Alors que chacun est emporté dans un tourbillon de nouvelles plus ou moins importantes, vérifiées et changeantes, il est utile de sélectionner celles qui sont essentielles, pour tenter d’imaginer le monde de demain. L’exercice peut être esquissé sur quelques exemples, en croisant les données de l’actualité et les leçons de l’Histoire. Cette première tentative concernera les Etats-Unis
ETATS-UNIS : Une superpuissance devenue isolée et menacée
En 1945, les Etats-Unis ont confirmé leur atteinte au statut de « super-puissance » dans le monde, à peine 200 ans après leur indépendance. La diversité des indicateurs où s’est exprimée plus ou moins vite leur supériorité témoignait de cette position particulière : importance des richesses naturelles exploitées, mise en œuvre très efficiente des progrès techniques, niveau et diversité des productions industrielles, volume de la production nationale brute, richesse par habitant, forces militaires, classiques et nucléaires, influence culturelle de portée mondiale… Dans le même temps, leurs institutions politiques, inspirées des modèles européens nés au 18ème siècle, les avait rangés dans le camp des démocraties, aux côtés desquelles ils avaient notamment combattu dans les deux guerres mondiales. A l’issue du dernier conflit, la conjonction de cette suprématie économique et de cette légitimité politique les a placés en porte-drapeau du camp démocratique (dit occidental) face au bloc communiste. Pour les Etats-Unis, l’importance vitale accordée à cette lutte contre l’URSS justifiait parfaitement d’assumer la responsabilité de ce leadership, d’en supporter la charge financière et de construire les éventuelles structures capables d’assurer l’endiguement des pays à obédience marxiste.
L’effondrement de l’URSS en 1989 n’a pas rompu la prise en charge par les Etats-Unis du pilotage et du soutien multiforme de leur camp politique, notamment au plan militaire avec le maintien de l’OTAN. Toutefois, la justification de ce rôle et de son coût s’est progressivement estompée et troublée. D’un côté, la Russie, économiquement et stratégiquement affaiblie, était aussi devenue un pays d’apparence démocratique et un partenaire admis dès 1997 dans le G7, esquisse d’un gouvernement mondial. L’essor de la mondialisation ouvrait aussi des perspectives d’accélération d’une croissance profitable à tous. D’un autre côté, le développement rapide de la Chine communiste, géant démographique, faisait émerger dans le camp adverse un autre rival potentiel, malgré son approche moins conflictuelle, De plus, les terrorismes islamistes exportaient progressivement de nouveaux périls de portée mondiale, tandis que, de son côté, Israël ne faisait guère de concessions pour la paix au Moyen -Orient. Le rôle de gendarme du monde assumé par les Etats-Unis, désormais seule superpuissance, est donc devenu plus onéreux, mais aussi moins efficace par rapport à une situation internationale plus complexe. Initialement les mieux placés pour bénéficier de la mondialisation grâce à la puissance de leurs entreprises, à leur avance technique et à la domination de l’US Dollar, les Etats-Unis ont en outre peu à peu été confrontés au développement exceptionnel de la Chine devenue en 40 ans l’usine de la planète. Alors que la fin de la domination industrielle et commerciale américaine semblait imminente, les révolutions technologiques du 21ème siècle dans les services, dont les GAFAM illustrent la réussite et le rayonnement, ont toutefois permis aux Etats-Unis de maintenir jusqu’ici leur pôle-position par rapport à la Chine
Face à cette situation, le nouveau Président a été élu fin 2024 sur la base d’une nette rupture avec la stratégie antérieure du pays, basée sur au moins quatre principes : la priorité absolue au maintien, voire au renforcement, de la suprématie économique des Etats-Unis (la doctrine MAGA) ; l’utilisation de tous les moyens possibles, sans exception, pour atteindre cet objectif ; la réduction drastique de toutes les charges non directement et immédiatement profitables au pays ; la remise en cause de certaines valeurs sociétales, institutions et personnalités suspectées de contrevenir aux buts retenus. La difficulté croissante pour les Etats-Unis d’imposer ses vues dans un monde soumis à des tensions accrues entre acteurs de plus en plus divers pouvait justifier ce virage stratégique et ces nouvelles orientations, dès lors qu’elles étaient soigneusement préparées, expliquées et progressives. Toutefois, les méthodes de travail et l’entourage du Président élu fin 2024, l’agressivité des requêtes, la recherche de résultats immédiats aux dépens du reste du monde et l’inadaptation d’une bonne part des mesures retenues ont induit une incompréhension et une hostilité généralisées et un démarrage chaotique des mesures annoncées. Depuis janvier dernier, les deux principales réorientations internationales abordées restent donc en suspens. En Ukraine, l’espoir d’un règlement rapide du conflit s’est heurté aux prétentions des Etats-Unis autant qu’à celles des Russes. Au plan économique, l’offensive américaine s’est concentrée sur une chasse tous azimuts à l’immigration illégale et à une hausse stratosphérique et généralisée des taxes d’importation, qui n’ont pu ni l’une ni l’autre être menées à bien.
Diverses contrattaques ont en effet été immédiatement menées pour les droits de douane par les partenaires les plus puissants, tels l’Union Européenne et, plus particulièrement, la Chine, pour les produits les plus indispensables à l’économie et aux consommateurs américains. Elles devraient conduire à des négociations, sans doute longues et aux épilogues inconnus. Surtout, les effets espérés par les Etats-Unis de ce séisme douanier pourraient être erronés. La forte hausse des taxes d’entrée devrait générer à la fois hausse directe des prix de vente dans le pays et perturbation des circuits internationaux d’approvisionnement, tous deux facteurs d’inflation, de taux d’intérêt élevés et de baisse du pouvoir d’achat, sans permettre en compensation la croissance souhaitée des productions américaines subordonnées à des transformations structurelles souvent difficiles. La baisse du dollar, qui faciliterait le redressement de la balance commerciale, ne se commande pas, mais résulte à la fois de la force relative des principaux espaces économiques et d’une coopération des nations concurrentes à l’atteinte de cet objectif. La situation actuelle des Etats-Unis ne leur est pas vraiment favorable sur ces deux points. De plus, l’affaiblissement du dollar contribuerait à rendre moins attractive la détention des bons du Trésor américains et donc à augmenter le coût d’une dette déjà colossale. Enfin, l’attaque frontale par la Présidence américaine de tous les alliés traditionnels dans les divers combats menés, politiques comme économiques, pourrait être une faute d’arrogance coûteuse.
Ces diktats de tous ordres des Etats-Unis, confrontés à leurs illogismes et aux ripostes reçues, ont ouvert une période d’incertitude maximale qui devrait se prolonger au moins jusqu’à fin juin prochain. Malgré tout, trois conséquences durables apparaissent déjà vraisemblables après cette crise. L’une est le ralentissement de la croissance économique mondiale, au moins jusqu’à fin 2026, en raison à la fois de l’impact négatif direct sur le commerce international et des ajustements structurels à opérer dans la plupart des pays et des secteurs, qui nécessiteront du temps. La deuxième est la perte de confiance générale envers les Etats-Unis, tant à cause de leurs comportements totalitaires que par la bizarrerie de leurs actions. Cette suspicion risque notamment d’être profonde et durable dans la plupart des pays en développement et d’être préjudiciable à tout l’Occident. Celui-ci pourrait perdre définitivement dans les pays du Sud, dont le poids démographique et économique ira croissant, une bonne part de son influence au profit de la Chine, de la Russie, et de quelques autres, structurés maintenant autour des BRICS. Le troisième impact résidera dans les dommages collatéraux qui frapperont en particulier la lutte contre le dérèglement climatique, l’appui aux actions de développement économique et la mise en œuvre de stratégies cohérentes de gestion des flux de migrations. L’abandon par les Etats-Unis d’une grande partie de ses programmes en ce domaine comme la moindre priorité accordée à ces questions par d’autres grands acteurs mondiaux en raison des turbulences actuelles cumuleront leurs impacts négatifs en la matière.
La nouvelle Présidence des Etats-Unis ambitionne d’imposer sa vision et ses intérêts propres au monde entier, à l’instar d’un Empire en pleine expansion. Mais ses exigences ressemblent plutôt aux tentatives désordonnées d’un Empire aveuglé par sa domination passée : confiant à l’excès dans ses forces mais oubliant ses faiblesses, perdant toute considération pour ses amis autant que pour ses vassaux ou ses ennemis, et manquant de discernement dans l’impact de ses actions, sans doute à cause de la façon selon laquelle elles sont conçues. Une telle situation a déjà été observée dans le passé. Il reste à espérer que le souvenir de ces épisodes de l’Histoire reste suffisamment vivant pour éviter les issues les plus dommageables de cette nouvelle disruption des visions.
Paul Derreumaux
Article publié le 25/04/2025