L’Afrique de l’Ouest francophone

L’Afrique de l’Ouest francophone en pole position ?

Dans une Afrique subsaharienne qui semble désormais bien ancrée dans le développement économique, la partie francophone de l’Ouest apparait souvent comme moins dynamique et moins bien lotie en termes de résultats. Pourtant, ses atouts actuels pourraient la placer rapidement en position plus avantageuse, surtout si elle parvient à réaliser quelques réformes majeures.

Pour l’Afrique subsaharienne, la globalisation des données économiques a une valeur limitée en raison de la mosaïque qui résulte de l’existence des quelque 50 nations qui la composent.  Certes, l’embellie constatée depuis le début des années 2000, et maintenant ressassée à longueur de conférences, touche plus ou moins tous les pays et rassure donc sur une réelle tendance de fond. Toutefois, pour les économistes comme pour les voyageurs, les réalités sont multiples. Deux d’entre elles ont fortement marqué les dernières années passées : l’Afrique de l’Est anglophone apparait plus ouverte aux réformes et plus performante ; dans l’Afrique francophone, la zone Centrale a davantage d’atouts naturels pour alimenter sa croissance

La position moins privilégiée de l’Afrique de l’Ouest francophone au plan économique a été aggravée par les évènements politiques qui ont frappé ces dernières années plusieurs de ses membres: coup d’Etat au Niger ; guerre civile meurtrière en Côte d’Ivoire ; coup d’Etat et guerre au Mali. De 2009 à 2012, le Kenya a ainsi vu son Produit Intérieur Brut (PIB) croitre de 15% de plus que celui de la Côte d’Ivoire, leader de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), et son PIB par habitant, calculé en termes de Parité de Pouvoir d’Achat (PPA), est passé devant celui du citoyen ivoirien.

Pourtant, quatre facteurs devraient notamment être plus favorables à l’UEMOA sur la période qui s’ouvre.

Le premier est une meilleure stabilité politique, condition permissive essentielle d’un développement durable et inclusif. Aucune élection majeure n’interviendra dans la zone avant fin 2015 et il est probable que les dispositifs constitutionnels actuels seront partout sauvegardés. Dans plusieurs cas, de nouveaux dirigeants, ayant une vision claire et volontariste du destin possible de leur nation et de leur peuple, sont en place et ont une chance raisonnable d’être réélus. Les différents évènements dramatiques récents ont conduit à une présence de longue durée de forces militaires régionales et internationales : celles-ci pourraient empêcher plus efficacement le retour à de graves turbulences, et surtout une résurgence forte du terrorisme, ennemi déclaré du développement.

Le second est la multiplication récente d’importantes nouvelles découvertes minières et pétrolières dans l’Union: or au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire et au Mali; charbon au Niger; pétrole au Bénin, en Côte d’Ivoire et au Niger; uranium au Niger et sans doute au Mali ; zinc au Burkina Faso, zircon au Sénégal,…. Le niveau élevé des cours mondiaux et la vigueur de la demande font que, à la différence de situations passées, ces gisements devraient être mis en exploitation rapidement, ce qui contribuera à une vive poussée des investissements puis des recettes publiques et des exportations. En même temps, attentives aux effets négatifs du syndrome hollandais déjà observé ailleurs, les Autorités nationales tendent à veiller davantage à un meilleur impact de ces investissements sur l’essor d’autres secteurs ou des entreprises nationales, et sur le niveau et l’affectation des recettes publiques.

Le troisième réside dans la priorité accrue donnée à la construction d’infrastructures. Le secteur des télécommunications a montré la voie grâce à quelques grands groupes privés qui ont amené l’Union aux standards moyens du continent. Dans les infrastructures routières et urbaines, les chantiers se sont intensifiés. On circule désormais par route bitumée de Dakar à Maradi et de Cotonou à Agadez. Abidjan construit son troisième pont, Niamey ferait bientôt de même, Bamako pense au quatrième. La future Boucle Ferroviaire régionale, initiée par le Niger mais intéressant quatre Etats voisins, sera un puissant catalyseur de croissance économique et d’aménagement du territoire. Outre leur forte contribution au PIB, ces projets changent la physionomie des capitales, réduisent l’enclavement de nombreuses régions, favorisent la croissance de la production et des échanges. Le secteur énergétique, souvent défaillant, pourrait réduire son retard si les ouvrages en cours ou projetés sont mis en production dans les délais : barrages hydroélectriques en Côte d’Ivoire, au Mali et au Niger, centrales thermiques au Sénégal et au Niger, grande unité de biomasse en Cote d’Ivoire.

Enfin, la solidité des institutions et du fonctionnement de l’UEMOA, l’avancée dans l’intégration des Etats, de leurs économies et de leurs politiques économiques, l’existence d’un espace financier unifié et d’une monnaie commune, la résilience de l’Union face aux crises nationales soutiennent la croissance dans la région. Prises ensemble, elles introduisent un cadre global cohérent et contraignant qui oblige chaque Etat membre à améliorer sa gouvernance, et constituent pour les entreprises une puissante incitation à l’expansion des affaires, et donc des investissements.  Certes, les insuffisances sont encore nombreuses et les progrès pourraient être plus rapides. Mais aucun retour en arrière ne semble constaté et l’UEMOA sert plutôt de référence sur le continent.

Ces éléments expliquent  pour une bonne part le fait que la progression du PIB de la zone, supérieure à 6% en 2012 et, sans doute, en 2013, atteindrait selon diverses estimations 7% en 2014, avec une inflation toujours maîtrisée. Pour les raisons évoquées ci-avant, ce rythme pourrait également s’afficher au moins en 2015. Pourtant, en raison de la forte poussée démographique qui va se prolonger, il faut aller au-delà. Pour gagner chaque année les 1 à 2% qui feront la différence à moyen terme, au moins trois mutations semblent indispensables.

La transformation la plus urgente et la plus pertinente est celle qui contrera la faible efficacité, voire la défaillance, croissante des appareils d’Etat et des secteurs publics. Leur poids et leur influence, nettement plus lourds en zone francophone, rendent ici cet aspect spécialement névralgique. Les actions parfois menées au plus haut niveau en termes de planification et d’assainissement sont largement perturbées par l’inertie destructrice d’une partie de l’administration, la voracité d’une corruption étendue et la mauvaise adaptation fréquente des lois et règlements aux données locales, qui multiplie les occasions de passe-droit. Les seules solutions seront une moindre présence du secteur public dans la sphère productive, l’amélioration rapide et multiforme du climat des affaires, le renforcement de la transparence et de la diligence dans les décisions administratives et judiciaires, l’inculcation d’une culture du mérite dans la fonction publique. L’Etat doit être fort mais juste, rigoureux mais non prédateur, incitatif plutôt que répressif.

Une deuxième priorité est celle d’un secteur primaire plus moderne et plus productif, dans les cultures de rente autant que dans l’agriculture vivrière et dans l’élevage : sa consolidation aurait des conséquences très positives sur la régularité du taux de croissance comme sur l’amélioration de la sécurité alimentaire des populations. Les transformations exigées sont cependant à la fois techniques, organisationnelles et mentales, et demandent donc temps et persévérance : les engagements pris en la matière après la crise alimentaire de début 2008 n’ont pas été respectés. Des actions prometteuses sont entreprises comme l’« Initiative 3N » au Niger, qui vise surtout les productions vivrières et s’illustre par le caractère transversal de sa démarche, ou les « Pôles de croissance intégrés » au Burkina-Faso, qui ciblent le développement équilibré de vastes périmètres, basé sur l’agriculture. Elles sont à multiplier. On peut aussi imaginer que l’Union elle-même promeuve un grand projet régional, telle l’exploitation maximale de l’immense delta de l’Office du Niger, qui rentabiliserait les importantes installations existantes et provoquerait une poussée de la production agricole au niveau communautaire. Le secteur primaire jouerait alors un rôle moteur du développement global, comme il l’a fait sous d’autres cieux ou précédemment en Côte d’Ivoire.

La troisième doit concerner le binôme éducation-formation. Les statistiques encourageantes sur l’accroissement du taux de scolarisation sont en partie virtuelles en raison de la faible qualité moyenne des enseignements de base et secondaire dans beaucoup d’établissements, publics comme privés. Dans les pays où un langage vernaculaire est dominant, l’usage du français, langue officielle, tend même parfois à diminuer, même au niveau professionnel, ce qui pénalise notamment l’introduction des nouvelles technologies. En termes de formation, le paysage est partout caractérisé à la fois par le fort excédent de diplômés insuffisamment qualifiés dans certaines formations tertiaires et le grave manque de techniciens spécialisés dans des secteurs comme l’industrie, le bâtiment ou l’informatique par exemple. Cette situation peut favoriser le retour de jeunes diplômés de la diaspora mais handicape définitivement ceux qui n’ont pu étudier à l’extérieur du pays. Des changements profonds et rapides sur ces terrains sont donc indispensables tant pour assoir la croissance économique sur un socle plus diversifié et inclusif que pour éviter l’explosion sociale pouvant  résulter de la montée massive du chômage..

Des coups de pouce  pourraient favoriser la réalisation de ces préalables, tel celui de l’Initiative pour le Sahel que viennent de lancer conjointement les plus puissantes institutions internationales. Le projet prévoit en effet la mobilisation de plus de 8 milliards de dollars US pour des investissements structurants, centrés en particulier sur les infrastructures, l’énergie et la formation, dans six pays du Sahel : l’UEMOA en serait un bénéficiaire majeur. Celle-ci doit donc saisir sa chance en jouant simultanément de ses points forts et de sa solidarité : même si les pays avancent à leur rythme propre et s’il existe des « locomotives », il est essentiel que l’Union tout entière arrive à destination.

Paul Derreumaux

Relation entre la France et l’Afrique

Quelques prérequis d’une nouvelle relation entre la France et l’Afrique

Le partenariat France/Afrique fait encore rêver. Pourtant sa réalité et son intérêt se réduisent au fur et à mesure que le temps passe et que l’Afrique se développe et multiplie ses alliances. Pour qu’elle puisse encore être privilégiée, il faudrait  que cette relation soit reconstruite sans délai sur d’autres objectifs et de nouveaux chantiers.  

Même si la « France/Afrique » a mauvaise presse, la relation entre la France et l’Afrique, particulièrement dans sa partie francophone, possède une consistance encore multiforme. C’est à partir de ce socle que la France cherche à construire un nouveau partenariat vigoureux et privilégié avec l’ensemble du continent africain, dont le Sommet tenu à Paris en ce début décembre voudrait être l’étape fondatrice.

Un tel objectif est particulièrement ambitieux car l’environnement a changé. En croissance soutenue et unanimement reconnue depuis plus d’une décade, l’Afrique est désormais devenue fréquentable et a fortement diversifié les pays et institutions avec lesquels elle commerce et qui investissent sur son sol. Elle est même courtisée par les grandes nations émergentes, qui voient dans les pays africains des cibles idéales pour la collecte de leurs matières premières, les marchés de leurs grandes entreprises et l’écoulement de leurs produits. Parallèlement, un nombre croissant d’Etats du continent, et notamment ceux qui progressent le plus, ont la volonté de définir eux-mêmes le contenu et les modalités de réalisation du développement économique et social qu’ils recherchent : c’est donc en fonction de la capacité de leurs interlocuteurs à répondre à leurs attentes et à admettre des rapports plus égalitaires qu’auparavant qu’ils seront prêts à poursuivre ou renforcer des relations spécifiques avec un partenaire. Cette diversification des relations et cet égocentrisme des choix sont des acquis auxquels l’Afrique ne renoncera plus. Si ce postulat est admis, tout est toujours possible. En Afrique, surtout francophone, l’attachement à la France reste profond, fondé à la fois sur la langue, l’histoire et la culture, et est à même de justifier une coopération particulière mutuellement profitable. Celle-ci peut et doit concerner les Etats, les peuples, les administrations, les entreprises des deux parties. Elle semble en outre être une chance pour chacun, en un temps où la France peine à retrouver le chemin de la croissance et où l’Afrique souhaite redoubler d’allure pour rattraper ses retards en nombre de domaines.

Pour exploiter cette opportunité, deux voies prioritaires sont à suivre par la France.

L’une, permanente, est de soutenir toutes les actions menées par les pays africains pour un développement accéléré, durable, harmonieux et inclusif. La France possède ici beaucoup d’atouts pour apporter une valeur ajoutée significative : l’expertise éprouvée de ses grandes entreprises en de  nombreux secteurs actuellement jugés prioritaires, leur taille internationale, leur expérience du continent dans certains cas sont des avantages déterminants pour tenir un rôle décisif dans les grands investissements structurants auxquels on porte actuellement une attention particulière. Il en est ainsi pour les infrastructures majeures attendues pour demain : énergie solaire, barrages hydroélectriques, traitement de l’eau, chemins de fer par exemple. C’est vrai également pour l’agriculture dont la modernisation et la montée en puissance sont des exigences premières face à une population en forte croissance : pour les cultures de rente comme pour les cultures vivrières, les sociétés françaises de l’agroalimentaire peuvent renforcer leur position, parfois déjà importante, et aider à l’évolution des pratiques culturales, la constitution de filières performantes, la formation des agriculteurs locaux, l’amélioration de toutes les composantes de l’environnement de la production. La pérennité du développement de l’Afrique est aussi liée à la multiplication de petites entreprises viables et bien équipées. Pour ce point fondamental, et spécialement difficile, les grandes sociétés françaises sont ici encore en mesure de jouer un rôle moteur tant à travers les actions de Responsabilité Environnementale et Sociale (RSE) que certaines mènent déjà à grande échelle, qu’en favorisant une sous-traitance bien professionnalisée du cœur de leur activité. Enfin, dans tous les secteurs productifs, le partenariat envisagé devrait contribuer à une meilleure diffusion sur le continent des technologies nouvelles par suite du bon positionnement de la France sur ce point pour nombre de créneaux. 

La plupart de ces actions relèvent avant tout de la responsabilité des entreprises, grandes ou petites: pour celles-ci, le continent africain n’est qu’un terrain parmi d’autres sur lesquels elles sont amenées à affronter chaque jour leurs concurrents issus du monde entier. Elles sont capables d’y réussir pleinement, comme  certaines l’ont prouvé depuis longtemps,  dès lors qu’elles accomplissent les efforts, les adaptations et les investissements  qui  montrent que leur offre est meilleure que celle des autres. En la matière, l’Etat français doit surtout jouer le rôle de facilitateur en apportant les appuis, notamment financiers, bien adaptés aux besoins des acteurs économiques français, aux exigences justifiées des pays hôtes des projets, à la concurrence vécue sur le terrain et à la nature des opérations concernées.

La seconde voie, peut-être plus conjoncturelle, mais particulièrement pressante, repose davantage sur la responsabilité étatique. Elle vise la réalisation d’actions répondant aux urgences de l’heure qui bouleversent l’ordre des priorités dans les Etats africains et qui risquent de remettre en cause les actions de développement déjà entreprises. Pour certains aspects, la France est certes pionnière. Ainsi, pour les risques sécuritaires, elle est probablement le pays qui a la conscience la plus concrète de la situation et peut, par ses initiatives et son exemple, faciliter la prise en considération de cette contrainte par les autres pays engagés dans le développement de l’Afrique. De même, dans la lutte, qu’elle soutient activement, contre le réchauffement climatique, la France pourrait être particulièrement utile pour aider une Afrique très faiblement armée dans ce combat, techniquement comme financièrement, alors qu’elle est une des zones les plus menacées. Pour l’intégration régionale également, qui est une des clés  de l’amélioration  de la sécurité et de la réalisation des grands investissements stimulant la croissance économique, la position actuelle privilégiée de la France dans de nombreuses instances peut servir de catalyseur.

En d’autres domaines en revanche, beaucoup reste à inventer comme le montrent les quelques exemples suivants. En termes d’emplois, le continent manque cruellement d’une main d’œuvre qualifiée pour des secteurs stratégiques comme les mines, l’informatique ou les nouvelles technologies. Face à ces besoins, la demande de travail, de plus en plus composée de jeunes, va progresser de façon très rapide pendant au moins les trente prochaines années sous l’effet de la poussée démographique. Pour arriver à équilibrer ces deux tendances opposées et éviter une possible crise sociale, une éducation de base et une formation professionnelle quantitativement et qualitativement acceptables sont une exigence fondamentale : la France pourrait y apporter une contribution à la hauteur de la réputation internationale de son enseignement. Toujours sur le plan humain, la France abrite une vaste diaspora, issue de nombreux pays africains, mais n’a pas trouvé jusqu’ici une politique globale permettant de gérer  et d’intégrer au mieux cette population immigrée. Comme l’ont montré les discussions du Sommet, une initiative amenant sur ce point des progrès substantiels est fortement attendue. Une meilleure liberté effective de circulation des acteurs économiques et des étudiants, des mécanismes efficaces d’incitation de retour au pays pour les émigrés en situation régulière grâce à des projets de co-développement, et la facilitation des conditions d’insertion dans l’hexagone des émigrés de la seconde génération seraient symboliques d’une nouvelle approche. Au plan juridique, après l’introduction globalement réussie de l’OHADA, les dysfonctionnements de la justice africaine restent nombreux et sont largement dus à la formation insuffisante des magistrats dans les affaires commerciales. Ici encore, la France possède les compétences qui pourraient fonder un partenariat visant la diffusion rapide de nouvelles structures mieux appropriées et une formation pratique intense des magistrats attachés aux dossiers économiques. En ces domaines spécifiques, un renforcement marqué des relations existantes entre France et Afrique est plus difficile : il impose innovation, capacité d’écoute, engagement dans la durée, esprit de dialogue, rapidité de décision et de mise en œuvre qui sont loin des canons actuels de fonctionnement de l’administration française. Il faut donc, en amont, inventer en France de nouveaux moyens d’action qui aillent au-delà de la volonté politique clairement affichée, faute de quoi l’ambition annoncée au Sommet risque de ne rester qu’une incantation..

Malgré ces difficultés, un grand partenariat France/Afrique basé sur ces deux piliers serait très certainement conforme aux aspirations actuelles des gouvernements et des peuples africains, mais serait aussi gagnant pour la France : l’émergence de l’Afrique ne peut en effet qu’être bénéfique à ceux qui auront su comprendre les besoins réels du continent et aider à les satisfaire. C’est donc bien par une telle approche que la France doit impulser cette nouvelle relation. Il est sans doute déjà tard, mais c’est encore possible.

Paul Derreumaux

 

Espoir au Sahel? A quelles conditions?

Espoir au Sahel? A quelles conditions?

Les promesses d’aide financière au Sahel se sont multipliées ces derniers mois. Ces soutiens financiers peuvent aider la région à rattraper quelques importants retards, à faciliter son développement et à faire face à de nouveaux risques majeurs. Plusieurs conditions  doivent cependant être remplies pour réussir cette ambition.

En novembre 2013, la Banque Mondiale et l’Union Européenne ont décidé, en accord avec les Nations Unies, de lancer une « Initiative pour le Sahel ». Celle-ci prévoit le financement conjoint de grands projets structurants dans six pays de cette zone qui figurent tous au rang des Pays les Moins Avancés (PMA) et que les actuelles difficultés sécuritaires fragilisent encore plus : Sénégal, Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad. Lors d’une mission commune dans ces pays, les dirigeants des trois institutions ont annoncé un volume total d’investissements supérieur à 8 milliards de dollars et l’affectation de ces montants à des secteurs actuellement en retard et que tous  considèrent comme prioritaires : énergie, infrastructures et éducation notamment. La Banque Africaine de Développement (BAD) devrait s’associer à cette Initiative. Celle-ci s’ajoutera, pour le Mali, à l’effort financier considérable de quelque 3 milliards d’Euros annoncé par la Conférence des Bailleurs de Fonds de mai dernier, destiné à aider la reconstruction du pays après la guerre de début 2013. L’intervention pourrait aussi être doublée d’un « Partenariat Réel pour l’Afrique » que vient de lancer le Koweit à la suite d’une réunion avec les Etats africains.

Dans chaque cas, les ambitions sont identiques et classiques. Elles visent d’abord à accélérer et intensifier au maximum des investissements dont la réalisation est perçue comme élément permissif essentiel d’une croissance économique plus solide et plus inclusive. C’est aussi une réponse par l’action à des périls qui s’intensifient comme celui du terrorisme, déstabilisateur de toutes actions de développement, ou du chômage, que l’intense poussée démographique risque de rendre rapidement insupportable. En revanche, la méthode proposée d’une intervention combinée de ces institutions financières dominantes, et l’ampleur des sommes en jeu sont nouvelles. Elles témoignent sans doute d’une prise de conscience – opportune – par ces acteurs internationaux que seul un effort collectif exceptionnel peut traiter efficacement l’urgence majeure que le Sahel doit affronter. Elles sont en tout cas une bonne nouvelle pour les pays bénéficiaires : cette manne financière devrait les aider à mener à bien de multiples investissements de taille suffisamment critique pour modifier rapidement les équilibres passés, lever de fortes inerties et exercer un effet d’entrainement de grande ampleur.

Pour  réussir, ces Initiatives majeures auront bien sûr à affronter tous les risques, locaux ou internationaux, politiques ou techniques, financiers ou humains, inhérents à tous les investissements effectués dans ces environnements. Trois difficultés supplémentaires auront cependant ici une acuité particulière.

La première est celle de la réalité et des modalités de l’aide envisagée. La manie du gigantisme et la contrainte de « l’effet d’image » poussent à la multiplication d’annonces pour les bonnes causes, mais les faits ne suivent pas toujours les paroles. De plus, en cas de plans d’action regroupant plusieurs donateurs de grande envergure, de nombreuses expériences passées ont montré que les exigences propres à chaque bailleur et les egos de ceux-ci rendent très délicate la coordination optimale des actions prévues et ralentissent souvent leur concrétisation. Enfin, l’absence fréquente de bilan d’exécution des plans proposés entrave l’analyse critique et la mise en œuvre de corrections. Or, dans le cas présent du Sahel, la multiplicité des urgences exige que tous les financements annoncés soient confirmés. En même temps, la grande variété des projets nécessaires et des populations visées ainsi que la diversité des procédures des bailleurs rendent la qualité de leur concertation déterminante pour le succès des initiatives prévues.

La seconde difficulté réside dans la capacité des pays bénéficiaires à mobiliser les financements proposés. De façon déjà habituelle, beaucoup d’administrations africaines peinent à satisfaire aux conditions qui leur sont posées pour les programmes décidés, et les décaissements accumulent souvent d’importants retards. L’augmentation massive des montants en jeu va accroitre à due proportion ces risques d’une utilisation ralentie des financements disponibles : la Banque Mondiale vient de le souligner au Mali, où l’ampleur des besoins n’a pas empêché un ralentissement du taux de décaissement des concours, tombé aux environs de 30%. Une telle situation peut décourager certaines institutions extérieures et, surtout, provoquer l’incompréhension, la déception, voire la révolte des populations africaines qui ne verraient qu’au compte-gouttes la concrétisation des projets annoncés. Ces grandes initiatives n’auraient alors qu’un impact réduit, au profit des pays les plus efficaces et organisés, et passeraient pour un leurre dans les autres. Un tel décalage annulerait l’aspect global recherché, qui est une caractéristique fondamentale du projet.

La troisième difficulté consistera dans la pertinence des programmes retenus pour ces investissements censés répondre à des situations critiques et à y apporter des réponses adéquates. Il conviendra en particulier de privilégier les investissements ayant des retombées rapides et profitant au plus grand nombre, d’un côté, quelques grands chantiers ayant un impact multiforme, de l’autre, et la relance des projets en panne pour des pays en sortie de crise, enfin. Les secteurs de la formation professionnelle, des petits projets agricoles, des infrastructures locales devraient aussi figurer dans les dossiers privilégiés. L’effort des institutions prêteuses pour ne pas multiplier à l’excès les interventions de bureaux d’études, dont les choix n’ont pas toujours l’objectivité désirée, sera aussi un bon signe d’une claire volonté, de part et d’autre, de préférer l’action à la parole.

Ne faisons pas la fine bouche. Malgré ces risques, les projets actuels d’aide globale au Sahel sont une chance immense pour cette partie fragile de l’Afrique, tant par leur importance financière que par la probable prise de conscience qu’ils traduisent de l’enjeu. Il reste seulement à espérer que toutes les parties prenantes sauront se saisir de cette opportunité et faire en sorte que cet espoir ne soit pas seulement virtuel.  

Paul Derreumaux

L’évolution démographique mondiale

Quelques brefs constats de l’évolution démographique mondiale

 

J’aime la démographie. Elle apporte un éclairage original à quelques tendances économiques et politiques majeures de notre monde. Elle montre bien que certaines situations ne peuvent être éternelles, que les explosions qui seraient à craindre pour le futur ne sont peut-être pas celles auxquelles on pense aujourd’hui, et que l’orientation normale des évolutions  n’est pas souvent la  ligne droite.

Le mensuel russe Infografika a diffusé récemment une infographie sur l’évolution de la population mondiale de 1900 à 2012, qui témoigne de la richesse potentielle des enseignements pouvant être retirés des données démographiques. De cette seule série de chiffres, reprise en août 2013 par le magazine Courrier International, on peut ainsi dégager quelques conclusions qui, selon les cas, expliquent mieux ou amendent les constats communément admis sur plusieurs évènements marquants de notre histoire récente.

Pour les 164 pays étudiés, qui laissent de côté certaines nations à population très modeste, le nombre d’habitants a été multiplié par 4,5 entre 1900 et 2012, passant entre ces deux dates de 1554 millions à 7024 millions de personnes. Cette croissance est la plus rapide qui ait jamais été enregistrée dans l’histoire de l’humanité. Elle explique à elle seule, toutes mutations économiques mises à part, l’importance des enjeux et des batailles que se livrent les groupes commerciaux, financiers et industriels de tous les pays pour la conquête des marchés issus de cette augmentation considérable des populations, mais aussi une bonne part des interrogations actuelles sur les changements climatiques pouvant provenir des actions humaines menées pour répondre à ces besoins.

Cet accroissement brutal ne s’est pas réalisé de manière homothétique sur tous les continents. Deux blocs se sont taillés la part du lion : l’Asie-Océanie, qui a représenté plus de 55% de cette progression d’ensemble et reste de loin la partie du globe la plus peuplée avec, à ce jour, environ 56 % de la population mondiale ; l’Afrique, encore plus, dont la population a été multipliée par 10,6 pendant ces 112 ans et a franchi le seuil du milliard d’habitants :  avec ses 15% du total en 2012, elle est devenue la seconde zone la plus importante en termes de peuplement. Deux autres régions ont vu leur position relative régresser : les Amériques, malgré une multiplication par 6,9 de leurs habitants sous la poussée notamment du Brésil et du Mexique ; l’Europe, dont la population a « seulement » doublé sur cette période pour  atteindre 871 millions en fin d’année dernière. Le Moyen-Orient, malgré une forte augmentation concentrée sur quelques pays, reste un ilot de peuplement mineur avec quelque 3,1% de la population mondiale. Ces variations sont à rapprocher des principaux enjeux économiques et des considérations géopolitiques qui marquent notre actualité mondiale. Sans épouser totalement ceux-ci, ces changements démographiques sont en harmonie avec certains d’entre eux et en fournissent aussi des causes déterminantes. La montée en puissance rapide et inexorable de l’Asie y trouve en particulier un fondement essentiel face à l’Europe et aux Etats-Unis dont la puissance s’estompe avec leur poids dans le monde. La vive progression des Amériques est le fait de ses grandes composantes d’Amérique du Sud qui figurent aussi dans les nouveaux pays émergents. L’explosion de la démographie africaine est un des faits sur lesquels repose sa forte croissance actuelle et, surtout, s’appuient les attentes de sa place future dans l’économie mondiale.

Sur chaque continent,  un nombre croissant de pays s’élève au-dessus du niveau symbolique de 100 millions d’habitants. En 1900, seules la Chine et l’Inde, qui comptaient respectivement 360 et 285 millions d’habitants, figuraient dans cette catégorie. Ils sont 11 à y accéder fin 2012 dont 6 en Asie – aux deux premiers, qui recensent désormais chacun plus d’un milliard d’habitants, se sont ajoutés l’Indonésie, le Pakistan, le Bangladesh et le Japon -, 3 en Amérique – Etats-Unis, Brésil et Mexique -, la Russie et le Nigéria. En abaissant à 50 millions d’habitants le plancher des pays pouvant être considérés comme des « poids lourds » dans le monde, la répartition se modifie  et un meilleur équilibre semble se rétablir partiellement : l’Asie compte alors en effet 9 représentants, l’Europe 6, l’Afrique 5 ; les Amériques restent au contraire à 3 pays et le Moyen-Orient apparait dans ce classement grâce à l’Iran. Ici encore, ces données démographiques nouvelles sont connectées avec des indicateurs économiques en pleine mutation. On retrouve en effet dans ces deux inventaires les cinq grands pays émergents – groupés usuellement sous l’acronyme BRICS, l’Afrique du Sud apparaissant uniquement dans les pays de plus de 50 millions d’habitants – ainsi que certaines des nations qui évoluent le plus vite économiquement et sont souvent considérées comme devant rejoindre rapidement ce premier groupe. Seules manquent à ce titre quelques exceptions comme par exemple la Corée du Sud, qui est proche de ce seuil de population, le Chili ou la Malaisie, qui en sont plus éloignés. En revanche, certains de ces mastodontes démographiques sont encore caractérisés par un revenu par habitant parmi les plus faibles du monde et leur poids démographique pourrait à terme ne plus être un atout mais un handicap si leur situation économique ne s’améliore pas rapidement : le Bengladesh et la République Démographique du Congo sont sans doute des illustrations possibles de ce risque. En outre, ces statistiques confirment que les changements démographiques, même s’ils sont de long terme, s’effectuent, pour la plupart des pays, plus vite que les améliorations économiques, laissant perdurer des inégalités considérables en termes de pouvoirs d’achat entre pays économiquement développés et pays en développement : la conjonction de ces deux éléments ne saurait être sans effet sur les grands mouvements migratoires internationaux des périodes à venir.

Enfin, un quatrième enseignement de base est le fait que sur chaque continent, y compris en Asie, quelques pays concentrent un pourcentage élevé de la population totale tandis qu’un grand nombre gardent une population relativement modeste. Cette donnée générale est cependant plus ou moins affirmée selon les régions du monde. En considérant les trois pays les plus peuplés de chaque zone, Moyen Orient exclus, l’Asie se place largement en tête sur ce critère, suivie des Amériques ; l’Europe et, encore davantage, l’Afrique, apparaissent chacune avoir un peuplement mieux réparti, ce qui pourrait être un avantage pour leurs équilibres économico-politiques dans l’avenir. Les autres critères utilisables pour cette observation de la concentration conduisent à des classements analogues. A l’autre bout de l’éventail, de 35% à 65% des pays de chaque continent comptent moins de 10 millions d’habitants. De ce constat, on déduit aisément le rôle positif que peuvent jouer sous toutes les latitudes les efforts de coopération et d’intégration régionale pour la mutualisation des actions et des investissements, la concertation efficace des politiques globales et sectorielles et le renforcement de la paix et de la sécurité.

Bien évidemment, ces informations démographiques n’expliquent pas tout et laissent même de côté quelques questions cruciales comme celles de l’urbanisation généralisée.. Elles constituent cependant d’utiles rappels à la réalité, face à des indicateurs trop souvent axés sur les richesses naturelles de chaque nation, les taux de croissance de la production, les entreprises géantes qui marquent leur emprise internationale. Elles nous obligent en effet à nous souvenir que les variables démographiques sont en effet des contraintes essentielles, qui devraient être mieux prises en compte au quotidien pour les moyens d’action et pour les objectifs retenus par les dirigeants politiques de chaque pays.

Elles permettent aussi de relativiser des points en vue et des affirmations trop rapidement émis. La richesse insolente du Qatar est ainsi celle d’un pays d’1,7 million d’habitants. Même si on fait abstraction de l’inégalité avec laquelle elle est probablement répartie dans le pays ou de l’écrasant écart qui la sépare de celle de la Guinée-Bissau, au même nombre d’habitants, on déduit de ces quelques chiffres que ce pétro-Etat ne pourra jamais avoir, malgré tous ses atouts naturels, qu’une place limitée dans la hiérarchie des nations. C’est un indice d’équité plutôt rassurant que, on peut l’espérer, les responsables de ce pays méditent souvent. Une telle réflexion ne peut que les inciter à une grande sagesse dans leurs décisions.

Paul Derreumaux

Economie mondiale : l’ajustement structurel, vous connaissez ?

Economie mondiale : l’ajustement structurel, vous connaissez ?

 

Face à la crise qu’ils traversent, les pays européens adoptent des mesures qui rappellent les « ajustements structurels » subis par beaucoup de pays africains dans les années 1980. L’examen des caractéristiques de cette expérience africaine apporte d’utiles enseignements sur les contenus et les approches nécessaires des politiques à suivre aujourd’hui.    

Il y a environ 30 ans, beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne ont été plongés d’autorité dans l’ « ajustement structurel », bel euphémisme spécialement inventé pour eux par la Banque Mondiale. Il s’agissait « simplement » d’imposer aux nombreux Etats alors plongés dans une grave crise systémique de leurs finances publiques des politiques brutales de rééquilibrage budgétaire : forte « déflation » de la fonction publique, large ouverture des frontières aux  importations, liquidation de nombreuses entreprises publiques,… Ces réajustements drastiques étaient certes indispensables, mais ils entraînaient de lourdes conséquences sociales, non encore totalement effacées à ce jour, sur des populations déjà très démunies. Contrainte et forcée, l’Afrique a accepté et mené cet ajustement.

La crise financière et économique qui traumatise aujourd’hui le monde entier est bien sûr d’une ampleur incomparable et illustre des dysfonctionnements d’origine souvent différents, même si, curieusement, elle fait suite, comme dans l’Afrique des années 1980, à une profonde crise bancaire. Elle présente cependant le même caractère structurel et global, et l’expérience africaine des années 1990 pourrait nous apporter trois utiles leçons.

D’abord, la résolution de la crise traversée par l’Afrique à cette époque exigeait effectivement des changements draconiens – de politiques publiques, de structures économico sociales, de comportements des agents économiques, ..- assurant un arrêt rapide d’errements passés. Le redressement de la situation  s’est aussi réalisé grâce à d’importants allégements de dettes consentis, après de longues négociations, par les créanciers privés mais aussi par les institutions bilatérales puis multilatérales d’appui au développement.

Le retour à la normale des finances et de l’économie mondiales ne sera durable que si les mêmes conditions de base sont remplies. Il s’agit d’abord de transformer le mode de fonctionnement des Etats et de leurs démembrements pour ramener ceux-ci à un équilibre budgétaire tendanciel et, en conséquence, stopper l’aggravation devenue invivable d’une dette publique finançant aujourd’hui des dépenses courantes.  Il apparait déjà que ceux – Etats ou entreprises – qui ont accepté le rythme le plus élevé de ces transformations sont aussi ceux où la remise en ordre s’effectue le plus vite. De plus, le poids de cet ajustement doit être réparti entre débiteurs et créanciers.. Les débiteurs  sont bien sûr les premiers responsables des engagements qu’ils ont contractés, souvent à la légère, et la réalité tangible des réformes apportées est le gage du maintien de leur crédibilité pour le financement de leurs actions futures. Les créanciers et les garants, quels qu’ils soient, doivent cependant aussi supporter une part du coût de la restructuration: les situations résultent en effet, selon les cas, du défaut de pertinence de leurs analyses ou de leur cupidité. Ils  ne peuvent donc être exemptés ni d’une partie des pertes totales, ni de profondes mesures correctrices.

En second lieu, l’ajustement structurel des années 1980  touchait inévitablement et souvent douloureusement une large partie de la population. Soumis aux fourches caudines du Fonds Monétaire International (FMI), les dirigeants africains ont souvent rejeté sur ces grandes institutions tutrices de leurs pays la responsabilité des mutations appliquées, en se dispensant de longues explications : il fallait seulement subir, une fois de plus…Malgré quelques soubresauts localisés, les populations ont stoïquement supporté pertes d’emplois, baisse des pouvoirs d’achat et même le cataclysme de la dévaluation du FCFA.

Des mesures au moins aussi difficiles et impopulaires s’imposent aujourd’hui en beaucoup de pays du Nord face à l’endettement public excessif et à la perte de productivité des économies. Dans nos nations riches et démocratiques,  de telles actions demandent cependant des Autorités une capacité d’explication, de transparence et, si nécessaire, d’imposition sans commune mesure avec celles qui furent appliquées en Afrique. Il est symptomatique à cet égard qu’on ose ainsi à peine parler en France de récession et encore moins d’austérité, alors que nous sommes dans la première et que la seconde est bien réelle pour de larges couches de la population.  La  renonciation, inévitable, à certains droits acquis suppose d’autant plus de courage politique que le tempérament national supporte moins les remises en question. C’est pourquoi il est essentiel que les sacrifices demandés soient définis avec une attention extrême de leur efficacité économique mais aussi de leur justice sociale. C’est aussi pourquoi des mesures symboliques –lutte contre l’évasion fiscale, plafonnement des rémunération les plus élevées,..- sont utiles pour empêcher et corriger l’accroissement de certaines inégalités, qui constitue un risque majeur dans ces périodes de crise.

Enfin, l’ajustement structurel, même réussi, était insuffisant pour conduire au retour de la croissance économique de l’Afrique. Divers évènements sont intervenus –vive poussée des pays émergents, relance massive des infrastructures, renforcement des coopérations régionales,-pour placer l’Afrique, après une longue attente, sur le sentier d’une croissance soutenue qu’elle suit depuis plus d’une décade.

Comme alors, l’arrêt d’abus antérieurs, le retour à de grands équilibres et la réforme de diverses pratiques ou institutions sont aujourd’hui nécessaires mais  non suffisants. De nouveaux caps majeurs sont aussi à définir pour le moyen et le long terme : la réduction massive du chômage, la meilleure intégration de tous dans chaque communauté nationale, la disparition de la pauvreté extrême et la mise en place de systèmes internationaux de sécurité collective plus efficaces devraient logiquement en faire partie. Les chemins pour les atteindre sont pour la plupart encore à inventer et requièrent à la fois des délais, une forte volonté et l’acceptation d’une plus grande solidarité : ces exigences s’accordent mal avec les agendas des dirigeants, les souhaits des lobbys les plus puissants et la pression croissante du résultat immédiat. L’urgence de ces nouveaux repères est cependant d’autant plus grande que les dossiers à régler sont plus complexes et interdépendants,  et que les risques de dérapage se multiplient. Faute de mener ces réflexions, et de s’en tenir ensuite aux objectifs retenus, le pilotage à vue risque de conduire à l’imprévisible ou à la catastrophe.

Rigueur, justice et imagination semblent donc être trois ingrédients majeurs pour sortir de cette crise qui frappe surtout, pour l’instant, les pays les plus développés. Il n’est pas certain que ces caractéristiques soient jusqu’ici utilisées avec l’intensité souhaitée et selon le bon dosage. La sortie de crise, que tous réclament, risque en conséquence de ne pas être proche, contrairement aux annonces qui se multiplient.

Paul Derreumaux

Croissance en Afrique

Une réalité encore loin de l’émergence

 

Finies les appréciations à la Cassandre et l’afro-pessimisme : l’Afrique, et pour l’instant en particulier l’Afrique subsaharienne, serait désormais la « nouvelle frontière » de demain, la future Chine d’après demain et l’Eldorado du monde entier pour l’avenir proche.

Ce revirement complet de l’analyse dominante s’appuie sur des données qui se sont accumulées sur la dernière décennie: croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) supérieure à 5% par an en moyenne sur la période; meilleure maîtrise de l’inflation ; accroissement rapide et régulier des flux d’Investissements Directs Etrangers (IDE) ; diversification remarquable et salutaire des partenaires commerciaux, dominée par une forte montée en puissance des grands pays émergents ; réduction sensible de l’endettement extérieur, souvent tombé à moins de 40% du PIB ; amélioration des finances publiques ; net recul de l’indice de pauvreté extrême ; tendance à la diminution des conflits ; meilleure stabilité des régimes en place et retour plus rapide à des pouvoirs « légitimes » en cas de remise en question des autorités élues. De plus, ce constat d’une amélioration multiforme est désormais reconnu par tous et le continent, aux yeux des investisseurs, a troqué son statut de repoussoir pour celui de vedette.

Une analyse plus fine apporte cependant plusieurs limites  aux vues les plus enthousiastes. La première est que la forte croissance démographique ramène souvent à moins de 3% la hausse annuelle du PIB par habitant sur la période : à ce rythme, il faudrait plus de 25 ans pour que ce revenu double, toutes choses égales par ailleurs. Une seconde réserve est que l’Afrique est une mosaïque de nations, aux évolutions fort différentes: il n’est guère significatif d’agréger  toutes ces composantes en un ensemble unique et de le comparer à quelques grands pays ou ensembles homogènes. Surtout, le contenu de cette croissance doit être largement consolidé pour que celle-ci soit plus endogène, plus généralisée et plus intensive.

Les changements des dix dernières années sont en effet surtout liés à quelques secteurs ayant connu de profondes transformations. Au moins quatre d’entre eux se détachent : les mines et le pétrole, en de nombreux pays et pour de nombreux produits ; les télécommunications, dont l’essor spectaculaire a quasiment touché tous les pays subsahariens ; les infrastructures, notamment routières, portuaires et aéroportuaires, et les grands chantiers liés à
l’urbanisation, qui auraient constitué près de 50% de la croissance africaine sur la période ; les systèmes bancaires enfin, dont la « révolution » s’est accompagnée d’une importante croissance et de nombreux investissements. L’analyse de ces secteurs est instructive. Ils relèvent surtout de la catégorie des services ou sont encore pour une bonne part tournés vers l’extérieur, comme c’est le cas des mines ou du pétrole. Les acteurs majeurs sont généralement de puissants groupes privés, de taille souvent internationale, et sont localement en situation d’oligopole, voire de monopole. Enfin, ces entreprises sont la plupart du temps régies par des régulations spécifiques – lois bancaires, codes miniers ou sociétés de régulations pour les compagnies téléphoniques – ou payées par des financements extérieurs – entreprises de travaux publics – qui les protègent des difficultés des environnements nationaux.

La plupart des indices montrent que ces secteurs vont continuer à être porteurs à moyen terme. Les résultats des sociétés concernées sont très honorables, et parfois remarquables comme dans les télécommunications et les banques. Pour certaines branches, comme celles des mines et du pétrole, les nombreuses découvertes récentes dans certains pays – or au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire, pétrole au Niger en en Afrique de l’Est par exemple,… – multiplient les opportunités d’investissements à venir. Pour d’autres, comme celles des banques, les grands progrès restant à accomplir en termes de bancarisation ou de modernisation des services garantissent la poursuite de grands chantiers porteurs de croissance. Enfin, une large majorité des acteurs annonce haut et fort sa volonté d’investir, telle la société Orange qui prévoit de renforcer sa position en Afrique de l’Ouest ou Général Electric, très présente au Kenya, qui est prête à s’installer en Côte d’Ivoire.

Malgré ce futur rassurant, les spécificités signalées restreignent clairement la portée stratégique de la croissance ainsi générée et son caractère encore insuffisamment endogène. Celle-ci doit impérativement s’étendre à d’autres activités pour éviter une fragilité excessive et permettre une transformation en profondeur des économies africaines. Dans cette optique, trois secteurs paraissent nécessairement prioritaires: agriculture, énergie et industrie.

Le premier, le plus important mais peut-être le plus difficile, est celui de l’agriculture et de l’agro-industrie. Celui-ci s’était trouvé au centre des attentions fin 2007 avec l’envolée des prix mondiaux des produits alimentaires et les « émeutes de la faim » qui en ont résulté dans divers pays africains. Ces risques, issus d’une force dépendance vis-à-vis de l’étranger et synonymes d’une grande insécurité, ont été vite mis au second plan avec la crise pétrolière, puis la crise financière internationale qui ont marqué l’année 2008. Pourtant la menace s’est plutôt accentuée par suite de la poussée démographique toujours très vive et des contraintes croissantes provenant des changements climatiques.

Or l’Afrique dispose de nombreux atouts, souvent cités : 50% des terres arables mondiales non encore cultivées ; 2% des ressources en eau utilisées contre 5% en moyenne sur la planète ; forte progression d’une demande qui sera de plus en plus solvable avec la poursuite programmée de la croissance économique. Les données montrent aussi beaucoup de faiblesses qui pourraient être corrigées : importantes pertes après les récoltes ; gains élevés à réaliser par des investissements dans le transport, le stockage et la commercialisation des produits ; multiples possibilités de mise en valeur  de certaines productions comme celles des oléagineux ; forte disparité des rendements selon les zones. Les pistes d’action et les potentiels existent donc face au  handicap essentiel: celui d’une productivité très insuffisante.

Pour lever les blocages structurels et mentaux qui persistent, diverses conditions sont impérativement à réunir. Ce chantier doit d’abord être perçu comme une priorité absolue des décideurs et faire l’objet de réalisations fortement mobilisatrices. L’Initiative « Les Nigériens Nourrissent les Nigériens », dite Initiative 3N, au Niger bénéficie de ce statut : visant à la fois une forte amélioration de la productivité des cultures vivrières et une meilleure capacité de résistance face aux sécheresses récurrentes, elle comporte des mesures touchant les activités agricoles proprement dites mais aussi de nombreux programmes à caractère social ou environnemental qui en font un projet transversal par excellence. Il faut aussi mettre principalement l’accent sur le caractère plus intensif des cultures- nouvelles pratiques culturales, équipements mieux adaptés, consommation d’eau optimisée,-, sans négliger les contraintes environnementales. Les politiques  économiques ont encore à incorporer efficacement le besoin primordial des producteurs d’une stabilité suffisante de leurs prix de vente et une approche à long terme  des questions traitées : les transformations récemment opérées en Côte d’Ivoire pour le cacao semblent montrer l’efficacité d’une telle réorientation qui corrige les excès observés depuis deux décennies au nom du libéralisme. Il faut enfin que les éventuels mécanismes de péréquation de prix sur les marchés soient bien ciblés et supportables par l’Etat : les tensions présentement subies au Maroc montrent les limites des subventions généralisées dans lesquelles trop d’Etats ont du s’engager. L’aspect structurel ou politique de tous ces aspects met en évidence les difficultés de leur mise en œuvre et la lenteur probable avec laquelle ils seront concrétisés.

A côté du pilier majeur que constitue l’agriculture, un second secteur-clé pour la consolidation de la croissance est celui de l’énergie. Celle-ci est en effet l’un des domaines où l’Afrique est le plus en retard : plus de 30 pays africains ont souffert de crises aigües d’approvisionnement en énergie en 2012 et on estime que les besoins à court terme d’environ 7000 mégawatts ne font jusqu’ici l’objet de programmes d’investissements que pour 13% du total. La prise de conscience du caractère fondamental de ce secteur semble pourtant s’accélérer sous l’impulsion favorable de plusieurs facteurs. D’importantes découvertes pétrolières et gazières se sont récemment multipliées à l’Est comme à l’Ouest du continent, venant s’ajouter à celles, nombreuses, de la décade précédente : depuis le Ghana jusqu’au Mozambique en passant par le Niger, de nouveaux Etats accèdent au rang de producteurs et d’exportateurs tandis que la Chine est venue prendre une place solide parmi les opérateurs présents en Afrique. De grands investissements longtemps reportés sont effectivement lancés et devraient changer la donne dans certains pays, comme le barrage de Kandadji au Niger. Des approches originales sont mieux acceptées pour combler les déficits de production constatés, telle l’intervention d’opérateurs privés fournissant une partie de l’électricité distribuée ensuite par la compagnie nationale, ainsi qu’on l’observe depuis la Cote d’Ivoire jusqu’à Madagascar. Enfin,  des réalisations de grande envergure apparaissent dans les énergies renouvelables : le Maroc lance ainsi en 2013 la construction de la centrale de Ouarzazate, première étape d’un imposant Plan Solaire visant l’horizon 2020, tandis qu’un grand groupe privé ivoirien prépare la plus grande unité africaine de biomasse.

Même avec cette accélération des investissements, les retards restent considérables. Les demandes augmentent en effet, parallèlement à ces efforts d’ajustement de l’offre, encore plus vite que cette dernière avec l’accroissement de la population, les besoins nouveaux liés à la croissance économique et à l’urbanisation, et la pression pour l’amélioration des conditions de vie. Les entreprises nationales de production et de distribution, presque toujours étatiques, souffrent très souvent d’une mauvaise gestion et d’une difficile situation financière, qui provoquent à la fois faiblesse des investissements, maintenance déplorable des équipements et fraudes importantes à la consommation. La faiblesse des moyens contraint jusqu’ici les Autorités à reléguer au second plan l’approvisionnement en énergie de vastes zones, ce qui favorise l’exode rural et pénalise la modernisation indispensable de l’agriculture et de l’élevage. Enfin, la nature même des investissements requis, qui s’accorde particulièrement aux projets régionaux et aux Partenariats Public Privé (PPP), souffre des difficultés  et des lenteurs liées à ces mécanismes encore peu usités sur le continent.

Malgré tout, le secteur de l’énergie pourrait être celui où les améliorations interviendront le plus vite et le plus significativement : la reconnaissance de son rôle prioritaire et l’envergure des projets qui le caractérisent souvent devraient en effet provoquer un effet de masse capable d’en faire un nouveau relais de croissance et un pôle d’entrainement pour d’autres secteurs.

Le renforcement de l’appareil industriel constitue la troisième orientation indispensable. Or le secteur secondaire  est incontestablement le parent pauvre des systèmes économiques africains : le continent représente à peine 1% des exportations mondiales de produits manufacturés, et l’industrie constitue seulement 10% en moyenne du PIB de l’Afrique et plus de 15% de celui-ci dans quelques rares pays. Les explications de ce constat sont nombreuses et connues : petitesse des marchés nationaux ; politique libérale destructrice imposée par la Banque Mondiale ; obsolescence  et inadaptation de nombreux équipements ; accumulation d’obstacles pour la commercialisation des produits. Contrairement aux orientations macroéconomiques favorables, la situation semble même encore se dégrader pour beaucoup de régions : une étude récente de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA)  conclut ainsi à la diminution de la compétitivité de cette zone sur la dernière décade et à une augmentation du coût des facteurs de production sur la période.

Face à ce bilan pessimiste, quelques espoirs de redressement peuvent être recensés. Les demandes locales de biens de consommation et d’équipement des ménages vont obligatoirement poursuivre leur augmentation quantitative et qualitative. Les technologies récentes vont favoriser de nouvelles industries de taille plus modeste et moins consommatrices de capitaux. De nouveaux accords sont possibles, pour appuyer une augmentation des exportations africaines de produits manufacturés, à l’image de l’AGOA avec les Etats-Unis ou d’agréments spécifiques avec l’Union Européenne.

Pour saisir ces chances, les Etats africains devront mener de front des stratégies économiques répondant à trois défis : conduire des politiques véritablement incitatives pour les investisseurs, locaux ou étrangers, notamment aux plans fiscal, financier et dans l’environnement des affaires; assurer aux entreprises industrielles une protection suffisante mais dont l’utilisation pertinente sera rigoureusement contrôlée ; faciliter la disponibilité d’une main d’œuvre bien formée et productive grâce à un enseignement professionnel  et une formation permanente de bonne qualité, et à des mécanismes administratifs et fiscaux adaptés.

Comme pour l’agriculture, l’aspect structurel, voire mental et culturel, de ces actions et de ces mutations explique la lenteur des transformations et la force des résistances. Les signes d’une évolution positive sont encore trop rares : l’Ethiopie est souvent citée comme un champ d’expérimentation réussi de cette possible industrialisation mais les résultats sont encore modestes ; à l’Ouest, les efforts de relance de l’industrie textile ivoirienne doivent faire leurs preuves. L’enjeu est pourtant déterminant : faute de renforcement minimal de ce secteur secondaire, l’accroissement attendu du niveau de consommation risque de détériorer inexorablement les balances commerciales tandis que la forte poussée du nombre des actifs demandeurs d’emplois ne sera plus un atout mais une menace permanente d’explosion sociale liée au chômage.  Même si les succès ne peuvent être envisagés qu’à moyen ou long terme, le combat doit donc être mené sous toutes les formes possibles : intensifier et améliorer les politiques économiques évoquées ci-avant ; renforcer les coopérations régionales pour une meilleure efficacité des mesures prises ; obtenir des groupes étrangers une plus grande sous-traitance au profit des entreprises locales ; identifier les sous-secteurs pouvant le mieux jouer le rôle de pilote de ces transformations. Dans quelques rares branches comme celle, stratégique, de la production de ciment, les investissements récents ou programmés, y compris sous l’impulsion de groupes africains, peuvent susciter de nouveaux espoirs. Un important projet de société métallurgique, actuellement promu au Mali par un groupe indien, tend aussi à montrer que les entreprises accordent plus d’importance aux fondamentaux économiques qu’aux accidents politiques. Le pari n’est donc pas perdu, mais il est à peine esquissé.

Un solide développement de ces trois secteurs apparait ainsi requis pour approfondir et pérenniser une croissance économique  dont la réalité incontestable ne doit pas occulter la fragilité des bases actuelles. Cet objectif est sans doute devenu plus réaliste par suite des transformations enregistrées en Afrique et dans le monde ces dernières années, mais il implique des actions et des délais à moyen ou long terme. Tous les acteurs, économiques comme politiques, doivent avoir bien conscience de l’intensité et de la continuité des efforts restant à accomplir. Seule cette lucidité nous permettra d’atteindre les buts visés.

Paul Derreumaux

Mali: premier tour de l’élection présidentielle

Quelques leçons du premier tour de l’élection présidentielle au Mali

 

L’élection présidentielle du 28 juillet 2013 a bien eu lieu, à la date fixée et dans des conditions qui sont jugées suffisamment acceptables. Les faits ont donc donné  raison aux optimistes et à ceux qui voulaient sortir au plus vite le Mali du drame où il se trouvait.  Certes, les mécontents et les puristes pourront toujours dire que ces élections n’étaient pas parfaitement organisées et, notamment, qu’une partie des populations déplacées ou de l’importante diaspora, surtout parisienne, n’ont pas pu voter. C’est une réalité et le retard mis par la Cour Constitutionnelle à valider les résultats provisoires du premier tour tend à le confirmer. Toutefois, le pari était tellement ambitieux que cette étape peut être considérée comme correctement franchie, le nombre des électeurs n’ayant pu voter par défaut de carte « Nina » ou de bureau de vote ne paraissant pas d’un effectif à changer les résultats obtenus.

Cette première phase de la désignation du nouveau Président du Mali n’est que le point de départ du processus de remise en ordre du pays. Celui-ci comporte encore de nombreuses incertitudes : maîtrise des tensions inévitables avant le probable second tour ; qualité de la préparation et du déroulement du vote du 11 août ; crédibilité du résultat final de l’élection et reconnaissance optimale de celui-ci par l’ensemble du pays; rapidité de la mise en place d’un Gouvernement et appréciation de sa composition par la population ; pertinence et audience des premières mesures politiques, économiques et sociales qui seront adoptées.

Pour l’heure, quelques premières leçons peuvent cependant déjà être tirées de cette étape.

La première est la force de l’engagement sur le terrain de la grande majorité des candidats. Après quelques hésitations pour certains, ceux-ci ont admis que le scrutin se tiendrait effectivement à la date fixée, et se sont tous lancés activement dans la campagne. Il est vite apparu que les candidats pouvaient être rassemblés en trois groupes : les trois ou quatre « ténors », disposant de moyens financiers importants et s’appuyant sur un parti bien structuré; les postulants moins renommés mais qui pouvaient compter sur un « lobby » organisé et/ou possédaient des moyens personnels substantiels ; des candidats plus modestes, exprimant une sensibilité spécifique ou une ambition personnelle, au moins pour un poste de Ministre à défaut de celui de Président. La forme, le nombre, le contenu et le calendrier d’installation des panneaux de campagne placardés dans Bamako illustrent parfaitement cette typologie. Ceux promouvant les candidats du premier groupe ont été les premiers mis en place, les plus présents et les mieux faits, contribuant ainsi à accroitre l’écart d’audience avec les représentants des autres groupes. Même si la présence de nombreux candidats a été bénéfique pour la vitalité de la campagne, le nombre total atteint – 27 personnes validées – apparait cependant véritablement élevé et l’engagement financier requis pour les candidatures pourrait utilement être revu à la hausse dans cinq ans.

La seconde, qui est sans doute la leçon la plus positive tirée de ce scrutin, est le taux record de participation du corps électoral. Avec environ 50% des inscrits, le quorum des votants dépasse largement tous ceux observés sur les quatre présidentielles qui se sont succédé de 1992 à 2007. Les Maliens n’ont donc été rebutés ni par les menaces réelles qui pesaient sur l’évènement, ni par les difficultés qui ont marqué la préparation, l’organisation et les modalités du vote. Au contraire l’enjeu parfaitement appréhendé de ce scrutin, qui s’apparente à celui constaté dans des votes analogues effectués récemment dans des nations en « sortie de crise » – Irak, Tunisie, Egypte,..-, explique l’engouement observé, comme dans ces autres pays, malgré les risques encourus par les électeurs. Il montre combien les nationaux étaient pressés de mettre fin à la situation subie depuis près de seize mois. En la matière, le nombre élevé de candidats a pu jouer favorablement  sur ce résultat, compensant partiellement les freins que constituent le maintien d’un fort analphabétisme chez les personnes en âge de voter et le nombre important de bulletins nuls dont la fréquence interpelle.

La troisième leçon est liée aux constats nés de la distribution des voix selon les candidats. Celle-ci montre d’abord le paradoxe entre une forte concentration d’environ 60% des voix sur deux candidats, d’une part,  et une bonne dispersion du reste entre l’ensemble des autres candidats, d’autre part. Elle met aussi en évidence que, parmi les quatre personnes les mieux placées, trois sont des personnalités ou des dirigeants de partis ayant déjà gouverné, y compris sous le régime du dernier Président élu et renversé. Face à la situation si difficile du pays, une prime a donc été clairement donnée à l’expérience, malgré les appels à « l‘aggiornamento »  et au rejet du système antérieur clamés par de nombreux électeurs ou partis politiques. Aucun des jeunes candidats n’a pu convaincre les électeurs qu’il pouvait être l’homme (ou la femme) providentiel (elle) qui guérirait le pays de tous ses maux. Enfin, l’échec de l’ADEMA, parti dominant depuis plus de vingt ans, qui rassemble ici moins de 10% des votants, est patent. De plus, les turbulences nées des choix hésitants de ralliement pour le deuxième tour pourraient conduire à l’éclatement final de ce mouvement qui a été le berceau des initiatives démocratiques au Mali depuis la révolution de 1991.

Une autre observation majeure est celle des déterminants qui paraissent avoir guidé le choix des électeurs dans ce « tour éliminatoire ». Comme pour les élections précédentes et comme dans la plupart des pays d’Afrique, les votants semblent s’être avant tout prononcés pour ou contre des personnalités, jugées les mieux adaptées à l’environnement de l’heure, plutôt que pour ou contre des programmes de gouvernement. La foi, plus ou moins instinctive, dans les qualités ou l’expérience d’un candidat, les affinités régionales, claniques, religieuses ou tribales avec celui-ci ont été plus décisives que  l’adhésion à une vision à long terme du pays et aux projets permettant de l’atteindre. De telles constructions du futur ont d’ailleurs été rarement dessinées avec précision par les candidats et ceux-ci se sont souvent contentés de slogans simples mais susceptibles de ratisser large. Les chefs religieux sont apparus plus présents qu’auparavant dans la campagne et se sont parfois engagés fermement aux côtés d’un candidat, à l’instar de la situation plus classiquement rencontrée au Sénégal. Les personnes en lice ont sans doute toutes cherché un soutien financier ou moral auprès des Etats voisins ou proches du Mali : ces soutiens, lorsqu’ils ont été effectifs, ont été relativement discrets et ont du se répartir au profit des candidats les plus médiatisés.

La montée rapide des tensions apparues dès le lendemain du 28 juillet et les divers retournements d’alliances, souvent surprenants, intervenus durant « l’entre-deux votes » ont été un autre élément marquant, après une campagne pour le premier tour où les clivages avaient paru plus aisés à comprendre. En particulier, le ralliement des candidats malheureux, et de leurs partis, à l’un ou l’autre des deux finalistes semble se faire dans une certaine confusion. Des points sur lesquels s’appliquaient des avis tranchés, soit sous la forme d’un consensus, soit sous celle de franches divergences, apparaissent désormais souvent dans des contours plus flous : cette évolution risque d’être difficile à gérer pour le futur Président qui pourrait voir sa liberté de manœuvre réduite par certaines positions  de ses alliés de la dernière heure. Des déclarations de leaders du Mouvement National de Libération de l’Azawad (MNLA) ajoutent à la confusion face à l’unanimisme de la politique de fermeté des candidats sur ce thème. En un mot, les derniers débats ont été davantage dominés, à quelques rares exceptions près, par des questions moins essentielles et par une vraisemblable course aux postes, un peu comme si l’ampleur des enjeux de la période repassait au second plan.

Ce constat peut inquiéter et même la tenue dans des conditions acceptables du second tour ne devra pas  endormir les vigilances. Les défis qui attendent le futur Président ne se sont en effet atténués en rien: qu’ils soient sécuritaires, militaires, politiques, diplomatiques, administratifs, économiques ou sociaux, ils présentent toujours la même gravité exceptionnelle et celle-ci ne fait que se renforcer avec le temps qui passe inexorablement. L’impatience des populations s’est déjà manifestée avec leur intensité inhabituelle de participation au choix du Président. Leur méfiance reste également vive, suite aux nombreux échecs du passé. Face aux besoins majeurs qui sont tous clairement identifiés – Etat juste et fort, restauration pleine et entière de l’intégrité du territoire et du sentiment d’appartenance nationale, lutte contre la corruption, réduction des inégalités, croissance économique et progrès social, .. -, toute déception provoquée par les nouveaux pouvoirs pourrait rapidement donner lieu à de nouvelles contestations difficilement maitrisables. Celles-ci réduiraient alors à néant toutes les espérances de redressement auquel chacun aspire désormais après 18 mois de descente aux enfers.

Paul Derreumaux

Mali: élections présidentielles 2013

Mali : l’attente fébrile

 

J-2 à Bamako et dans tout le Mali. L’incertitude sur la tenue des prochaines élections présidentielles au 28 juillet 2013 s’atténue avec l’approche de la date fixée. Malgré une placidité naturelle face à l’adversité, fortement aiguisée depuis un an, les Maliens attendent l’évènement avec impatience. Le pari d’une élection dans ce délai  est maintenant en passe d’être gagné. Pour une très large majorité de la population, il faut effectivement passer ce cap et les états-majors politiques s’affairent en conséquence. Pour franchir avec succès cette étape, mais aussi pour replacer le pays sur une bonne trajectoire, trois conditions devront être réunies.

La première – sans doute la plus facile- est un puissant appui financier et politique de la France et le maintien d’une forte présence de celle-ci, à toutes les phases du processus comme à l’issue de celui-ci. L’intervention militaire française de janvier 2013 a créé un climat d’entente  Mali/France jamais rencontré auparavant. Tous les Maliens savent qu’ils doivent à la France d’avoir échappé à l’indicible et nombreux sont ceux qui attendent d’elle qu’elle les aide à sortir de l’impasse où ils sont enfoncés depuis mars 2012. En France, le Président Hollande a de multiples intérêts – sécuritaires et diplomatiques comme de politique intérieure – à désormais « gagner la paix », comme il a gagné la guerre dans le Nord-Mali : la détermination de la France est donc et restera normalement forte. Cette intervention est totalement indispensable. La présence militaire française, même atténuée, est d’abord le meilleur rempart contre la menace terroriste, affaiblie mais pas extirpée du pays ni des régions voisines, jusqu’à ce que les contingents onusiens sachent prendre le relais. L’influence rapprochée de la France est aussi un aiguillon essentiel pour revenir très vite à des institutions élues et appuyer la bonne installation de celles-ci, et le meilleur rempart  pour obliger les forces hostiles à une régularisation de la situation à rester en profil bas. Un actif soutien financier des Autorités françaises est en outre capital pour soutenir une reprise économique très attendue. La position de la France sera enfin déterminante pour la question de Kidal : la solution trouvée devra être appliquée sur le terrain d’une manière acceptable pour le peuple malien, en évitant de nouveaux affrontements qui remettraient en cause les résultats engrangés depuis janvier 2013 sur le chemin de la paix.

La seconde est la réalité et l’efficacité de la généreuse aide internationale annoncée. La réunion du 15 mai dernier  a largement dépassé les attentes et 3,2 milliards d’Euros devraient être mis à la disposition du pays à bref délai. Cet empressement de multiples donateurs souligne l’enjeu que représente pour eux la remise en ordre politique et le redémarrage économique du Mali. Des expériences antérieures de tels soutiens
massifs  incitent cependant à la prudence. La mobilisation effective des financements et leur décaissement dans un calendrier très serré sont nécessaires face à l’urgence que revêtent beaucoup des chapitres concernés par cette aide : or cette exigence peut être difficilement compatible avec les procédures de certains bailleurs. Surtout, ces montants considérables sont à affecter avec pertinence aux projets ayant l’impact le plus fort et le plus immédiat sur les objectifs visés : le paiement d’importants impayés de la dette intérieure, le reconstruction des installations détruites au Nord, la relance des investissements publics stoppés depuis un an, la remise en place de services administratifs fonctionnels  et nettement améliorés sur tout le territoire, le lancement de projets de développement axés sur l’agriculture vivrière et impliquant au maximum les populations locales,  sont des priorités évidentes en la matière. L’utilité concrète des dossiers à traiter aura  donc à  passer avant les egos et les préférences habituelles des donateurs dans les critères de sélection. Enfin, la qualité de la gestion de cette aide sera également essentielle : la compétence technique et la connaissance du terrain devraient seules guider le choix des équipes de coordination, même si cela s’effectue aux dépens d’organisations prétendant naturellement à un rôle de leader. Faute de ces règles strictes, l’abondance se confondra vite avec le gaspillage et les effets escomptés seront très décevants.

Enfin, la solidité morale et technique de la prochaine équipe au pouvoir sera la principaleet la plus difficile – condition. Les défis à relever sont immenses : recomposition d’une armée professionnelle, unie et républicaine; réconciliation nationale, qui passe notamment par un réel « coup de pouce » au bénéfice des populations du Nord  et par une décentralisation réussie; arrêt de la déstructuration de l’Etat, qui empire depuis des années, et reconstruction d’une Administration forte, juste et efficace, indispensable pour le développement économique ; fin de l’impunité pour  tous les corrompus et corrupteurs ; mise en œuvre d’un programme cohérent et ambitieux de croissance économique touchant tous les secteurs et appuyé sur une vision à long terme du pays. Choyé pour l’instant par la communauté internationale, le Mali possède un potentiel de richesses naturelles, agricoles et minières notamment, suffisant pour réussir tous ces challenges. Les entreprises privées en activité au Mali, grandes ou petites, maliennes ou étrangères, sont impatientes de se remettre pleinement au travail. Mais les mauvais démons du laxisme et du clientélisme guettent pour empêcher d’exploiter ces atouts. L’aide budgétaire, qui pourrait composer près de 40% de la masse financière programmée, donnera une grande liberté à l’Etat : devant des priorités normalement faciles à définir, les futurs Responsables du pays sauront-ils résister mieux que leurs prédécesseurs aux tentations de dévoiement de ces ressources? Il leur faudra à la fois apporter des incitations aux bonnes initiatives et punir les manquements, maintenir un rythme de réformes jamais supporté auparavant, récompenser le mérite mais aussi sanctionner les fautes : c’est une nouvelle culture qui s’impose et il faudra être capable d’en assumer l’ancrage dans les mentalités.

Ces grandes incertitudes sont bien perçues par la population. Elles expliquent que beaucoup, malgré leur désir d’en finir avec le provisoire, sont en même temps dubitatifs sur l’importance des améliorations qui accompagneront les résultats sortant des urnes. Le combat à mener leur semble surhumain et ils doutent de la volonté sincère ou de la capacité réelle des candidats les mieux placés à accomplir les changements espérés. Pourtant, un échec serait dramatique et réduirait à néant, ou presque, les progrès constatés sur les cinq derniers mois. Tous les acteurs de bonne volonté ont donc à s’unir pour faire mentir les Cassandre. L’Histoire du Mali nous enseigne les glorieuses épopées que le pays a su façonner : puisse le futur Président concevoir sa mission pour être un bon héritier de ce lointain passé.

Paul Derreumaux

Obama en Afrique : le retour

Obama en Afrique : le retour

Pour la première fois depuis quatre ans, le Président Obama revient en Afrique avec une première escale à Dakar. Le voyage de 2009, porteur d’immenses espoirs, n’a pas été suivi des réalisations escomptées par les peuples du continent. Depuis, l’Afrique a changé et commence à croire en son destin. Face aux grands problèmes auxquels elle a actuellement à faire face, les Etats-Unis sauront-ils cette fois apporter des réponses concrètes ?

Il était remarquable que le Président Obama se soit tourné immédiatement vers l’Afrique lors de son premier mandat, avec ses visites en Egypte, puis au Ghana à mi 2009. Le premier Président noir des Etats-Unis, à travers cette attention privilégiée, semblait ainsi inaugurer des relations nouvelles entre le plus puissant pays du monde et le continent actuellement le plus défavorisé mais aussi potentiellement le plus riche par sa population, ses ressources naturelles et une croissance économique retrouvée. Les discours d’Accra furent eux-mêmes un grand moment: le leader américain y encourageait bien sûr les réformes démocratiques dans tous les pays africains, mais demandait surtout que ces nations et leurs populations redoublent d’efforts pour accéder à de nouveaux stades de développement. Avec l’éloquence qui le caractérise, il annonçait aux Africains que tout leur était possible, comme pour le reste du monde avant eux, et qu’ils avaient dans leurs propres mains les clés de leur réussite. Galvanisant, ce message laissait cependant aussi entrevoir que la nouvelle administration américaine ne serait pas pour l’Afrique la providence que certains pouvaient espérer de la part d’un Président d’origine africaine.

Les quatre années écoulées ont donné raison aux analystes les plus prudents : les initiatives concrètes de Obama en faveur de l’Afrique n’ont pas été plus importantes que celles de ses prédécesseurs immédiats. Certes il a reçu solennellement à la Maison Blanche à plusieurs reprises des Chefs d’Etat qui se distinguaient par leurs succès démocratiques, mais les « bons points » ainsi distribués, surtout utilisés en politique intérieure par les dirigeants des pays concernés, n’ont pas été accompagnés d’appuis spectaculaires. Pour sa défense, le Président américain a du affronter de graves difficultés, parfois inattendues, comme les tensions aigües  avec l’Iran, les « printemps arabes », la lutte d’influence croissante avec la Chine et la permanence de la crise économique internationale. Sans doute aussi, l’Afrique a-t-elle déçu quant aux changements intervenus sur la période. La croissance économique s’est poursuivie à un taux honorable, se renforçant même par endroits, permettant au continent de se rapprocher des nations les plus performantes en ce domaine. Mais elle demeure fragile, car trop centrée sur quelques rares secteurs et, surtout, insuffisamment inclusive, ce qui conduit à une aggravation visible des inégalités. Au plan politique, la tendance générale à la réduction du nombre et de la durée des conflits ainsi qu’à une meilleure stabilité des régimes en place n’a pas empêché de nouvelles crises importantes telles celles du Soudan, de la Cote d’Ivoire et du Mali. Le bilan s’avère donc, de part et d’autre, en deçà des espérances.

Fin 2012, le Président réélu a consacré cette fois sa première visite emblématique à la Birmanie : outre la volonté de soutenir l’opposante iconique Aung San Suu Kyi, ce voyage confirme aussi l’accentuation du tropisme américain vers l’Asie, logique au vu de la carte actuelle des grands enjeux économiques internationaux. Ce recentrage s’effectue de plus alors que les dirigeants américains, marqués par plusieurs revers de politique étrangère durant la dernière mandature, donnent de toute façon une nette priorité à la situation économique intérieure, dont le redressement reste difficile. L’Afrique n’est donc plus pour les Etats-Unis qu’un interlocuteur parmi beaucoup d’autres, et sans doute ni le plus facile ni le plus attractif. Elle ne peut cependant pas pour autant être ignorée alors que son potentiel commence à se transformer en réalité.

La venue du Président Obama à Dakar est bien sûr liée à l’excellent déroulement de l’élection présidentielle au Sénégal de début 2012 et à la démonstration que le pays a faite à cette occasion de sa maturité démocratique. Pourtant, le discours d’Obama s’adressera évidemment à toute l’Afrique qui scrutera le contenu du message ainsi délivré. Face aux nombreuses attentes du continent, que peut-on espérer de manière réaliste des Etats-Unis ?

Un premier apport serait une contribution active à la lutte anti terroriste qui est devenue une préoccupation majeure de nombreux Etats d’Afrique subsaharienne, et surtout d’Afrique de l’Ouest. La France a pris ici, avec une certaine réussite, une position d’allié leader grâce à son sauvetage armé du Nord Mali en janvier dernier. La menace, même moins visible, reste forte, comme le montrent les évènements récents au Niger et au Nigéria, et peut s’accroître et s’étendre géographiquement. Pour les Etats-Unis, le traumatisme de septembre 2001 rend cette question toujours essentielle à leurs yeux. Leur avance technologique leur donne les moyens d’être un appui de premier plan, notamment en matière de renseignement et de surveillance, à défaut d’une intervention sur le terrain qui parait à exclure. Cet intérêt et cette expérience pourraient donc justifier de leur part la décision d’une plus grande présence dans ce combat capital..

Un deuxième champ d’action, plus incertain, est celui du soutien au développement économique de l’Afrique. Au plan gouvernemental, les canaux utilisés par les Etats-Unis  restent peu nombreux et déjà anciens : financements de l’USAID ; avantages à certaines exportations à travers l’AGOA, investissements structurants dans le cadre du programme du Millenium Challenge Account (MCA), De nouvelles initiatives sont peu probables en cette période de vaches maigres. En matière d’investissements, les Etats-Unis avaient traditionnellement concentré leurs intérêts sur les pays pétroliers du continent, afin de sécuriser leur approvisionnement en énergie, et leurs entreprises étaient largement cantonnées à ce secteur : la révolution des gaz de schiste diminuera de plus en plus la dépendance américaine à l’égard de l’étranger, et réduira donc la volonté d’investissement. En revanche,  les opportunités de débouchés offertes par la hausse combinée de la population et des revenus moyens pourront inciter de grands groupes industriels et commerciaux à renforcer ou à démarrer leurs implantations: les projets de Wallmart en Afrique du Sud et de Général Electric en Afrique de l’Est et en Cote d’Ivoire en sont quelques illustrations.

Une troisième attente importante est celle qui peut être fournie pour les transformations structurelles des environnements politique, administratif ou judiciaire ou pour les  investissements en infrastructures capables de consolider  le soubassement des économies africaines. En la matière, les Etats-Unis ont eu la plupart du temps une position très favorable aux changements mais sont peu intervenus pour la mise en œuvre de ceux-ci. Ils gardent en outre une position tranchée et dogmatique : celle-ci les conduit souvent à mal prendre en compte les contraintes locales et, en cas de difficultés, à être les premiers partenaires à stopper leurs actions  et les derniers à la reprendre. Le cas récent du Mali, où le programme du MCA a été brutalement arrêté dès le coup d’Etat de mars 2012 et n’a pas encore redémarré à la différence de la plupart des programmes d’aide, en est un bon exemple. Un changement d’approche serait opportun et logique, mais il semble très peu plausible en raison de l’obsession  de la « légitimité » que les Etats-Unis jugent à l’aune de leurs propres critères.

Obama ira-t-il à Dakar, sur ces points et sur quelques autres, au-delà de ce qui semble prévisible ? Les Africains eux-mêmes ont-ils encore autant besoin des Etats-Unis et autant de ferveur vis-à-vis d’Obama ? Dans une Afrique qui se met enfin à croire en sa chance, l’état d’esprit a en effet changé et les impatiences sont plus fortes. Les candidats au partenariat avec le continent se multiplient et des choix sont donc permis. Pourtant l’immensité des besoins qui restent à satisfaire doit inciter à rechercher tous les appuis et le renforcement de celui des Etas-Unis serait particulièrement bienvenu pour maintenir l’élan actuel.

Lors de son tout récent passage à Berlin, le Président américain ne semble pas avoir trouvé les sujets et le ton qu’avaient su retenir certains de ses illustres prédécesseurs et qui avaient rendu leurs voyages historiques. Sera-t-il mieux inspiré dans la capitale sénégalaise? Même si son discours est plus réaliste, il faut espérer qu’il fera encore rêver son public comme il avait su le faire à Accra il y a quatre ans. La détermination a souvent besoin du rêve pour prospérer.

Paul Derreumaux

Contribution publiée sur le Cercle des Echos le 26/06/2013

Maison de l’Espoir (Djiguiya-Bon).

Hommage aux Ladies de la maison de l’Espoir (Djiguiya-Bon).

 

Djiguiya-Bon veut dire en bambara « La maison de l’espoir ». Ce n’est pas une école. Seulement un modeste centre d’hébergement, mais qui a valeur d’oasis en plein Bamako pour les quelque 66 petites Cendrillons qui y habitent. Elles ont entre 4 et 15 ans, se partagent les grandes pièces que compte la maison et qui servent de dortoirs et de réfectoire, et sont assurées de manger au moins trois fois chaque jour.

L’idée et la création de Djiguiya-Bon viennent de Mme Ruth Hoffer. Cette première Lady est allemande. Son mari travaillait au Mali où ils habitaient donc tous deux. Je ne sais comment lui est venu l’idée du Centre, mais ce n’est guère important. C’est un souhait ou un projet qui habitent sans doute beaucoup d’expatriés émus par toute la misère qui cogne chaque jour leurs yeux et leur cœur, dès que ceux-ci restent encore ouverts sur l’extérieur. Ce qui mérite l’attention, c’est qu’elle est passée à l’acte. Avec ses propres forces puis celles de quelques amis. C’est ainsi que Djiguiya-Bon est né en 2004, accueillant ses toutes premières pensionnaires. La ténacité, le sérieux, le savoir-faire et le dévouement de Ruth Hoffer ont permis que le Centre vive contre vents et marées, déployant au fil des ans ses ailes protectrices sur un nombre croissant de grands sourires reconnaissants. Je ne connais pas cette Lady: elle et son mari sont rentrés en Allemagne, mais elle continue à veiller de loin sur sa création et, bien sûr, à l’aider financièrement comme elle le peut.

Une autre Lady l’a relayée : Mme Mariame Sidibe-Togo. Elle s’est trouvée dès le début aux côtés de Ruth et elle dirige Djiguiya-Bon depuis le départ de cette dernière. Elle jongle comme elle le peut pour faire face au quotidien des nourritures à servir et pour trouver les moyens de payer les frais de scolarité des enfants dans les différentes écoles, ou les centres de formation professionnelle pour les plus âgées, où ils sont inscrits. Tout le site est maintenant occupé et il n’est donc plus possible d’agrandir les locaux afin d’accueillir toujours plus de fillettes. Mariame Togo est parfois sévère, comme l’est une maman attentive, et fait régner la discipline pour préserver l’oasis, mais c’est pour la bonne cause et toutes ses protégées obtempèrent avec plus ou moins de gaîté de cœur. Les grandes aident les petites, chacun fait son lit le matin pour bien y dormir le soir, et les travaux d’entretien des bâtiments et de la cour sont répartis entre toutes. La vie continue ainsi, aussi paisible que possible.

Comment entre-t-on à Djiguya-Bon ?

Comment entre-t-on à Djiguya-Bon ? Les petites élues « doivent » être sans parents ou sans ressources. Elles sont tellement nombreuses à Bamako à entrer dans cette catégorie que c’est finalement plutôt le bouche à oreille et la bonne étoile qui expliquent les nouvelles venues. Avec parfois des choix cornéliens à réaliser. Mariame Togo raconte comment est arrivée il ya quelques jours sa dernière pensionnaire : « Je n’avais plus de place. Elles sont venues à deux: une de 14 ans et une de 4 ans. La plus grande m’a expliqué qu’elle se prostituait déjà et qu’elle pourrait continuer à se débrouiller à l’extérieur, mais m’a supplié de prendre sa petite sœur pour la sauver. Celle-ci est donc restée et quelques petites se sont serrées plus fort dans un des lits » .

Il y a bien sûr d’autres centres de ce type et d’autres ladies semblables à celle-là. Leur combat quotidien est toujours le même : survivre à force d’intelligence, d’imagination, de volonté et de quelques générosités. Dérisoire, me direz-vous ? Ce n’est pas sûr. Dans toutes les grandes villes de ce qu’on n’ose plus appeler le « Tiers-monde », en Afrique ou ailleurs, les minuscules structures telles que ce centre sont sans doute les seules à éviter que la pauvreté extrême et la malchance s’accumulent au point de faire éclater la société. Elles pourraient effectivement constituer un amortisseur de malheur donnant à l’Etat, lui-même surchargé de responsabilités si nombreuses dans ce développement qui tarde tant à venir, un peu de répit pour faire face à toutes les urgences. Mais le scénario n’apparait pas déjà écrit pour une fin obligatoirement heureuse: la croissance, enfin présente, ne va pas assez vite et connait parfois des reculs comme ce fut le cas ici en 2012. Surtout, beaucoup peuvent se demander à qui profite cette croissance puisque les inégalités se creusent et que les souffrances semblent se multiplier plus vite que les progrès : un peu plus de mendiants au coin des rues, plus de chômeurs, plus de difficultés pour le plus grand nombre à chaque fin de mois. Les défis sont tellement innombrables que ces situations ne seraient pas vraiment choquantes si on avait en même temps le sentiment que tous les responsables sont mobilisés au-delà de ce qui est humainement possible pour que les choses évoluent vite et bien. Mais ce n’est pas vraiment le cas : l’administration n’a pas changé de rythme et reste majoritairement engluée dans l’inertie ; la corruption demeure un mode d’action d’autant plus déterminant qu’il faut en ce moment préparer les élections ; l’aide internationale se complait toujours davantage dans les effets d’annonces et les séminaires, et brille trop souvent par son inefficacité ; les débats politiques qui renaissent se situent surtout pour l’instant au niveau des hommes et non des programmes ou des stratégies.

Dans cette atmosphère étonnante de décontraction face à une situation explosive, Djiguiya-Bon a failli mourir cette semaine. Le soutien que lui apportait habituellement le Programme Alimentaire Mondial (PAM) a été interrompu avec le putsh de 2012. Les efforts du Centre et de ses amis avaient permis d’affronter jusqu’ici ce petit dommage collatéral d’un coup d’état qui en a entrainé bien d’autres, mais les réserves touchaient à leur fin. Par chance, une Fondation vient de leur faire un don qui va couvrir la consommation alimentaire pour une année. Il était temps : il restait un sac et demi de riz….Sauvées pour 300 jours : après, on verra à nouveau. Sans vraiment être conscientes du péril qu’elles avaient côtoyé, les 66 petites Ladies ont du comprendre qu’elles pouvaient ce soir là sourire plus que d’habitude et faire des rêves paisibles : on apprend vite lorsque sa vie est en jeu….

Pendant ce temps, à San, à quelque 400 kms de Bamako, au-delà de Segou, disparaissait une autre Lady. Elle s’appelait Mintou C. Je la connaissais très peu mais je crois que nous nous étions adoptés mutuellement. Elle avait près de 85 ans mais en paraissait à peine 75 : sans doute la sveltesse qu’elle avait gardée, sa façon de se tenir droite et sa conversation toujours animée. Elle fut l’une des premières femmes lettrées de San et ses lunettes sévères lui donnaient bien l’air de l’institutrice en retraite qu’elle était. Deux choses m’avaient frappées lors de ma dernière visite : l’extraordinaire propreté de sa maison et de sa cour malgré la ribambelle de petits enfants et de jeunes voisins qui devaient piailler là chaque jour ; l’absence de toute plainte ou de toute requête malgré l’évidente difficulté de l’environnement qui était le sien. Pas d’imprécation contre ceux qui ne faisaient pas leur travail, pas de résignation non plus face aux difficultés vécues. Simplement une immense dignité : celle des honnêtes gens qui continuent à croire en l’avenir même si le présent vous invite à y renoncer. Simplement des paroles simples et plaisantes, parfois piquées d’une gentille ironie, qui font qu’on se sent bien et qu’on a envie de continuer à écouter. Comme celles de tant de gens de bonne volonté qui se battent au quotidien espérant qu’on n’a pas oublié qu’ils existent.

Lady Mintou avait pleuré lorsque notre petit groupe était parti, sans doute parce que nous allions à nouveau lui manquer. Peut-être aussi redoutait-elle, après ces quelques moments insouciants de détente, de replonger dans ses combats quotidiens et de partir pour toujours sans avoir pu constater que les choses changeaient comme elle le souhaitait.

Tant que de telles Ladies existeront, tous les espoirs seront encore permis. Mais le temps presse.

Tant que de telles Ladies existeront, tous les espoirs seront encore permis. Mais le temps presse. En Afrique, les femmes, pourtant si souvent maltraitées, ont aussi un rôle essentiel dans les grands changements, comme l’ont appris à leurs dépens de nombreux dirigeants. Qu’elles se battent pour ceux qui sont sous leur protection, comme celles de Diguiya-Bon, ou qu’elles résistent stoïquement, comme celle de San, nos Ladies sont la plupart du temps plus patientes et plus résistantes que les hommes. Elles savent comment gérer le chaudron sur le feu même si celui-ci chauffe à l’excès. Mais elles ne laisseront pas le couvercle se renverser et se lèveront à temps pour éviter la catastrophe. Saurons-nous nous montrer à la hauteur de ces fées si vigilantes ?

Paul Derreumaux