Priorité absolue en Afrique : l’emploi

Quelles clés pour empêcher la crise prévisible ?

 

L’Afrique semble avoir maintenant démontré sa capacité à développer une croissance économique  basée au moins en partie sur des ressorts internes. Les données récentes tendent à prouver aussi que cette croissance peut persister malgré des facteurs exogènes qui restent globalement peu favorables. Pourtant cette croissance peine à se transformer en un développement réduisant rapidement la pauvreté du plus grand nombre, en raison notamment de son incapacité actuelle à générer une offre d’emplois qui puisse équilibrer la demande de travail. Trois principaux facteurs expliquent ce déséquilibre et sa rapide détérioration actuelle.

Le premier résulte du fait que la progression des secteurs structurés les plus porteurs – banques, télécommunications, mines – est peu créatrice d’emplois. Fortement capitalistiques, les entreprises concernées suivent aussi des stratégies mettant l’accent sur une amélioration continue de leur productivité, pour mieux résister à une concurrence croissante et pour atteindre la rentabilité accrue réclamée par leurs actionnaires internationaux. Seul le secteur informel, qui a lui aussi fortement progressé dans les années récentes, grâce aux opportunités nées de ces quelques grandes entreprises mais aussi à une libéralisation progressive des économies, a généré de nombreux emplois. Ceux-ci, s’ils ont le mérite d’exister, sont cependant souvent mal payés, instables voire provisoires, sans qualification. Ils prévoient très rarement protection juridique ou sociale et se manifestent souvent sous la forme d’un auto-entrepreneur dont la « société » a souvent plus l’apparence du virtuel que du réel. Le secteur des télécommunications est un bon exemple de ce panachage : dans chaque pays, les plus grandes entreprises du secteur comptent souvent quelques centaines d’emplois formels très favorisés par les salaires comme par les avantages divers, et des dizaines de milliers de « petits boulots » liés à ce secteur. Ces emplois informels constituent certes un progrès par rapport à la situation antérieure, mais apportent peu d’ouverture autre que celle de la survie de ceux qui les occupent. Sur la base des tendances actuelles, le poids du secteur formel continuera à se réduire face au secteur informel et ne peut à lui seul garantir l’émergence d’une classe moyenne consistante contrairement aux idées désormais couramment admises.

Le second facteur est celui de l’explosion démographique que connait le continent depuis une vingtaine d’années et qui devrait se renforcer pendant encore une génération. Le « dividende démographique » souvent mis en avant, né d’une progression des « actifs » plus forte que celle des personnes qui ne sont pas en âge de travailler, ne pourra être considéré comme un avantage que si ces actifs potentiels ont effectivement un emploi générateur de richesse additionnelle dans le pays. Hors cette situation, l’existence d’une poussée démographique intense ne peut être synonyme que de difficultés supplémentaires sur le marché de l’emploi. Quelques données chiffrées l’illustrent aisément. Dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, par exemple, la population globale va plus que doubler d’ici à 2050 et le nombre de demandeurs d’emplois va progresser encore plus vite. Faute d’une création intensive d’emplois, le nombre de chômeurs et de personnes ne disposant que d’activités temporaires et sans consistance réelle risque de croître de façon exponentielle. Dans des pays où l’indice global de fécondité reste encore supérieur à 7 comme c’est par exemple le cas au Niger, la situation pourrait devenir insupportable.

Le troisième élément est une inadéquation majeure entre les caractéristiques des demandeurs d’emplois et le profil des compétences que recherchent les entreprises. Malgré les progrès réalisés, les systèmes éducatifs ne sont en mesure de répondre ni quantitativement ni, surtout, qualitativement aux besoins. Ceux-ci se multiplient en effet avec la poussée démographique alors que les moyens financiers et humains des Etats et des administrations demeurent limités et doivent se partager entre de multiples urgences. Il en résulte une faiblesse croissante du niveau de formation générale et professionnelle des jeunes. Dans la plupart des pays, l’insuffisance de personnels possédant les compétences adéquates, surtout aux niveaux des cadres moyens, techniciens et ouvriers qualifiés, touche administrations et entreprises, freine spécialement l’essor des secteurs centrés sur les nouvelles technologies et pénalise la productivité de nombreuses sociétés.

Ces trois déséquilibres sont en constante aggravation. Ils pourraient conduire à des explosions sociales en raison de leur intensité croissante et de l’ampleur des masses humaines en jeu. Les mesures capables de les résoudre sont certes difficiles et ne peuvent souvent développer leurs effets qu’à moyen terme. Ce sont là deux raisons supplémentaires pour conférer à cette question de l’emploi une priorité absolue et un souci constant de résultats concrets et visibles, qui apparaissent mal dans les programmes d’actions des Etats africains. Pourtant, des voies existent pour faire évoluer positivement la situation.

La première, et la plus importante, est bien sûr l’accroissement des activités à forte intensité de main d’œuvre, notamment industrielles et agricoles. Les handicaps de l’Afrique en la matière sont connus et réels : ils s’expriment notamment dans le coût élevé du travail par rapport à sa faible productivité. Les facteurs explicatifs de cette situation sont nombreux et divers selon les pays : Codes du travail souvent plus protecteurs des droits des salariés, des entreprises formelles qu’ils ne le sont dans nombre de nations émergentes ; carences graves des formations professionnelles ; manques fréquents d’investissements en machines et matériels de bonne qualité ; faible tradition industrielle ; protections tarifaires et non tarifaires insuffisantes des productions nationales naissantes, souvent sous la pression de la Banque Mondiale ; compétition déloyale des importateurs de produits concurrents par suite de la fraude douanière ; handicap monétaire occasionnel pour certains pays, comme ceux de la zone franc ; marchés nationaux trop étroits pour une bonne rentabilité. Beaucoup de ces difficultés illustrent  une fois de plus la faiblesse des Etats et de leurs politiques face à la complexité des questions à traiter. Plusieurs données concourent cependant à améliorer les possibilités de l’Afrique dans ces domaines : la poussée démographique et l’urbanisation qui augmentent le public potentiel ; la tendance croissante à l’intégration régionale, qui élargit les marchés ; la prise de conscience récente des Autorités et des grands bailleurs que la dynamisation des secteurs agricole et industriel est vitale pour un véritable développement ; la réduction progressive de l’avance de compétitivité des grands pays émergents, et notamment de la Chine, qui les oblige à délocaliser leurs productions. L’Ethiopie est citée en exemple, avec raison, des potentialités qu’offre la conjonction de ces éléments, et ses réalisations, dans l’agriculture et les industries textiles par exemple, l’illustrent. Les investissements chinois récemment annoncés au Mali, pour plus de 150 millions d’EUR, montrent que ce mouvement peut être généralisé. L’accent porté sur les Chaines de Valeur Mondiales (CVM) relève de la même approche et peut concourir à l‘expansion simultanée de l’agriculture et de l’industrie, ainsi qu’en témoigne le cas de la Côte d’Ivoire pour la filière cacao.

Une deuxième solution est celle de l’obtention d’un impact local beaucoup plus fort des implantations des groupes internationaux. Certes, ces investissements « structurants » ont des effets décisifs sur le taux de croissance et les infrastructures. Toutefois, les Etats hôtes prennent rarement en compte la dimension de la création d’emplois locaux dans leurs négociations avec ces investisseurs. La rentabilité que ceux-ci dégagent permettrait d’être plus directif quant à leurs obligations d’appui à la création de sociétés nationales de sous-traitance et de coopération avec celles-ci, de financements de structures d’enseignement technique et de formation professionnelle répondant à leurs besoins, de soutien multiforme à des investissements « collatéraux » dans leur périmètre permettant l’émergence d’autres activités. Ces exigences devraient spécialement s’appliquer aux opérations minières, dont la durée de vie dans un pays est toujours limitée. Les actions engagées au Mali par les actionnaires de la mine d’or de Morila, qui fermera en 2017, illustrent cette possibilité. Pour d’autres entreprises, qui initient d’elles-mêmes de tels partenariats – sociétés de télécommunications, entreprises du Conseil Français des Investisseurs en Afrique (CIAN) par exemple -, les réalisations pourraient servir d’exemples et être étendues à grande échelle. Les acteurs privés sont en effet souvent plus efficaces pour ces actions puisqu’ils sont aussi les utilisateurs des personnes formées. Les Etats pourraient alors se concentrer sur l’éducation de base et les formations générales qui demeurent le soubassement nécessaire.

Une troisième piste est celle des innovations possibles dans de nombreux secteurs. Les technologies modernes offrent en effet pour beaucoup d’activités des réponses nouvelles qui peuvent alléger fortement la taille des investissements  et simplifier les formations requises des salariés. Même si l’appui aux innovations consenties par les Etats africains reste désespérément faible, les nouvelles générations d’entrepreneurs privés du continent ne sont pas inactives et se distinguent parfois par des inventions très porteuses : tablettes numériques « made in Africa » ; applications sur téléphone mobile pour les agriculteurs, les médecins ou les étudiants ; transformations inédites de produits agricoles locaux pour la consommation nationale ou l’exportation ; … Ces actions pouvant bénéficier  de tous horizons de supports financiers bien adaptés, elles devraient se multiplier et provoquer un effet accélérateur de création d’emplois et de richesses collectives. Il s’agit ici d’encourager par tous les moyens les entreprises, même de taille modeste, construites sur une technologie ou une approche innovante, en s’efforçant qu’elles intègrent autant que possible le secteur formel.

Ces politiques ne sont pas bien sûr exclusives d’autres solutions. Le temps nécessaire pour leur impact et le poids croissant des déséquilibres entre offre et demande d’emplois exigent au contraire que d’autres voies soient aussi identifiées et utilisées d’urgence pour créer le maximum d’emplois. Quelle que soit la fertilité de ces réflexions, il parait cependant peu probable que celles-ci suffiront pour générer partout des postes de travail suffisants par rapport à la poussée démographique inusitée qui va se poursuivre. Pour éviter une explosion du chômage, constaté ou « déguisé » sous forme d’activités informelles épisodiques et de survie, il est indispensable que les Etats intègrent dans leurs analyses, avec lucidité et transparence, les possibilités de rééquilibrage qu’apportent les migrations. Celles-ci ont toujours été notables sur le continent, et particulièrement dans certaines régions ou pays, et ont concerné tant les migrations entres Etats d’Afrique qu’à l’extérieur de celles-ci. Elles ont jusqu’ici été avant tout le fruit de décisions individuelles ou de traditions ethniques, sans véritable encadrement étatique autre que celui de brutaux coups d’arrêt temporaires des nations hôtes. Elles ont pourtant été décisives pour le développement économique des pays ou régions d’accueil et un moyen efficace d’ajustement pour les pays de départ. Les drames actuels liés aux conditions dans lesquelles s’effectuent une bonne part des migrations -irrégulières- à l’extérieur du continent montrent que ces mouvements s’intensifient. Il est étrange que l’information sur ces évènements soit uniquement le fait des médias occidentaux et que les Etats africains restent très silencieux alors qu’ils portent une grande part de responsabilité de ces mouvements de population. En Europe, les résistances croissantes des Autorités et des opinions publiques risquent de faire le lit des partis populistes et xénophobes et de durcir les exigences posées pour les immigrations régulières. Le durcissement des barrières érigées n’arrêtera pourtant en aucun cas la volonté d’entrée de jeunes qui ne trouvent rien dans leur pays d’origine : l’absence d’espoir entraîne aussi l’absence de peur.  Il est donc plus qu’urgent que les nations les plus touchées par une forte émigration s’attaquent frontalement à ce problème. Les solutions proposées bénéficieront à coup sûr d’une solidarité européenne plus facile à mettre en œuvre que pour l’accueil de ces migrants dans les pays du Nord, et contribueront nécessairement à renforcer les créations d’emplois sur le continent.

Paul Derreumaux

 

Les conditions de l’émergence en Afrique: Investir, Inciter, Innover, Inclure

Les conditions de l’émergence en Afrique: Investir, Inciter, Innover, Inclure

Les années 2000/2010 ont marqué le retournement progressif de l’appréciation portée de l’extérieur sur le continent africain et l’arrivée d’un afro-optimisme. Cette analyse s’est trouvée globalement confirmée ces dernières années, en dépit des crises sanitaires et terroristes qui frappent une partie de l’Afrique, et des dirigeants africains de plus en plus nombreux aspirent eux-mêmes ouvertement à l’émergence économique. L’analyse des conditions de l’émergence en Afrique montre toutefois leur complexité, et les obstacles qui perdurent risquent de limiter le nombre de ceux qui atteindront cet objectif. Continuer la lecture de « Les conditions de l’émergence en Afrique: Investir, Inciter, Innover, Inclure »

Le rêve de l’émergence en Afrique

Le rêve de l’émergence en Afrique

Après plus d’une décennie de croissance remarquable, de nombreux pays d’Afrique ont l’ambition de rejoindre le groupe des pays émergents. Il leur faut pour cela remplir dans les meilleurs délais de difficiles transformations politiques, économiques, techniques et sociales. Les obstacles à ces mutations risquent de limiter le nombre de ceux qui réussiront.

Le mot est presque devenu magique, comme si, en le prononçant, on éloignait le spectre du maintien indéfini dans la case des pays les moins avancés et on faisait déjà la moitié du chemin pour devenir un « émergent ». Cette hypnose est logique : la croissance significative du Produit Intérieur Brut (PIB) notée en Afrique depuis près de 15 ans autorise les plus grands espoirs alors que les progrès économiques et sociaux constatés dans les nations déjà classées dans cette catégorie sont la meilleure incitation à la rejoindre.

Cette émergence tant désirée peut recevoir des acceptions variées et les pays auxquels on attribue ce label ont des situations diverses. Pour tenir compte de cette grande variété, on pourrait sans doute définir l’émergence comme un saut quantitatif et qualitatif de grande ampleur, durable et peu réversible, de nombreux indicateurs, qui met en évidence une profonde transformation des structures économiques et sociales du pays concerné.

Les conditions nécessaires pour atteindre ce nouveau stade et s’approcher des pays les plus avancés sont connues. La Conférence Internationale sur l’Emergence de l’Afrique tenue à Abidjan en mars dernier a permis à quelques dirigeants politiques de rappeler à nouveau clairement ces exigences. Celles-ci, de manière synthétique, englobent quatre composantes : politique, économique, technique et sociale.

L’aspect politique traduit la responsabilité éminente de l’Etat dans l’atteinte de l’émergence. Il s’exprime d’abord dans la définition impérative par les Autorités d’une vision cohérente et mobilisatrice de l’avenir à long terme de la société et de l’économie du pays concerné. Cette vision doit être agréée par la majorité de la population et assortie de programmes d’actions quantifiés et datés en vue de l’atteinte des objectifs fixés. Il faut enfin une volonté ferme et pérenne de mettre en œuvre les programmes retenus quelles que soient les difficultés intérieures et extérieures traversées. La qualité de la gestion des finances publiques, la création d’un environnement favorable aux entreprises privées créatrices de richesses, le renforcement de l’état de droit, l’amélioration de l’efficacité et de la justice du système fiscal sont les illustrations les plus connues du cadre incitatif attendu de ces actions. L’évolution récente conduit à y ajouter une attention accrue portée aux questions de sécurité des personnes et des biens, pour éviter toute perturbation des actions de développement. Enfin, l’application efficiente de la démocratie sera de plus en plus un élément incontournable de cette attente politique, en raison de l’impatience des citoyens comme de la pression internationale.

Le pilier économique s’apprécie d’abord par le niveau d’investissement réalisé par le pays pour préparer son avenir. La décennie passée a montré l’impact positif du renforcement soutenu des infrastructures en Afrique sur le développement du continent. Pourtant, l’émergence recherchée appelle un changement d’échelle dans les efforts consentis. Les taux de Formation Brute de Capital Fixe sont à augmenter largement, afin de dépasser durablement 30% du PIB, contre souvent moins de 20% maintenant. Les investissements doivent concerner à la fois les moyens de communication, mais aussi l’énergie et les secteurs productifs, et reposent donc sur l’Etat comme sur le secteur privé. Ils ont aussi à développer le capital humain, tant pour élever le niveau général d’éducation du plus grand nombre qu’en mettant en place les formations professionnelles les mieux adaptées. Pour assurer une gigantesque avancée dans tous ces domaines, il faut en particulier une mobilisation plus active de l’épargne intérieure, des circuits de financements plus performants, une gestion efficace de l’endettement public. Si ces conditions sont réunies, pourrait alors intervenir une élévation significative et suffisamment longue du taux de progression du PIB, indicateur basique de l’émergence.

Ces transformations économiques ne donneront cependant leur plein effet que si elles sont accompagnées d’une composante technique. Une forte amélioration de la productivité de chaque facteur de production est en effet nécessaire pour que le nouvel appareil économique ainsi construit soit compétitif dans une concurrence internationale de plus en plus ouverte. Ceci implique pour les candidats à l’émergence des capacités internes de recherche et d’innovation ou, au moins, une volonté de captation et d’utilisation rapides de nouvelles technologies de pays plus avancés. Un premier exemple touche le secteur primaire : son renforcement, indispensable pour des questions de sécurité alimentaire et de hausse du PIB, doit être mené avec une augmentation maximale de productivité afin d’être viable et d’autoriser des transferts de main d’œuvre vers d’autres secteurs. Un second exemple est celui de l’industrie, parent pauvre de la croissance dans la majeure partie de l’Afrique : elle exige des transformations structurelles urgentes, en termes de technologies adaptées et de formation des salariés, pour accroître sa place.

L’aspect social est la condition finale de l’émergence. Elle suppose que la croissance générée soit, selon le mot consacré, « inclusive », et que les inévitables inégalités nées de ces bouleversements soient maîtrisées : la lutte contre la pauvreté doit donc être une ligne directrice des actions conduites. Elle requiert aussi de trouver les solutions pour maintenir des limites acceptables au chômage malgré une pression démographique d’une ampleur exceptionnelle. Elle implique des politiques d’investissements sociaux contribuant à améliorer le niveau général de satisfaction des besoins de base. Elle impose encore que les stratégies de développement prennent suffisamment en compte des objectifs de décentralisation et d’aménagement du territoire : c’est une condition pour faciliter et réduire le coût de l’urbanisation galopante et éviter que s’opposent une capitale étouffée par sa croissance anarchique et le reste de l’espace national vidé peu à peu de sa substance humaine et affichant des indicateurs sociaux en déclin.

Malgré le défi qu’ils représentent, ces quatre piliers peuvent être construits. Il faut cependant pour cela que soient éliminés quelques obstacles trop souvent rencontrés.

L’un d’entre eux est l’insuffisante prise de conscience de l’urgence des actions à mener. Cette urgence résulte d’abord des retards dans lesquels se trouve l’Afrique par rapport au reste du globe en nombre de domaines: des capacités énergétiques au nombre de médecins par habitant, les exemples sont légion. Mais la vitesse avec laquelle surgissent de nouveaux risques comme celui de l’accroissement de la population, du climat ou de la sécurité renforce cette nécessité de mesures immédiates et de grande ampleur. Or, dans beaucoup de pays, le discours volontariste est trop rarement suivi à brève échéance des actions à même échelle. Alors que les changements se poursuivent dans le monde, les retards s’accumulent et leur élimination est rendue toujours plus difficile, éloignant d’autant l’atteinte des objectifs.

Un autre est le manque de pérennité des efforts accomplis. L’importance des changements à opérer pour obtenir cette émergence économique suppose à l’évidence l’application d’une stratégie globale, poursuivie dans chaque secteur de façon méthodique et sur le long terme, parfois à l’échéance d’une génération. Dans bien des cas, les programmes entrepris sont cependant stoppés, ou même remis en cause, pour des raisons politiques ou sécuritaires, repoussant en permanence des calendriers initialement arrêtés. Les évènements survenus en Côte d’Ivoire, au Mali ou au Sud-Soudan en sont quelques illustrations récentes. Les considérations économiques, et les contraintes qui y sont liées, ont donc encore rarement la primauté dans les préoccupations des dirigeants, ce qui freine considérablement l’évolution attendue. Cette absence même de priorité peut d’ailleurs être elle-même à l’origine des difficultés politiques rencontrées, entraînant les pays concernés dans un cercle vicieux.

Un troisième facteur de résistance est celui des mentalités. Les cohérences sociales encore  dominantes étaient justifiées au vu des systèmes politiques et économiques antérieurs et étaient restées préservées en raison notamment du caractère presque « offshore » des progrès économiques de l’Afrique depuis les indépendances jusqu’au début des années 2000. Ces cohérences sont souvent peu favorables aux nouveaux comportements requis par l’émergence, voire parfois en désharmonie avec ceux-ci. C’est donc seulement au prix de changements profonds introduits dans les mentalités, afin de les ajuster aux exigences d’une évolution économique accélérée, que le pari du développement pourra réussir. Ces transformations ont besoin de temps, de ténacité dans l’effort et d’une grande force de conviction pour être admises par les populations. Cet aspect explique aussi les besoins d’urgence et de pérennité des actions précédemment évoqués.

Devant le faisceau de ces conditions, il est probable que les chemins divergeront de plus en plus sur le continent entre deux groupes d’Etats. Les premiers, sans doute minoritaires, seront capables de remplir progressivement les préalables posés et pourront ainsi s’approcher plus ou moins vite des objectifs recherchés. Les autres, majoritaires, risqueront de repousser constamment les échéances et d’être de plus en plus fragilisés par rapport à un monde en mutation permanente. La période actuelle commence à mettre en avant ces différences et à montrer ceux qui seront les mieux placés. Il importera de ne pas laisser s’élargir à l’excès l’espace entre les deux groupes pour éviter qu’apparaissent d’autres problèmes. L’intégration régionale, forme moderne de la traditionnelle solidarité, devrait être une des principales armes de ce combat.

Paul Derreumaux

le 21/04/2015

Grèce : des actes derrière les paroles ?

Grèce : des actes derrière les paroles ?

Les jours qui viennent seront très importants pour la Grèce comme pour l’Europe. Ils permettront de voir si les deux parties sont décidées à agir de façon à sauver la première et à préserver la seconde. Les actions à mener et leur chronologie souhaitable sont pourtant claires depuis longtemps, mais leur mise en œuvre reste difficile.  

La victoire à Athènes le 25 janvier dernier du parti Syriza et la nomination de son chef, M. Tsipras, comme Premier Ministre semblaient ouvrir la porte à une « autre politique » face à la crise. Elles avaient éveillé beaucoup d’espoirs chez ceux pour qui les exigences de l’économie peuvent ne pas être obligatoirement synonymes de sacrifices uniquement pour les plus vulnérables. L’évolution la plus récente appelle cependant de nombreuses interrogations sur la capacité de la nouvelle équipe à réussir son incroyable pari.

Le Chef du gouvernement grec a au moins un talent certain : son pragmatisme. Alors que la gauche radicale dont il est issu était initialement partisane d’une sortie de la Grèce de la zone euro, cet aspect radical du programme était soigneusement abandonné avant les dernières élections. Syriza s’est en revanche fermement accroché à ce qui le distinguait essentiellement de presque tous ses concurrents : le rejet catégorique de la poursuite de la main-mise des équipes de la « troika » (Fonds monétaire International/Banque Centrale Européenne/Commission Europeenne) sur la politique économique et sociale de la Grèce et le refus du paiement de la dette publique existante. Elus sur cette base, M. Tsipras et son équipe ont été vite confrontés à l’épreuve des faits, et notamment de retraits massifs des dépôts des banques et de fuite des capitaux vers d’autres pays européens. Il est difficile de rester dans un espace économique et de ne pas en appliquer les règles qui y sont en vigueur. Face à la menace d’une rapide banqueroute, la nouvelle équipe gouvernementale est donc passée en moins de 60 jours d’un refus catégorique des contraintes européennes à la signature d’un accord de transition avec l’Eurogroup. Ce faisant, elle a accepté de réduire l’ampleur ou de temporiser certaines des réformes les plus emblématiques qu’elle avait annoncées à son électorat. C’est un exploit d’autant plus remarquable que, pour l’instant, les protestations intérieures contre les renoncements opérés n’ont pas été trop nombreuses. Le Premier Ministre a donc au moins déjà démontré ses talents d’équilibriste en alternant des discours enflammés de refus des diktats étrangers et des concessions finalement vite acceptées, échéances financières obligent. Il va lui falloir cependant prouver maintenant qu’il est aussi un homme d’Etat en faisant évoluer concrètement la situation vers des horizons plus favorables. Trois points méritent d’être soulignés à ce propos.

Le refus du paiement de la dette extérieure revient périodiquement, notamment lors des accès de colère d’un Ministre des Finances hellène provocateur. Cette solution extrême simplifierait effectivement beaucoup de choses et devrait d’ailleurs être finalement inévitable : les ressources requises pour le remboursement intégral de la dette publique grecque ne paraissent pas pouvoir être réunies à moyen ou même à long terme, sauf en cas d’inflation massive et/ou d’un rebond vif et durable de la croissance économique .Toutefois, de tels propos extrêmes ne peuvent évidemment être acceptés en l’état par les partenaires européens. Une bonne partie des dettes de la Grèce ont déjà été annulées ou fortement restructurées, au prix de lourdes pertes pour les créanciers privés concernés, et les montants subsistants sont principalement détenus par les Etats partenaires et des institutions internationales. Leur renoncement à ces créances ne serait pas impossible en théorie. Même le Fonds Monétaire International pourrait  y consentir comme il l’a fait en 2005 au profit de certains pays africains en plein cataclysme économique à l’occasion de l’Initiative d’Allègement de la Dette Multilatérale (IADM). Mais la situation présente de la Grèce, heureusement pour elle, n’est pas celle de l’Afrique subsaharienne des années 1990. De plus, les étroites limites de la solidarité européenne, la situation économiquement difficile de certains pays créanciers et l’effet d’exemple qu’aurait une telle mesure d’annulation font que celle-ci reste actuellement taboue. S’arcbouter présentement sur cette demande ne devrait donc pas contribuer à progresser vers un accord global permettant à la Grèce de sortir de l’impasse où elle est enfermée.

Une nouvelle restructuration de cette dette extérieure est en revanche parfaitement possible à court terme et constitue une piste d’amélioration significative de la situation. Une telle opération est plus difficile que la précédente puisqu’elle concerne avant tout des créanciers publics, peu réceptifs à de telles pratiques. On pourrait toutefois imaginer que, au moins à l’intérieur de l’Union Européenne (UE), cette crise soit l’occasion de réaliser un pas important vers une plus grande solidarité effective entre Etats avec des sacrifices somme toute modestes face à l’enjeu. Les méthodes classiques sont utilisables à cette fin: allongement de la période de remboursement et diminution des taux d’intérêt, qui n’impliquent que des manques à gagner pour les créanciers. Il serait aussi possible d’imaginer des solutions plus audacieuses telle, par exemple, la conversion de créances en investissements en Grèce, dans des secteurs et des structures à définir. Cette approche comporte certes des risques pour les prêteurs actuels, liés aux investissements retenus, mais ils peuvent être atténués par la qualité des choix d’investissements effectués ou par des clauses du type de « retour à meilleure fortune ». Une pareille démarche innovante présenterait un double avantage : faciliter le rééquilibrage des finances publiques de la Grèce et relancer la machine économique du pays ; gagner du temps pour mettre au point des mécanismes aussi optimaux et équitables que possibles pour un traitement d’ensemble et « définitif » de cette dette extérieure. De telles initiatives de la part des créanciers exigent cependant que le pays continue lui-même les importants efforts qu’il a entrepris depuis cinq ans pour assainir sa situation.

Ces réformes sont en effet la contrepartie obligatoire et simultanée de la solidarité sollicitée des partenaires. Sur ce plan, le gouvernement grec parait jusqu’ici plus imaginatif en incantations qu’en propositions et en dépenses sociales supplémentaires, sans doute justifiées, qu’en collecte de ressources publiques additionnelles. La création évoquée de « brigades » de jeunes délateurs des fraudeurs à la TVA n’est ni une réforme de fond ni une garantie de changement des comportements ou d’union nationale. Les domaines dans lesquels pourraient utilement s’inscrire des changements rapides sont pourtant nombreux. Celui de la fiscalité d’abord, pour toucher enfin davantage des castes protégées –l’Eglise et  les armateurs sont les plus souvent cités– et instaurer une fiscalité mieux répartie et plus efficiente. Une étude, hélas allemande, vient de montrer que les mesures, fiscales et autres, prises depuis 5 ans ont touché bien plus les foyers les moins riches que ceux les plus nantis et les fonctionnaires que les salariés du secteur privé, accroissant ainsi des inégalités déjà élevées. Celui des privatisatisations ensuite : l’enjeu ne devrait pas être un blocage de ces opérations, surtout lorsqu’elles ont déjà fait l’objet d’engagements fermes, mais d’une gestion de celles-ci de façon à ce que la Grèce en tire le plus grand profit en termes de prix, d’emplois et de relance de la croissance. Celui de la réduction, indispensable, du « train de vie » de l’Etat qui est ramené par les agences de notation au rang de « pays émergent » et doit en tirer toutes les conséquences. Celui de la compétitivité des entreprises, qui semble un problème majeur et requiert à la fois des efforts importants de formation, un allongement de la durée du travail, une politique salariale maîtrisée mais aussi incitative. Celui de la productivité d’une administration qui n’a pas encore suffisamment gagné en efficacité.

C’est à ces seules conditions, et en laissant de côté au maximum les excès de langage, que la tempête économico-financière en vue pourrait être éloignée de la Grèce. Les efforts sont bien sûr attendus avant tout des Autorités et du peuple grec, pour corriger les abus antérieurs. Ils doivent être concrets, sincères, durables et s’inscrire dans un projet à long terme de relance d’un pays qui ne manque pas d’atouts. Mais il faut qu’ils soient accompagnés, de la part de  partenaires européens qui ont aussi à réparer des erreurs passées, d’une avancée des solidarités et d’un recul correspondant des égoïsmes. C’est sur ces derniers que prospèrent en effet le mieux les inégalités et les injustices, et leurs corollaires que sont les extrémismes.

Paul Derreumaux

Croissance, pétrole, euro : de bonnes nouvelles pour l’Afrique

Croissance, pétrole, euro : de bonnes nouvelles pour l’Afrique

Le deuxième semestre 2014 et le début de 2015 sont marqués par la chute du prix du pétrole, la forte baisse de l’euro et une croissance économique globalement inférieure aux prévisions. Pour l’Afrique, ce contexte apparait plutôt positif. La diversité des effets et l’incertitude sur la durée des ces changements imposent cependant d’exploiter ceux-ci rapidement et avec justesse.

Les bonnes nouvelles pour l’Afrique sont suffisamment rares pour qu’on les souligne. La fin de l’année 2014 et le début de 2015 nous en apportent simultanément trois.

La première est celle des dernières prévisions sur la croissance mondiale, malgré l’accueil pessimiste qu’elles ont reçu. Le rapport publié début 2015 par le Fonds Monétaire International (FMI) annonce en effet une augmentation de 3,5% du Produit Intérieur Brut (PIB) mondial, inférieure de 0,3% à ce qui était précédemment escompté. L’Europe mais aussi la Chine et diverses régions en développement, dont l’Afrique, sont visées comme responsables de ce décalage. L’atonie de l’économie européenne, après plusieurs années de mesures d’ajustement plus ou moins sévères selon les pays, est effectivement décevante sauf si on admet que la croissance économique n’est peut-être pas le régime normal de nos économies, contrairement à ce que croient beaucoup de politiques. Les reproches faits au ralentissement de la « locomotive » chinoise peuvent en revanche surprendre. Dans le passé récent, les craintes liées à sa croissance trop rapide étaient au contraire nombreuses, et souvent justifiées : existence de bulles spéculatives, comme la construction ou l’énergie ; institutions financières au portefeuille encombré de créances douteuses; modification nécessaire du modèle économique afin de mettre l’accent sur les progrès de la consommation intérieure. Le ralentissement constaté pourrait donc être plutôt salué comme la conséquence de l’adoption par la Chine de mesures salutaires pour éviter la surchauffe et assainir ses structures économiques. Un taux de croissance, même « réduit » à quelque 7%, parait de toute façon constituer une performance honorable, voire plus saine à moyen terme pour ce pays.

Pour l’Afrique subsaharienne, le FMI évoque aussi pour 2015 un repli à 4,9%, contre 5,8% prévus, du taux de hausse annuel du PIB, juste en-deçà des 5% devenus au fil des ans une espèce de « norme » minimale. La plongée des prix du pétrole, la baisse de cours de quelques matières premières et la morosité économique prolongée en Afrique du Sud semblent les principaux facteurs explicatifs de ce retard. Malgré celui-ci, le taux espéré pour 2015 montre que l’Afrique trouve désormais en elle-même une bonne partie des ressorts de sa croissance et est globalement moins vulnérable aux chocs extérieurs. Cette moyenne dissimule aussi le fait que les pays africains non producteurs de pétrole devraient même voir la croissance de leur PIB s’accélérer : le taux atteindrait ainsi +7,4 % en Afrique de l’Ouest francophone, rejoignant en conséquence la croissance chinoise. De plus, le ralentissement dans plusieurs des régions les plus avancées est une occasion pour un grand nombre de pays du continent de réduire, même modestement, l’écart qui les sépare des nations les plus riches.

Même si ces constats sont encourageants, il reste primordial de constater sur le terrain si le progrès du PIB se traduit au quotidien dans les principaux indicateurs économiques et, surtout, dans l’évolution du pouvoir d’achat de la majorité de la population. Pour qui s’oblige à cette analyse, il apparait bien que l’Afrique a vraiment changé en 15 ans, mais aussi que le chemin à parcourir reste plus long encore, et qu’il ne sera sans doute pas en ligne droite.

Une deuxième  donnée positive est l’évolution du cours du pétrole. Durant les premiers mois de la forte baisse engagée depuis l’été 2014, celle-ci a été surtout présentée comme un facteur supplémentaire de modération de la croissance mondiale, en raison de ses effets négatifs sur un secteur pesant lourd dans les économies de nombreux pays. L’amplification de la chute (actuellement plus de 60% par rapport aux niveaux de juin 2014) et son caractère durable ont modifié les conclusions des experts : le baril moins cher soutient, au moins pour un temps, la croissance en allégeant partout les lourdes factures énergétiques.

En Afrique, les situations sont bien sûr contrastées entre pays, selon qu’ils soient importateurs ou exportateurs d’or noir. Les nations exportatrices voient leur balance commerciale se détériorer significativement, leurs recettes budgétaires se réduire et leur économie ralentir, en particulier si celle-ci est faiblement diversifiée. L’Angola et le Nigéria subissent particulièrement ces orientations négatives, même si leur impact est modéré par la forte hausse du dollar. La large majorité des pays subsahariens est cependant à classer au rang des pays importateurs nets de pétrole et bénéficie donc de cette chute inattendue des prix pétroliers internationaux. Les économies ainsi réalisées reçoivent toutefois des affectations variées. Les consommateurs peuvent parfois être directement avantagés en cas de diminution du prix des carburants à la pompe : le Côte d’Ivoire et le Togo ont ainsi appliqué cette politique fin 2014. L’effet le plus généralisé reste toutefois cantonné à la baisse des subventions que les Etats mobilisent habituellement pour  éviter une hausse excessive des produits pétroliers. Cette épargne imprévue dans les finances publiques pourrait alors être utilement affectée à des investissements destinés à accélérer l’emploi d’énergies nouvelles en remplacement à venir du pétrole. Le développement des capacités énergétiques est en effet une question centrale pour la plupart des pays et la situation actuelle du pétrole offre une opportunité de renforcement des actions à court terme capables d’améliorer la situation. Si la situation persiste, les Etats les mieux gérés pourraient même envisager la création de fonds « intergénérationnels » permettant des investissements physiques ou financiers à long terme, à partir des montants dégagés sur la baisse des cours internationaux du pétrole (une espèce de « rente à rebours »), comme l’a fait avec succès la Norvège grâce à sa rente issue des champs pétroliers de Mer du Nord. Le temps risque de manquer pour tenter ce scénario optimal : la remontée des cours internationaux du pétrole est souvent annoncée pour le second semestre 2015, surtout si la reprise économique se manifeste mieux. Il incombe donc obligatoirement aux Etats dont les économies sont actuellement favorisées une vigilance extrême dans la dépense des sommes rendues disponibles, sous peine d’avoir gâché la chance qui leur était ainsi offerte et qui risque de ne pas se retrouver rapidement.

Le troisième atout actuel est la hausse du dollar, qui a prévalu face à toutes les monnaies. C’est vrai en particulier pour l’euro qui a perdu plus de 20% de sa valeur par rapport à son sommet de mai 2014, ce qui, en favorisant les exportations, donne d’ailleurs quelques meilleures perspectives aux entreprises européennes pour 2015

Pour l’Afrique, le principal impact positif de cette évolution concerne les exportations qui sont pour une très grande part constituées de matières premières, donc libellées en dollars et caractérisées par une faible élasticité-prix. Il en résulte en même temps une meilleure santé financière de pans entiers des économies africaines, une amélioration de leurs balances commerciales et des recettes plus conséquentes des droits à l’exportation pour les Etats. Pour les producteurs de pétrole, les effets négatifs de l’effondrement des cours sont ainsi  probablement éliminés d’environ 30%. Certes, la situation n’est pas exempte de conséquences négatives. La première est liée au renchérissement des importations exprimées en dollars, telles celles des biens d’équipement dont l’objectif d’un développement accru augmente aussi la demande. En revanche, pour les pays des deux zones CFA, cet inconvénient est très limité puisque la majorité de leurs importations viennent de la zone euro. De plus, ce contexte devrait être un profond stimulant pour le développement du commerce intra-africain, et notamment régional lorsqu’existent déjà des unions douanières ou économiques. Les performances promise à l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) pour 2015, évoquées ci-avant, donnent une idée de ce que pourrait apporter une accentuation de ces tendances. Le second effet pervers de ces ajustements monétaires mondiaux est fonction des endettements en dollars des pays africains sur les marchés internationaux. La hausse du dollar entrainera l’augmentation mécanique des charges de ces emprunts, pour les pays francophones comme pour  tous ceux qui laissent leur monnaie « dévisser » par rapport au dollar. Le maintien actuel de taux d’intérêt très bas et la modestie, à ce jour, des montants concernés limitent pour l’instant les dégâts. La fragilité des nations concernées s’en trouve toutefois aggravée et se détériorerait vite en cas de hausse des taux. Malgré ce risque, l’exigence de ressources financières accrues et la diminution de l’aide publique expliquent l’appétit élevé pour ces endettements de marché, comme le montre le projet actuel de la Côte d’Ivoire d’une nouvelle levée de fonds à moyen terme, pour 1 milliard de dollars. Pour satisfaire avec prudence ces besoins incompressibles de capitaux, il reste donc indispensable de consolider les solutions alternatives tels le développement des marchés locaux de capitaux, la modernisation de la fiscalité et l’amélioration du taux de recouvrement des impôts

Une telle conjonction de données extérieures plutôt favorables est exceptionnelle. L’enchevêtrement des effets  positifs et négatifs qui en découlent empêche bien sûr que les obstacles structurels au développement économique s’en trouvent profondément allégés. Ces circonstances apportent en revanche aux Etats et aux entreprises la possibilité d’une facilitation de leurs actions quotidiennes et de moyens financiers supplémentaires. Il importe donc que tous les acteurs africains sachent réagir avec rapidité, efficacité et sagesse au nouvel environnement pour en saisir ses opportunités. Cette capacité de réaction sera un bon test de leur détermination à obtenir l’accélération indispensable de la croissance économique.

Paul Derreumaux

Mon voisin le jardinier

Mon voisin le jardinier

Mon voisin le jardinier s’appelle Ousmane F. Quand nous avons emménagé sur cette rive droite du Niger  à Bamako il y a maintenant plus de quinze ans, il a d’abord regardé avec méfiance cette famille qui venait s’installer dans ce qui était encore un coin de brousse, se demandant s’il avait à craindre pour ses cultures maraîchères et fruitières. Il s’est bien vite rassuré en voyant que je ne chercherais pas à étendre ma propriété aux dépens de son potager et de ses quelques agrumes. Tranquillisé sur le maintien de son gagne-pain, il m’a alors rapidement toléré dans son voisinage, et nos relations se sont détendues.

Ousmane est petit de taille -court comme on dit ici-, pas très souriant, peu causant mais sympathique. Avec lui, pas de fioritures ou de temps perdu. Comme pour tout paysan dans le monde, le temps c’est le travail, et le travail compte pour que la terre produise. Chaque matin, il arrive, courbé, les mains derrière le dos, puis s’arrête au bord du champ, sans doute pour réfléchir quelques instants à ce qui va l’occuper aujourd’hui. Alors il commence, tantôt plié en deux, tantôt accroupi, tantôt assis, piochant, désherbant, binant, semant, plantant, arrachant, récoltant, selon les saisons et les produits. Très souvent, sa femme et une jeune fille l’accompagnent. Toute la journée, ils travaillent tous trois sans relâche, se partageant les tâches. Presque sans causer, ou alors si bas que le piaillement des oiseaux au plumage bleu électrique, si nombreux sur ce site, couvre la conversation de leurs cris. Ses seuls moments d’arrêt sont pour les deux prières qu’il effectue, sous le gros manguier planté au centre de son territoire, et pour un rapide repas. Son âge doit être supérieur à l’espérance de vie nationale, mais le corps reste musculeux et les gestes agiles. Avec ses joues rebondies, ses bras toujours vigoureux et sa démarche rapide, il a des allures d’un Popeye indestructible. Le noir de sa peau a presque pris sur son torse nu la teinte du cuivre sous les brûlures du soleil.

Les échanges avec mon voisin sont peu nombreux: les mots français qu’il connait sont aussi limités que ceux  que je sais dire en bambara. Nous nous cantonnons donc aux salutations d’usage répétées plusieurs fois, à la manière malienne, pour être certain de n’oublier rien ni personne, mais ces quelques mots s’échangent presque chaque jour. Nous alternons souvent le français et le bambara, pour que chacun se sente à l’aise. Parfois, il me montre fièrement ses productions : salades, oignons, gombos, choux, mangues, quelques oranges. Je le félicite du geste et des yeux. Comme nous en avons convenu dès l’origine, sans plus en reparler depuis lors, il s’approvisionne chez nous en eau potable selon ses besoins. J’aimerais lui poser les  questions qui m’interpellent. Quel revenu approximatif lui amènent ses activités (plus ou moins que les fameux 1,25 dollar/jour des sèches statistiques de « pauvreté »)? Comment écoule-t-il ses produits ? Ressent-il un progrès dans sa situation quotidienne ? Reçoit-il des aides ? Sa fille (ou petite fille) va-t-elle à l’école ? La difficulté de communication m’empêche de faire correctement ce questionnement et c’est peut-être mieux ainsi puisqu’il n’oserait sans doute pas me renvoyer des questions qu’il se pose de son côté sur moi-même. Nous maintenons donc une distance que nous acceptons tous deux et qui facilite nos relations.

Durant toutes ces années, le travail d’Ousmane ne s’est guère modifié. Il travaille toujours à la main ou avec sa houe qui ne le quitte guère. Son seul instrument mécanique est sa petite pompe à gaz oil, avec laquelle il puise l’eau du fleuve pour l’arrosage de ses cultures durant la longue  saison sèche et qui est devenue de plus en plus poussive au fil des ans. A la saison des pluies, nous luttons tous deux contre la crue qui envahit les berges, lui pour aménager en conséquence son espace cultivé, moi pour protéger notre maison. Lorsque les eaux  redescendent, nous partageons parfois, à grand renfort de gestes, notre tristesse de voir l’ensablement gagner le Niger à grande vitesse et les arbres pousser avec vigueur dans le lit du fleuve. Pendant les deux années si difficiles – 2012 et 2013 – que le Mali a vécues, notre tranquillité dans ce petit coin de Bamako n’a jamais été menacée et la vie a continué sans grand changement. Ousmane n’a vraisemblablement pas attendu grand-chose du « retour à l’ordre » et, depuis un an, son impatience doit donc être bien moins grande que la mienne. Il continue son travail au  quotidien, avec la même ardeur, sans se préoccuper des discussions de paix pour le Nord du pays qui s’éternisent, ni du blocage des financements extérieurs qui a freiné le redémarrage des investissements publics, ni des multiples colloques et réunions qui, sur tous sujets, se réjouissent des progrès intervenus mais annoncent peu d’étapes concrètes pour les changements restant à accomplir. La seule préoccupation que j’ai décelée est sa récrimination contre les oranges marocaines qui déferlent maintenant du Nord et envahissent le Mali. Leur goût plus sucré chasse souvent du marché les oranges maliennes malgré leur prix plus élevé et il n’est donc pas sûr que mon voisin apprécie les charmes du « co-développement Mali/Maroc »

Ousmane a fait relâche deux jours la semaine dernière. J’ai craint qu’il soit malade. Mais il est revenu ce matin, tard dans la matinée, avançant de ses petites enjambées saccadées. Il a certainement voulu éviter le «  froid » qui s’est emparé brutalement de Bamako, comme un envahisseur pressé qui sait bien qu’il devra battre en retraite dans deux mois au plus tard. Nous nous sommes salués un peu plus chaleureusement que d’habitude, avant qu’il commence sa journée de travail.

Que puis-je lui souhaiter pour cette année nouvelle, même si je ne suis guère capable de le lui exprimer ? J’essaie d’imaginer ses plus grandes craintes, même s’il ne se plaint jamais.

La maladie, j’en suis convaincu. Si elle frappe, tout s’écroulera pour Ousmane faute d’argent de réserve pour  la combattre: plus de culture, plus de revenus, peut-être plus de maison. Et si l’Etat et ses partenaires donnaient à ce problème la priorité qu’il mérite ? Un doux rêve ? Peut-être mais dont le contenu existe au moins partiellement si la volonté de changer les choses est bien présente: multiplication de centres de soins basiques, gratuité des secours de base, encouragement de la micro-assurance, coopération accrue avec les grandes entreprises bousculées par de nombreux intervenants pour faire plus de « RSE » (Responsabilité Environnementale et Sociale). Et les effets positifs seraient vraisemblablement considérables en de nombreux domaines allant de la productivité du travail à la diminution possible de l’indice de fécondité en passant par une meilleure crédibilité du « vivre ensemble ».

La panne de sa pompe, très probablement, en raison de la trésorerie nécessaire pour la réparation ou le remplacement. Car celle-ci est plus que rare, avalée par la pression du quotidien, où s’agglomèrent pêle-mêle les besoins du champ et ceux de la vie de tous les jours. Ousmane a sans doute renoncé à rêver à une plus grande audace des banques ou des sociétés de micro-crédit, ou de n’importe quelle institution qui pourrait voir le jour et lui apporter, enfin, une solution à coût raisonnable à ce terrible manque. Sait-il que le financement des Petites et Moyennes Entreprises (PME) est un éternel sujet de colloques ? Sûrement pas. Devine-t-il, lui qui n’a même pas de compte bancaire, que la solution viendra peut-être de son téléphone portable, son seul « luxe », grâce à la grande offensive que mènent les sociétés de télécommunications avec le « mobile banking » ? Pas encore mais il apprendra vite si un espoir réel se met en place.

Peut-être ces souhaits de changement ne sont-ils pas clairement matérialisés dans son esprit. Mais il doit au moins désirer que quelqu’un, quel qu’il soit, ayant le pouvoir de changer les choses, prête enfin attention à lui, l’écoute et, sait-on jamais, lui réponde et apporte des solutions à ses préoccupations. Qu’il soit en quelque sorte pris en compte. N’est-ce pas cela l’inclusion dont on parle tant ?

Bonne année Ousmane!

 

Paul Derreumaux

 

La Côte d’Ivoire est-elle assez « en forme » pour entraîner l’UEMOA.

La Côte d’Ivoire est-elle assez « en forme » pour entraîner l’UEMOA.

L’éléphant d’Afrique s’est remis à barrir au bord de la lagune Ebrié. Croissance soutenue et premières réformes structurelles sont en effet au rendez-vous en Côte d’Ivoire. Si ce mouvement dure et s’étoffe assez pour triompher des nombreux obstacles existants, le pays pourrait être un moteur essentiel pour faire de l’Afrique de l’Ouest une aire privilégiée de développement.

Le Président Alassane Ouattara voulait que le « 3ème Pont » d’Abidjan soit une des réalisations exemplaires de son quinquennat. La réussite de ce pari semble bien engagée. Mené à bien en 25 mois, terminé à la date prévue, réalisé sous la forme moderne d’un Partenariat Public Privé (PPP), cet investissement de 126 milliards de FCFA – près de 200 millions d’Euros – allie impact économique, visibilité politique et mobilisation citoyenne. Son inauguration en grandes pompes a donné aux Autorités une occasion exceptionnelle de communication sur tous ces plans. Il reste maintenant à vérifier que le trafic attendu répondra aux attentes et que le montage financier était pertinent, mais le « coup de fouet » psychologique de cette réalisation et l’impact d’autres projets en cours devraient faciliter cette issue positive.

En cette fin 2014, la Côte d’Ivoire termine donc trois années de rebond spectaculaire. Après dix années d’incertitudes et la guerre de début 2011, le pays a renoué avec une croissance économique très soutenue : le Produit Intérieur Brut (PIB) a ainsi progressé de 9,8% en 2012, 10% en 2013 et sans doute au moins 8,5% en 2014. Cette performance s’est bien sûr appuyée sur le rattrapage des années de crise et, comme en nombre de pays, sur le lancement par l’Etat d’importants chantiers d’infrastructures et sur quelques secteurs dynamiques comme les télécommunications et la finance. Toutefois, la Côte d’Ivoire a l’avantage de compter aussi deux atouts majeurs.

Le premier est celui de sa structure économique, sans doute l’une des mieux équilibrées de l’Afrique de l’Ouest. Le pays est d’abord et entend rester une grande puissance agricole. L’agriculture représente en effet près de 30% du PIB national et est une large pourvoyeuse de devises grâce à ses exportations. Premier pays au monde dans la production de cacao, avec environ 40% de la récolte totale de cette denrée, la Côte d’Ivoire figure aussi parmi les ténors internationaux pour l’hévéa, l’huile de palme, le cajou et, à un degré moindre, le café et  le coton. Ce qui constituait la principale substance du « miracle ivoirien » conçu par le Président Félix Houphouet Boigny reste donc toujours en place. Les réformes en cours des principales filières et les investissements des plus grands groupes internationaux concernés, en particulier dans la transformation du cacao, accroissent encore les perspectives. L’industrie est un second pilier : le pays possède l’appareil industriel le plus puissant et le mieux organisé de l’Afrique francophone. Centré sur les industries de transformation, sa compétitivité s’est certes dégradée, faute d’investissements, durant la longue période de ralentissement puis de crise. Mais la base reste présente et sans véritable concurrence régionale, et  les fondamentaux sont prometteurs à court terme. Le fort accroissement démographique, l’intensification de l’urbanisation, la reprise d’une hausse des pouvoirs d’achat, tant dans le pays que dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), ouvrent des perspectives jamais observées, notamment pour l’agro-alimentaire. De premiers investissements internationaux devraient confirmer rapidement cette nouvelle attractivité. Le secteur minier et énergétique, moins développé, connait lui-même une embellie : nouvelles mines d’or, importantes centrales à gaz par exemple, mais aussi exploration pétrolière et production d’autres métaux -.

Le second point fort est celui d’indicateurs macroéconomiques essentiels. Le montant de la dette publique extérieure, un des points noirs majeurs des deux dernières décennies, a été ramené depuis 2012 en deçà de 30% du PIB grâce à l’annulation de près de 80% de l’encours antérieur. Réduisant fortement la charge correspondante sur le budget de l’Etat, cette évolution autorise aussi le Gouvernement à être plus actif dans la recherche de ressources pour les investissements de relance. La Côte d’Ivoire a ainsi pu se présenter sur le marché international des capitaux en 2014 et y lever un emprunt à moyen terme de 750 millions de dollars US, signe de la confiance revenue des marchés vis-à-vis du pays. Le solde budgétaire primaire, redevenu à l’équilibre,  témoigne de l’évolution favorable des recettes fiscales et facilite ce recours accru à l’endettement. Enfin, la Côte d’Ivoire est le seul pays de l’Union à avoir de longue date une balance commerciale structurellement positive, grâce notamment à ses exportations agricoles, ce qui lui permet de faire face plus aisément au surcroit d’importations liées aux investissements.

Ces données ne doivent pas occulter toutes les difficultés restant à résoudre. Malgré l’impulsion donnée par l’Etat, le taux global d’investissement, qui atteint maintenant 18%  du PIB, reste sensiblement en dessous de la moyenne subsaharienne et est insuffisant pour maintenir à long terme le taux de croissance actuel du PIB. Le secteur privé n’est en effet pas encore au rendez-vous autant qu’il l’est annoncé et les retards sont nombreux, tant dans le démarrage des projets prévus que dans leur rythme de réalisation. Ces lenteurs résultent au moins partiellement des dysfonctionnements de l’administration, d’autant plus remarqués que celle-ci est plus sollicitée par une activité économique en hausse, et des graves faiblesses de la  sécurité foncière. Les difficultés de gouvernance ont d’ailleurs été soulignées par les Partenaires financiers et risquent d’entraver de plus en plus le mouvement que veulent imprimer les plus hautes Autorités de l’Etat. L’endettement intérieur public a fortement augmenté dans les dernières années, tant vis-à-vis des entreprises que du marché financier, et le règlement à bonne date des échéances est parfois difficile ou exige des reconductions d’emprunt, illustration de la persistance des contraintes budgétaires de trésorerie. Malgré les efforts signalés ci-avant, le poids des recettes fiscales dans le PIB demeure modeste, en particulier face à des besoins de ressources qui croissent rapidement avec les ambitions économiques du pays. Malgré les améliorations récentes, le PIB par tête remonte à peine à celui des années 2000. Il est donc fondamental pour l’Etat de corriger dans les meilleurs délais ces différentes faiblesses et d’accélérer les réformes institutionnelles. Celles-ci devront viser tout spécialement le retour à une administration plus performante, l’encouragement du secteur privé formel, la facilitation des investissements de compétitivité, l’obtention d’une croissance plus inclusive. Ces défis exigent du temps pour être relevés : il sera donc important que la prochaine élection présidentielle ne brise pas la volonté actuelle de les mener à bien. Alors seulement, les progrès actuels seront pérennisés et la Côte d’Ivoire pourra être un véritable pôle de développement en Afrique.

Car les enjeux dépassent effectivement le pays. Malgré  un réel effritement, la Côte d’Ivoire, avec quelque 35% du PIB de l’Union, en reste la principale composante. Le retour en cours de la Banque Africaine de Développement (BAD) à son siège d’Abidjan, autre réussite symbolique de l’équipe en place, contribue aussi à rehausser la notoriété du pays. Il en est de même du rôle clé que la Côte d’Ivoire a tenu ces dernières années dans diverses institutions régionales. Ce leadership psychologique se double de fondements économiques: croissance la plus vive des pays de la région depuis trois ans, appareil économique le plus diversifié, fort engagement des Autorités dans l’atteinte des objectifs économiques. Ces atouts font que la Côte d’Ivoire peut d’abord largement tirer profit de la carte régionale, comme le montrent quelques exemples. L’industrie ivoirienne est la mieux placée pour répondre aux besoins croissants de consommation des populations des pays voisins. Grâce aux progrès dans l’interconnexion des réseaux, la production nationale d’électricité, qui dépasse les besoins immédiats, peut être exportée et atténuer les gaps cruciaux de quelques pays voisins. L’avance actuelle dans certains secteurs, comme celui de la grande distribution, attire des investissements étrangers qui, en cas de réussite, pourront être reproduits ailleurs dans l’Union.

Mais le poids régional de la Côte d’Ivoire fait aussi que celle-ci peut servir de courroie d’entrainement pour les autres nations de l’UEMOA, par les références qu’elle apporte comme par les opportunités qu’elle offre. Le pays est ainsi à ce jour l’un des seuls de l’Union où la « transition démographique » semble esquissée alors que cette question de la population est cruciale pour l’UEMOA qui devrait dépasser les 220 millions d’habitants en 2050. Il peut aussi, dans l’Union, offrir des débouchés accrus aux productions agricoles de certains membres, augmenter les opportunités d’emplois de services qualifiés pour d’autres. Il peut encore être l’animateur de grands projets régionaux d’infrastructures.

Après une décennie de croissance généralisée en Afrique due à l’immensité des retards à combler, la période à venir devrait être marquée par une plus grande différentiation des futurs progrès selon les pays ou les régions économiques, en fonction de la qualité de leur vision à moyen terme pour l’exploitation optimale des richesses locales, et de l’intensité des réformes pour lever tous les handicaps existants. Dans cette phase, l’Afrique de l’Ouest francophone pourrait être une des zones favorisées dès lors que deux conditions sont remplies. D’abord, en Côte d’Ivoire, la consolidation des points forts du pays, d’une part, et l’élimination à marche forcée des  obstacles à la libération des énergies nécessaires à un développement accessible à tous, d’autre part. Ensuite, dans l’UEMOA, une accélération et une multiplication des mesures et une mobilisation plus marquée de tous les Responsables, en vue d’une intégration forte, juste et solidaire. Alors le dynamisme de chacun profitera à tous et le bien-être de la communauté régionale pourra dépasser celle de chacun des Etats qui la composent.

Paul Derreumaux

Démographie : tendances mondiales, contrastes africains

Démographie : tendances mondiales, contrastes africains

La population mondiale augmente toujours à vive allure, mais sa répartition géographique poursuit également de profondes transformations. Dans ces changements globaux, l’Afrique tient une place croissante. Pourtant, les données démographiques du continent traduisent autant de défis que d’atouts.

La démographie est une des rares sciences sociales où il est possible de prévoir l’avenir, même à l’horizon de 30 ans, avec de bonnes chances d’être proche de la vérité future. Les mouvements démographiques sont en effet difficiles à modifier et leur réorientation ne peut souvent s’observer qu’à l’horizon minimal d’une ou deux générations, ce qui est du véritable long terme au plan économique. Les statistiques que le « Population Reference Bureau » (PRB) a récemment publiées sur la population mondiale en 2013 et sur les estimations d’évolution jusqu’en 2050 confirment cet état de fait. Elles s’inscrivent en effet dans les prévisions précédemment parues tout en mettant à jour diverses nouvelles inflexions.

Au plan global, la poursuite d’une forte croissance, la profonde modification de l’équilibre entre continents et l’urbanisation croissante restent les trois évolutions majeures, mais de nouvelles tendances apparaissent. La population mondiale devrait croître de 40% sur la période, passant de 7,1 milliards d’individus en 2013 à 8,1 milliards en 2015 et 9,7 milliards en 2050. Cette évolution est supérieure aux prévisions antérieures et l’humanité ne plafonnera donc normalement pas aux quelque 9 milliards de personnes un moment annoncées. Toutefois, l’inflexion à la baisse de la courbe de croissance s’observe dès 2025 et devrait s’accentuer après 2050. L’indice synthétique de fécondité est désormais inférieur 2,2 sur tous les continents, à l’exception de l’Afrique où il s’élève encore à 4,4. Cet indice, principal indicateur de la capacité de renouvellement des générations, a même plongé en deçà de 2 en beaucoup d’endroits et enregistre notamment ses minimaux, voisins de 1,5, en Europe, en Chine et au Japon. Ces fortes variations expliquent que le mouvement de répartition de la population entre continents, entamé de longue date, s’accentue encore. Sur les 35 prochaines années, la population européenne restera stable, mais celles de toute l’Europe de l’Est, d’Espagne et de Grèce devraient reculer de 10%. Dans le même temps, l’Asie, toujours largement dominante, verrait son poids relatif se réduire de 60% à 54% : la stabilisation de la Chine aux environs de 1,35 milliard de personnes et le repli de 20% de la population japonaise pèsent lourdement sur cette évolution. La forte croissance de l’Inde, qui serait en 2050 la nation la plus peuplée avec 1,65 milliard d’habitants, est la principale cause de la prééminence que garderait le continent asiatique.

Comme prévu, l’urbanisation va s’intensifier sur la période à venir. La part de la population urbaine, qui atteint déjà 52% du total, en représentera sans doute dans une génération plus de 55%. Cette tendance ne connait d’exception en aucune partie du monde : elle est seulement plus marquée dans les pays du Sud sous le double impact de la pression démographique et d’un exode rural plus intense. En 2011, 30 villes comptaient déjà plus de 9 millions d’habitants et, en 60 ans, les mégalopoles des pays industrialisés sont devenues minoritaires face à celles des pays du Sud. L’Inde est à ce jour la seule nation à avoir deux cités de plus de 20 millions d’habitants

Dans ce monde en évolution, l’Afrique reste une exception à bien des égards. Dépassant toutes les estimations précédentes, l’accroissement désormais annoncé serait de 33% jusqu’en 2025 puis de 66% ensuite, soit une augmentation totale de 120% portant la population à 2,4 milliards au milieu de ce siècle, soit 24,9% de la population mondiale contre 15,4% aujourd’hui. Pour la seule Afrique subsaharienne, la population serait multipliée par 2,4 et approcherait les 2,2 milliards d’habitants. Cette progression est en bonne part le résultat du maintien d’un indice de fécondité très élevé et désormais très éloigné de ceux des autres parties du monde : 4,8 pour le continent ; 5,2 pour sa seule région subsaharienne. Les dix pays où cet indice est supérieur à 6, sont désormais tous africains et le Niger, qui détient présentement le record avec un taux de 7,6, connait même une accélération de sa croissance démographique. Sur le continent, seuls les pays d’Afrique du Nord et d’Afrique Australe ont réalisé ou largement entamé leur transition démographique. Ailleurs, la population augmentera d’environ 150% d’ici à 2050. Sous cette poussée, le Nigéria – avec 440 millions de personnes -, la République démocratique du Congo (RDC) et l’Ethiopie deviendront respectivement la 3ème, la 9ième et la 10ème nation du monde par leur population avant le milieu de ce siècle, tandis que trois autres pays du continent pèseraient à cette date plus de 100 millions d’habitants. Deux grands blocs confirmeront leur puissance démographique à cet horizon : l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) avec près de 270 millions d’habitants et, surtout, l’East African Community (EAC) dont les 5 pays approcheraient un total de 400 millions d’individus.

Une autre particularité africaine est celle d’une urbanisation en retard par rapport aux autres continents. Avec un taux de 40% en 2012 -37% pour la seule partie subsaharienne -, l’Afrique demeure loin derrière l’Asie, où ce taux est de 46%, tandis qu’en Amérique et en Europe plus de sept personnes sur dix habitent les villes. Même si l’augmentation de ce ratio est indéniable, il n’est pas certain que le seuil des 50% sera atteint par les urbains avant 2050. Le poids démographique de la zone Est, où ce taux d’urbanisation ne dépasse pas encore les 25%, freinera en effet l’évolution d’ensemble. La place des mégalopoles confirme cette occupation différente de l’espace : face aux 16 villes de plus de 9 millions d’habitants en Asie à ce jour, l’Afrique ne compte que Lagos et Le Caire à franchir ce nombre.

Cette population africaine est la plus jeune du monde. Il est en effet estimé qu’en moyenne les moins de 15 ans sont actuellement quelque 41% du total – contre 26% sur la planète – et dix fois plus nombreux que les plus de 65 ans, qui rassemblent seulement 4% de l’ensemble. Une telle structure par âges va permettre à la population active du continent de poursuivre sur les trente prochaines années une croissance de son poids relatif, situation qui va disparaitre ailleurs. Ces spécificités apportent à l’Afrique des atouts mais aussi des challenges : à court terme, de lourds besoins en investissements en matière d’éducation mais aussi de grandes potentialités pour une forte croissance de la production ; à moyen et long terme, d’immenses marchés de consommateurs mais la nécessité  de créer des emplois à la dimension d’une offre de main d’œuvre en progression vive et prolongée.

Plusieurs indicateurs socio-démographiques illustrent par ailleurs la gravité du retard économique et social de l’Afrique. Le taux de mortalité infantile dépasse encore de près de 75% la moyenne mondiale : respectivement 68‰ et 40‰, l’Afrique francophone se démarquant par les chiffres les plus défavorables. L’espérance de vie, en progrès, s’élève maintenant à 59 ans, et 56 pour l’Afrique subsaharienne, alors qu’elle atteint désormais 70 ans pour la moyenne mondiale et même 83 ans au Japon. L’accès à l’assainissement dépasse à peine 54% et se limite à 42% dans les pays subsahariens, contre 79% en moyenne mondiale, pour ce qui concerne les parties urbaines. Il plonge respectivement à 31% et 24% dans les zones rurales, où le taux mondial avoisine les 46%. Par rapport aux pays du Nord, le VIH-Sida touche une proportion de la population 7 fois plus importante sur le continent, et plus de 10 fois pour la seule Afrique subsaharienne, où il apparait en forte croissance, spécialement en Afrique Australe. L’analyse par revenu met enfin en évidence de fortes inégalités puisque les 10% les plus pauvres de la population possèdent quelque 6% du revenu national alors que les 10% les plus riches en détiennent 48% : moins accentués qu’aux Etats-Unis, ces écarts le sont davantage qu’en Europe et illustrent une des lacunes de la croissance africaine. Le croisement de certains indicateurs montre d’ailleurs une aggravation de ces tendances générales : dans de nombreux pays, un important écart existe par exemple pour l’indice de fertilité, déjà exceptionnellement élevé, entre les groupes les plus aisés et ceux dont le revenu est le plus faible. Au plan géographique, seuls les pays de la zone Australe, emmenés par l’Afrique du Sud, apparaissent en avance notable sur divers indicateurs, grâce à leur développement économique plus marqué, mais les inégalités y sont aussi nettement plus fortes.

La puissance démographique croissante de l’Afrique et les données qui la caractérisent ou en découlent peuvent donc être aussi perçues comme le reflet immédiat des faiblesses du combat pour le développement. Les  statistiques collectées mettent notamment en évidence la forte interaction entre démographie, culture et économie. Les progrès de la médecine se propagent plus vite que ne le font les changements de mentalités. La rationalité économique qui expliquait les grandes familles n’a pas été relayée jusqu’ici par une nouvelle rationalité qui justifierait la réduction significative du nombre d’enfants pas ménage. La poussée de l’urbanisation semble résulter davantage de l’espoir d’un meilleur accès aux services sociaux de base que de l’attente d’un hypothétique emploi stable. Les caractéristiques présentes de la croissance économique en Afrique subsaharienne, telles  qu’elles sont observées aujourd’hui, s’accommodent, voire favorisent, une accentuation des inégalités financières et sociales qui pénalisent elles-mêmes l’introduction d’un développement plus performant en termes de création d’emplois et l’amélioration des indicateurs sociaux. Divers cercles vicieux viennent ainsi freiner la propagation des effets positifs d’une croissance soutenue mais qui ne touche encore que quelques secteurs. Pour briser ces cercles, il faut agir vite, avec courage, lucidité et solidarité. Autant de qualités qu’il est difficile de rassembler, en Afrique comme ailleurs.

Paul Derreumaux

Endettement public : de la marge en Afrique si…

Endettement public : de la marge en Afrique si…

L’endettement public en Afrique est  aujourd’hui globalement modeste et des marges de progression significative existent de nouveau dans la plupart des pays. Un accroissement de cet endettement reste cependant soumis à des conditions exigeantes pour être pertinent avec une accélération du développement.

Durant les vingt dernières années, l’Afrique subsaharienne s’est progressivement libérée d’une très lourde dette publique qui étouffait le budget des Etats et bloquait les nouveaux investissements. Les douloureuses économies réalisées lors des Programmes d’Ajustement Structurel (PAS), les réformes menées, en particulier à travers diverses privatisations, et les importants efforts d’allègement de la dette consentis par les créanciers ont été simultanément mis en œuvre pour transformer cette situation. L’endettement extérieur, souvent supérieur à 100% du Produit Intérieur Brut (PIB) dans les années 1980, a été ramené à un ratio moyen de l’ordre de 30% au début de la présente décennie. Pour les 33 pays africains bénéficiaires de l’initiative exceptionnelle des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE), il en résulte une réduction pouvant représenter 85% de leur endettement. Pour certains, l’aboutissement de ce processus est récent : 2012  pour la Côte d’Ivoire par exemple. La forte diminution conséquente du service de la dette a facilité la remise en ordre des finances publiques et du cadre macro-économique, et permis la relance des investissements par les Etats. Il est aujourd’hui admis que cette évolution, jointe à de meilleurs choix quant aux programmes et options prioritaires, sont à l’origine de la phase de croissance soutenue du continent depuis les années 2000.

La situation est toutefois loin d’être figée. A partir des minimaux atteints ces dernières années, le niveau et le poids relatif de cet endettement des Etats repartent logiquement à la hausse sous l’effet d’au moins trois facteurs.

Le retour à la croissance économique sur le continent incite les Etats à mettre en œuvre des projets de plus en plus ambitieux. Parmi ceux-ci, la nouvelle approche dominante met avec juste raison l’accent sur les infrastructures et l’énergie, très consommatrices en capital. Les initiatives renforcées de coopération régionale comme l’apparition plus fréquente de plans globaux de développement à moyen terme ont aussi pour effet de multiplier les projets de grande envergure : si ceux-ci apportent souvent à terme une meilleure efficacité et des économies d’échelle, ils exigent au départ des financements de montant plus élevé et une plus grande utilisation de concours extérieurs.

L’offre de financements publics classiques s’est par ailleurs largement diversifiée depuis vingt ans. Du côté des institutions multilatérales, la Banque Africaine de Développement ou la Banque Islamique de Développement, par exemple, ont consolidé leur action, aidées par une forte augmentation de leurs ressources et, souvent, une meilleure compréhension des préoccupations prioritaires des pays bénéficiaires de l’aide. Pour les appuis bilatéraux, le fait essentiel est la présence accrue des pays émergents. Leurs interventions sont guidées à la fois par des raisons politiques (démonstration de leur nouvelle puissance économique, lutte d’influence pour prétendre à des responsabilités mondiales) et économiques (recherche de matières premières pour leurs industries ou de marchés pour leurs nouvelles grandes sociétés). La Chine est l’exemple le plus marquant de cette catégorie, mais celle-ci englobe d’autres pays comme l’Inde, Singapour, le Brésil, la Malaisie ou la Turquie. Face à cet éventail plus vaste, tant en termes d’acteurs que de modalités d’interventions, la demande des Etats trouve à la fois un volume plus important de concours disponibles, qui compense la diminution de certaines sources traditionnelles, et des durées et conditions de financement parfois mieux adaptées aux besoins. Il en résulte une plus grande incitation à s’endetter.

Enfin, des circuits ont émergé ou sont réapparus. Avec l’intérêt plus marqué des grandes entreprises pour des investissements en Afrique dans des secteurs financièrement rentables, les Partenariats Public Privé (PPP) étalent dans le temps des charges incombant aux Etats. Le boom des marchés financiers sur le continent a développé en outre le recours aux émissions publiques sur les marchés nationaux de titres à court ou moyen terme, pour le financement des dépenses courantes comme pour les investissements. Même les pays francophones, dont les pouvoirs publics se finançaient antérieurement par le canal de leur Banque Centrale, se sont tournés depuis les années 2000, en particulier en Afrique de l’Ouest, vers leurs nouveaux marchés financiers régionaux sur lesquels ils sont devenus le principal émetteur. Enfin, la prolifération des capitaux disponibles sur le marché international et la baisse des taux amènent un nombre croissant de pays à émettre des emprunts extérieurs : pour la seule année 2014, six pays ont ainsi émis pour plus de 7 milliards de dollars US.

Cette tendance générale conduit à une reprise du mouvement ascendant de la dette de beaucoup d’Etats africains, exprimée en pourcentage par rapport au PIB. Pour la seule dette extérieure, ce taux tombé en deçà des 30% en 2011 serait ainsi déjà remonté à plus de  35% en 2014. Encore ces données ne tiennent compte ni des emprunts sur les marchés nationaux ni des dettes vis-à-vis des fournisseurs qui sont parfois une variable d’ajustement importante. La question majeure devient donc celle de la charge supplémentaire d’endettement qui resterait supportable à court et moyen terme. La réponse varie bien sûr selon les Etats et leur situation actuelle. Pourtant, la plupart disposent bien d’une marge de manœuvre significative, dès lors qu’au moins trois conditions sont simultanément remplies.

La première, et primordiale, est celle de la durabilité escomptée d’un taux de croissance élevé. L’analyse met en effet en valeur deux conclusions essentielles : le ratio Dette/PIB s’alourdit dès lors que le taux d’intérêt nominal moyen de l’endettement est supérieur au taux de croissance du PIB ; l’endettement augmente dès que l’excédent primaire des finances publiques ne peut couvrir les intérêts annuels de la dette.  Une progression sans dommage de la dette publique est donc  d’abord corrélée positivement avec le taux de progression du PIB. Si l’environnement actuel est favorable sur ce plan aux pays africains, il importe que les actions menées assurent la pérennité et la solidité de cette croissance. La qualité des investissements effectués, la maîtrise de leurs coûts et le suivi rapproché de leur mise en œuvre sont ici indispensables pour éviter les errements du passé et pour optimiser l’efficacité de toutes les actions menées. La rapidité et la force de l’impact favorable des investissements et de la croissance sur l’amélioration des équilibres budgétaires seront aussi un élément déterminant pour permettre aux Etats de faire face à des échéances, même croissantes, sans devoir souscrire à de nouveaux emprunts.

La seconde est que les contraintes posées par les institutions internationales de référence soient desserrées. Leur vigilance repose certes sur de nombreuses justifications, anciennes ou plus récentes, quant aux situations difficiles dans lesquelles peuvent tomber les Etats. Pourtant les choses ont changé positivement en deux décades, tant dans la situation économique des pays africains que, pour un nombre croissant d’entre eux, dans les méthodes de gestion des finances publiques et la définition de visions stratégiques servant de fil conducteur aux programmes d’actions. De plus, il ne semble pas exister de taux plafond universel et permanent d’endettement tolérable : celui-ci varie en fonction de la pertinence des politiques menées, comme le montre bien l’histoire de tous les pays du Nord et du Sud. Il est donc vital, alors que se bousculent les urgences de toutes sortes, ainsi que des défis nouveaux et gigantesques pour la population et le climat, que les plus grands partenaires fassent preuve d’imagination et de souplesse pour soutenir efficacement ceux qui ont la volonté d’accélérer leur développement et de le faire avec sérieux. Les moyens existent : renforcement des systèmes d’information préalable, en particulier sur les financements innovants ; aménagement des critères de « concessionnalité » ; modification dans le temps, selon les résultats obtenus, des limites autorisées ;… Une souplesse maximale de ces relations, couplée avec un contrôle attentif de leur application, sera sans doute le meilleur garant contre les dérapages et le recours à des financements hasardeux.

La troisième est que les Etats gèrent avec prudence la composition et les conditions de leur dette, notamment vis-à-vis de leurs nouveaux partenaires. Les taux d’emprunt sur le marché international sont pour l’heure exceptionnellement favorables et rendent acceptable le « spread » du risque africain, mais cette situation lénifiante pourrait se modifier rapidement avec la hausse prévisible des taux américains. Le dollar, monnaie d’émission par excellence de ces dettes, devrait aussi suivre une pente ascendante, qui pénalisera par exemple les pays liés à l’euro ou ceux dont la monnaie « décroche » brutalement comme le Ghana. Dans les  PPP, les propositions des partenaires privés incluent parfois des contreparties de monopole ou de traitement de faveur qui peuvent être à terme fort coûteuses pour les économies. Le recours excessif des Etats aux marchés financiers locaux engendre un risque de pénalisation des investissements productifs privés. Chaque offre de financement doit donc être soupesée avec soin et comparée aux conditions de l’encours existant pour maintenir un profil acceptable de la dette globale et un impact positif des actions menées sur le développement économique.

Les pays africains ont désormais une maturité plus affirmée leur permettant de profiter au mieux de leur situation favorable en termes d’endettement public. A eux de montrer que les difficultés du passé sont encore suffisamment dans les esprits, et de faire preuve d’audace et d’imagination sans retomber dans une situation dans laquelle même les nations les plus riches sont maintenant elles-mêmes engluées.

Paul Derreumaux

Les classes moyennes en Afrique : mythe ou réalité ?

Les classes moyennes en Afrique : mythe ou réalité ?

 

L’émergence à grande échelle en Afrique de classes moyennes, au sens utilisé dans les pays du Nord, est un thème récent, mais le succès de la formule est à la hauteur de l’espoir de changement qu’elle reflète. La réalité couverte est pourtant loin d’être précise et indiscutable.

Lancée en 2010 par un bureau international d’études et d’organisation, l’idée s’est surtout répandue à la suite du Rapport publié par la Banque Africaine de Développement (BAD) en 2011. Selon la définition retenue par ces institutions, les classes moyennes engloberaient en Afrique toutes les personnes au revenu quotidien compris entre 2 et 20 dollars US par jour (en parité de pouvoir d’achat), et capables, après la couverture de leurs besoins incompressibles, d’affecter le solde de leur revenu à des consommations librement choisies. Elles compteraient en 2012 environ 300 millions d’individus. La portée psychologique de cette annonce est forte. Elle montre un des premiers effets positifs concrets de la croissance économique ininterrompue de l’Afrique depuis près de 15 ans:  cette dernière n’est plus seulement un continent d’assistés, porté à bout de bras par des donateurs ou des prêteurs, mais aussi un réservoir de consommateurs pour les entreprises, étrangères ou locales, des secteurs de l’industrie, des services et de la grande distribution. Pour les grands bailleurs comme la BAD, ce constat est aussi le signe que les options prises depuis quelques années à travers des politiques visant la transformation structurelle de l’Afrique et la réduction de la pauvreté commencent à porter leurs fruits. La poursuite attendue de la croissance et la forte expansion démographique dans les trente prochaines années complèteraient le tableau pour en faire une parfaite invitation à investir.

Une analyse plus fine relativise pourtant cette analyse optimiste. Un revenu quotidien de 2 dollars représente par exemple présentement à Bamako ou Abidjan un revenu mensuel d’environ 30 000 FCFA. Ce montant correspond approximativement au Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti (SMIG) en vigueur au Mali. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), ces niveaux de rémunération sont en moyenne ceux de salariés urbains de catégories modestes (employés de maison peu qualifiés, ouvriers du bâtiment,..). En l’absence de compléments liés à une seconde activité, ce revenu ne permet en aucune façon aux personnes concernées, soumises par ailleurs aux coûts élevés des familles élargies, de consacrer leurs disponibilités à d’autres affectations que la nourriture ou le loyer de l’habitation, qui ne sont sans doute même pas entièrement satisfaites. Avec un revenu double de ce minimum, qui correspond au montant du nouveau SMIG ivoirien ou au salaire de beaucoup de fonctionnaires débutants, la contrainte se desserre à peine dans les pays où le coût de la vie n’est pas le plus élevé. Le respect effectif de ce minimum officiel semble d’ailleurs jusqu’ici difficilement appliqué par nombre d’entreprises. La fourchette haute retenue pour la définition des classes moyennes, soit la contrevaleur d’environ 300000 FCFA par mois ou 7200 dollars par an, permet cette fois d’incorporer dans les dépenses mensuelles de nouveaux postes budgétaires, tels notamment la santé, les frais scolaires, les biens d’équipement ménager et le moyen de déplacement. En particulier, l’achat d’une voiture (d’occasion) est généralement faisable à ce niveau de rémunération et peut sans doute être considéré comme un seuil essentiel. En revanche, les populations concernées sont très minoritaires. De plus, l’achat d’un logement demeure exclu à ce niveau: en effet, si les prêts immobiliers d’une durée supérieure à 10 ans deviennent courants, les taux d’intérêt pratiqués, très souvent supérieurs à 8%, et le coût élevé des terrains et des constructions exigent pour l’octroi d’un prêt bancaire des revenus familiaux sensiblement supérieurs sauf en cas d’auto-construction. L’exemple de pays hors zone franc ne conduit pas à des conclusions différentes. Les statistiques de la Banque Mondiale de revenu moyen annuel par habitant (en parités de pouvoir d’achat) sur la période 2009/2013 donnent en effet une fourchette de 910 (Niger) à 2900 (Côte d’Ivoire) dollars US pour l’UEMOA, mais aussi d’environ 2250 dollars US pour le Kenya et 5400 dollars US pour le Nigéria.

Le choix de seuils financiers modestes était sans doute le seul cohérent avec la volonté de donner à cette classe moyenne une masse significative, pour frapper les esprits. Il parait cependant manquer de réalisme à court terme. Une étude publiée en août 2013 par la banque sud-africaine Stanbic le confirme, puisque cette institution retient pour les classes moyennes une rémunération annuelle par ménage comprise entre 4500 et 42000 dollars US, soit une moyenne 6 fois plus élevée que la précédente, et arrive bien sûr à une population nettement moins nombreuse. Malgré cette restriction quantitative, l’importance de cette classification apparait fondée dès lors que diverses données sont bien prises en compte.

L’essor des classes moyennes permet d’imaginer les changements attendus de la croissance, et les nouvelles opportunités d’investissement qui en résultent dans de nombreux secteurs. Le revenu moyen par tête a en effet considérablement augmenté sur les trente dernières années, parfois en décuplant dans certains pays, et tout laisse à penser que cette poussée va s’accélérer. Dans cette évolution, les nouvelles classes moyennes ne possèdent cependant pas l’homogénéité de leurs homologues européens en termes de modes de vie et de consommation, d’aspirations, ou d’origine professionnelle, ni même celle des classes moyennes des pays africains dans les années 1970, alors essentiellement composées des cadres de l’administration et des sociétés d’Etat. Elles sont aujourd’hui plus disparates, et probablement constituées surtout d’entrepreneurs du secteur informel. Il est donc nécessaire et urgent de préciser les catégories visées et leurs caractéristiques, de mieux cerner leurs demandes réelles, de connaitre leurs contraintes et de réinventer la manière de les servir. Le placage en Afrique d’analyses issues des expériences européennes risquerait de ne pas insuffler tous les impacts positifs possibles, tant pour les économies que pour les populations.

Une autre caractéristique majeure est la forte variation selon les pays de la présence significative de ces classes moyennes  consommatrices. Celle-ci est d’ailleurs souvent en corrélation directe avec le niveau de développement des économies concernées et, surtout, de la transformation structurelle des environnements nationaux. La force de l’urbanisation, un début d’industrialisation, la présence marquée de grandes entreprises internationales sont en particulier un soubassement décisif pour la consolidation et l’homogénéisation des catégories visées. Celles-ci se concentrent aussi surtout dans les capitales, au moins pour les pays subsahariens avec quelques exceptions comme l’Afrique du Sud et le Nigéria. Cette disparité entre nations pourrait s’accentuer à l’avenir par suite de l’élargissement probable des écarts de croissance entre celles qui engageront les mutations sociétales souhaitables et celles où la pesanteur sociale sera plus forte que la volonté de changement.

L’effet favorable sur l’économie de la hausse des revenus distribués sera en outre d’autant plus notable que sera prise en charge par d’autres acteurs la couverture de dépenses sociales, notamment de santé, qui seraient autrement la destination première des augmentations de rémunérations constatées. Du côté de l’Etat, la mise en place d’une assurance santé efficace, la construction de centres de soins bien équipés et ouverts à tous à des conditions financières avantageuses concourront donc directement à alléger certaines charges des individus et à libérer à due conséquence leurs moyens financiers, pour les biens d’équipement ou l’habitat par exemple, fournies par le secteur marchand. Du côté des entreprises, et en particulier des filiales des compagnies internationales, des avancées sont envisageables dans le cadre de la politique de Responsabilité Environnementale et Sociale (RES) à laquelle adhèrent de plus en plus de groupes : le développement des systèmes d’assurance complémentaire ou les mutuelles de santé apporteraient une contribution de même nature.

Enfin, l’impact de la montée en puissance des classes moyennes sera d’autant plus facilement ressenti sur l’économie que celles-ci trouveront à leur disposition des moyens de financement bien adaptés. Les institutions financières, et en premier lieu les banques, ont donc un rôle clé. L’élargissement de la bancarisation, la baisse des taux d’intérêt, l’inventivité des types de garanties jugés acceptables par les prêteurs, la diversification des produits offerts aux emprunteurs seront des éléments importants pour épauler la hausse régulière des rémunérations. Cette évolution est surtout nécessaire pour l’immobilier où l’allongement des concours rend les coûts insupportables lorsque les taux d’intérêt demeurent élevés. Elle est aussi indispensable pour les entrepreneurs informels, qui devraient constituer une bonne part de ces nouvelles classes moyennes, afin qu’ils puissent accéder aux financements bancaires pour la satisfaction de leurs besoins malgré l’absence de flux réguliers de revenus.

Sans surprise, ces différents aspects rejoignent ceux souvent soulignés pour que, dans chaque pays, la croissance africaine soit réellement inclusive et les inévitables inégalités soient correctement maitrisées et limitées. Les nations qui s’attelleront le mieux à ces défis seront certainement celles qui transformeront le plus vite le rêve des classes moyennes en réalité.

Paul Derreumaux