Depuis 2007, les principales Banques Centrales ont mené des politiques inhabituelles pour atteindre leurs buts, qui se sont parfois étendus au-delà de leurs objectifs classiques de stabilité de la monnaie et, de façon liée, de lutte contre ses dérives : inflation, déflation. dévaluation. Surprenantes, voire douloureuses pour certains, ces mesures semblent avoir été déterminantes.
Lors de la crise de 2007/2008, les difficultés des systèmes financiers des pays les plus riches, consécutives à la pratique toxique des « subprimes », et la défiance qui en a résulté entre les banques risquaient de provoquer l’effondrement du crédit, et une récession de grande ampleur, selon les mêmes mécanismes qu’en 1929, avec toutes les conséquences économiques et sociales qui en résultaient. Pour pallier ces dangers et en accord avec les Etats concernés, les Autorités monétaires ont utilisé deux principaux instruments : réduire les taux directeurs à leur minimum, jusqu’à les rendre parfois négatifs, de façon à abaisser les taux d’intérêt et encourager la distribution de crédit; racheter des montants considérables (la « Quantitative Easing (QE) policy ) de dettes des Etats et des institutions financières pour leur éviter des difficultés de trésorerie et leur permettre de poursuivre ces activités de soutien et de crédit. Grâce à ce renforcement simultané de la demande et de l’offre, et même si les principales économies ont subi malgré tout une récession, celle-ci fut pour l’essentiel limitée et momentanée. L’audace a payé.
Dans la « crise des dettes souveraines européennes » des années 2010.2012, la Banque Centrale Européenne (BCE), dans sa défense de l’Euro, a suivi cette même voie d’un support massif des banques et des Etats pour restaurer la confiance du marché, en conjuguant ses actions à celles des Autorités de l’Union Européenne. Tandis que ces dernières innovaient elles-mêmes en instaurant des structures communes de soutien financier de grande ampleur aux Etats – Fonds de Solidarité, Mécanisme Européen de Solidarité,..=, la BCE a été un artisan majeur et inventif de la sauvegarde de l’Euro. Baisse maximale des taux, accroissement des refinancements, rachat de dettes des Etats, des banques et même de certaines entreprises ont été utilisés pêle-mêle pour réduire les écarts de taux d’emprunts entre Etats de l’Union et arrêter les spéculateurs misant sur la dévaluation de l’Euro ou l’éclatement de la zone. Le théatral « autant que nécessaire (« whatever it takes ») de Mario Draghi a agi comme une barrière jugée infranchissable.
En 2021/22, des dérèglements multiples ont été entraînés par le Covid-19 puis la guerre en Ukraine : aggravation des déséquilibres budgétaires liés à la lutte contre la pandémie, « explosion » des prix du pétrole et du gaz, hausses de coût de beaucoup de produits stratégiques. Dans le même temps, la politique monétaire était toujours maintenue accommodante – depuis 2008 avec la seule courte parenthèse de 2016/2019 – pour soutenir des économies fragilisées par les crises précédentes. Cette cohabitation a facilité l’émergence d’une vague inflationniste généralisée qui risquait d’être durable. Après certaines hésitations, la Réserve Fédérale Américaine (FED) a relevé à partir de mars 2022 et jusqu’en juillet 2023 son taux directeur de 0,5% à 5,5% -plus haut niveau depuis 21 ans- en 11 augmentations successives. Jointe à l’arrêt progressif des rachats de titres, cette stratégie restrictive (« Quantitative Teasing (QT) policy) a réduit les liquidités du marché, rendu plus difficile le crédit et ralenti en conséquence l’activité économique. La même approche a été appliquée, avec des variantes, dans la plupart des pays du Nord. Dans le second semestre 2023, le rythme de hausse des prix s’est nettement ralenti et la minutie avec laquelle l’impact de ces mesures monétaires a été suivi a conduit à un atterrissage en douceur des économies concernées, sans récession à ce jour. Ici encore, l’inflexibilité des Banques Centrales, en dépit des pressions subies pour adoucir leur médecine, a été un facteur déterminant de cette remise en ordre.
En alliant ainsi rigueur et inventivité, la FED et ses principaux homologues ont donc su faire primer l’assainissement global des systèmes économiques sous leur contrôle sur les menaces et dérives qu’ils subissaient. Certes, la dernière bataille, menée plus précisément contre l’inflation, n’est pas encore gagnée. D’un côté, l’enthousiasme boursier des deux derniers mois de 2023, au vu d’un ralentissement de la hausse des prix apparaissant plus rapide qu’attendu, témoigne que beaucoup investisseurs sont déjà prêts à adopter les positions les plus optimistes, avant même que l’assainissement soit achevé et au risque de redonner consistance à des tendances spéculatives. De l’autre, il reste toujours possible que les remèdes appliqués soient un peu trop sévères ou mal ajustés et projettent les économies dans une dépression qui serait aussi complexe à redresser. Malgré ces incertitudes et imperfections, les politiques des Banques Centrales ont joué un rôle essentiel dans ces trois exemples pour réduire la gravité des risques économiques et financiers encourus.
Trois principales raisons ont aidé à la mise en œuvre efficace de ces politiques à la fois vigoureuses et audacieuses. La première est sans doute le progrès des informations statistiques et des études sur la base desquelles les Autorités monétaires ont pu prendre leurs décisions. Grâce au renforcement de la collecte de données tous azimuts et au développement des capacités d’analyse de celles-ci, les décideurs monétaires ont amélioré leur connaissance des effets des mesures décidées, la rapidité des corrections possibles en cas d’erreur d’appréciation et la qualité des connexions avec d’autres mesures économiques, comme l’action budgétaire. Les politiques décidées ont donc vraisemblablement gagné en précision et en efficacité sur l’évolution des variables ciblées. La deuxième est la place éminente tenue par les variables monétaires dans les économies les plus avancées, où le coût et la disponibilité du crédit sont des composantes essentielles de la consommation et de l’investissement, comme l’ont montré les emballées du Nasdaq dans les périodes d’argent facile. Les décisions des Banques Centrales en matière de taux et de facilité de refinancement ont en conséquence un lourd impact. Enfin, l’indépendance acquise par ces Institutions, grâce à l’inamovibilité de leurs dirigeants et leurs pouvoirs de décision par exemple, leur donne les moyens de résister au maximum aux pressions des Etats, des entreprises et des lobbys. Ils peuvent donc adopter les stratégies qu’ils jugent efficaces pour atteindre leurs buts, même si les mesures qui en découlent pénalisent au moins provisoirement des intérêts catégoriels. La manière dont sont scrutées leurs moindres déclarations confirme leur pouvoir.
Ces trois conditions ne sont pas remplies partout. L’indépendance n’est notamment pas de règle dans les pays où les pouvoirs publics sont tout puissants, comme en Chine, en Russie ou en Turquie : les politiques monétaires sont alors soumises à l’influence d’autres considérations et les banquiers centraux peuvent être changés ad nutum. De plus, dans beaucoup de pays en développement, le poids des crédits bancaires, qui dépendent le plus des orientations des banques centrales nationales ou régionales, reste modéré par rapport au Produit Intérieur Brut (PIB) : les politiques monétaires appliquées sont donc d’un effet plus réduit et incertain sur les données économiques. C’est notamment le cas général en Afrique -avec quelques exceptions comme l’Afrique du Sud ou le Maroc-. Ce continent souffre aussi, comme d’autres contrées en développement, de la faiblesse des données disponibles, qui rend plus difficile le choix des mesures les plus adéquates.
C’est sans doute la réunion de ces trois atouts qu’il conviendrait de faire progresser au profit des banques centrales dans le plus grand nombre possible de nations. La plus grande facilité d’une coordination internationale des Autorités monétaires y gagnerait, et renforcerait encore l’efficacité des stratégies nouvellement employées. C’est bien sûr un travail de longue haleine qui rencontrera beaucoup d’obstacles, techniques comme humains. Le succès sans accroc des actions actuelles menées contre l’inflation dans les pays les plus avancés sera utile pour justifier l’intérêt d’aller dans cette voie.
Paul Derreumaux
Article paru le 19/02/2024