Partie 2 – Incertitudes : Les particularités de la zone Franc
Si la qualité d’ensemble de leurs résultats financiers nourrit logiquement les ambitions des secteurs bancaires subsahariens, le réalisme de celles-ci est encore plus lié à la consistance effective de leurs fonds propres. Le renforcement de ces derniers est souvent impulsé par les exigences croissantes des Banques Centrales vis à vis des banques commerciales. Si la tendance constatée sur ce plan est partout identique, sa mise en œuvre s’accomplit avec une ampleur et un rythme fort variables et réserve des surprises
Engagé depuis longtemps au niveau mondial, et constamment renforcé, l’accroissement du capital minimum des institutions de crédit et le durcissement des ratios qu’elles ont à respecter touche aussi l’Afrique, à des degrés divers selon les pays. L’évolution répond au moins à un triple objectif : renforcer les capacités de crédit des banques à l’économie ; leur imposer de disposer des ressources propres suffisantes pour faire face aux risques qui s’accroissent et se diversifient ; consolider si possible la profession grâce à des acteurs moins nombreux mais plus puissants.
Le Nigéria, coutumier des augmentations impressionnantes, avait bien atteint ces buts en 2005. Le bond du capital minimum alors décidé avait déclenché le vaste mouvement de concentration locale du secteur – division par 3 du nombre d’entités – et une forte expansion, nationale et internationale, des banques survivantes. Celle-ci fut à la base de la dé-compartimentation entre toutes régions subsahariennes pour les activités bancaires. Ce pays s’illustre encore en fixant une nouvelle hausse record du capital minimum pour fin mars 2026 : 200 milliards de nairas pour les banques nationales et même 500 milliards pour celles bénéficiant d’une autorisation internationale, soit respectivement la contrevaleur de 130 et 320 millions(M) de USD. Mais l’accélération s’observe ailleurs, quelle que soit la taille et le développement des économies : exprimés en M de USD, les nouveaux seuils s’élèvent à environ 105 M en Egypte, 70 M au Ghana mais aussi 30 M en République Démocratique du Congo (RDC). Même les pays plutôt réfractaires à cette mesure et préférant des ratios prudentiels plus sévères évoluent : le Kenya vient ainsi de décupler ce capital minimum, stable depuis 2012, pour le porter en plusieurs étapes à 10 milliards de KES (78 M USD) en 2029.
Dans les pays concernés, les banques sont contraintes de trouver les fonds propres supplémentaires et, pour la plupart, sont déjà lancées dans des augmentations de capital, la recherche éventuelle de nouveaux actionnaires et, si nécessaire, des opérations de fusion-acquisition. Comme déjà rappelé ( cf. Partie 1), le Ghana est immergé dans ce processus depuis 2018. Au Nigéria, les groupes Access et Zenith ont émis chacun de nouvelles actions pour plus de 200 millions de USD, et leurs principales consœurs sont aussi sur cette voie. Partout, la montée en puissance des ressources propres est bien perçue par les banques comme une exigence sans faille et étroitement surveillée des Autorités monétaires, la condition sine qua non de la confiance de leurs possibles bailleurs de fonds et le préalable de la concrétisation de leurs ambitions. Une fois cette étape franchie, la mobilisation de financements complémentaires sous forme de prêts, d’obligations convertibles, d’instruments variés est aussi souvent nécessaire pour atteindre les objectifs fixés. Mais celle-ci est de toute façon placée sous le contrôle de plus en plus rapproché des Commissions Bancaires et l’apparition possible de nouvelles règles. Ainsi, l’Afrique du Sud pourrait initier un système de « Financial Loss Absorbing Capacity (FLAC) obligeant certains prêteurs à convertir leurs concours en actions en cas de difficulté de la banque emprunteuse, à l’image des contraintes sur les prêts subordonnés en zone franc. Le sauvetage des banques s’appuierait alors davantage sur elles-mêmes (le bail-in).
L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) n’est pas en reste sur ce chapitre des fonds propres. Le capital minimum a été doublé fin 2023 et porté à 20 milliards (MM) FCFA (32 M USD), rattrapant ainsi un retard de plus en plus flagrant par rapport à l’ensemble de la zone. Pourtant, alors que l’ajustement demandé pouvait être perçu comme difficile, l’objectif est déjà atteint fin 2024 par l’essentiel de la profession, et souvent par incorporation de réserves sans apport d’argent frais et, a fortiori, sans rapprochement des acteurs en place. Il est vrai que les entités en zone CFA ont l’avantage que leur monnaie s’est moins dévaluée par rapport au dollar US que celles de la plupart des pays subsahariens : l’effort requis exprimé dans cette mesure commune est donc moins conséquent. Il serait logique d’attendre un nouveau durcissement du seuil dès 2026, à l’expiration du délai arrêté pour l’accroissement en cours. Certains groupes ont déjà anticipé cette étape suivante, comme la BANK OF AFRICA dont le capital de certaines filiales est déjà passé en 2024 à 40 MM CFA. Dans la partie centrale de la zone franc, où l’ajustement semble encore en attente, le Groupe gabonais BGFI a pris les devants en annonçant pour 2025 son entrée en bourse, en vue de lever au moins 80 MM FCFA (130 M USD) de capitaux.
Si la consolidation effective des fonds propres reste pour l’heure modeste en zone franc, une modification importante s’est introduite ici depuis quelques années dans les actionnariats : la montée en force des Etats. Cette possibilité est classiquement utilisée, lorsque les Autorités ont à recapitaliser des établissements de crédit défaillants. Le Mali avait procédé ainsi pour résoudre l’insolvabilité de la Banque de l’Habitat du Mali, en la faisant absorber par une autre banque publique, la Banque Malienne de Solidarité (BMS). La Côte d’Ivoire a fait de même sur la durée avec plusieurs banques, privées et publiques, qui ont été selon les cas mises sous administration provisoire ou consolidées à partir de capitaux publics (Versus Bank, Banque Nationale d’Investissement (BNI), Banque de l’Habitat, Banque Populaire). D’autres cas analogues pourraient être cités ailleurs dans l’UEMOA, mais se retrouvent aussi au Cameroun, avec notamment la Commercial Bank of Cameroon (CBC), et dans de grands pays anglophones tels le Kenya, l’Afrique du Sud ou ailleurs. Au Nigéria, l’Etat devrait ainsi reprendre à ce titre la petite Keystone Bank, elle-même née d ‘un changement d’actionnaire en 2017 six ans après sa création.
A côté de ces cas de force majeure, la zone franc, et spécialement l’UEMOA, s’est distinguée récemment par des prises de participation des Etats et des structures publiques dans les banques existantes, répondant à des fins plus stratégiques. Le départ de la zone des banques françaises BNP et Société Générale accroît en effet les opportunités et amplifie le mouvement. La Côte d’Ivoire a été pionnière en pilotant un consortium d’investisseurs publics emmené par la BNI pour acquérir l’ex-filiale locale de la BNP. Mais la Commission Bancaire a montré dans son Rapport sur l’année 2023 que la tendance est une lame de fond : en 4 ans, l’actionnariat public aurait plus que doublé en volume, avoisinant 27% du tour de table des banques, et 23 de celles-ci, totalisant plus de 20% des actifs régionaux du secteur, sont détenues majoritairement par des investisseurs étatiques. L’évolution s’est accentuée depuis lors, sous des formes variées : l’Etat du Bénin est devenu actionnaire unique de la Banque Internationale pour l’Industrie et le Commerce (BIIC), désormais première banque du pays, dont il cède une part minoritaire sur la Bourse Régionale ; l’Etat du Mali indique être passé majoritaire au capital de la Banque Nationale de Développement Agricole (BNDA), en complément de sa forte présence dans la BMS et la Banque de Développement du Mali (BDM). Pour le dossier majeur de la Société Générale, les Etats du Bénin, mais aussi du Cameroun, du Congo, de Guinée Equatoriale, contre toute attente, préemptent la cession des filiales locales, écartant les investisseurs privés concurrents, et attendent maintenant l’accord final des Autorités Monétaires.
L’appétit de ces Etats pour ces acquisitions bancaires n’apparait donc plus résigné, mais volontariste. Cette nouvelle donne s’oppose à l’évolution observée depuis quatre décennies et semble incarner la volonté politique d’utiliser les banques comme un levier important du développement économique et social. En raison du poids des secteurs publics dans la zone, l’approche peut être pertinente dès lors que sont respectées au moins trois conditions : absence de distorsion de concurrence entre acteurs bancaires publics et privés ; indépendance et absence de conflit d’intérêts dans la gestion des banques publiques, en particulier face aux recours des Etats sur le marché financier régional ; capacité des actionnaires publics d’assurer les apports de fonds propres qui devraient s’intensifier à l’avenir.
Si ces incertitudes ne sont pas levées, elles pourraient se transformer en menaces.
A suivre le 17 mars…
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Paul Derreumaux
Article paru le 04/03/2025