MALI 2018 : incertitude et inquiétude

MALI 2018 : incertitude et inquiétude

 

La population malienne avait attendu avec impatience l’élection présidentielle de juillet/août 2013, qui mettait fin à une année calamiteuse marquée par le coup d’Etat fantaisiste mais destructeur de mars 2012, et par une tentative d’invasion terroriste/islamiste de l’ensemble du pays, en janvier 2013, arrêtée in extrémis par la France. Cette élection exprimait l’espoir généralisé d’un retour de la normalité constitutionnelle,  d’une paix retrouvée sur tout le territoire et d’une reprise du développement économique.

Plusieurs conditions semblaient en effet réunies pour que cette étape soit l’aube d’une période de renouveau pour le pays. D’abord le maintien d’une forte présence militaire de la France et des Nations Unies, respectivement grâce aux forces Serval puis Barkhane et à la Minusma, écartait pour un temps la menace terroriste et donnait un délai aux nouvelles Autorités pour reconstituer une armée malienne plus solide et une Administration couvrant tout le pays. Ensuite, une aide internationale massive de plus de 3 milliards de USD avait été annoncée dès mai 2012 : elle devait permettre notamment la réparation des dégâts causés par l’invasion islamo-terroriste du Nord du pays, la réalisation d’importants investissements d’infrastructures, notamment dans les régions les plus défavorisées, et la mise en œuvre de projets productifs de proximité propres à favoriser l’activité et la vie sociale dans les zones rurales. Enfin, tous les candidats étaient quasiment au diapason sur les objectifs essentiels à atteindre : réconciliation nationale, recomposition de l’armée, reconstruction de l’administration, lutte contre la corruption et fin de l’impunité de celle-ci, retour à une croissance économique soutenue et durable.

Grâce à cet environnement positif par rapport à la période chahutée qu’avait traversée le Mali depuis 2012, l’enthousiasme de la population tranchait avec les craintes des partenaires internationaux jugeant le scrutin du 28 juillet 2013 prématuré. Celui-ci s’était finalement passé dans le calme et sans contestation significative des résultats des deux tours, le candidat battu au second tour ayant rapidement salué la victoire de son concurrent.

Cinq ans après ces évènements, la situation semble bien différente.

D’abord, beaucoup d’attentes ont été déçues. Certes, les défis étaient redoutables et sans doute souvent sous-estimés. De plus, les réalisations des Autorités en place, notamment en matière d’infrastructures ou d’encouragement des acteurs économiques privés par exemple, ont souffert d’un déficit marqué de politique de communication et d’explication, qui a pénalisé l’appréciation des efforts consentis. Malgré tout, un examen objectif des changements apportés par rapport à la situation de 2013 montre la faiblesse des améliorations effectives.

Au plan de la paix et de la sécurité, la signature au forceps des accords d’Alger en 2015 n’a pas encore produit tous ses effets, tant pour la lutte contre les groupes armés du Nord que pour l’installation des structures de transition, le désarmement des combattants ou la réduction des risques terroristes. De plus, de nouveaux groupes de rébellion se sont développés dans le Centre du pays, s’en prenant par des attaques et des attentats à la population, la MINUSMA et l’armée, et propageant l’insécurité jusque dans la région de Ségou.

Les financements internationaux annoncés correspondaient en partie à des programmes déjà décidés et n’ont donc pas tous constitué un supplément exceptionnel de ressources. Surtout, la mobilisation de ces financements n’a pu être réalisée que partiellement et souvent tardivement faute de préparation insuffisante des projets.

Les taux très honorables de la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) s’appuient surtout sur quelques secteurs clés de l’économie – coton, or, télécommunications, banques – et sur une agriculture vivrière qui suit la progression de la population. Cependant, les transformations espérées pour une embellie des secteurs agro-alimentaire et industriel, la renaissance du tourisme ou l’essor d’activités liées aux nouvelles technologies n’ont pu encore être concrétisées. En outre, les fruits de cette performance du PIB n’ont pas bénéficié au plus grand nombre en raison de la large prédominance du secteur informel et des faiblesses de la politique de redistribution. L’effectif réduit des salariés du secteur moderne ne favorise pas l’essor d’une classe moyenne. Le pourcentage de population ayant accès à l’électricité reste toujours très minoritaire et, joint aux difficultés de la société Energie du Mali, accroit le sentiment  de « sur-place » social. La fracture entre la capitale, où les équipements publics essaient de suivre l’accroissement rapide de ses habitants, et le reste du pays, manquant cruellement d’activités, de services régaliens et d’infrastructures de toutes sortes, continue à se creuser.

A ces insuffisances objectives se sont ajoutées de nombreuses critiques, formulées à la fois à l’intérieur comme à l’extérieur du Mali sur une nouvelle montée en puissance de la corruption et du népotisme. L’administration et la classe politique, déjà mal perçues sur ce plan depuis longtemps dans le pays, ont encore perdu de leur crédibilité sur ces cinq ans.

Le premier tour de l’élection présidentielle 2018 est donc intervenu le 29 juillet dans un climat nettement moins serein qu’en 2013, pour au moins trois raisons.

Tous les candidats sans exception et leurs partis, plus ou moins structurés, ont eu d’abord plus de temps pour fourbir leurs armes, préparer leur campagne, construire leurs alliances et croire à la victoire. La volonté a donc été plus forte pour les « outsiders » de combattre tout ce qui pouvait nuire à l’égalité des chances et au bon fonctionnement du jeu démocratique, de rechercher les éventuelles anomalies appliquées par les favoris, et notamment le Président sortant. Quelques manifestations tendues ont eu lieu avant le scrutin. Les accusations de fraude se sont multipliées, à propos des cartes d’électeurs, des conditions du vote ou des possibilités de surveillance de celui-ci par chaque parti. Les tentatives d’appui sur les dignitaires religieux, voire de récupération de ceux-ci, ont été nombreuses.

Parmi les 24 personnes retenues par la Cour Constitutionnelle, on note, à côté de candidats présents de longue date dans le jeu politique malien, des personnalités nouvelles, qui concourent pour la première fois à la magistrature suprême même si certains ont déjà occupé des postes de responsabilité publique. Même si la crédibilité de certains est incertaine, d’autres apportent une vision plus moderne dans cette élection, s’attachant davantage à bâtir un programme ou à accepter des alliances, et préparant ainsi l’avenir. Il est probable que ce « sang neuf » augure de nouvelles tendances pour les prochaines joutes présidentielles.

L’environnement sécuritaire dégradé a conduit à divers incidents, parfois graves, qui ont empêché le fonctionnement de quelques 700 bureaux dans le Centre et le Nord du pays, et ont encore alimenté les suspicions et favorisé les contestations.

Après 4 jours d’attente, les résultats du premier tour réduisent l’incertitude mais peut-être pas l’inquiétude. D’abord, le taux de participation est redescendu à 43% du corps électoral, soit quatre points de moins qu’en 2013. Contrairement au sentiment général qui semblait prévaloir, cette élection pourtant souvent jugée capitale n’a pas mobilisé un pourcentage d’électeurs plus élevé qu’à l’ordinaire : il est peu probable que la population fasse mieux au second tour. Par ailleurs, derrière les deux finalistes retenus, qui s’étaient déjà affrontés en 2013, les résultats montrent une très grande dispersion des résultats. Aucun des candidats éliminés n’est capable de faire pencher seul la balance d’un côté ou de l’autre. En revanche, le respect ou non des déclarations préalables au premier tour sera décisif pour le résultat final : l’unanimisme initialement affiché contre le Président sortant sera-t-il ou non maintenu au terme des négociations de la semaine qui s’engage? Enfin, des menaces réelles pèsent sur le boycott par tout ou partie de l’opposition du second « round » de l’élection : les accusations de fraude, le nombre exceptionnellement élevé des bulletins nuls, le refus des Autorités de donner les résultats par bureau comme demandé par les observateurs internationaux pourraient conduire à la concrétisation de ce risque, jamais observé jusqu’ici au Mali. Une telle situation réduirait la légitimité du futur Président et renforcerait les craintes de contestations futures à un moment où l’unité nationale est plus que jamais nécessaire face à tous les challenges. Le rôle des « arbitres » -Cour Constitutionnelle et observateurs internationaux- sera donc essentiel pour éviter toute ambiguïté.

A une semaine du jour du jour décisif, le Président qui va être élu, quel qu’il soit et contrairement à 2013, n’obtiendra donc un blanc-seing ni d’un électorat divisé ni d’une population méfiante et relativement absente de la bataille électorale ni d’une communauté internationale de plus en plus impatiente. Son action va être scrutée par tous et sous tous ses aspects, et les insuffisances et retards seront de moins en moins tolérés. . Il devra agir vite et dans les bonnes directions pour donner des gages concrets de ses compétences et de celles de son équipe Ses qualités de rassembleur, sa détermination et son exemplarité seront décisives pour qu’il puisse bien représenter le peuple malien tout entier et être accepté par lui. Il devra obligatoirement mener les politiques difficiles qu’exige la situation décrite ci-avant, même si elles sont déplaisantes pour certains, en montrant qu’elles apportent rapidement des résultats bénéfiques pour tous. C’est à ces conditions seulement que les électeurs pourront se dire qu’ils ont fait le bon choix.

Paul Derreumaux

Article publié le 07/08/2018

 

Afrique : Puissance démographique, effets pervers.

Afrique : Puissance démographique, effets pervers.

 

Le Département des Affaires Economiques et Sociales des Nations-Unies vient de publier sa Revue 2017 des prévisions démographiques mondiales aux horizons 2050 et 2100.

La première conclusion de ce travail est l’accentuation des tendances antérieures. Ce constat n’étonne pas, les mouvements démographiques ne se modifiant que sur le long terme et permettant donc des prévisions précises, y compris pour des échéances lointaines. L’humanité s’est accrue d’un milliard d’habitants entre 2005 et 2017, battant ses records de vitesse, et atteint 7,6 milliards d’habitants. Dans l’hypothèse centrale des projections, elle comprendrait 9,8 milliards de personnes en 2050 – un peu plus que les dernières prévisions -. Malgré le ralentissement ensuite attendu, il est probable à plus de 75% que l’humanité continuera à s’accroître jusqu’après 2100 et elle a de « bonnes chances » de dépasser 11 milliards d’âmes à la fin du siècle. A ce jour, la pyramide des âges est plutôt équilibrée avec 26% d’individus de moins de 15 ans, 61% entre 15 et 59 ans et 13% au-delà, et l’âge médian est de 30 ans. Mais l’humanité va vieillir vite dans les prochaines décennies en raison de la chute continue du taux de mortalité et de la baisse tendancielle du taux de fécondité. En 2050, on attend donc autant de moins de 15 ans que de plus de 60 ans, soit 2,1 milliards de personnes, et 21% de chaque côté. Même si ce mouvement concerne tous les continents, l’Europe et l’Amérique du Nord seront particulièrement touchées par ce changement, qui requerra des investissements et des actions sociales d’un nouveau type. L’évolution aura aussi des répercussions négatives sur le ratio catégoriel 20-65 ans/plus de 65 ans qui passera par exemple en Europe de 3,3 à moins de 2 en 2050 et imposera de nouveaux efforts de solidarité.

Dans cette « photo de groupe », l’Afrique accentue son originalité. Par sa croissance d’abord. Après sa progression considérable depuis 50 ans, elle « pése » en 2017 17% de l’humanité avec ses 1,3 milliards d’habitants. Cette place devrait se consolider encore plus vite dans les 30 prochaines années : en totalisant 59% de l’accroissement sur la période, la population du continent avoisinera 27% du total mondial et plus de 2,5 milliards d’individus en 2050. Cette évolution illustre un rythme d’accroissement annuel qui ne ralentit que doucement: ce taux, de +2,6% en 2010/2015, restera encore à +1,8% en 2045/2050 tandis qu’il sera à cette date partout inférieur à +1% et sera même négatif en Europe. Sous cette poussée globale, l’Afrique comptera de plus en plus de géants à l’échelle des populations nationales. Ainsi qu’il l’est déjà connu, le Nigéria devrait avoir dans 33 ans la troisième population mondiale, contre la septième aujourd’hui, et 410 millions d’habitants. Au même moment, 4 des 13 pays de plus de 150 millions d’habitants seraient en Afrique – Nigéria, République Démocratique du Congo, Ethiopie et  Tanzanie, contre 1 sur 8 aujourd’hui.  Surtout, l’Afrique se distinguera dans l’avenir par sa jeunesse dans un monde vieillissant. La population du continent compte présentement 60% de personnes de moins de 25 ans, alors qu’en Asie et en Amérique latine ce pourcentage est descendu à 42%. La classe des 25 à 59 ans reste la plus faible au monde, avec seulement 35% du total, contre plus de 45% ailleurs, comme celle des plus de 60 ans qui n’est aujourd’hui que de 5%. Ce poids exceptionnel de la jeunesse et l’accroissement continu de la proportion des 25/59 ans se poursuivront jusqu’au-delà de 2050 et donc sur une période exceptionnellement longue par rapport à l’histoire des autres continents. C’est seulement pour la concentration de la population que l’Afrique empruntera le même chemin que le reste du monde : la majorité de la population deviendra en effet urbaine avant 2030, suivant une évolution apparemment irréversible.

Sur certains aspects, l’Afrique témoigne d’importants progrès. D’abord l’allongement de la durée de vie : +6,6 ans depuis 2005, soit trois fois plus que dans la période précédente et deux fois plus que le rythme mondial. Certes, l’espérance de vie de 60,6 ans reste au moins 10 ans inférieure à celle du reste de la planète, mais l’amélioration illustre les efforts accomplis pour atteindre l’un de ces Objectifs du Millénaire et l’objectif affiché est de renforcer la tendance avec une espérance de vie à 71 ans en 2050.  Cette avancée a surtout été obtenue par la chute du taux de mortalité des moins de 5 ans, qui a baissé de 141/°° en 2000/2005 à 95/°° en 2010.2015. Ici encore, le retard reste grand par rapport à la moyenne mondiale, mais il s’est bien réduit, surtout par rapport aux autres pays les moins avancés. Enfin, la dernière décennie a été marquée par une décélération de l’impact du virus HIV : ainsi, en Afrique du Sud, pays le plus touché, l’espérance de vie ramenée à 53 ans en 2010 est remontée à 59 ans et pourrait s’élever en 2020 à 62 ans, son niveau antérieur à l’explosion de la maladie.

Face à ces améliorations, le faible repli du taux de fécondité est au contraire le grand échec africain du début du siècle. Ce ratio est en 2015 de 4,7 naissances par femme et supérieur à 5 pour la seule zone subsaharienne. Il est plus de deux fois supérieur à celui de toutes les autres régions du globe. Les prévisions tablent sur une réduction de ce taux à 3,1 vers 2050 et à 2,1 vers 2100, soit avec 100 ans de retard par rapport au reste du monde. Au vu de la dernière décennie, ces prévisions semblent cependant optimistes. Ce décalage est largement répandu puisque sur les 22 pays ayant les plus forts taux de fécondité, 20 appartiennent au continent. Parmi les facteurs expliquant cette valeur élevée, on peut souligner que l’Afrique détient, avec un taux de 99/1000, le plus fort niveau de naissances pour les jeunes filles de15/19 ans. La précocité de la procréation et l’allongement de la durée de vie s’ajoutent donc au taux de fécondité record pour amplifier l’accroissement démographique.

Ces projections, aux fortes probabilités de concrétisation, ramènent à trois données économiques essentielles, bien connues mais insuffisamment  mises en oeuvre.

La première est l’urgence d’une réorientation des stratégies de développement. La forte corrélation positive entre développement économique et social et baisse du taux de fécondité est universelle et ne peut être un hasard. A contrario, le lent repli du taux de fécondité en Afrique est un indicateur du caractère peu inclusif du développement malgré les bons taux de croissance économique. Dans beaucoup de pays, l’augmentation du Produit Intérieur Brut, d’ailleurs fort ralentie depuis trois ans, a peu changé les conditions et le niveau de vie de la grande majorité, et donc les pesanteurs religieuses et sociales qui influent sur le comportement des populations. Pour réduire ce taux de fécondité, les programmes devraient être nécessairement multidirectionnels : renforcer massivement le planning familial, notamment dans les zones urbaines qui vont devenir majoritaires ; mais aussi par exemple mettre l’accent sur la scolarisation des jeunes filles pour réduire les naissances précoces et accélérer les investissements en infrastructures sociales et dans l’habitat, pour « changer la vie ». La volonté politique de trouver des solutions doit être à la hauteur de la complexité et de l’ampleur de ces questions, ce qui fait souvent défaut. Sans cette mutation démographique, l’écart déjà criard entre les besoins et la situation actuelle en termes d’équipements collectifs ou de logements décents, par exemple, s’accroitra gravement d’ici 2050. Il pourrait être insoluble en 2100 pour les pays à la poussée démographique la plus rapide comme le Niger ou le Nigéria.

La deuxième est l’impératif d’un changement de rythme dans les créations d’emplois. Le « dividende démographique » avancé par certains, arguant que l’actuelle pyramide des âges dans le continent est favorable à la croissance en raison du poids relatif élevé des classes d’actifs, ne sera une réalité que si ces actifs travaillent effectivement. Or, le rythme actuel de création d’emplois dans les secteurs formels existants et dans l’administration semble incompatible avec la masse des personnes arrivant annuellement sur le marché de l’emploi. Les solutions ne peuvent venir que du renforcement du secteur industriel, capable de créer massivement des postes de travail, de celui des services modernes, pouvant générer de nombreuses petites entreprises et une vraie valeur ajoutée, et d’une progression continue l’informel « classique ». Les pays choisissant la première solution, comme l’Ethiopie ou la Cote d’Ivoire, sont rares en raison des nombreuses conditions qu’exige ce choix : fort engagement politique, progrès d’infrastructures, lourds investissements. L’informel traditionnel continuera de toute façon à prospérer, sans autre apport qu’une survie plus facile de nombreuses catégories. L’essor de petites sociétés orientées vers les nouvelles technologies, les services, les nouvelles formes de commerce sont donc une voie plus largement ouverte. Elle suppose cependant le soutien intelligent au secteur privé, l’amélioration de l’éducation et de la formation des jeunes et des chômeurs, une meilleure efficacité fiscale, un bond en avant de l’accès au financement, et reste donc un vrai challenge..

Enfin, même si les deux premières conditions étaient réunies, les migrations demeureront un moyen d’ajustement nécessaire avec l’accroissement drastique à venir de la population. Refuser cette vérité n’empêchera pas qu’elle se produise. Ces mouvements seront d’abord intra-africains, en fonction des drames et de l’immobilisme frappant certains pays, générateurs d’émigration, et des possibilités d’emploi offertes dans d’autres, qui seront spécialement attractifs pour les jeunes. Mais ils existeront aussi avec d’autres régions du monde, et surtout l’Europe. En la matière, l’insouciance -ou l’inconscience – de la plupart des pays africains et l’égoïsme de beaucoup de pays européens conduisent à des positions actuellement conflictuelles, intenables à terme. Ces mouvements de populations peuvent en effet être utiles à tous. L’allègement de la contrainte démographique permet aux Etats africains de transformer plus vite l’environnement local, d’accélérer le développement et de réduire à terme ces départs. L’immigration en Europe participe au règlement des questions du vieillissement de la population et de la diminution des actifs dans cette région, dès lors que les politiques d’accueil et d’intégration sont conduites avec audace et discipline.

A défaut d’agir vite sur les trois variables, la troisième risque de s’imposer comme la seule voie possible pour un nombre croissant de personnes sans autre espoir de vie meilleure, même si leur chemin est jonché des drames que l’actualité nous jette au visage sans état d’âme.

Paul Derreumaux

Article publié le 29/06/2018

Faut-il encore investir à la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières d’Abidjan ?

Faut-il encore investir à la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières d’Abidjan ?

 

Pour les actions cotées à la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) des huit Etats de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), l’année 2017 s’était  terminée comme elle avait commencé. Le rebond observé les tout derniers jours de décembre, pour cause habituelle de « window dressing », n’a pas remis en cause la baisse qui s’est régulièrement accentuée toute l’année. Les deux principaux indices se sont largement repliés pour terminer, par rapport à fin 2016, à -16,1% pour le BRVM 10 portant sur 10 principales valeurs et -16,8% pour le BRVM Composite. Cette chute a touché, avec une force inégale, la quasi-totalité des secteurs et des valeurs de la place. Elle a surpris à un moment où la croissance économique régionale reste une des plus fortes du continent et où les introductions de nouveaux titres n’ont jamais été aussi nombreuses (5 en 2017).

Quatre facteurs peuvent expliquer cette évolution décevante. Le premier est le réajustement logique après trois années de hausse intensive : les valorisations à la BRVM avaient souvent atteint pour beaucoup de sociétés des niveaux anormalement élevés par rapport à celles observées alors dans les autres pays africains. Un autre vient des nombreuses opérations qui ont eu lieu en 2017 sur les actions –augmentations de capital par émission d’actions gratuites, divisions des valeurs nominales. – par suite d’exigences réglementaires du Conseil Régional de l’Epargne : souvent mal présentées par les sociétés de bourse et mal suivies par les entreprises concernées, elles ont déconcerté les actionnaires, et surtout les petits porteurs, et provoqué un large mouvement de ventes de titres. Une autre raison est la gourmandise excessive des sociétés nouvellement admises à la cote : contrairement au schéma observé pour les précédentes introductions, les prix d’admission au marché ont été trop élevés par rapport aux potentialités des valeurs et à l’environnement moins favorable du marché. Pour l’émission de NSIA Bank par exemple, la hausse initiale après la première cotation n’a pas duré deux semaines et le prix s’est vite stabilisé à moins de 90% du cours initial, générant une perte significative pour ceux qui avaient fait confiance à la société. Un dernier facteur réside sans doute dans les craintes émises durant l’année sur le changement de parité du FCFA, qui ont pu entrainer le départ d’investisseurs étrangers.

Après cette période sombre, on pouvait espérer que les ajustements effectués et, surtout, le maintien dans l’Union d’une forte croissance économique favoriseraient une remontée en 2018. Il n’en a rien été. La capitalisation a poursuivi son repli régulier jusqu’en début mars. Les bons résultats de 2017 de la plupart des sociétés listées et l’annonce de dividendes globalement conformes aux attentes ont permis une brève reprise en mars dernier, qui a quasiment effacé la baisse de 5% du début du trimestre. Pourtant, dès avant fin avril, le recul a repris et les deux indices sont à fin mai respectivement inférieurs de 6,8%  et 10,2% à ceux de fin 2017. La baisse a touché tous les secteurs de façon variée, pesant principalement sur l’industrie, la distribution, le transport et quelques valeurs bancaires.

Deux données supplémentaires ont encore nourri en 2018 cette orientation baissière sur le compartiment actions: l’absence d’introduction à la cote susceptible de « booster » la demande ; la hausse attractive des taux sur un marché obligataire marqué par la demande pressante des Etats et des possibilités de souscription plus réduites des banques. Face à ces tendances négatives, les dirigeants de la BRVM n’ont pas ménagé leurs efforts : promotion de la place en Afrique et sur d’autres continents – Europe, Moyen Orient, Etats-Unis -, lancement d’un compartiment réservé aux Petites et Moyennes Entreprises, stimulation de coopérations avec d’autres marchés comme le Ghana ou la Maroc. Ces actions seront cependant essentiellement profitables à moyen et long terme et n’ont pu encore inverser la tendance.

Deux éléments contribuent sans doute aussi à la dé-corrélation étonnante entre les bons indicateurs macroéconomiques de la région et la léthargie de son système financier. L’un pourrait être la désertion d’un nombre important de petits porteurs. Composante notable du succès de la BRVM, ces investisseurs ont été désorientés par la gestion peu efficace des opérations imposées par la Bourse sur un grand nombre de titres en 2017 : contrairement à l’objectif recherché, ceci a généré leur méfiance et leur fuite par rapport au marché, ce qui a accéléré sa chute. Un autre point est l’absence de réaction de la plupart des sociétés cotées face à la chute de leur capitalisation : celles-ci auraient pu limiter le recul  en soutenant au moins provisoirement leurs cours. C’était l’intérêt à court terme de leurs actionnaires, et leur propre intérêt à moyen terme. Cette action est d’ailleurs prévue par la Bourse qui demande aux entreprises cotées la création d’un fonds de liquidité contrant les fluctuations excessives du marché. Celles qui ont abandonné ce système l’ont payé cher sur les 12 derniers mois. Celles-qui l’ont respecté ont mieux résisté et seront gagnantes dès la reprise des cours.

Ce sombre panorama actuel ne doit pas conduire à un découragement des émetteurs et des investisseurs par rapport au marché financier régional. Les « fondamentaux » de l’économie de la zone restent bons malgré la fragilité accrue qui touche tout le continent. Le sérieux et le volontarisme de la gestion des dirigeants seront payants à terme s’ils tiennent le cap de la recherche des possibles enrichissements du marché. Le niveau actuellement bas des principales valeurs les rend plus attractives, cet atout devant se renforcer avec la baisse inévitable des taux d’intérêt bancaire, qui entrainera de facto de meilleures valorisations.. La sortie de crise parait donc essentiellement conditionnée à une meilleure prise en considération par les émetteurs des avantages qu’ils peuvent tirer du marché financier et d’une adoption de conduites stratégiques cohérentes avec cette vision. Une approche plus réaliste des prix d’introduction des nouvelles valeurs, un recours plus intensif à la bourse pour les augmentations de capital et les émissions d’obligations, une meilleure gestion de la liquidité et de la volatilité des titres émis, un effort de communication et de transparence sont essentiels en la matière. De la part des Autorités, les acteurs économiques attendent une meilleure écoute, une plus grande flexibilité, et une forte capacité d’innovation Ces changements rétabliront la confiance de tous, qui est le maître mot pour le succès d’une place financière.

Il faudra de la patience pour redresser la situation. En France, le CAC 40 n’a retrouvé qu’en mai dernier son niveau de 2008 et ce n’est que récemment que les petits épargnants reviennent sur le marché. C’est une raison de plus pour engager tout de suite les actions nécessaires.

Paul Derreumaux

Article publié le 11/06/2018

Afrique de l’Ouest : un nouveau conquérant ?

Afrique de l’Ouest : un nouveau conquérant ?

 

Ses avions sillonnent désormais le ciel d’Afrique de l’Ouest, desservant toutes les capitales, et proposent un nouveau « hub » vers l’Europe et les principales destinations internationales. Ses grandes entreprises de travaux publics sont à pied d’oeuvre au Sénégal, notamment pour la nouvelle ville de Diamnadio et d’autres chantiers d’envergure. Ses universités accueillent de nombreux étudiants africains et ses professeurs sont de plus en plus nombreux dans les écoles primaires et secondaires des pays d’origine. Des cliniques modernes gérées par ses médecins s’ouvrent à Bamako ou ailleurs.

Les habitués de la région penseront qu’on parle du Maroc, mais il s’agit bien de la Turquie. Celle-ci accentue en effet depuis quelques années une offensive, tous azimuts, dans l’ensemble de la région. Inondant les principales artères de Dakar et de Bamako, les mêmes affichettes montrent ainsi côte à côte le Président du pays et M. Erdogan à l’occasion de la récente visite du Président de la Turquie. Au Mali, un « matraquage » publicitaire mené depuis plusieurs mois a informé la population que le Salon International de l’Industrie d’avril 2018 a la Turquie comme invité d’honneur.

Cette offensive pourrait surprendre. Certes la puissance économique de la Turquie est connue. Avec un taux de croissance annuel moyen du Produit Intérieur Brut (PIB) qui a dépassé 6%  13 années durant depuis 2000 et une valeur de celui-ci estimée à 769 milliards de USD en 2017, l’héritière de l’Empire ottoman s’est hissée au rang de treizième puissance mondiale ( en parité de pouvoir d’achat) et ambitionne ouvertement d’atteindre la septième place en 2020. Elle est aussi la première puissance du Moyen-Orient, devant l’Arabie saoudite et l’Iran, et membre du G 20. Son PIB représente plus de six fois celui du Maroc.

Pourtant, ancrée à la fois sur l’Europe et l’Asie Mineure, membre de l’OTAN depuis 1952, la Turquie a d’abord donné la priorité à ses relations avec l’Europe pour acquérir sa stature internationale. Sa population, qui compte aujourd’hui près de 80 millions d’habitants, a fourni une main d’œuvre abondante et un large réservoir de consommateurs pour un appareil industriel de qualité qui s’est ensuite tourné vers l’exportation. Une forte émigration turque vers quelques pays européens, et surtout l’Allemagne, et l’espoir longtemps caressé d’une adhésion à l’Union Européenne (UE) ont renforcé ce tropisme pour le Vieux Monde jusqu’en fin des années 1990.

Le développement des liens avec l’Afrique est plus récent et s’est déroulé en plusieurs phases. Il s’est d’abord engagé sur des voies humanitaires et de formation, notamment à travers le lancement des activités des « écoles Gullen », du nom de leur fondateur, et de premiers soutiens humanitaires en Somalie. A partir des années 2000,  les aspects commerciaux sont devenus plus importants, dans le cadre d’une diversification logique des relations extérieures par suite de la montée en puissance de l’économie turque et des transformations structurelles du commerce international observées avec l’entrée en force des grands pays émergents. Les échanges avec le continent ont ainsi presque quintuplé depuis le début du siècle pour avoisiner un volume annuel de 25 milliards de USD en 2015. Ils se sont progressivement accompagnés d’une hausse des investissements passés de quelque 500 millions de USD en 2008 à près de 5 milliards de USD en 2015, avec une forte concentration sur des pays d’Afrique de l’Est comme l’Ethiopie et le Soudan. Une nouvelle étape a débuté à partir de 2015 : elle peut être en partie reliée aux nouvelles orientations de politique extérieure et aux conséquences du coup d’Etat manqué de juillet 2016. Suite au blocage des pourparlers d’entrée dans l’UE et aux tensions nées de la situation des migrants, les liens avec l’Europe se sont distendus. Enhardie par sa réussite économique, la Turquie affiche alors une stratégie internationale de plus en plus indépendante et largement dictée par des considérations internes, comme le montre sa position en Syrie et contre les Kurdes. Dans ce contexte, l’Afrique subsaharienne est un vaste terrain porteur pour l’expansion des entreprises turques et pour la création d’amitiés fidèles soutenant les positions de la Turquie. Celle-ci compte par exemple des représentations diplomatiques dans une quarantaine de pays africains, et presque autant d’ambassades africaines sur son territoire. Un deuxième sommet Turquie-Afrique vient de se réunir en février dernier à Istanbul, après celui tenu en 2016, à l’image des fora qui mettent régulièrement en face un grand pays donateur et une large partie des pays du continent. Recep Tayyip Erdogan, qui avait fait une première tournée à Abidjan, Accra, Conakry et Lagos en 2016, effectue sa deuxième cette année au Sahel après être allé aussi au Soudan et au Tchad. L’envergure des nouveaux moyens mis en œuvre témoigne du caractère doublement stratégique de cette offensive africaine pour la Turquie.

Au plan économique, elle vise à soutenir ses grandes entreprises dans la conquête de marchés et de débouchés commerciaux sur un continent dont la croissance économique avérée et la poussée démographique spectaculaire font un champ d’action incontournable pour les trente prochaines années. Certes les entreprises chinoises dominent beaucoup de secteurs et les champions marocains trustent les places d’honneur dans les banques et les assurances par exemple. Mais les grandes sociétés turques ont les moyens de s’imposer sur certains créneaux clés, tels les travaux publics pour la réalisation de grandes infrastructures ou les biens de consommation durable pour la satisfaction d’une population urbaine en rapide expansion. Dans leurs déclarations, les Autorités turques affichent d’ailleurs leur objectif de quintupler à nouveau leurs échanges commerciaux dans les cinq prochaines années. La réussite de cette ambition permettrait en particulier en Turquie de mieux lutter contre le chômage, qui atteint 11%  de la population active, et de réduire le déficit extérieur, qui approche 4% du PIB.

Au plan politique, la Turquie  avait perdu ses anciennes zones d’influence en Afrique à la suite des accords conclus avec les vainqueurs de la première guerre mondiale. Après une longue période, elle était revenue discrètement mais efficacement sur le continent. M. Erdogan avait ainsi été le premier haut responsable politique à se rendre en Somalie lors de la grande sécheresse de 2011 et la Turquie y a installé depuis une base militaire ; les écoles turques sont, de longue date, solidement présentes dans quelques pays du Sahel et d’Afrique de l’Est. Aujourd’hui, M. Erdogan a repris le contrôle, souvent brutalement, de ces nombreux établissements fondés par son ancien allié devenu homme à abattre, Fethullah Gullen, et tous les pays hôtes se sont inclinés devant ce changement. Dans les tensions quotidiennes qui l’opposent au peuple kurde, à l’intérieur du pays ou en Syrie, dans les tensions qui l’opposent maintenant à l’Europe, dans les positions qu’elle adopte en matière de droits de l’homme, de gouvernance politique, de « gestion » des migrants, la Turquie a besoin d’alliés pour défendre ses positions, et le nombre élevé des Etats subsahariens peut lui être d’un grand secours. C’est d’ailleurs en bonne part grâce à leurs voix que la Turquie était devenue en 2008 membre non permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU.

La stratégie de M. Erdogan ressemble beaucoup à celle empruntée depuis plus d’une décennie par le roi Mohamed VI : tournées régionales régulières apportant la signature de nombreuses conventions bilatérales, mise en avant systématique des principales entreprises du pays dont la « force de frappe » permet la réalisation de grand projets subsahariens, et qui trouvent ainsi de quoi alimenter leur propre expansion, soutiens financiers variés, même proximité religieuse. Certes les immersions du roi du Maroc sont plus longues et s’appuient désormais sur de nombreux acquis économiques et politiques obtenus au fil des ans, qui lui donnent une longueur d’avance. Mais la Turquie dispose de moyens financiers encore plus puissants et d’une forte approche culturelle grâce auxquels elle pourrait refaire une partie de son retard.

Pour les Etats subsahariens, ainsi courtisés par ces diverses puissances et confrontés par ailleurs à des urgences multiples et à des besoins de financement jamais satisfaits, il y a là une chance à saisir. Encore faut-il qu’ils fassent l’effort de choisir les partenaires et les projets qui correspondent le mieux à leurs priorités et qu’ils aient la force de négocier les conditions qui leur sont le plus favorables. Comme en tout autre domaine, la qualité de leur gouvernance et l’expérience des ressources humaines responsables des négociations seront décisives pour que les résultats des investissements soient bien équilibrés. Dans le cas contraire, le développement risque d’être surtout à sens unique.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/04/2018

Lettre ouverte aux candidats à l’élection présidentielle au Mali

Lettre ouverte aux candidats à l’élection présidentielle au Mali

 

Mesdames ( j’espère ) et Messieurs les candidats et futurs candidats à l’élection présidentielle,

Permettez-moi, avec tout le respect du aux très hautes fonctions auxquelles vous prétendrez cette année, de vous adresser cette brève missive. Bien que seulement citoyen malien d’adoption, je m’autorise cette démarche audacieuse en raison de mon âge et des actes que j’ai eu l’honneur de poser dans ce pays depuis 35 ans.

Tout le monde s’accorde à dire que nous sommes au cœur d’une crise multiforme et d’une rare ampleur. Peut-être, sans doute même, avait-on sous-estimé en 2013 l’ampleur des défis comme celle des difficultés, et des excuses peuvent être trouvées à certains échecs ou retards, dès lors toutefois que nous sommes maintenant sur la bonne route. Je vous laisserai le soin d’en discuter, si possible publiquement et « à la loyale » dans quelques beaux débats. Le Mali n’est-il pas réputé pour ses joutes orales ?

J’aimerais seulement ici vous dire comment j’imagine le futur Président qui serait capable de construire en cinq ans les fondations d’un Mali dont chaque Malienne et chaque Malien sera fier parce qu’il les protégera et les respectera tous, où qu’ils se trouvent, quelle que soit leur origine, quelle que soit leur situation sociale.

Ce Président espéré est nécessairement d’abord un visionnaire, ayant une idée claire de ce que peut devenir notre pays dans les dix ou vingt années. Il le connait dans ses plaines, ses fleuves et ses déserts, dans ses villes et ses campagnes, dans les heurs et les malheurs de son peuple, dans les zones de lumière et d’ombre de ses concitoyens. Dans le monde interconnecté où nous sommes plongés, même dans notre région enclavée, il sait aussi analyser les grands changements géopolitiques, économiques et sociaux qui traversent la planète et qui influenceront le destin du Mali, dans un sens positif ou négatif. Il est capable de sonder le cœur et le véritable intérêt de ses collègues pour trouver de bons alliés et partenaires. Il s’inspire sans cesse des plus belles innovations et réalisations qu’il a la chance de connaitre par ses voyages dans le monde, pour les faire vivre au plus vite dans son pays, en les adaptant à celui-ci. A lui incombe la très lourde responsabilité des choix qui engageront le Mali pour les décennies à venir : Regarder vers l’Ouest, vers le Nord, vers l’Est pour ses relations internationales ? Faire plutôt cavalier seul ou miser avant tout sur la construction régionale ? Prioriser vraiment l’agriculture, pour que le Mali retrouve son rôle de grenier d’Afrique de l’Ouest, ou mettre l’accent sur les services et le « trading », en s’appuyant sur le génie national du commerce et notre position géographique ? Ou les deux à la fois ? Accepter que la religion régente tout ou mettre des limites à son pouvoir ? Préférer le  secteur privé ou l’action étatique pour le développement économique ? Vous le devinez, notre Président aura besoin que ses propres connaissances soient épaulées par une équipe pluridisciplinaire, elle-même éminente mais disciplinée, qu’il sera capable d’animer et de maîtriser. Son succès sera collectif.

Une vision à long terme, même pertinente, ne suffit pas si elle n’est accompagnée des actions et programmes qui permettent de l’imprimer dans la réalité, et d’une farouche volonté de réaliser les changements nécessaires. Le Président souhaité a donc également une vocation de stratège et d’homme d’action. Il est bien sûr appelé à construire, avec rapidité mais aussi cohérence et transparence, les infrastructures, les logements sociaux, les écoles, les hôpitaux qui manquent cruellement. En la matière, il a le souci du respect des délais et de l’utilisation rapide et pertinente des deniers publics. Il lui faut aussi accélérer la reconstruction d’une armée malienne unie, vaillante, mobilisée, servant la nation même au péril de sa vie. Mais ce rôle de bâtisseur concerne surtout les mentalités. A ce titre, il a conscience que l’éducation et la formation sont largement à repenser pour qu’elles satisfassent à la fois les aspirations de la jeunesse et les exigences de l’économie. Il sait relier à la vision globale retenue chaque action conduite, pour que tous comprennent les étapes suivies et gardent la patience nécessaire. Il a une conscience forte de l’urgence où nous sommes dans tous les domaines, et surtout ceux qui semblent négligés comme la maîtrise nécessaire de la croissance démographique et le caractère inéluctable et proche du changement climatique. Il a le talent pour trouver un juste équilibre entre les mutations économiques, qui placeront le Mali sur une nouvelle trajectoire, et les réformes sociales, qui amélioreront le bien-être de chacun.

Le Président dont je rêve a bien sûr d’autres qualités. Son autorité naturelle n’a d’égale que son humilité, comme celles d’un Mandela. Sa combativité est en tous points celle d’un Ho Chi Min. Sa vertu et son sens du devoir sont ceux d’un Périclès. Il ne parle guère de lutte contre la corruption puisque chacun sait que celle-ci lui est étrangère et qu’il la détruira partout où il la verra apparaitre. Il a la vigueur de Soundiata Keita pour lutter contre les ennemis du pays et du peuple et la tendresse d’un père pour tous ceux qu’il voit souffrir injustement. Il a l’abnégation d’un héros qui oubliera dès son élection sa propre personne pour consacrer pendant cinq ans toute sa vie au Mali.

Portrait utopique d’un Président virtuel, me direz-vous ?  C’est que l’impatience et l’exigence de chacun de nous ont grandi avec le temps qui s’enfuit.  Cinq ans représentent au Mali près de 10% de la vie des plus démunis. A ce prix, chacun souhaite maintenant conjuguer l’espoir au futur proche, et non à un conditionnel lointain.

Pour beaucoup, la marque du futur Président sera bien sûr d’abord celle de la paix et de la sécurité dans le Mali tout entier. Les cris des soldats qui meurent, qu’ils soient maliens ou étrangers, les pleurs des familles endeuillées des victimes innocentes ont à disparaitre. Chacun doit pouvoir redécouvrir sans crainte les merveilles du Mali, de la majestueuse entrée dans la cité des Balanzan aux mausolées de Tombouctou en passant par les falaises rocailleuses de  Bandiagara. Mais son empreinte s’étendra à d’autres aspects s’il veut être à la hauteur du moment. Il saura redonner confiance à la jeunesse et faire en sorte que des études au Mali ne soient plus systématiquement un handicap dans la recherche d’un métier au pays. Il apportera toute l’aide possible aux entreprises qui créent des emplois, si possible qualifiés, mais dans tous les cas décents, durables et honnêtement payés, et fera de ses promesses en matière de création de postes un engagement sur son propre honneur. Il  montrera, par ses décisions,  que le travail est la plus grande valeur, celle qui apporte à chacun dignité et confiance en soi, mais aussi celle qui sert le mieux le pays, et est donc la seule à mériter récompenses et honneurs. Il aura à coeur de maîtriser les inégalités afin que les plus déshérités aient toujours une seconde chance, au moins pour leurs enfants, et que les privilégiés connaissent les limites à ne pas dépasser Il veillera à ce que le Mali ne se fracture pas entre une capitale dont la concentration de pauvreté et l’étouffement finissent par plus que compenser ses créations de richesse, et le reste du pays enfoncé dans un cercle vicieux d’absence de perspective et de dénuement économique et humain.

A voir la liste des candidats, qui devrait encore s’étendre, j’admire l’intrépidité de ceux qui sont prêts à se présenter à nos suffrages. Il est vrai que le Mali a compté de grands hommes et s’est forgé dans le passé un destin admiré de tous. Puissent donc ces ancêtres exceptionnels inspirer chacun de vous. Que leur exemple vous donne l’imagination, la force, la ténacité, le don de soi pour construire le futur du Mali à la hauteur du monde de demain.

Respectueusement.

Paul Derreumaux

Article publié le 06/04/2018

 

Afrique de l’Ouest : La Grande misère du secteur de l’habitat – Acte 3 : La contrainte du financement

Afrique de l’Ouest : La Grande misère du secteur de l’habitat

III : La contrainte du financement

 

L’habitat urbain en Afrique de l’Ouest francophone reste à ce jour un parent pauvre de la croissance, ce que traduit la grave insuffisance de l’offre de logements par rapport à une demande en progrès exponentiel  du au fort accroissement démographique et à l’urbanisation accélérée. Aux carences de la question foncière et aux faiblesses des divers acteurs intervenant dans le secteur (1) s’ajoutent en effet les difficultés liées au financement de l’habitat.

Malgré l’évidence des problèmes socio-politiques que génère l’accumulation de « bidonvilles » autour des principales agglomérations, le financement de l’habitat s’est longtemps heurté à des obstacles considérables. Pour les principales institutions financières d’appui au développement, il reste encore considéré comme proscrit, parfois explicitement, en tant que secteur bénéficiaire. Positions doctrinales ? Peur de la spéculation? Les explications peuvent varier, le résultat est le même. Les seules exceptions significatives viennent de structures comme la Banque islamique de Développement (BID) ou, surtout,  l’institution panafricaine Shelter Afrique. Créée en 1981 par la Banque Africaine de Développement (BAD) et une quarantaine d’Etats africains, celle-ci est entièrement dédiée au financement de programmes immobiliers sous forme de prêts aux promoteurs privés ou aux institutions financières locales dans tous les pays subsahariens. Basée à Nairobi, Shelter finance aussi des projets en Afrique de l’Ouest, au Mali et en Cote d’Ivoire par exemple. Ses moyens demeurent cependant encore limités au regard de l’ampleur des besoins sur le sous-continent.

Les systèmes bancaires  locaux  sont aussi longtemps restés peu orientés vers ce secteur. Les banques spécialisées pour l’habitat,  installées dans la plupart des pays, étaient initialement les seuls canaux par lesquels des lignes de crédit internationales étaient destinées à ce secteur. Elles ont souvent été mises à mal par la crise bancaire systémique des années 1980, comme la plupart des banques étatiques. Lorsqu’elles ont subsisté, la forte concentration de leurs concours au bénéfice de promoteurs d’une qualité souvent médiocre ou peu scrupuleux  a conduit plusieurs d’entre elles à la faillite : les banques de l’habitat du Mali et de Côte d’Ivoire ont ainsi du être restructurées en vue d’une fermeture ou d’une fusion. Seule la Banque de l’Habitat du Sénégal (BHS) a échappé à cette spirale négative et reste aujourd’hui une banque importante (4ème banque du pays) et en bonne santé. Du coté des banques commerciales, l’insuffisance de ressources longues a été le principal facteur justifiant pendant longtemps leur faible présence dans cette activité. Même si l’argument est fondé, les difficultés d’obtention des garanties hypothécaires et l’appétit toujours prioritaire pour des concours commerciaux à court terme bien rémunérateurs jouent aussi un rôle dans cette frilosité.

Face à ces blocages anciens, le principal changement intervenu depuis le début des années 2010 est le renforcement notable des concours apportés au secteur par les banques commerciales, notamment en matière de crédits acquéreurs. Plusieurs éléments expliquent ce revirement. Les établissements bancaires sont d’abord poussés par la concurrence à diversifier leurs produits, en particulier en direction des ménages devenus un terrain de compétition essentiel entre les grands réseaux : la fidélisation de la clientèle apportée par des concours à long terme, l’exemple des réussites de financement de l’immobilier rencontrées par les maisons mères françaises et marocaines  rendent donc ce secteur très attractif. Le renforcement régulier des capitaux propres sous l’effet des changements réglementaires et la bonne liquidité de la majorité des établissements, le recours possible au nouveau marché financier constituent d’autres facteurs d’assouplissement. Enfin, la constitution en 2010 de la Caisse Régionale  de refinancement Hypothécaire (CRRH) sous l’impulsion de la Banque Ouest Africaine de développement (BOAD) a créé un autre stimulant : la CRRH peut en effet accorder à ses banques actionnaires, au nombre de 54 actuellement sur les quelque 130 banques en activité dans l’Union, des refinancements sur 10 ou 12 ans pour des prêts immobiliers, que la CRRH finance elle-même par des obligations de même durée sur le marché financier de l’Union. En 7 ans d’existence et  autant d’émissions obligataires, la CRRH a déjà apporté 132 milliards de FCFA, soit plus de 200 millions d’Euros, de ressources longues aux banques de la région. Ce nouvel instrument vient d’ailleurs de déclencher un processus vertueux : l’institution allemande KFW et la Banque Mondiale ont consenti en 2017 à la CRRH des prêts à long terme à des taux concessionnels, pour un total d’environ 160 millions d’Euros, qui autorisent des refinancements supplémentaires à des conditions elles-mêmes privilégiées. Ces appuis, et ceux qui pourraient suivre,  permettront de mixer ces ressources concessionnelles à celles issues du marché financier régional et d’abaisser le taux moyen des refinancements de la CRRH en allongeant éventuellement encore leur durée. En moins de 10 ans, le renforcement des concours à long terme dans le portefeuille des banques de l’UEMOA est significatif et pourrait encore croître rapidement.

Malgré ces améliorations, des faiblesses subsistent sur au moins trois aspects. Le premier est celui des taux. Certes ceux-ci ont eux-mêmes notablement diminué, quoique de façon inégale selon les pays, sous la pression de la concurrence et des Autorités monétaires et administratives. Ici encore, le Sénégal montre l’exemple avec des taux souvent inférieurs à 7%. Mais ces taux continuent à entraîner un volume d’intérêts souvent prohibitif sur une période de 15 ou 20 ans et dépassent les possibilités financières de la plupart des ménages en raison de coûts de construction qui demeurent élevés. De nouveaux progrès sont indispensables. La Société Générale  a récemment frappé fort en Cote d’Ivoire en proposant des taux de 5% : son statut de première banque « retail » dans le pays devrait inciter les banques locales à avancer dans cette voie. Le deuxième est celui des garanties : la rareté des titres fonciers, la cherté des hypothèques réduisent les possibilités de prise de garantie conforme aux exigences des banques et de leurs Autorités de tutelle. L’amélioration de la sécurité foncière faciliterait donc l’accroissement des financements immobiliers. De même, la mise en place de garanties alternatives généralement acceptées, telles des cautions hypothécaires apportées par les assurances sous une forme à définir, aurait le même effet positif. L’amélioration des garanties aurait d’ailleurs un impact favorable sur les taux. Enfin, une meilleure « industrialisation » par les banques de ces concours faciles à « formater » et l’entrée de nouvelles banques sur ce marché auront l’avantage de développer une compétition propice à une offre plus abondante et moins chère.

Le domaine du financement apparait donc comme celui qui a fait le plus de progrès dans la période récente dans ce secteur peu favorisé de l’habitat. Ces avancées restent cependant à compléter, notamment pour la durée et le taux des concours comme pour la diversité des prêteurs. Elles devront surtout être accompagnées d’améliorations profondes au niveau de trois autres acteurs. Aux Etats incombent en particulier la responsabilité de la création d’un cadastre global et si possible informatisé, d’une politique fiscale  favorable aux nouvelles constructions et pénalisante pour les spéculateurs, d’une accélération de la viabilisation des zones urbaines. Aux entreprises de construction s’imposent les obligations de performance et de compétitivité grâce à des équipements modernes, des effectifs bien formés et de possibles alliances avec de grands groupes étrangers. Pour les sociétés de promotion immobilière sont requises un meilleur professionnalisme et des moyens financiers adaptés à leurs ambitions. La tache est donc rude mais les enjeux méritent les efforts nécessaires d’innovation. Un secteur de l’habitat dynamique aurait sans nul doute un impact très positif sur le taux de croissance, la richesse nationale, l’emploi, la modernité, les conditions de vie de la population et la paix sociale. En initiant le mouvement, les acteurs nationaux  créeraient un cercle vertueux, auquel pourront adhérer les partenaires étrangers encore hésitants.

 

Paul Derreumaux

(1)  cf. »Afrique de l’Ouest : La grande misère du secteur de l’habitat –« Acte I : Le casse-tête du foncier » et « Acte II : Les difficultés des acteurs » dans  Regard d’Afrique du 3 novembre 2017 et du 5 janvier 2018

Article publié le 16/02/2018

La grande misère du secteur de l’habitat en Afrique de l’Ouest – Acte 2: Les faiblesses des acteurs

Afrique de l’Ouest : la grande misère du secteur de l’habitat

II : Les faiblesses des acteurs

 

Malgré son évidente importance économique et sociale, le secteur de l’habitat est relégué au second plan en de nombreux pays africains. Les nombreuses difficultés de la question foncière sont une des causes de cette anomalie*. Mais le citoyen en quête de l’achat d’un logement doit affronter d’autres obstacles dans la phase de construction.

Les premiers concernent l’Etat. On trouve partout des normes très contraignantes et de lourdes procédures pour l’aménagement des terrains, les permis de construire et l’agrément des promoteurs, inspirées des textes français,  plutôt que des règles moins exigeantes mieux adaptées au vide préexistant en la matière et à l’immensité des besoins à satisfaire. Ces règles sont donc délibérément « oubliées » par beaucoup et ceux qui s’essaient à les suivre sont pénalisés par rapport à leurs concurrents. De plus, l’inertie administrative et le poids de la corruption aggravent la situation : délais légaux pour les autorisations  prolongés de façon dilatoire ; absentéisme des agents ralentissant la sortie des agréments ou des documents officiels. Même des pays qui mettent en avant la cohérence de leur stratégie économique, telle la Côte d’Ivoire, sont largement sujets à ces déviances. L’absence fréquence d’informatisation de certains services, la faiblesse généralisée des moyens matériels, voire le dénuement, de nombreuses administrations, compliquent enfin le travail des agents et viennent compléter ce tableau lugubre. Les effets négatifs s’accumulent donc : une partie des projets immobiliers sont menés hors des règles fixées ; les acheteurs n’ont pas toutes les garanties qu’ils pourraient attendre de l’action des services publics ; le rythme des réalisations est très en retard par rapport aux annonces. Il s’y ajoute les droits liés à l’acquisition d’un logement, qui représentent en moyenne dans la région plus de 8% de sa valeur et dépassent par exemple le chiffre prohibitif de 15% au Mali, ce qui ne peut que freiner les transactions.

Le second nœud de difficultés touche les entreprises. Les sociétés de construction et de travaux publics se partagent en deux groupes : celles de stature internationale, notamment européennes et chinoises, qui se focalisent sur les projets d’infrastructure et les programmes de construction de grande ampleur ; les entreprises locales de taille petite ou moyenne qui se contentent du reste. Faute de projets de construction portant sur plusieurs milliers de logements, le secteur de l’habitat est abandonné pour l’essentiel à la seconde catégorie qui souffre d’importantes faiblesses. La première concerne la qualité souvent médiocre du personnel ouvrier et d’encadrement. Les écoles d’ingénieurs et de techniciens supérieurs sont rares et concentrées dans quelques pays comme la Cote d’Ivoire et le Sénégal. Des maçons aux spécialistes du second œuvre, des ouvriers aux chefs de projet, les besoins de requalification sont généralisés et les personnels des rares pays de la zone dont la qualité est bien établie, comme le Sénégal ou le Togo, sont avidement recherchés sur tous les chantiers. Les formations en apprentissage qui existaient auparavant ont souvent disparu et les structures qui les remplacent sont peu performantes dans leur organisation présente. Elles sont pourtant budgétivores et, au Mali comme ailleurs, les entreprises privées qui sont censées en bénéficier s’interrogent sur leur utilité, dans ce secteur comme dans d’autres. La seconde faiblesse principale est celle des équipements. La plupart des entreprises locales de construction sont sous-équipées en matériels modernes, en bon état et performants, faute de ressources financières ou de volonté d’investir. Elles entrent ainsi dans un cercle vicieux : leurs insuffisances en « capital fixe » ralentissent leur travail; elles perdent donc en compétitivité comme en résultat ; en conséquence elles investissent moins et externalisent une bonne part de leurs marchés à des tâcherons encore moins qualifiés et équipés, dont elles compriment les prix ; ceci exacerbe les problèmes de qualité et de respect des délais, et l’insatisfaction des clients. Enfin, la fiabilité très inégale des bureaux d’études et de surveillance de travaux limite les possibilités de garde-fous et de redressement des malfaçons des entreprises.

Le dernier maillon faible est celui des promoteurs. L’importance des besoins devrait faire de la région un eldorado de la profession. Il n’en est rien comme le confirme le retard grandissant dans la satisfaction des demandes. Des atouts existent pourtant, telles une réglementation généralisée de la profession  et de grandes  réserves foncières entre les mains de beaucoup des acteurs agréés. Pourtant, les sociétés de promotion qui réalisent des programmes importants sont peu nombreuses. Elles sont d’abord en butte aux difficultés foncières et administratives déjà signalées. Elles font très souvent le choix d’une production en régie ou avec de petites entreprises et leur production souffre en conséquence des problèmes qui y sont liés. S’y ajoute la contrainte de la viabilisation des terrains. Celle-ci devrait pour l’essentiel être assurée par l’Etat ou des organismes publics: or ceux-ci sont souvent défaillants, en raison de moyens insuffisants ou de mauvaise gestion. Au Mali, l’Agence de Cessions Immobilières (ACI), qui a longtemps eu à son actif de grandes réalisations, a perdu sa crédibilité et laisse à l’abandon des zones essentielles pour une urbanisation rationnelle. Contraints d’assumer cette viabilisation, les promoteurs supportent des charges accrues qui dépassent souvent leurs possibilités financières. En cas de mauvaise organisation, de prévisions trop ambitieuses ou de retards dans la commercialisation, les cas d’arrêt brutal des programmes sont fréquents, pénalisant à la fois les clients engagés et les bailleurs de fonds.

La fragilité de ces trois acteurs conduit à deux conclusions. D’abord, la prédominance de l’ « auto-construction », symbole de l’échec de la politique de l’habitat. Au vu des statistiques disponibles, et dans chaque pays, une large majorité des candidats à la propriété se détourne des promoteurs et des entreprises formelles. Ils achètent d’abord un terrain, puis construisent leur logement, en famille ou avec l’aide de tacherons, à leur propre rythme dicté par leurs disponibilités financières. Ceci explique la multitude des petits chantiers non finis observés dans les grandes villes : c’est l’ « épargne physique » identifiée de longue date par les économistes. Pour les diasporas se greffe aussi le risque élevé du  détournement d’argent par les familles. Enfin, ces logements sont fréquemment de qualité médiocre et édifiés dans des zones non encore viabilisées. Les plus modestes se transforment vite en « bidonvilles » qui gangrènent la périphérie des capitales mais aussi certains vieux quartiers de leur centre ville.

Parallèlement, une conséquence majeure de cet échec est que le secteur d’activité de la construction de logements ne tient pas en Afrique de l’Ouest le rôle moteur qu’il devrait jouer dans le développement de celle-ci. Son poids dans le Produit Intérieur Brut (PIB) est rarement supérieur à 5%- contre par exemple nettement plus de 10% en France -. Hormis au Sénégal, on ne compte guère de champions régionaux, tant en construction qu’en promotion, capables de mener des chantiers de grande envergure dans plusieurs pays. Les quelques entreprises marocaines récemment arrivées en Cote d’Ivoire et au Sénégal ne semblent pas avoir pris correctement en compte l’environnement et sont encore loin d’avoir prouvé leur réussite. Cette défaillance en induit une autre: l’habitat pourrait être un des secteurs les plus dynamiques en termes de création d’emplois, qualifiés ou non, sur une longue période pour répondre à la poussée démographique et à celle de l’urbanisation : on estime ainsi à 5 le nombre d’emplois par logement construit. Cette occasion manquée est très pénalisante pour la région à un moment où la question du chômage devient une priorité grandissante. Enfin, la léthargie du secteur empêche la mise en œuvre de grands programmes de logements sociaux, qui pourraient avoir un effet de stabilité sociale bienvenu en cette période : en la matière, les annonces sont toujours très supérieures aux réalisations et les retards s’accumulent.

Frappé par ces divers maux, le secteur de l’habitat reste, année après année et malgré tous les effets d’annonce, un parent pauvre de la croissance au lieu d’en être un fer de lance comme il le devrait.

Paul Derreumaux

* cf. « Afrique de l’Ouest: La grande misère du secteur de l’habitat-Acte I : Le casse-tête foncier » dans Regard d’Afrique du 3 novembre 2017 https://www.paul-derreumaux.com/la-grande-misere-de-lhabitat-en-afrique-de-louest-acte-1-le-casse-tete-foncier/

 

Article publié le 05/01/2018

 

Rapport Doing Business 2018

Rapport Doing Business 2018 : Un cru 2017 de modeste qualité pour l’Afrique

 

Le nouveau rapport Doing Business est arrivé. Et avec lui, son lot de transformations mises en œuvre, de classements de tous ordres, d’indicateurs de bien-être ou de mal-être pour les entreprises en chaque coin du monde. Espérée par les pays champions de la performance, crainte par les Etats lents aux changements, l’étude annuelle de la Banque Mondiale nourrit chaque année les commentaires des économistes. L’Afrique n’échappe pas à cet appétit : englués pour la plupart dans des retards considérables de construction d’un environnement satisfaisant de leurs entreprises, tous les pouvoirs publics guettent avidement la moindre amélioration de leur classement mondial pour communiquer sur celui-ci.

Le moindre progrès est en effet bienvenu pour que les Etats mettent en valeur leur attention et leur soutien au secteur privé, et leur capacité à changer positivement l’environnement des affaires. A contrario, tout ralentissement dans ces avancées vaut recul par rapport aux voisins et nécessité de faire profil bas. Dans le dernier rapport annuel, le statu-quo enregistré par rapport à 2016 coûte deux places au Mali qui recule au 143ème rang sur les 190 pays notés. Gageons que la communication sur ce document sera à Bamako cette fois moins intense.

Cet effet général d’émulation est très salutaire et doit être poursuivi. Toutefois, à coté de l’analyse pointilliste par chacun de son classement – combien de places gagnées ou perdues par rapport à l’année précédente en comparaison avec les pays de la région ou à l’économie comparable -, une autre grille de lecture laisse apparaitre quelques résultats d’ensemble.

D’abord les modifications du classement sont globalement modestes pour l’Afrique cette année. Neuf pays seulement figurent parmi les 100 premiers du classement mondial contre 10 l’année dernière, le Lesotho se repliant à la 104ème place. Pour les plus performants de l’an 2017, les gains ne sont impressionnants que pour Maurice et le Rwanda, qui occupent maintenant respectivement la 25ème et la 41ème place mondiale, et, dans une moindre mesure, pour le Kenya, la Zambie et 7 autres pays. Pour les 43 autres, les avancées sont modestes et réversibles, et ne concernent que 14 nations, les 29 autres étant en recul plus ou moins prononcé. Même si la quasi-totalité des Etats peuvent en effet mettre à leur actif des réformes, ce mouvement concerne aussi les économies non africaines et ces dernières progressent souvent plus vite que celles du continent. De plus, les changements légaux ou réglementaires ne se reflètent pas toujours avec la même ampleur sur le fonctionnement effectif des entreprises, ce qui explique les modestes résultats obtenus dans le classement.

Si les changements sont longs à concrétiser, c’est aussi qu’ils dépendent de l’existence d’une priorité politique, forte, durable, donnée au développement économique  et social, et d’une grande détermination dans sa mise en oeuvre à travers toutes les composantes de l’environnement des entreprises. A cet égard, les exemples de l’île Maurice, du Rwanda, du Maroc, et dans une moindre mesure du Malawi, sont connus : ici, une stratégie globale est appliquée de longue date pour transformer le pays, les effets concrets des mesures prises sont soigneusement suivis, et les retards et déviances rapidement corrigés par un puissant pouvoir central. Ces cas montrent d’ailleurs l’absence de corrélation stricte entre cette bonne maîtrise du devenir économique du pays et son niveau de démocratie. A contrario, les cas de l’Afrique du Sud, du Botswana, de la Tunisie, du Ghana ou de l’Egypte montrent que la perturbation ou l’amoindrissement de ce momentum politique entrainent une dégradation des conditions dans lesquelles opèrent quotidiennement les entreprises, surtout les petites et moyennes sociétés nationales. Il existe cependant des exceptions. Au Kenya et au Nigéria, où le pouvoir politique apparait actuellement faible, les gains constatés viennent sans doute essentiellement du système économique lui-même, puissant, diversifié et dynamique, et d’une administration suffisamment indépendante, qui trouvent dans leurs propres efforts d’organisation les clés de leurs meilleures performances. A l’inverse, des pays montrant dans la durée une croissance solide, comme l’Ethiopie, restent enfermés autour du 160ème rang mondial.

Enfin, le rapport exprime à la fois la prégnance des réalités régionales, mais la difficulté de les faire évoluer. Les huit Etats d’Afrique francophone sont regroupés entre la 139ème et la 156ème place mondiale, au milieu du peloton des nations subsahariennes. Leur situation individuelle n’y évolue que lentement et de manière réversible, même si la Côte d’Ivoire et le Sénégal semblent sur la bonne voie pour une véritable mutation des relations avec le secteur privé. Si la proximité des situations trouve bien son origine dans des structures économiques comparables, leur faible transformation peut aussi traduire le relatif échec de l’impulsion du changement par les instances de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Celles-ci ont en effet pour mission de consolider une intégration régionale censée introduire une dynamique porteuse de croissance et d’inclusion, agir comme catalyseur de réformes, et faire accélérer les pays les moins tournés vers le changement. Au vu des chiffres, la pression du statuquo l’emporte souvent sur la capacité de ces Autorités régionales à imprimer ce mouvement. Les données de l’Afrique centrale francophone confirment cette interprétation. Les 6 pays de la Communauté CEMAC se concentrent au bas du tableau, entre la 163ème et la 184ème place, et sont tous en recul. Si la conjoncture de 2017  n’a   pas facilité la tache des gouvernants, on constate aussi que les vertus d’une action collective n’ont pas été utilisées pour contrecarrer ces difficultés par des réformes structurelles adéquates.

En résumé, cette nouvelle « cuvée » de l’environnement des affaires parait peu favorable à l’Afrique, notamment subsaharienne. Même si ce nouveau rapport souligne que c’est la zone qui a réalisé le plus de réformes en 2017, l’absence de rattrapage sur les autres régions du monde est bien la conclusion dominante.

Ce résultat est certainement à relier au net ralentissement de la croissance économique sur le continent depuis début 2016. En phase de conjoncture défavorable qui impose ses urgences, il est plus difficile de trouver le temps, les moyens financiers et humains et l’énergie nécessaires pour donner vie aux changements structurels, même si ces transformations sont déjà décidées et peuvent apporter d’importants avantages pour le futur. Ces réformes sont sans doute aussi moins efficaces en période de croissance molle ou de récession. Mais le constat amène à regretter d’autant plus que les pays qui avaient bénéficié de taux de croissance élevés, parfois pendant une décennie, n’aient pas profité de cette manne pour bâtir plus vite un meilleur environnement des affaires, plus propice à la transformation de leurs structures économiques. . La 175ème  place de l’Angola et la 179ème du Congo  illustrent bien cette thèse, mais le reproche pourrait aussi s’appliquer à de nombreux pays non pétroliers ou miniers.

Les chiffres montrent encore que, dans beaucoup de cas, les actions réformatrices actuelles de l’environnement des affaires ne suffisent pas pour dynamiser la croissance et améliorer la position relative de l’Afrique subsaharienne. Au moins trois exigences complémentaires devraient être respectées : l’accélération du rythme des réformes et leur plus grande audace ; un suivi plus rapproché de leur mise en œuvre pour faire tomber les résistances et les oppositions ; l’accentuation des efforts dans tous les autres domaines de la stratégie de développement, depuis celui de la qualité du leadership politique à celui de la formation des ressources humaines.

Paul Derreumaux

Article publié le 15/12/2017

Mali : Le mois de la solidarité

Un coin lumineux dans un sombre horizon

 

En quelques années, le Mois de la Solidarité, décrété au Mali chaque mois d’octobre, est devenu une véritable institution et connait un succès qui ne faiblit pas. Tout le monde va de sa bonne action, depuis les hommes (et femmes) politiques jusqu’aux individus en passant par les entreprises grandes ou petites. Pour les institutions de tous genres et les personnes physiques qui se consacrent à des actions sociales, ce dixième mois de l’année est devenu, avec le Ramadan et Noël, la période durant laquelle les soutiens qu’elles recherchent à longueur d’année sont les plus consistants. Ce flux inhabituel d’aide leur permet de réaliser quelque épargne pour satisfaire autant que possible aux besoins pour l’année entière.

C’est dans ces quelques semaines qu’on peut mieux saisir le rôle remarquable des initiatives qui  s’efforcent de répondre aux drames, aux désarrois, aux manques qui sont le lot d’une part de la population. En ce pays où près de 40% de la population vit encore sous le seuil de la pauvreté (moins de 1,25 USD par jour), beaucoup sont en effet encore loin de ce plancher et vivent dans une misère absolue, ne devant leur survie qu’à la générosité d’autrui.

Kadidia Deme est une de ces bonnes fées et l’orphelinat Ashed (Association pour le Soutien des Handicapés et Enfants Démunis) qu’elle a créé est une  structure étonnante. Restauratrice de son état, Mme Deme a recueilli « son » premier enfant abandonné en 2002. Elle ne sait plus trop bien pourquoi. Peut-être parce qu’une bouche de plus à nourrir importe peu dans cet environnement où les traditions vous ont donné l’obligation morale du partage, même (ou surtout) si vous possédez peu. Peut-être parce qu’il lui est apparu impossible de rejeter ce bébé dans la rue. Peut-être tout simplement parce qu’elle avait en elle les qualités rares de ceux qui arrivent à mettre leur sort au second plan face à la détresse des plus démunis. Ce hasard est sans doute vite devenu une évidence et une nouvelle raison de vivre et de se battre. C’est ainsi qu’est né Ashed, qui accueille ses petits pensionnaires dans un vieux bâtiment loué en face de son restaurant. Les enfants de Madame Deme arrivent ici amenés par des parents démunis de ressources, ou par des jeunes femmes chassées de leur famille ou violentées. Parfois, un nourrisson est laissé au petit matin devant la porte, comme on les a laissés en France pendant longtemps devant les Eglises. C’est Mme Deme qui le déclare alors à l’état-civil en lui donnant pour nom le prénom d’un ami ou d’un bienfaiteur du Centre. 59 gamins, âgés de 3 jours à 15 ans, sont aujourd’hui pensionnaires de ASHED. Au-delà de 15 ans, les adolescents sont repris par leur famille, même éloignée, ou intégrés autant que possible dans des centres de réinsertion. Les plus jeunes sont les plus nombreux, puisque le bruit s’est vite répandu que « maman Kadidia » a du mal à dire non face au grand yeux inquiets d’un enfant. Les nouveaux venus se multiplient lors des crises comme celle que le Mali traverse depuis 2012

Mme Deme a tellement eu l’habitude de se battre seule que cela parait presque normal et qu’elle hésite à tendre la main pour solliciter de l’aide. En 15 ans de dévouement, elle a reçu de l’Etat une belle lettre la félicitant pour son action au plus fort de la guerre contre les terroristes, mais aucun soutien financier n’a jamais accompagné cet encouragement. Alors, quand elle reçoit un appui, l’émotion la submerge et elle remercie sans cacher ses larmes d’émotion. C’est ce qui lui arrive ce jour : l’Association qui lui est désormais fidèle lui apporte argent, vivres et produits sanitaires pour au moins trois trimestres, De quoi tenir sans encombres la moitié de 2018. Une bonne partie des enfants se sont rassemblés pour la brève cérémonie. A la manière de jeunes mamans, les fillettes portent les plus petits. Bruyants, affairés, les enfants  vont et viennent entre les quelques invités. Pas de tenue endimanchée, mais quand même quelques splendides coiffures sur les têtes de petites élégantes. Les mines souriantes, pensives ou espiègles esquissent les personnalités qui commencent à se former. A l’annonce de chaque contribution reçue, tous applaudissent comme dans un spectacle, étonnés par l’effervescence qui règne encore davantage qu’à l’accoutumée. Une petite plus hardie, Aicha, se lance dans une danse improvisée au son de la musique d’un rap malien que crache un vieux haut-parleur. Rassurée pour l’avenir proche de ASHED, Mme Deme ose une confidence : une grande institution lui a récemment proposé de construire pour l’orphelinat un nouveau bâtiment, plus loin du centre-ville mais beaucoup plus grand. Alors, elle espère, patiente et optimiste : Dieu est grand.

Plus tard, le même jour, à quelques kilomètres de là, la Pouponnière de Bamako reçoit de la même Association son lot de vivres, de produits divers et d’argent frais. L’atmosphère est plus cérémoniale. Importante institution d’entraide du Mali, vieille structure étatique, la Pouponnière accueille des orphelins, comme d’autres établissements à Bamako, mais possède surtout un Service dédié aux handicapés moteurs ou cérébraux. Même plus officielle, l’atmosphère est tout autant poignante. Les nourrissons somnolent paisiblement au premier étage, souvent à deux par lit faute de place. Les jeunes enfants, les plus nombreux, sont assis sous une grande véranda, silencieux, attentifs. Amadou, un gamin de quatre ans, s’est cependant lancé dans un grand discours qui fait rire toute l’assemblée. Quelques enfants plus âgés, handicapés pour la plupart, évoluent dans la cour, dévisageant ces invités d’un jour. Les chambres sont propres et bien tenues et, comme chez Ashed, tout le monde a l’air en bonne santé. Les infirmières et aides-soignantes ont cet air décontracté du personnel médical habitué à rencontrer douleur et peur et capable par son calme de restaurer confiance et espoir.

La Directrice explique les problèmes qu’elle affronte chaque jour: afflux croissant des orphelins et des malades, exigüité  conséquente et vieillissement des locaux, insuffisance des dotations de l’Etat. Le nombre des enfants est passé en 10 ans d’une centaine à plus de 250, mais les moyens réguliers n’ont pas suivi pour le fonctionnement ou l’investissement. La Pouponnière subit de plus les effets de l’interdiction récente des adoptions par des étrangers. Difficile de savoir les raisons profondes de cette interdiction, mais son impact a été immédiat: les dotations financières des associations extérieures au Mali intervenant dans ce processus se sont drastiquement réduites et risquent de se tarir à bref délai La Pouponnière est en outre contrainte de garder ses petits hôtes beaucoup plus longtemps, ce qui risque de conduire à une situation intenable si ces moyens financiers ne se renforcent pas. Malgré ces menaces, calme et souriante, Mme Traore guide les visiteurs dans les Services et explique posément comment fonctionne La Pouponniére et ce qu’elle espère. Le personnel d’encadrement, en ce jour de détente, en vient à oublier sa fatigue, ses salaires dérisoires et le fait que l’effectif tend à diminuer alors que les petits pensionnaires ont plus que doublé. A l’annonce des contributions reçues, la doyenne des infirmières esquisse un pas de danse  et les enfants entonnent une chanson. Au Mali comme souvent en Afrique, rires et bonne humeur viennent cacher pudiquement la peur ou la souffrance.

La joie de Kadidia et de Mme Traore en ce samedi d’octobre ressemble bien sûr à une fugitive averse sur un sol désséché : agréable mais très insuffisante. Dans ce contexte, où les actions à mener dépassent de loin les bonnes volontés, l’Etat pourrait sans doute faire (beaucoup) plus malgré l’immensité de ses charges, dans au moins trois directions.

Un soutien de plus grande ampleur pourrait d’abord être accordé à ces actions privées, qui préservent sans doute la vie mieux que l’Etat pourrait le faire lui-même et qui sont au centre de l’inclusion dont tout le monde disserte. Le cumul des fraudes avérées, des surfacturations de toutes sortes, des perdiem injustifiés des fonctionnaires, des études inutiles et inutilisées, des milliards de FCFA investis dans des projets qui resteront sans suite donnerait l’importance des gisements de ressources existants. Leur réaffectation au moins partielle  à l’appui à ces initiatives, de façon objective et sous contrôle, permettrait  de multiplier ces oasis de survie et de réduire le nombre de ceux qui sont toujours exclus de tout.

Cette politique n’a toutefois de sens que si les jeunes ainsi sauvés ont accès à un enseignement et à une formation professionnelle dignes de ce nom, puis à la possibilité d’éviter le chômage, au même titre que ceux, plus chanceux, qui n’ont pas du affronter ces handicaps dans leurs premières années. Les difficultés actuelles, quantitatives et qualitatives, des secteurs de l’éducation et de l’emploi montrent bien l’ambition élevée de cet objectif. Pourtant, il devrait être obligatoirement pris en compte pour que la première étape n’ait pas été menée en vain. Il est aussi une autre facette de cette inclusion économique et sociale.

Enfin, la maîtrise de l’accroissement démographique semble une dernière condition essentielle  pour que les efforts accomplis aux deux niveaux précédents soient pleinement efficaces. Le lourd afflux annuel de population supplémentaire, les effets déstabilisants d’une urbanisation galopante et l’aggravation régulière de la pyramide des inégalités sociales se combinent en effet. Ils conduisent à une telle multiplication de ceux et celles qui se retrouvent dans ces situations de dénuement et d’isolement que le « gap » avec les capacités de réponse aux besoins ne peut que grandir.

Loin de ces réflexions soucieuses, Aicha chez Ashed, Amadou à la Pouponnière, et tous leurs petits compagnons, s’endorment paisiblement, fatigués par l’excitation de cette journée. Leur esprit s’évade dans des songes sans doute emplis de jeux, sans peur de ce qu’ils vont vivre le lendemain. C’est sans doute la première récompense de ceux qui prennent soin d’eux.

Paul Derreumaux

Article publié le 24/11/2017

La grande misère de l’habitat en Afrique de l’Ouest – Acte 1: le casse-tête foncier.

Afrique de l’Ouest : la grande misère du secteur de l’habitat.

I : Le casse-tête foncier

 

Le sujet revient régulièrement à chaque élection d’un nouveau Président ou dans les présentations de vœux de ceux-ci : l’Afrique de l’Ouest francophone souffre d’un grave déficit de logements décents et les choses doivent changer. Vite et fort.

Ce constat bien réel concerne, sous des formes différentes, aussi bien les espaces ruraux que les zones urbaines.  Mais le problème est crucial dans les grandes villes où l’exode rural vient ajouter ses effectifs à ceux qui découlent de l’augmentation naturelle de la population. L’origine du mal est lointaine. Depuis les indépendances, la financement du logement a été délaissé, voire combattu, par la plupart des institutions internationales d’appui au développement sous le prétexte qu’il était dangereux ou spéculatif. Face à l’immensité des besoins de tous ordres auxquels ils avaient à répondre, les Etats ont eu des réactions variées. Dans quelques pays, comme la Côte d’Ivoire et, surtout, le Sénégal, les Autorités ont su organiser pendant un temps des filières de construction de vastes programmes de logements, économiques ou non, articulées autour de l’intervention de sociétés d’Etat et appuyées sur des institutions de financement à long terme. Seul le Sénégal semble avoir réussi à assurer jusqu’ici la pérennité de cette stratégie. Ailleurs les Etats, faute de moyens financiers et/ou d’intérêt prioritaire pour ce secteur, sont restés à l’écart de celui-ci en le laissant aux forces du marché. Tout naturellement, les logements de standing (et de grand standing) ont alors été privilégiés. Pour le reste, les sociétés de promotion immobilière locales, aux moyens limités et souvent mal organisées, n’ont satisfait qu’une frange minime des  demandes. L’auto-construction a été le principal contributeur à la création de logements, mais a été elle-même très insuffisante par rapport aux besoins. Il en est résulté la multiplication d’ « habitats spontanés », souvent insalubres et surpeuplés. Dans la période récente, avec le changement d’approche des bailleurs de fonds pour le secteur et l’accélération de l’urbanisation, certains pays ont lancé des programmes importants de logements sociaux, largement subventionnés par l’Etat, tels les opérations « ATT-Bougou » au Mali dans les années 2000. Des dysfonctionnements freinent cependant la poursuite de ces programmes alors que la demande garde sa rapide expansion.

La Banque Mondiale évaluait récemment à 800000 le nombre des nouveaux logements qui seraient requis chaque année dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), la majorité d’entre eux dans les zones urbaines. Compte tenu de la dramatique lenteur du rythme annuel de constructions, le « gap » s’accroit donc chaque année. Il est estimé à plus de 500000 pour la seule Côte d’Ivoire. Au Mali par exemple, une simple évaluation de l’accroissement de la population urbaine conduit à chiffrer le besoin annuel à un minimum de 60000 logements, nombre incomparablement supérieur aux réalisations annuelles Au Niger, ce nombre pourrait rapidement dépasser 80000. Le décalage constaté doit être relié à trois principaux obstacles, dont les effets négatifs se combinent : le casse-tête foncier, la désorganisation du secteur, l’inadaptation des financements.  

Initialement, la question foncière était facile à résoudre. Certains Etats de l’Union ont longtemps  attribué aux entreprises à majorité de capital public, pour des sommes très modestes, des terrains urbains leur appartenant, pour la réalisation de projets immobiliers. La Sicogi en Côte d’Ivoire, la Sema au Mali, la Sicap au Sénégal, ont ainsi  mené  à bien de nombreuses opérations de plus ou moins grande envergure. Leur rôle s’est cependant souvent amoindri avec le temps sous l’effet de difficultés de gestion et /ou de rareté croissante des terrains étatiques disponibles, alors même que la demande de logements explosait. Ces pionniers se trouvent désormais en compétition avec des promoteurs privés, essentiellement nationaux ou libanais selon les pays, pour la réalisation de nouvelles opérations et la constitution de réserves foncières achetées sur le marché.

Or celui-ci est désormais fortement perturbé par plusieurs facteurs. Avant tout, les prix au m2 des terrains constructibles ont partout crû de manière exponentielle en raison d’une spéculation qui a joué à plein. Faute de contrôle efficace des Autorités, des terrains acquis de longue date par des privés, à des prix souvent dérisoires, parfois sous la seule forme de permis d’occuper, sont restés inexploités pendant des décennies et ont même pu être transformés en titres fonciers sans aucune mise en valeur malgré les textes en vigueur. Cette « thésaurisation » du foncier, jointe à la réduction des nouvelles surfaces disponibles et à la pression croissante de la demande, a provoqué une « bulle foncière » généralisée. Les prix au m2 dépassent maintenant le million de FCFA (1525 Eur) dans les centres-villes d’Abidjan et de Dakar et 400 000 FCFA (610 Eur) dans les quartiers centraux de Bamako. Ils atteignent 30000 FCFA (45 Eur) ou plus pour la périphérie immédiate de Bamako. En y ajoutant les coûts élevés d’une viabilisation rarement prise en charge par les Etats, les prix deviennent prohibitifs pour l’accès à la propriété de la plupart des ménages.

A ce point majeur s’ajoutent d’abord deux risques annexes, reflétant surtout une mauvaise gouvernance. D’abord, des Autorités locales procèdent à des ventes anarchiques, voire frauduleuses, de terrains à bâtir, qui génèrent contestations, doubles ventes possibles du même site et remises en cause périodiques par les Ministres en charge du foncier. Des anomalies analogues touchent des transactions privées et, ensemble, perturbent aussi le marché, en renforçant sa désorganisation et l’incertitude de nombre d’acquisitions foncières. Les affaires de ce type ont par exemple été nombreuses au Mali ces dernières années et les tentatives de remise en ordre ont toujours du mal à s’imposer face aux lobbyings politiques, partisans du statu quo et des passe-droits qu’il autorise. En outre, viennent parfois s’ajouter des tensions avec les occupants séculaires de terres ayant précédemment un statut rural et visées désormais par l’immobilier. En Côte d’Ivoire, ces conflits sont spécialement fréquents et tendus : des chefs  traditionnels ou des villageois bloquent ainsi, de Grand-Bassam à Angré ou ailleurs, par une occupation « musclée » et des actions en justice, des aménagements de terrains, même réalisés par les sociétés les plus crédibles de la place.  L’origine profonde de ces difficultés est double : absence d’un cadastre couvrant la totalité du territoire et précisant de manière incontestable les limites comme le propriétaire de chaque parcelle de celui-ci ; difficulté des Autorités à empêcher ou stopper ces revendications qui sont souvent du dilatoire et dont peuvent profiter des promoteurs peu scrupuleux.

Cette faiblesse des Etats se révèle encore à un autre niveau. Les quartiers centraux les plus anciens sont souvent mal viabilisés, parfois insalubres et emplis de logements de qualité médiocre. Le réaménagement ambitieux des centres-villes fournirait donc une excellente opportunité pour la réalisation de projets de grande ampleur, mêlant services et commerces modernes, sièges des grandes entreprises, administrations mais aussi immeubles de logements. Il serait ainsi possible de densifier l’utilisation de l’espace et de mieux rentabiliser les équipements publics de ces zones restructurées. Pourtant, ici encore, les blocages sont multiples. Les expropriations nécessaires se heurtent à de fortes résistances sociales, en partie liées aux difficultés d’indemnisation, ce qui gêle souvent de tels projets. Ceux qui sont réalisés, comme « Ouaga 2000 » au Burkina Faso, laissent peu de place aux habitations autres que celles de grand standing. Enfin, dans certains pays, la copropriété d’immeubles de logements ne s’inscrit pas encore dans les mœurs et conduit à la dégradation rapide des bâtiments concernés : au Mali par exemple, la loi sur la copropriété votée en  2001 n’a même encore jamais été appliquée. En conséquence, les villes s’étendent de manière démesurée, grevant les coûts de transport : à Bamako ou Cotonou, d’anciens faubourgs autonomes intègrent le périmètre de la ville-mère et deviennent des satellites-dortoirs où se développent commerces et services de proximité, tandis qu’Abidjan et Grand-Bassam se rejoignent peu à peu dans une vaste conurbation. Les projets de villes nouvelles, comme ceux de Diamniadio au Sénégal, pourraient être une alternative mais sont très longs à mettre en œuvre.

Enfin, le levier de la fiscalité foncière n’est guère utilisé pour corriger des dérives et encourager le secteur immobilier. Un premier handicap en la matière réside dans le caractère lacunaire des cadastres nationaux et les retards dans leur numérisation : une corrélation négative pourrait sans doute être vérifiée entre ces faiblesses et l’efficacité d’une politique nationale de l’habitat. Hors cet aspect, les droits à acquitter sont souvent peu incitatifs à la mise en valeur des terrains urbains. Au Mali, il n’existe ainsi aucune taxe foncière, aucune surtaxe pour les terrains inexploités et les droits de mutation sont particulièrement élevés, ce qui raréfie les transactions, favorise la hausse des prix et encourage les opérations frauduleuses. Dans toute la région, les taxes d’habitation sont minimes ou inexistantes et les loyers échappent souvent à l’impôt. En cédant ainsi au puissant lobby des propriétaires terriens, souvent proches du pouvoir, l’Etat se prive de ressources fiscales significatives mais aussi d’un instrument possible au service d’une stratégie de développement

Ainsi la question foncière, qui constitue le premier des trois piliers d’une politique de l’habitat, apparait-elle surtout semée d’embûches. Hausse effrénée des prix, mauvaise gestion des terrains publics, insécurité des transactions, lenteurs des immatriculations, politique fiscale erratique se cumulent pour faire de l’acquisition d’un site foncier ou d’une parcelle une opération coûteuse, dangereuse et lente, pour le promoteur comme pour l’acquéreur. Si ceux-ci passent cette étape, il leur restera à franchir celles, aussi délicates, d’une construction de qualité et du financement de celle-ci. (A SUIVRE)

Paul Derreumaux

Article publié le 03/11/2017