (IDE) après une expansion régulière sur la décennie. Certes ces investissements sont encore trop concentrés sur quelques secteurs et quelques pays, mais ils marquent un changement total par rapport à la période antérieure. A ces flux s’ajoutent enfin des transferts financiers de la diaspora : désormais plus importants que l’aide publique au développement, ils atteignent en moyenne environ 2% du PIB de la zone.

Une dernière avancée majeure est celle de la réduction de la pauvreté. Le nombre de personnes en situation de pauvreté extrême (moins de 1,9 USD par jour) a baissé en valeur absolue sur la période. Avec près de 390 millions d’individus et de 33% de la population, il reste certes encore très élevé et nettement supérieur en nombre et pourcentage à ceux des autres grandes régions en développement. Le progrès est cependant réel et s’exprime aussi par les améliorations dans les Objectifs du Millénaire, tels une hausse de l‘espérance de vie de 7 ans depuis 2000 ou le relèvement à 70% du pourcentage d’élèves qui achèvent le cycle primaire.

Ces transformations  pourraient se résumer en deux images. D’abord, l’Afrique subsaharienne est redevenue sur la période un continent comme les autres qui, pour la première fois depuis les années 1980, ne semble plus condamné à l’échec et à l’immobilisme. De plus, le retard constaté de longue date dans l’introduction en Afrique des technologies de pointe tend à se réduire nettement, voire à disparaitre, à l’exemple des automates bancaires, de la téléphonie 4G, de l’internet et, bien sûr, du paiement par mobile.

Face à ces évolutions positives, des menaces s’amoncellent à court terme. Certaines ont fait l’objet d’une prise de conscience et de réactions, et pourraient donc être jugulées ou contenues. C’est par exemple le cas des infrastructures encore très en retard et dont les insuffisances actuelles coûteraient 2% de croissance annuelle. C’est particulièrement vrai pour les infrastructures énergétiques. En la matière, selon la banque Mondiale, le taux de couverture, corrigé par le nombre d’habitants, ne s’est pas amélioré depuis vingt ans. Ces insuffisances constituent un coût social élevé pour les populations et un coût financier considérable pour les entreprises, notamment industrielles. Beaucoup de pays intensifient cependant le rythme des investissements et certains, du Sénégal au Kenya, donnent une place croissante aux énergies renouvelables qui sont aussi une réponse à la menace climatique de long terme. Le défi consistera à ce que l’ajustement de l’offre aille plus vite que celui d’une demande augmentant avec la démographie, l’urbanisation et la croissance économique. Une autre menace déjà bien combattue est celle de l’insécurité. Toute la zone sahélienne, de la Mauritanie à la Somalie en passant par le Nigéria et le Soudan, en est la plus grande victime, mais le risque est partout. Les effets de cette situation sont catastrophiques pour les régions touchées, qui se trouvent vidées de projets de développement et parfois délaissées par les services publics comme dans tout le Nord du Mali. Les mesures basiques de protection se mettent pourtant en place, avec une vitesse variable selon les moyens disponibles et la combativité des pays. Parallèlement, la coopération régionale et internationale s’organise pour apporter une réponse à la hauteur du danger, comme le montrent la création du G5 au Sahel, le maintien de la force Barkhane et l’attention croissante de l’Allemagne.

Aussi grave est sans doute la faiblesse des Etats. Certes, de nettes améliorations existent par rapport à la période la plus sinistrée de conflits armés multiples et d’élections démocratiques « virtuelles ». Mais 50% des pays sont encore considérés comme fragiles, pour des raisons variées, et les incertitudes touchent les plus grandes nations : l’alternance réussie au Nigéria enthousiasme quand l’Afrique du Sud multiplie les actes de mauvaise gouvernance. Trois difficultés majeures expliquent cette situation. Les challenges sont immenses et les ressources limitées ce qui rend difficile le choix des bonnes priorités. Face à ce handicap, peu de dirigeants font preuve d’une vision stratégique, d’une capacité de transformer les propositions en actes, et d’un sens de l’urgence et du concret adapté à la gravité des problèmes de l’heure. Enfin, même quand ces comportements existent au plus haut niveau, ils se reflètent mal au sein des administrations : harcèlement fiscal des entreprises formelles, inertie de nombreuses structures ; corruption ; comportement inique de la justice malgré les progrès juridiques constatés ; racket sur les routes qui renchérissent et freinent le commerce intra-africain. 

Cette inadaptation des actions étatiques s’observe notamment par rapport à deux autres menaces majeures étroitement liées entre elles, celles de l’emploi et de la formation. Les secteurs formels ayant le plus progressé depuis 2000 sont davantage « capital intensive » que « labour intensive » tandis que les activités les plus créatrices d’emplois, souvent très peu qualifiés, relèvent du commerce ou des services informels. Dans le même temps, l’éducation et la formation, qui touchent heureusement une part grandissante des populations, sont caractérisées à la fois par une qualité souvent en recul due à l’impréparation et aux manques de moyens des enseignants, et par une inadéquation par rapport aux besoins de l’économie et des entreprises. Ces données et l’arrivée massive de jeunes sur le marché du travail entrainent la forte montée du chômage réel, même si celle-ci est souvent camouflée par l’absence de recensement des personnes en emploi « virtuel » dans l’informel. Les plans pluriannuels de création d’emplois ne sont pas présentés comme des priorités et sont d’ailleurs rarement atteints. Les sentiments d’insatisfaction et d’injustice grandissent donc à la fois chez les entreprises comme chez les candidats à l’emploi, et notamment la jeunesse diplômée, et ces hiatus entre offre et demande creusent la menace additionnelle des inégalités sociales.

Face à ces ombres qui gênent la poursuite d’une trajectoire économique favorable du continent, d’autres moteurs pourraient prolonger les bonnes tendances antérieures si certaines conditions sont remplies.

Du côté de ces perspectives positives, il faut d’abord retenir l’amélioration sensible de l’environnement économique international. La croissance a repris un certain tonus en Europe. La Chine, désormais partenaire essentiel de l’Afrique, semble en mesure de stabiliser son développement à un rythme élevé et garde le continent au cœur de sa stratégie. Elle est le premier importateur de ses matières premières, l’a incluse dans les grands projets d’infrastructures des « nouvelles routes de la soie », et y investit désormais dans des entreprises industrielles pour garder sa compétitivité mondiale, comme en Ethiopie. Ces données positives, après deux années difficiles, devraient permettre la poursuite des IDE visant d’abord le marché africain en expansion rapide mais aussi les exportations dans d’autres régions du monde. Elles pourraient aussi garantir le maintien d’un flux financier grandissant venant de la diaspora, pilier de petits investissements collectifs et de la sécurisation de revenus minimaux pour de larges partes des populations.

Le principal espoir de l’Afrique subsaharienne est sans doute la montée en puissance inexorable du secteur privé. Celui-ci a déjà été le grand acteur des mutations intervenues dans les grandes entreprises de la banque et des télécommunications. Mais sa vivacité touche tous les secteurs et toutes les tailles de sociétés. Ce bouillonnement de l’initiative privée est favorisé par les progrès déjà intervenus dans l’environnement, en particulier grâce à la stimulation introduite depuis 15 ans par les indicateurs du Doing Business. Des pays africains figurent chaque année parmi les plus réformateurs et, si leur classement global reste médiocre, il s’améliore progressivement. Les obstacles restent considérables, surtout pour les petites et moyennes entreprises (PME), tant pour le financement que pour la formation des personnels ou les rapports avec l’administration. Pour les industries s’ajoutent encore la protection contre les fraudes, la sécurisation du foncier ou le coût élevé des facteurs. Mais cette situation génère de grandes marges possibles de progrès et évoluera sous l’impulsion des entreprises et de leur réussite, de l’intérêt croissant des consommateurs et de l’appui des partenaires étrangers. En matière de financement, les avancées s’intensifient grâce à la concurrence des banques et l’arrivée de fonds d’investissement nationaux dédiés aux PME. Pour la formation, plus dépendante de l’action des Etats, l’évolution est plus lente et constituera sans doute un goulot d’étranglement majeur.

Une troisième opportunité à court terme devrait résider dans la pression grandissante de la société civile. Celle-ci varie beaucoup selon les pays en fonction de la tradition nationale et du degré de liberté laissée aux initiatives privées, mais la tendance est générale. Dans certains cas, du Sénégal au Kenya en passant par le Burkina Faso, elle devient un accélérateur des changements politiques ou économiques. Elle s’exprime par l’audience exponentielle des réseaux sociaux, le rôle de lanceur d’alerte des Organisations Non Gouvernementales (ONG), la multiplication des associations ou la vigilance de la presse privée. Grâce à elle, les élections sont plus surveillées, les abus plus limités et parfois sanctionnés, les inégalités les plus criardes remises en question et le secteur privé encouragé dans ses combats.

Les changements technologiques jouent aussi en faveur de l’Afrique. Dans la plupart des secteurs, les innovations ouvrent la voie à des activités requérant des investissements plus modestes, à la portée des ressources financières d’acteurs locaux. C’est vrai par exemple pour les applications informatiques qui bouleversent les moyens de paiement et facilitent l’inclusion financière, pour les communications avec la chute du prix des smartphones et l’extension rapide de l’internet mobile, pour l’énergie avec la production de « kits solaires » pour les populations non connectées aux réseaux nationaux, pour l’industrie avec des équipements plus économiques venant des pays émergents. La quatrième révolution industrielle est caractérisée par des contraintes d’agilité et d’adaptation à l’incertitude pour lesquelles les difficultés passées du continent lui donnent aujourd’hui des atouts. Encore  faut-il que les pouvoirs publics encouragent avec vigueur cette poussée des approches innovantes.

Enfin, les potentialités offertes par les regroupements régionaux sont aussi une opportunité de relance. Ils constituent une réponse logique  à la petitesse de beaucoup de marchés, à la mutualisation nécessaire des investissements de grande envergure, aux actions requises pour encourager le développement des échanges interafricains. Certaines régions sont favorisées, comme l’Afrique de l’Ouest francophone, en raison de la consolidation progressive de l’Union en place depuis  60 ans. Dans d’autres parties de l’Afrique, les situations varient mais le mouvement semble inéluctable. Il se heurte cependant à des obstacles redoutables : l’ego de dirigeants qui freine les progrès, comme en Afrique Centrale ; la multiplication des regroupements existants qui amène des redondances ou des incohérences dans les actions ; la prééminence souvent donnée aux préoccupations nationales qui retarde l’application de décisions communautaires.

Pour bien exploiter ces atouts à l’avenir, l’Afrique subsaharienne inventera peut-être sa propre voie de développement. Pourtant, même en utilisant au mieux ses propres atouts, elle devra respecter plusieurs conditions préalables. La première a trait aux mutations structurelles que doivent accomplir les sociétés et les économies africaines. Or, si le secteur privé parait engagé dans cette voie et les populations prêtes à l’accepter, les appareils étatiques pêchent par leur immobilisme, ou même par leurs résistances aux changements, comme signalé ci-avant pour le retard des infrastructures et l’inadéquation de l’enseignement et de la formation. On le voit  pour les pays pétroliers qui n’ont pas profité des années fastes pour épargner et préparer la diversification de leurs économies. On l’observe dans l’incapacité à élever au-delà du seuil modeste de 20% du PIB le poids relatif des recettes fiscales selon des politiques équitables et performantes, pour être moins dépendantes de l’endettement intérieur et extérieur.

Un deuxième point d’attention prioritaire doit être celui du rééquilibrage spatial des territoires. L’urbanisation galopante, la rareté des ressources financières, la faiblesse des réflexions à long terme sur l’avenir souhaitable du pays conduisent presque partout à une dichotomie risquée. D’un côté, une mégapole où s’accumule une part excessive de la population – jusqu’à près de 25% en Côte d’Ivoire-, où apparait la nouvelle classe moyenne et où se concentrent les investissements en infrastructures, qui n’empêchent pas l’explosion de la pauvreté et des bidonvilles. De l’autre des villes moyennes et des campagnes où les services publics sont démunis, les investissements productifs rarissimes, l’insécurité grandissante,  les indices de pauvreté très en dessus de la moyenne nationale. Les régions délaissées ayant jusqu’ici peu de moyens de revendiquer, le danger parait lointain. L’aptitude à relever ce défi, par la création de pôles locaux de développement et une véritable politique d’aménagement du territoire, sera cependant décisive pour identifier les pays qui ont le plus de chances de poursuivre leur progression.

Un troisième challenge majeur est celui de la maîtrise de la croissance démographique. Le trend actuellement suivi par la population d’Afrique subsaharienne, dont les moins de 18 ans représentent 60% du total et qui va doubler en 30 ans, est une première mondiale. Il est souvent présenté comme un atout en raison du « dividende démographique » qui va, dans les vingt prochaines années, augmenter le nombre des actifs et des consommateurs plus que celui des inactifs. Or, ce « dividende » n’est que virtuel si les créations d’emplois ne sont pas au rendez-vous, et toutes les études tendent à prouver que seul le secteur informel serait en mesure d’absorber le surplus de main d’œuvre par des « jobs » essentiellement incertains et de bas niveau. L’ajustement indispensable ne pourra prendre que trois formes. D’abord la réussite nécessaire d’une « transition démographique » encore étrangère pour l’essentiel à l’Afrique subsaharienne où des pays comme le Niger connaissent toujours une accélération de l’accroissement de la population. Ensuite un « big bang » en matière d’éducation et de formation professionnelle, d’une part, et de soutien aux entreprises à forte intensité de main d’œuvre, d’autre part. Un ajustement par l’expatriation, régulée en concertation étroite entre pays de départ et pays d’accueil, qui peuvent les uns et les autres bénéficier  de ces flux migratoires. Une combinaison des solutions parait inévitable.

Placées sous le tir croisé de menaces immédiates, de nouveaux moteurs de croissance et de contraintes à respecter, les nations d’Afrique subsaharienne sont en équilibre instable. Les évolutions possibles sont fort variées selon la capacité des stratégies menées à juguler les périls, à accomplir les mutations requises et à saisir les futures opportunités. Devant ces multiples degrés d’incertitude, elles sont appelées à se différencier de plus en plus en termes de développement économique. Dans cette Afrique à plusieurs vitesses, les pays et régions les mieux placés apparaissent pour l’instant peu nombreux face aux zones fragiles qui dominent. Pour que la situation s’inverse, les Etats ont maintenant une responsabilité première qu’ils ont jusqu’ici du mal à assumer : ils doivent effectuer des efforts considérables de réflexion et d’accélération dans l’action, seuls capables de lever les blocages actuels. Enfin, cette mutation du comportement de la puissance publique est nécessaire mais pas suffisante. Pour réussir, il faudra une coopération plus performante et mieux équilibrée entre les trois acteurs en présence –Etat, secteur privé, partenaires extérieurs -. Alors seulement, le continent aura de bonnes chances que sa marche en avant touche la plupart de ses composantes.

Paul Derreumaux

Afrique subsaharienne : comment mieux mobiliser l’épargne intérieure pour le financement des infrastructures

Afrique subsaharienne : comment mieux mobiliser l’épargne intérieure pour le financement des infrastructures

 

L’accélération des investissements en infrastructures a été un des moteurs de la croissance soutenue en Afrique subsaharienne durant les dix dernières années en raison de son impact direct sur le Produit Intérieur Brut (PIB) des pays. Elle est aussi un facteur permissif essentiel des progressions futures possibles de ce PIB par l’amélioration que les nouvelles infrastructures apportent sur la qualité de l’environnement des entreprises et donc sur leur compétitivité. Ces infrastructures sont variées : transports, télécommunications, énergie, adduction d’eau, mais aussi logement et environnement. Elles présentent toutes au moins trois caractéristiques communes. D’abord l’immensité des besoins dus en particulier aux retards existants, à la croissance démographique et à l’urbanisation galopante, comme l’indique le montant annuel de 93 milliards de USD cité notamment par la Banque Mondiale pour chacune des dix années à venir. Ensuite, les montants unitaires élevés de la quasi-totalité des investissements nécessaires par suite de leur nature –pont, aéroport, barrage,..- ou de leur approche jusqu’ici principalement centralisée. Enfin, la diversité des sources de financement qui interviennent pour ces projets et l’insuffisance chronique constatée des ressources disponibles, couramment évaluées à 50% des besoins totaux recensés.

Dans les financements mobilisés, l’insuffisance des ressources intérieures, publiques et privées confondues, constitue une explication importante du « gap » constaté. Parmi ces financements locaux, l’Etat tient une place centrale par les impôts et taxes qu’il draine. Son action est cependant handicapée par le poids élevé et croissant des charges de fonctionnement de la puissance publique et par la faiblesse persistante de la pression fiscale, et cette situation ne devrait s’améliorer qu’à moyen terme. Dans l’attente, les ressources privées pourraient donc prendre une importance grandissante, soit  par le canal des intermédiaires financiers et leur activité de transformation, soit par un investissement direct effectué par les nationaux.

Pour les intermédiaires financiers, plusieurs cas de figure sont à distinguer. Les banques commerciales ont désormais des moyens nettement accrus grâce à l’augmentation de leurs fonds propres et aux progrès de leurs activités. Leurs ratios prudentiels sont certes partout très limitatifs pour des prises de participation. En revanche, l’octroi de concours à moyen et long terme pour des investissements relève directement de leur mission et leurs possibilités de transformation ont été améliorées, comme dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) en 2015 avec l’abaissement à 50% du ratio correspondant contre 75% précédemment. Même s’il est encore trop tôt pour évaluer les effets de cette disposition, il est certain que les banques considèrent avec plus de facilité les financements à moyen et long terme. La nette croissance des concours à l’immobilier dans de nombreuses banques le prouve : cette évolution a d’ailleurs été facilitée également par la mise en place en 2010 de la Caisse Régionale de Refinancement  Hypothécaire (CRRH). Dans l’UEMOA, des accords ont aussi par exemple été mis au point entre des banques et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) pour cofinancer des prêts accordés à des entreprises de travaux publics chargées de construire des routes,. Ces coopérations privé/public sont aussi appliquées dans d’autres régions, et même à plus grande échelle, notamment par les grandes banques sud-africaines ou nigérianes. Les exemples de syndication de prêts de plusieurs centaines de millions de USD par Nedbank pour le gigantesque parc éolien du lac Turkana au Kenya ou par la First Bank of Nigéria pour le pipeline Accugas III au Nigéria l’illustrent parfaitement.

Les compagnies d’assurance peuvent de leur côté devenir actionnaires de sociétés propriétaires d’investissements, notamment au côté de l’Etat et d’investisseurs privés dans le cadre de projets conçus en Partenariat Public Privé (PPP). Les Autorités de régulation du secteur encouragent en effet la diversification des actifs des assureurs, trop concentrés sur les dépôts bancaires, en direction d’autres actifs financiers ou immobiliers de long terme. Certaines infrastructures à la rentabilité bien établie, comme les autoroutes ou les ponts à péage, ou des centrales électriques, sont donc éligibles pour ces entreprises. Certes ce secteur est encore peu développé, hormis dans quelques pays comme l’Afrique du Sud, le Maroc ou le Kenya, mais la situation devrait changer rapidement avec la croissance des revenus et l’augmentation des moyens d’action des assureurs. Ainsi, dans les 14 pays de la zone CIMA, le quintuplement du capital minimum récemment lancé devrait permettre au secteur des assurances de multiplier ses interventions dans le financement des infrastructures. Avec un poids moyen du secteur aujourd’hui inférieur à 2% du PIB de l’Afrique, on peut donc estimer qu’une progression de 50% des activités, possible dans quelques années, pourrait accroitre de plusieurs milliards de USD les financements destinés aux infrastructures sur le continent.

La croissance progressive des marchés boursiers africains est aussi un moyen pour les Etats de trouver localement des ressources complémentaires aux recettes fiscales pour leurs projets d’infrastructures : cet appel au marché financier local a l’avantage d’exclure tout risque de change, mais aussi de mieux associer les populations aux investissements qui les concernent. Dans la seule Afrique de l’Ouest francophone, les Etats y ont largement recours – jusqu’à près de 4 milliards de USD par an dans les dernières années – et le marché y a répondu très favorablement. On remarque toutefois que, au moins dans cette région, les établissements bancaires sont les souscripteurs très majoritaires de ces emprunts obligataires. Certains s’inquiètent en conséquence d’un détournement possible des banques vis-à-vis de leur mission première de financement des activités économiques. Les dernières décisions des Autorités monétaires de la zone, qui limitent directement et indirectement ces avoirs en titres dans les actifs des banques devraient conduire à des positions plus restrictives de leur part vis-à-vis de ces emprunts, et à de nouveaux équilibres dans l’identité des souscripteurs de ceux-ci.

Outre ces financements « intermédiés », des ressources sont aussi directement mobilisables auprès des populations d’au moins trois manières.

D’abord, des appels de fonds peuvent être effectués sur le marché financier par les entreprises, publiques et privées, responsables des infrastructures en projet. Certes, les règles de fonctionnement des marchés financiers excluent généralement les nouveaux projets. Les sociétés déjà implantées peuvent cependant utiliser cette modalité de financement : c’est ce que font par exemple des entreprises des secteurs de l’énergie, des télécommunications, de la construction, avec un succès variable selon leur santé financière. Ces concours peuvent prendre la forme d’actions, pour des prises de participation au capital, ou d’emprunts obligataires, pour des concours remboursables. Les limitations correspondantes tiennent à la fois à la crédibilité des émetteurs, à la viabilité parfois incertaine des projets financés et à la faible liquidité des marchés secondaires, notamment sur les obligations. Dans l’UEMOA par exemple, les transactions sur les obligations sont encore quasiment inexistantes ce qui détourne de ces titres beaucoup d’investisseurs non institutionnels.

On peut aussi imaginer que certaines catégories, supposées détenir une épargne particulièrement importante et stable, soient spécialement sollicitées. Les diasporas de quelques pays, comme l’Ethiopie, le Kenya, le Mali  ou le Sénégal en sont la meilleure illustration avec des flux collectés plus élevés que ceux de l’aide publique au développement. De manière concrète, les possibilités semblent pourtant limitées. La diaspora est souvent très dispersée, donc difficile à contacter et à mobiliser. Elle est aussi méfiante vis-à-vis de son pays d’origine, soit au vu de l’instabilité politique de celui-ci ou de la faible crédibilité de ses dirigeants, soit en raison du manque de projets attractifs et de montages techniques et financiers adéquats ou insuffisamment rémunérateurs.. D’autres analyses montrent encore que les fonds envoyés par la diaspora sont essentiellement dévolus à des dépenses familiales ou des investissements personnels ou collectifs dans la région d’origine, jugées prioritaires. Il est donc difficile d’aller plus loin et la seule réussite identifiée est celle des bons émis au Nigéria pour 100 millions de USD, montant minuscule dans les quelque 20 milliards de USD que reçoit annuellement le pays. La solution la plus immédiate pourrait être pour les Etats d’instaurer un partenariat, avec un dialogue souple et bien adapté, pour que la diaspora contribue plus significativement à la construction d’infrastructures collectives.

Une autre source souvent ciblée pour le renforcement des financements locaux est celle des caisses de retraite et fonds de pension. Ici encore les sommes théoriquement disponibles sont immenses et la période favorable en raison de l’état de la pyramide démographique des pays africains. Pour les seuls principaux pays anglophones, on estime les sommes gérées par les fonds de pension à près de 380 milliards de USD, dont 322 milliards de USD pour la seule Afrique du sud. Sur ce total, environ 1,5% seraient affectés aux infrastructures, ce qui est déjà un montant conséquent. Ces fonds de pension et caisses de retraite, déjà très sollicités par les Etats, ont cependant connu dans plusieurs pays des mésaventures par suite de prélèvements opérés par les pouvoirs publics dans des conditions douteuses  et qui pourraient être difficiles à récupérer. Ici encore la méfiance règne donc et ces institutions préfèrent souvent protéger leurs avoirs dans des placements qu’elles pilotent elles-mêmes et rarement liés aux infrastructures collectives. Leur rôle pourrait malgré tout être nettement accru si diverses conditions sont réunies telles: l’amélioration de leur gouvernance et une totale indépendance vis-à-vis des Etats ; une formation plus poussée des dirigeants à la gestion des actifs financiers ; l’élargissement de leurs ressources, en particulier par une intégration du vaste secteur informel ; l’existence de garanties de remboursement des ressources prêtées dans les conditions et aux échéances prévues ; la mutualisation de certains investissements et la diversification des placements pour réduire les risques encourus.

Enfin, l’évolution des technologies et des approches des investisseurs apporte une nouvelle façon d’associer l’épargne privée intérieure aux réalisations d’infrastructures. Cette évolution concerne notamment l’électricité, surtout avec les possibilités nées de l’énergie solaire. De nouveaux produits existent en effet pour fournir celle-ci aux ménages ou aux micro-entreprises totalement déconnectés des réseaux d’électricité nationaux. Ces « kits solaires », très économiques, amènent la lumière, mais peuvent aussi recharger un téléphone et alimenter un réfrigérateur, un moulin à céréales ou une télévision et changent donc la vie de leurs propriétaires. L’alliance de ces nouvelles sources d’énergie et des télécommunications permet également de les équiper d’une installation de prépaiement : grâce à celle-ci, l’acquéreur ne doit plus payer le produit mais seulement son usage (« pay as you go »), ce qui règle les contraintes de trésorerie omniprésentes sur le continent. Certaines sociétés privées africaines sont maintenant capables de fabriquer de tels produits à des prix compétitifs. Leur action  allège les manques d’énergie dans les parties les plus reculées du territoire comme dans les zones urbanisées, et donne aux Etats du temps pour mettre en place des réseaux nationaux plus performants. Les mêmes méthodes valent pour l’alimentation en eau à base de forages solaires. Cette approche décentralisée attire désormais des groupes internationaux, comme la société française Engie : elle les fait coopérer avec d’autres partenaires que les Etats, telles des grandes villes, des régions ou des communautés de citadins. Donnant un nouveau souffle à la création d’infrastructures, ce schéma est aussi un vecteur efficace pour la décentralisation.

De nouvelles voies de financement s’ouvrent donc, faisant porter directement la responsabilité de celui-ci sur les épargnants, les diasporas, les caisses de retraite ou les usagers, accroissant d’autant les possibilités de réduire le manque présentement constaté. Pour être pleinement utilisés, ces nouveaux canaux requièrent cependant que les Etats continuent à améliorer les conditions de réalisation de ces  infrastructures. La transparence de leurs financements, leur adaptation optimale aux demandes des usagers, la qualité de leur gestion, l’évidence de leur rentabilité économique, financière ou sociale seront de plus en plus les conditions clés pour la facilitation de leurs financements par des sources toujours plus diversifiées.

Paul Derreumaux

Jour de fête à Djiguiya-Bon

Jour de fête à Djiguiya-Bon

 

Ce samedi de fin février à Bamako, la grande cour de la maison de Djiguiya-Bon s’est animée tôt le matin. Les petites pensionnaires se sont affairées pour que leurs lits soient bien faits et que leurs bâtiments brillent de propreté. Leur travail achevé, elles sont maintenant assises derrière leur Directrice Mariame Sidibe-Togo, attendant sagement leurs invités. Chacune arbore fièrement un t-shirt marqué à l’effigie du centre. C’est en effet jour de fête. L’Association Dambé, amie de longue date de Djiguiya-Bon, apporte aujourd’hui à celle-ci les nourritures de base  qui seront nécessaires pour toute une année.

En ce milieu de matinée, le soleil caresse déjà avec vigueur le Centre et ses occupants. Une légère brise peine à adoucir la température. Au milieu de la cour, le drapeau malien flotte mollement, donnant à l’espace qui l’entoure un air de caserne. Les arbustes des massifs sont poussifs, mais résistent à la sécheresse et à la poussière. Par ci, par là, quelques objets de détente : un panier de basket, un vélo, des cartes à jouer. On sent bien que l’atmosphère est moins au jeu qu’au travail et à la discipline. C’est que la vie n’est pas si facile à la « Maison de l’Espoir » que signifie « Djiguiya-Bon ». Depuis que Ruth Hoffer, allemande visionnaire et tenace, a conçu et lancé le Centre en 2004, celui-ci a traversé des tempêtes qui ont parfois faillé l’emporter, essentiellement pour des raisons financières. Ruth a toujours tenu bon, mobilisant ses amis, imaginant des solutions nouvelles, faisant des miracles avec des « bouts de ficelle », apportant à ses protégées, des jeunes filles âgées de 4 à 18 ans, la sérénité que seule une mère peut donner. Partie du Mali, elle a continué à veiller de loin sur sa « maison » et celles qui y vivaient, tant que les forces lui restaient. Elle n’est plus de notre monde aujourd’hui, mais chacun se souvient, comme on parle des ainés disparus avec tendresse et humilité dans une famille. Seul un petit panneau de bois, cloué au mur d’un des bâtiments, rappelle discrètement son rôle, comme une vigie. Mariame a donc pris le relais, prolongeant la même présence bienveillante mais aussi la même fermeté, apportant sa touche personnelle grâce à sa connaissance du milieu.

En 2013, la menace fut sérieuse : les vivres touchaient à leur fin et la peur s’était installée. Malgré ses quelque dix ans d’existence et ses quelque soixante orphelines qu’elle héberge en permanence, Djiguiya-Bon n’est en effet pas encore sur les radars de ceux qui peuvent changer les choses. L’Etat l’ignore, absorbé par ses contraintes de fonctionnement et les priorités qu’il choisit. Les grands donateurs ont trop à faire en raison de la gravité de la misère ambiante mais aussi de leur intérêt marqué pour des études qui rapportent gros aux consultants. Une fois de plus cependant, le miracle s’était produit et, par chance, les bienfaiteurs alors apparus sont devenus des compagnons de route de Djiguiya-Bon et ont donné quelque quiétude à sa Directrice. Pas de quoi se reposer pourtant, non, plutôt relever de nouveaux défis toujours menaçants. L’un des derniers en date a été de prendre en charge une petite fille de 13 ans promise par sa famille à un mariage précoce dans une ville du centre du Mali. Informé, son instituteur l’a littéralement « exfiltrée » alors que, malgré la loi en vigueur, les préparatifs s’achevaient déjà. Connaissant le centre de réputation, il lui a confié l’enfant. Malgré son jeune âge, Fanta (le prénom a été changé) porte déjà sur son visage les traces de cet épisode douloureux. Elle sourit peu, son regard se perd dans le vague comme si elle était encore ailleurs, sous le poids d’une menace invisible. Pourtant, elle va mieux et se fond plus souvent dans le groupe des jeunes filles de son âge, peut-être parce qu’elle s’y sent plus protégée, peut-être tout simplement parce que la vie et l’espoir sont plus forts que le malheur, surtout chez les enfants. « Personne ne pourra plus nous la reprendre »  coupe Mariame pour mettre fin à cette conversation qui lui rappelle de mauvais souvenirs.

Dans la cour, tout en restant sagement assises, les petites demoiselles s’animent devant l’attente qui se prolonge. Malgré leur jeune âge, leur caractère s’affiche déjà au vu de leurs attitudes et de leurs jeux. Il y a les rieuses, les songeuses, les joueuses, les solitaires, les bruyantes, les moqueuses, les élégantes, les timides, les bavardes, les audacieuses, celles qui ne tiennent pas en place, les peureuses. Toutes, pourtant, ont en commun une certaine sérénité et une grande joie de vivre. Nous profitons de l’attente des marchandises attendues pour prendre quelques nouvelles des anciennes pensionnaires et de la vie de Djiguiya-Bon. Les « petites ladies » grandissent en effet et tachent de prendre leur envol, mais le cercle reste  encore suffisamment restreint pour que personne ne soit perdu de vue. Depuis longtemps, le centre a réussi à mener au bout de leurs études la plupart de ses pensionnaires, mais les filières choisies étaient souvent manuelles : couture, coiffure, cuisine,.. Ces deux dernières années, Djiguiya-Bon a fait plus fort et compte maintenant avec fierté ses premières bachelières : quatre en 2015, trois en 2016. Sept seront candidates en 2018. Elles poursuivent maintenant des études supérieures : presque toutes ont choisi de préparer une carrière d’enseignante en lettres ; l’une est mordue de journalisme et s’accroche vaillamment à cette idée, dévorant les livres des grands auteurs que le amis du Centre lui procurent à sa demande ; l’une des plus jeunes, toujours animée et souriante, est férue de télécommunications et prépare un Brevet de Technicien Supérieur., et mieux si possibilités. Toutes ont dû sortir de leur cocon de Djiguiya Bon, trouver un logement à l’extérieur et se débrouiller comme elles le pouvaient. Elles découvrent ainsi les conditions dans lesquelles se débattent, au Mali comme dans beaucoup de pays africains, les universités : les grèves à répétition, l’insécurité et les vols dans les logements d’étudiants, les polycopiés que vendent les professeurs, les retards dans les cours, le non-paiement des bourses, l’absence de documents de travail. Les bonnes fées qui veillent sur Djiguiya-Bon ont procuré à chacune téléphone mobile et ordinateur : un minimum pour poursuivre ces études dans des conditions acceptables. Beaucoup de celles qui ont choisi des filières professionnelles sont déjà dans la vie active et se débrouillent comme elles le peuvent, souvent en se regroupant. Elles ont rarement coupé le cordon ombilical avec le Centre et leurs cadettes comme le montre la visité de Assitan, ancienne pensionnaire devenue couturière mais aussi formatrice dans le Centre : elle vient ce jour en visite avec ses deux petites filles, vêtues et coiffées comme deux princesses. Ainsi se perpétue et s’agrandit la famille de Djiguiya-Bon.

Le Centre est d’ailleurs toujours au plein de ses capacités ; voire au-delà. Mariame Sidibe raconte que leur capacité de 66 personnes est en ce moment dépassée et qu’ils hébergent à ce jour 71 petites. Ils ont en effet accueilli 8 fillettes de 4 à 14 ans, dont les pères respectifs étaient des militaires récemment morts au combat. Pour beaucoup de ces épouses, souvent jeunes, ce drame familial entraine le retour en province, dans leur famille ou une famille d’accueil, et la misère presque garantie. Mariame n’a pas hésité longtemps : à la demande des mamans en détresse, elle a récupéré les fillettes qui semblaient dans la situation la plus difficile et les a intégrées au Centre : on se serre un peu plus, les plus jeunes dorment à deux dans le même lit, mais l’équipage tient bon. Mama (c’est son surnom) est la cadette de ce nouveau contingent. Haute comme trois pommes, ne tenant pas en place, elle ne peut passer inaperçue. Le visage rond, les grands yeux en mouvement, coiffée d’un foulard aux couleurs passées lui donnant l’air d’une pieuse Hadja, elle va de l’un à l’autre en bavardant sans cesse. Sans s’effaroucher, elle me raconte une histoire que je ne comprends pas mais qui a l’air d’être passionnante. Puis, jugeant sans doute vexant mon silence prolongé, elle repart prestement et va s’assoir au premier rang, les bras croisés, sûre d’être à sa place..

Comme s’ils n’attendaient qu’elle, les livreurs arrivent et commencent à étaler les sacs de riz, de sucre, de poudre de lait qui vont alimenter le Centre pour toute l‘année. Les fillettes s’animent un peu puis viennent s’attrouper autour des sacs de marchandise. Pas de grands discours ni de cérémonial car nous sommes en famille. Seulement quelques photos souvenirs pour garder des traces de ce bon moment. Au vu des regards envieux des badauds qui s’agglutinent à l’entrée, une évidence s’impose : grâce à la discipline collective, le quotidien est finalement mieux assuré pour les pensionnaires que pour les groupes les plus défavorisés de ce quartier de Bamako et les fillettes sont mieux protégées que les nombreux enfants de la rue qui jouent sans s’amuser.

Débarrassée du souci de l’approvisionnement pour « ses » filles pour une bonne période, Mariam Sidibe se remet à penser tout haut à ses autres préoccupations moins immédiates. L’effectif qu’elle a accepté pose au Centre un problème de place disponible .Elle rêve d’ajouter un étage à l’un des bâtiments qui encadrent la cour, mais elle doit d’abord recenser toutes les conséquences financières avant d’aller à la recherche de nouvelles aides financières. Beaucoup de travail et de soucis supplémentaires en perspective mais le spectacle des jeunes filles heureuses balaye ses hésitations.

Bien sûr, au Mali ou ailleurs, il existe beaucoup de centres comme Djiguiya-Bon. Dans les pays en développement en particulier, le rôle de ces « maisons de solidarité » grandit sous des formes variées : orphelinats, pouponnières, centres pour handicapés, encadrement d’enfants de la rue, .. Grâce à elles, misère et détresse humaine reculent un peu, au moins pour quelque temps, pour ceux qui ont la chance d’être pris en charge. Face à ces initiatives privées, locales ou étrangères, les Etats sont écrasés par l’immensité de leurs charges, mais aussi englués dans leurs inerties, leur fréquente inefficacité et le manque d’intérêt réel de beaucoup de leurs représentants. Or les besoins croissent sans cesse sous l’effet de la poussée démographique, de l’exode rural, de l’urbanisation sauvage et de la multiplication des inégalités. Ces actions privées,  incroyables par leur générosité et leur courage, sont donc de plus en plus indispensables, mais ne peuvent être encouragées par la kleptocratie ou les abus de certains dirigeants. Les Etats doivent donc se corriger d’urgence pour que l’ « inclusion » ne soit pas un slogan sans consistance, mais un véritable mot d’ordre, et que les nombreux Djiguiya-Bon se sentent moins seuls.

Paul Derreumaux

Rattrapage énergétique en Afrique : L’UEMOA en bonne position.

Rattrapage énergétique en Afrique : L’UEMOA en bonne position.

L’actualité a montré en 2016 un surcroît inhabituel d’investissements dans le secteur de l’énergie, notamment en Afrique de l’Ouest francophone. Le progrès varie cependant beaucoup selon les pays, surtout pour les énergies renouvelables, et les retards ne sont pas  comblés.

Le ton a été donné en mai 2016 en Zambie par une Assemblée de la Banque Africaine de Développement (BAD) ayant pour thème « Eclairer l’Afrique ». L’objectif était de mettre en évidence à la fois l’importance des efforts que l’institution panafricaine voulait consentir en faveur du secteur énergétique, mais aussi le bouillonnement des capacités d’innovations des initiatives privées sur le continent. Cette mobilisation de la BAD tombe au beau milieu d’annonces de création de nouvelles capacités énergétiques qui se sont multipliées depuis 2015 et sont une bonne nouvelle. L’énergie est en effet, dans toutes les régions d’Afrique subsaharienne, une des infrastructures qui a sans doute connu le moins de progrès dans les 10 dernières années, en comparaison avec les avancées notées dans les routes, les aéroports, les ports, les voiries urbaines et, surtout, les télécommunications. Seuls les adductions d’eau et les chemins de fer enregistrent des manques aussi criards et pénalisants. Au niveau global, quelques chiffres du début des années 2010 restent hélas d’actualité et  posent bien le débat : sur les quelque 95 milliards de USD d’investissements annuels en infrastructures requis pour la prochaine décennie, 44% concernent l’énergie et une majorité des 1,5 milliards d’individus non connectés à un réseau électrique habitent en Afrique.

Au moins trois raisons expliquent cette situation. D’abord, la correction des insuffisances énergétiques impose de traiter à la fois les problèmes de production, de distribution et de commercialisation : les blocages peuvent intervenir sur chaque plan et la mise à niveau est plus complexe à réaliser qu’en d’autres domaines. En second lieu, les choix à opérer sont plus variés que, par exemple, pour les infrastructures routières, et les décisions plus difficiles et donc plus longues à prendre. Enfin, l’impact négatif d’une énergie rare et chère a tardé à s’imposer comme une des explications possibles des difficultés du décollage économique.

Ce panorama d’ensemble vaut aussi pour l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Le pourcentage des personnes connectées dans la population totale s’échelonnait en 2010 de 60% en Côte d’Ivoire à 15% au Niger. Sans surprise, les grandes villes sont privilégiées tout comme les représentants des catégories socioprofessionnelles les plus favorisées et les ménages jeunes, mais, même pour ces groupes et ces zones, les retards sont très importants. Ailleurs, les manques sont souvent dramatiques. Face à ces graves lacunes, la période récente montre de réelles transformations dans l’Union.

Au sein de celle-ci, les annonces récentes d’investissements ont touché quasiment tous les pays de l’Union. Le Sénégal, longtemps frappé par de graves pénuries d’électricité, réalise de lourds investissements aussi bien en énergie thermique que dans le domaine solaire, et semble avoir tourné une page difficile: la Sénélec annonce ainsi un retour à l’équilibre financier et les tarifs d’électricité devraient être abaissés de 10% en 2017. Les nouvelles les plus significatives viennent cependant de la Côte d’Ivoire. Il est prévu que la capacité de production électrique du pays, de 2000 mégawatts (MW) en 2015, devrait passer à 4000 MW en 2020 et approcher les 6000 MW en 2030. Ce bond exceptionnel résultera d’investissements réalisés ici dans les différentes formes d’énergie : thermique, avec par exemple la centrale de Grand Bassam et une nouvelle extension de la Ciprel, des barrages hydroélectriques comme ceux de Soubré puis de Boutoubré, plusieurs unités de biomasse en projet dont celle d’Aboisso qui serait la plus importante d’Afrique. A côté de ces deux pays leaders, les investissements s’accélèrent aussi dans les autres pays. C’est le cas par exemple au Burkina Faso où sont lancées la construction d’importantes unités thermiques à l’Est de Ouagadougou et de plusieurs unités solaires à Kédougou, Kodeny et Pâ, dont certaines seront opérationnelles avant fin 2017 ; c’est également vrai  au Bénin où une centrale thermique de 400MWdevrait être édifiée en plusieurs tranches successives à Maria Gbéta.

Les centrales solaires apparaissent partout. C’est le cas notamment au Sénégal où plusieurs unités de moyenne importance – Bokhal, Malicounda – ont été lancées et seront opérationnelles avant fin 2018 : elles sont construites par des groupes différents et leurs performances pourront donc être comparées. Au Burkina Faso aussi, des investissements en cours pour près de 70 MW de production concernent l’énergie solaire. Même le Mali, malgré son environnement politico-économique difficile, a lancé une centrale solaire à Segou. Certes, la part relative de cette énergie reste très modeste et la région est très loin du Plan Energie du Maroc qui prévoit une part des énergies renouvelables, et notamment du solaire, à plus de 40% du total en 2020. Mais le mouvement est lancé et devrait s’amplifier.

Une autre nouveauté réside dans la diversification des modes de financement pour ces infrastructures énergétiques. Les prêts aux Etats sont toujours une modalité privilégiée et sont désormais accordés par un plus large éventail de bailleurs : institutions multilatérales et bilatérales des pays du Nord, mais aussi fonds arabes, BAD ou Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD), Chine en particulier. On note cependant l’accroissement du nombre d’opérations financées sous forme de Partenariat Public Privé (PPP). L’urgence des projets, les marges de manœuvre réduites des Etats en termes de financement, la meilleure attractivité financière du continent sur les dix dernières années concourent à cette nouvelle approche. Les opérateurs prennent alors le risque financier de la construction et gèrent l’ouvrage sur une vingtaine d’années ou plus, de façon à récupérer leur mise, avant de restituer le barrage ou la centrale à l’Etat. Les nouvelles centrales solaires en exploitation ou le projet de Santrhiou-Mekhe au Sénégal, ou les trois grosses turbines à vapeur de Songon en Côte d’Ivoire ont par exemple suivi cette voie. Elle présente l’avantage de reporter la charge financière supportée par la puissance publique, mais suppose que l’investissement dégagera une bonne rentabilité financière et fiscale pour ne pas compromettre l’avenir.

On constate aussi que les investissements et initiatives prennent un plus large éventail de formes. L’approche centralisée, avec des investissements majeurs concernant tout un pays, reste dominante, avec les projets de plusieurs dizaines ou centaines de mégawatts qui changent brutalement la capacité de production nationale. Mais les projets décentralisés, visant une région, une ville, une industrie, progressent, encouragés par leur plus grande facilité de financement, de gestion et de mobilisation des populations cibles. De grands groupes internationaux s’y intéressent désormais, attirés par le meilleur impact des actions menées et la possibilité de reproduire ensuite ces opérations locales sur d’autres sites. Enfin, a l’autre bout de l’échelle, des Organisations Non Gouvernementales (ONG) ou des « start-up » africaines ou étrangères profitent des nouvelles technologies pour révolutionner  l’environnement, comme dans le secteur de l’ « off-grid » qui fournit un accès à l’électricité aux ménages non raccordés à un réseau national. Ces nouvelles potentialités s’enrichissent d’ailleurs de modalités d’utilisation de plus en plus diversifiées, grâce à une coopération possible de ces start-up avec d’autres secteurs comme les banques ou les sociétés de télécommunications. La « start-up » sénégalaise Nadji-Bi s’engage résolument sur cette voie.

Une dernière originalité réside dans la place croissante des projets régionaux, associant plusieurs Etats, qui apparaissent à la fois dans la fourniture d’énergie comme dans sa distribution rationalisée. Le barrage de Manantali avait été précurseur en la matière, pour le Mali, la Mauritanie et le Sénégal. Les interconnexions entre réseaux nationaux sont un autre exemple de ces investissements transfrontaliers, qui permettent des économies d’échelle et une meilleure utilisation des investissements réalisés. Grâce à ces investissements, la Cote d’Ivoire devrait ainsi être exportatrice nette d’électricité aussi bien au profit du Burkina Faso et du Mali que de pays côtiers allant du Libéria au Bénin.

Malgré leur importance, ces progrès sont encore notoirement insuffisants à plusieurs titres. Beaucoup d’installations sont anciennes, voire près de l’obsolescence, et souffrent d’un manque d’entretien : ceci explique les pannes ou arrêts fréquents, qui réduisent les capacités de production, et la réhabilitation totale de centrales longtemps arrêtées, comme celle du Cap des Biches au Sénégal, sont des évènements rares. En second lieu, les sociétés nationales assumant le développement et la gestion des réseaux d’électricité sont pour la plupart en mauvaise santé financière : leurs capacités d’investissement sont limitées ainsi que leur aptitude à servir au mieux la clientèle. De plus, les ressources financières publiques pour de nouvelles augmentations de capacité de production sont de plus en plus  insuffisantes ; les Etats doivent donc recourir à des financements de marché, qui sont chers et dont le coût variable entraîne de lourds risques sur le long terme. Enfin, les augmentations de l’offre d’énergie rencontrent maintenant une demande en forte progression sous l’effet simultané du fort accroissement démographique et de la croissance économique plus soutenue de la région.

L’effort doit donc être encore intensifié pour qu’il réponde aux besoins présents et d’un futur proche. Les énergies renouvelables, et surtout l’énergie solaire, pourraient permettre un bond en avant. En effet, l’Afrique est particulièrement bien placée sur ce plan, d’une part, et les coûts d’investissement correspondants ont beaucoup baissé ces dernières années, d’autre part. L’exemple du Chili montre que les progrès peuvent être rapides dès lors que les réglementations nationales sont ajustées pour réguler le marché d’une manière constructive: favoriser toutes les formes de production d’électricité, faciliter l’accès au marché des nouveaux producteurs, rationaliser la concurrence dans un sens favorable aux utilisateurs. Ce souci de l’efficacité et de la performance est souvent entravé sur le continent par la toute-puissance de la bureaucratie et la force de l’immobilisme. La transformation des mentalités et des approches sera donc aussi un moyen d’accélérer notre rattrapage énergétique.

Paul Derreumaux

Publié le 07/02/2017

La (VRAIE) lutte contre la corruption n’est pas si facile…

La (VRAIE) lutte contre la corruption n’est pas si facile…

 

Rajasthan, mi-novembre 2016. Dans la douce chaleur brumeuse de ce début de matinée, la foule habituelle se presse à l’entrée du Taj Mahal à Agra pour admirer le somptueux mausolée de marbre blanc construit par Chah Djahan pour son épouse bien aimée Mumtaz Mahal. Tous deux reposent désormais pour l’éternité dans ce qui est considéré comme l’une des sept merveilles du monde moderne. Magique par sa beauté classique, les symétries parfaites de sa construction et le symbole d’amour éperdu qu’il représente, le « Taj » est particulièrement visité par les touristes étrangers, mais aussi très prisé par la population indienne qui vient, de tout le pays, le visiter en famille.

Malgré la beauté du spectacle, les conversations animées des visiteurs nationaux tournent pourtant depuis quelques jours sur un sujet plus prosaïque que poétique. Le 8 novembre au soir, le Premier Ministre Modi a annoncé à la télévision que les coupures de 500 et 1000 roupies – les plus grosses et valant respectivement environ 6,9 et 13,8 Euros – seraient démonétisées dès le lendemain. Elles ne pourraient ensuite qu’être déposées sur un compte bancaire, avec une pénalité de 100% pour tout versement supérieur à 250000 roupies.

L’explication donnée à cette mesure brutale est la lutte contre une corruption qui gangrène le pays. La monnaie fiduciaire, qui représente encore une bonne part de la masse monétaire nationale, abrite en effet les milliards de roupies provenant des dessous de table, des trafics divers, de la fraude fiscale, des détournements, des fausses factures,… C’est particulièrement vrai pour les deux coupures les plus importantes, visées par la mesure gouvernementale, qui constituent à elles-seules plus de 85% de la monnaie fiduciaire totale. La bataille contre l’argent « sale » était une des priorités affichées par le candidat Narendra Modi lors de la campagne présidentielle de 2014. Devant le peu de progrès  face aux pratiques répréhensibles, le Premier Ministre a décidé une attaque frontale : rendre brutalement inutilisables les produits de ces actes délictueux qui restent souvent stockés en billet de banque.

L’objectif est en partie économique. Le gouvernement fédéral veut assainir l’économie en retirant la masse d’ « argent noir », réduire le secteur informel encore largement dominant, augmenter la matière taxable. Il espère ainsi  augmenter les recettes fiscales et accroître la capacité de financement d’investissements de l’Etat, et développer les ressources des banques et donc leurs moyens d’actions. Mais l’ambition est surtout politique : d’abord respecter les engagements pris en termes de moralisation de l’économie ; en même temps réduire les avoirs des partis concurrents, et notamment le puissant Parti du Congrès, qui sont constitués en bonne partie de masses de billets aux origines incertaines et largement distribués lors des campagnes électorales.

La soudaineté et la généralité de la mesure ont pris de court tous les agents économiques. Les banques ont été prises d’assaut pour le dépôt des anciens billets et l’obtention de nouvelles coupures. Cette opération était cependant rendue très complexe par l’énormité de la population, la masse des billets concernés en circulation (plus de 24 milliards de coupures), le nombre élevé de personnes qui ne disposent pas encore de compte bancaire (taux de bancarisation  proche de 50%), mais aussi par les dysfonctionnements dans l’approvisionnement des banques commerciales en nouveaux billets. Dans les villes comme dans les campagnes, les interminables files d’attente aux guichets ont attesté de la mauvaise organisation de cet échange. Les Guichets Automatiques de Banques (GAB), parfois inadaptés aux nouveaux billets, ont connu une situation aussi tendue, émaillée de fréquents dérapages dus à l’exaspération des clients. Dans le même temps, toutes les « ficelles » possibles pour tourner les règles instaurées pour cet échange ont été utilisées par certains citoyens, souvent les plus fortunés ou ceux dont la richesse était d’origine contestable. L’imagination a fait fleurir les moyens envisageables pour se débarrasser sans délai des coupures désormais démonétisées : stockage de produits en grande quantité, achat massifs de billets d’avion ou de train en vue de leur revente ultérieure, achats d’or, … L’Etat fédéral a à chaque fois vigoureusement combattu ces pratiques, malgré les effets collatéraux négatifs que pouvaient parfois entrainer les interdictions édictées, telles le repli des cours de bourse de nombreuses entreprises ou la baisse immédiate du cours international de l’or. Même les contre-attaques politiques et judiciaires n’ont pas fait fléchir les Autorités.

« Donnez-moi 50 jours pour débarrasser l’Inde de la corruption» avait demandé le Premier Ministre. Ce délai ne semble pas avoir suffi. Plus de deux mois après le début de l’opération, la mise en circulation des nouvelles coupures reste problématique et l’encombrement des agences bancaires toujours au maximum. Au niveau économique, l’activité bancaire a été plutôt ralentie par ces difficultés logistiques et l’embellie escomptée est toujours en attente. De dernières prévisions concluent même que la croissance du Produit Net bancaire (PNB) serait réduite d’au moins 0,5% en 2016 en raison des perturbations observées. Dans ce contexte, les plus touchés ont été les membres des classes les plus pauvres, sans compte bancaire, sans autres ressources que les quelques billets qu’ils possédaient et désormais sans valeur, sans autre solution que de patienter des journées entières devant les banques commerciales. Pourtant, toutes les interviews effectuées montrent que ces catégories de la population sont favorables à la poursuite de l’opération, car elles sont persuadées qu’elle portera un grand coup contre la corruption des politiques et des hommes d’affaires qui les exploitent.

L’expérience est intéressante pour les pays, très nombreux, qui clament sans cesse leur volonté de lutter contre la corruption. Elle met en avant quatre principales leçons. D’abord, les actions concrètes sont possibles : elles impliquent seulement, pour sortir du discours, que des réflexions sérieuses soient menées sur les circuits qu’utilisent les fraudeurs et les corrupteurs, en fonction des possibilités de leur environnement national, pour mener à bien leurs délits. En second lieu, ces actions sont pour le moins difficiles en raison de leurs caractéristiques nécessaires : soudaineté voire brutalité, originalité, impossibilité de contournement par le public visé, fréquente hostilité allant bien au-delà de ce public, durabilité des effets provoqués. Par leur nature imprévue et leur opposition aux pratiques en vigueur, ces actions anti-corruption font immédiatement l’objet d’une forte opposition tous azimuts et imposent donc que le pouvoir qui les édicte possède la légitimité et la force nécessaires pour les imposer. De plus, en heurtant de nombreux intérêts ou groupes de pression puissants, ces mesures déclenchent toujours les réactions de catégories sociales ou d’individus qui, même de bonne foi, cherchent à arrêter l’expérience. La troisième leçon est donc celle de la ténacité requise pour que les mesures aient le temps d’être menées à leur terme et de produire leurs effets. L’exemple indien est pertinent à ce point de vue : malgré la gêne occasionnée pour de nombreuses personnes, et notamment pour ceux que l’Etat veut défendre, les longues perturbations sont le prix à payer pour terrasser la corruption. Enfin, même si elles portent leurs fruits, les actions anti-corruption ne peuvent être efficaces à 100% ou de manière définitive. Certains individus ou sociétés visés passent entre les mailles du filet et les circuits de la fraude et de la délinquance financière se reconstituent. En Inde toujours, une démonétisation identique avait eu lieu il y a 38 ans : l’opération conduite en janvier 1978 s’était déroulée pour les mêmes objectifs et avec le même effet de surprise, et avait conduit à la même panique et aux mêmes débordements. Elle n’a visiblement pas éradiqué pour toujours l’argent noir. Avec le développement connu par le pays ces dernières décades et l’expansion correspondante de la circulation monétaire, l’opération actuelle n’est que beaucoup plus délicate.

Malgré leurs difficultés et inconvénients et la modestie de leur intérêt économique, de telles opérations présentent d’importants effets psychologiques positifs : elles renforcent en effet la crédibilité des Autorités politiques qui les réalisent, dès lors qu’elles ont la force et l’assise suffisantes pour mener ces réformes jusqu’au bout. Le Premier Ministre indien a déjà annoncé qu’il réaliserait d’autres actions « musclées » de ce genre, notamment dans le secteur toujours délicat de la propriété foncière.  Les purges de grande ampleur effectuées en Chine au sein des ploutocrates du régime en donnent une autre illustration.

On peut donc se demander pourquoi les Etats africains sont si réticents à suivre cette voie. Les discours des plus hautes Autorités mettent toujours la lutte contre la corruption en bonne place mais en restent la plupart du temps aux grandes intentions tandis que les exemples délictueux se multiplient à tous les niveaux et sont souvent connus de tous. Sans doute la faiblesse généralisée des appareils étatiques et de la priorité donnée au bien public sont-elles les principales raisons de cette trop fréquente inertie. Les mesures, même à des niveaux plus limités, visant à endiguer la corruption seraient pourtant particulièrement appréciées des populations qui subissent chaque jour les conséquences néfastes de celle-ci. Le monnayage de formalités par les fonctionnaires, l’achat des diplômes, la spéculation foncière, sans parler de la déliquescence de la justice, pourraient ainsi faire l’objet d’attaques bien ciblées et intelligemment conçues. L’impunité des fautifs, l’exploitation des plus faibles, le renforcement indu des inégalités figurent parmi les maux les plus graves qui pèsent sur les sociétés en développement et freinent directement leur croissance. Aucun combat contre ces lèpres sociales n’est donc inutile, même s’il est difficile et n’est pas assuré d’un succès total.

Paul Derreumaux

Article publié le 19/01/2017

Elections américaines : quelles conséquences pour l’Afrique ?

Élections américaines : quelles conséquences pour l’Afrique ?

Pour les Africains, dirigeants comme citoyens, les dernières élections présidentielles aux Etats-Unis appellent deux questions : Quelle sera la spécificité de l’ « expérience Trump » pour les quatre ans à venir ? Qu’apportera à l’Afrique le nouveau dirigeant de la première puissance mondiale ?

Ainsi donc les sondages ont été démentis, les prévisions contredites et M. Trump a gagné. Une fois la surprise passée, deux explications du résultat peuvent être tentées.

D’abord l’originalité de la démarche de Donald Trump. Celui-ci, qui n’avait rien à perdre vu son statut de riche homme d’affaires, a décidé dès le départ de mener sa bataille électorale sur des attaques personnelles, menées avec outrance contre les minorités raciales, l’immigration,  les lois sociales du Président Obama, le libéralisme, l’ « establishment » sous toutes ses formes. Dépassant les thèmes habituels anti démocrates, ses propos se sont calés sur les problèmes de la masse d’américains blancs, victimes du chômage, de la délinquance, de la pauvreté, du déclassement et d’une montée des inégalités qu’ils considèrent comme irréversible avec les politiques actuellement menées. Les critiques de plus en plus extravagantes contre l’adversaire démocrate ont finalement plu au noyau dur de son public au lieu de lui faire peur : malgré sa richesse, et peut-être grâce à sa violence, Trump leur est apparu comme l’un des leurs.

Face à lui, Hillary Clinton n’a pas pu (ou su) mobiliser avec la même vigueur tout le camp démocrate. Dans celui-ci, on compte en particulier une bonne part des populations noires et hispaniques, de plus en plus nombreuses, dans la ligne de mire des menaces de Donald Trump. Cette partie des électeurs avait été décisive dans la réélection de Barack Obama face à Matt Romney, et devait logiquement l’être davantage ici en raison de son poids croissant dans la population totale. Pourtant, ce soutien n’a pas été à la hauteur escomptée : ni la grande expérience des affaires publiques de la candidate, ni l’appui annoncé de Bernie Sanders, ni l’engagement à ses côtés du Président Obama n’ont suffi pour compenser une campagne insuffisamment orientée vers les préoccupations des classes les plus populaires, ni faire oublier les déceptions ressenties après les deux mandats du Président sortant.

La carte des résultats de l’élection de novembre illustre cette fracture : les régions économiquement « en panne », voire déshéritées, ont été plus favorables à M. Trump que les grandes villes offrant à chacun plus d’occasions de faire sa place. Les manifestations « anti-Trump » après la victoire de celui-ci en sont une démonstration a contrario.

L’élection surprise du candidat républicain conduit de toute façon à de grandes interrogations. Dans son « programme », finalement peu débattu et mal connu, les principales idées frappent par leur brutalité et parfois par leur incohérence. Il est probable, comme le montrent de premiers exemples, que le Président Trump se sentira d’autant moins lié par ses promesses qu’elles étaient imprécises. En bon homme d’affaires qu’il est, il sera surtout pragmatique, soucieux de l’évaluation des effets de ses politiques et capable de modifier celles-ci si nécessaire. Il reste à savoir quels seront dans ce cas ses véritables objectifs puisque sa base électorale se constitue à la fois des populations blanches paupérisées mais aussi des classes républicaines les plus aisées, deux catégories plutôt contradictoires.

Pour les questions économiques et sociales nationales. le vaste programme d’infrastructures et d’investissements publics envisagé peut soutenir l’activité, et redonner vie aux régions en détresse qui ont soutenu sa candidature. Son financement sera cependant difficile. Les baisses d’impôts, déjà annoncées, imposeront un gonflement du déficit budgétaire qui risque d’accélérer la hausse des taux d’intérêt. Celle-ci pourrait protéger le pays de l’inflation mais aussi gêner la consolidation de la croissance économique. Au plan social, les premières orientations fiscales ne semblent pas aller vers une réduction des inégalités tandis que la couverture sociale des populations les plus pauvres, un moment menacée de démantèlement, pourrait finalement être en partie préservée. Le rejet des immigrés clandestins et une politique plus restrictive vis à vis des travailleurs étrangers pourraient défavoriser de nombreux secteurs d’activité. Dans tous les cas, le Président n’aura pas les mains totalement libres pour conduire sa politique de rupture : la Chambre des Représentants et le Sénat, malgré leur majorité républicaine, garderont normalement une vision plus orthodoxe tandis que la puissante Réserve Fédérale maintiendra une vision indépendante des positions présidentielles.

Au plan international, l’avenir devrait être dominé par deux orientations. Incertitudes des alliances d’abord: le Président Trump ne parait pas un fervent admirateur de l’Europe ; le Traité Transatlantique risque d’être jeté aux oubliettes et le Transpacifique profondément réformé ; au Moyen Orient, les relations avec l’allié proche qu’est Israël et avec le partenaire privilégié qu’était l’Arabie saoudite sont perturbées en raison du terrorisme et du rapprochement avec l’Iran ; la Turquie s’engage dans une direction qui inquiète de plus en plus. Face à ces détériorations, la méfiance devrait être encore plus présente et la tendance au repli sur soi plus forte. Accroissement des rivalités ensuite : la compétition pour la place de première puissance mondiale va s’intensifier avec la Chine et les grands pays émergents sur les plans commercial, monétaire, politique et d’influence économique. Une autre inconnue essentielle résidera dans les rapports avec la Russie : les appétits d’Empire de celle-ci se heurteront aux positions américaines, mais le pragmatisme et le tempérament de Trump pourraient s’accommoder d’arrangements avec Vladimir Poutine pour régler des problèmes brulants, notamment en Europe de l’Est et dans la zone Irak-Syrie. D’autres menaces prioritaires sont toujours présentes, tel le terrorisme islamique. Tout en affirmant que « l’Amérique sera plus forte », Donald Trump  souligne que ces combats n’incombent pas aux seuls Etats-Unis et cherchera à réduire cette charge, soit en la partageant avec ses alliés, soit en se retirant du jeu chaque fois que possible.

Dans ce futur semé d’embûches, et sans grand dessein, il est remarquable que l’Afrique est retombée dans l’oubli. Barack Obama avait soulevé un immense espoir, tant parce qu’il était le premier Président de couleur que parce qu’il avait réservé ses premiers voyages officiels en 2009 à l’Afrique -Egypte et Ghana-. La déception avait vite suivi, lorsqu’il apparut que, même si l’Afrique faisait moins peur, les grands principes et orientations des Etats-Unis ne changeaient pas. Après sa réélection, le Président Obama était d’abord parti en Asie et s’est encore moins tourné vers l’Afrique. Cette fois, celle-ci n’a même pas été évoquée lors de la campagne. Il est vrai que l’attractivité de la zone subsaharienne s’est bien affaiblie : moindre intérêt des investissements pétroliers suite à la meilleure indépendance énergétique des Etats-Unis et la chute des prix du pétrole ; médiocres performances économiques récentes moyennes de l’Afrique ; aggravation des risques terroristes dans plusieurs pays ; évolution démocratique négative en divers endroits. Alors que la mondialisation a moins bonne presse et que les centres d’intérêt et de tension géostratégiques sont ailleurs, l’Afrique devrait être la première sacrifiée dans les préoccupations américaines.

Les Etats subsahariens sont moins désarmés qu’auparavant face à ce désintérêt. Leur situation économique s’est globalement améliorée durant les dix années écoulées et a éveillé l’attention de nombreux autres partenaires, au premier rang desquels la Chine et d’autres grands pays émergents. Ils trouvent donc ailleurs les financements, les équipements et les éventuels marchés. En apportant ces soutiens, leurs nouveaux partenaires  se fournissent en matières premières et donnent de l’activité à leurs grandes entreprises. Ils occupent peu à peu,  à côté des anciennes puissances coloniales, un rôle économique essentiel mais aussi une influence politique grandissante. L’Afrique tient ainsi, malgré ses faiblesses, une place non négligeable dans l’écriture des nouveaux équilibres mondiaux.

Malgré leur relative embellie économique et leurs nouveaux partenariats, les Etats africains auraient pourtant bien besoin du soutien des Etats-Unis en de nombreux domaines où ceux-ci ont une expertise de premier plan : ils vont par exemple de la lutte contre le terrorisme aux investissements dans les domaines énergétiques en passant par l’ouverture des marchés américains pour les exportations africaines et un soutien actif dans la lutte pour la protection de l’environnement. Il n’est pas certain que le nouveau Président prête attention à des dossiers qui lui paraitront secondaires ou contraires aux intérêts à court terme des Etats-Unis, mais que  l’Afrique devra pourtant affronter dans tous les cas.

En sortant ainsi la zone subsaharienne de leur champ d’horizon, les Etats-Unis commettent bien sûr une erreur pour au moins trois raisons. Même si l’évolution n’est pas linéaire et sera de plus en plus inégale selon les pays, l’Afrique devrait poursuivre une croissance économique consistante à moyen terme. Quelle que soit la conjoncture internationale, des moteurs internes de croissance existent en effet, si les politiques d’accompagnement sont bien menées par les Autorités nationales. En outre, le marché africain, en grandissant pour des raisons économiques comme démographiques, devient un enjeu croissant pour les pays les plus avancés et leurs grands groupes : les places à prendre seront de plus en plus chères et les Etats-Unis pourraient perdre des opportunités futures. Enfin, le soutien politique des nations africaines jouera inévitablement un rôle dans les recompositions géopolitiques qui s’annoncent avec la montée de nouvelles grandes puissances et le regain du protectionnisme.

Pour l’Afrique comme pour le reste du monde, l’élection de Donald Trump ouvre ainsi une vaste période d’incertitude et de fragilité au moment le moins opportun. Le pire n’est cependant jamais sûr. En brisant les schémas traditionnels, le Président américain ouvre un nouveau champ des possibles. Reste à voir quelle a été sa part de théâtre dans ses discours et, parmi tous les tabous qu’il a dénoncés, ceux auxquels il s’attaquera vraiment et par quoi il les remplacera.

Paul Derreumaux

Publié le 30/11/2016