Les risques de conflit interne dans les pays en développement et leurs modes de concrétisation : l’exemple du Mali

Les risques de conflit interne dans les pays en développement et leurs modes de concrétisation :

l’exemple du Mali

 

La Fondation pour les Etudes et Recherches sur le Développement International (FERDI), domiciliée à Clermont-Ferrand, vient de terminer une passionnante étude menée pour le compte de la Fondation Prospective et Innovation sur « Les déterminants des conflits internes dans le monde : Comment estimer les risques et mieux cibler les efforts de prévention ». Par comparaison aux théories existantes sur les conflits et les analyses statistiques sur ce sujet, la FERDI apporte dans son travail plusieurs avancées notables. On y trouve par exemple les justifications de l’existence de deux types de risques différentiés -risques structurels et risques non structurels-, la mise au point d’un indicateur qui estime les probabilités d’apparition d’un conflit interne, et la mise en évidence de l’importance de la prévention des conflits, rendue possible grâce à la meilleure connaissance des risques majeurs.

Même si les conclusions de cette étude peuvent s’appliquer à l’ensemble des pays en développement, ses auteurs portent une attention particulière au Sahel, devenu dans les années 2010 une zone où le risque de conflit a particulièrement augmenté, et où sa concrétisation est parfois devenue une réalité quotidienne et durable.

Dans ce périmètre sahélien, le présent article s’attachera au cas concret du Mali. Comme le montre bien la FERDI, une probabilité élevée d’un conflit interne ne signifie pas la certitude ou la proximité dans le temps de son éclatement. On constate ainsi que le Tchad et le Niger ont dans l’étude une probabilité de conflit plus élevée qu’au Mali, par suite du niveau de leurs risques structurels. Pourtant, c’est au Mali que la décennie 2010/2020 a vu éclater le plus de conflits en raison de la manière dont les divers risques se sont enchevêtrés.  Ceux-ci ont conduit à trois conflits internes successifs.

Pour ce qui concerne les risques, le Mali semble présenter sur la période principalement trois risques structurels et trois risques non structurels.

En matière structurelle, le point le plus important et le plus préoccupant est celui du terrorisme régional. Apparu de façon endémique avec la fuite vers le Sud des djihadistes algériens après la guerre civile d’Algérie en 2002, il a été brutalement et considérablement renforcé lors de la chute de Kadhafi en 2012, en raison des nombreux mercenaires armés fuyant la Lybie qui se sont installés durablement dans le Nord du pays. Depuis lors, ce terrorisme est permanent et meurtrier, avec parfois plusieurs certaines de victimes par an. Sa dangerosité est accrue par les liens de ces terroristes avec le grand banditisme, deux fléaux qui s’appuient mutuellement, et par la diffusion massive d’armes dans le pays, qui propage ce péril.

Le second risque est celui de la vulnérabilité économique du pays. Celle-ci transparait à travers de nombreux indicateurs venant d’horizons variés. On peut citer ainsi la fragilité résultant d’une faible diversification d’un appareil productif formel concentré sur l’exportation de l’or et du coton, fortement soumis aux chocs exogènes. On peut retenir également une production d’électricité très insuffisante, onéreuse pour les usagers, qui ne suit pas la croissance des besoins et qui ne tire pas profit de l’immense potentiel d’énergie solaire. On peut ranger aussi dans ce groupe la faiblesse du capital humain, qui résulte notamment d’un système éducatif et de formation professionnelle dont l’insuffisance quantitative et qualitative avive cette vulnérabilité.

Le troisième réside dans une population en croissance forte de 3% par an, qui explique en particulier les difficultés du chômage et les besoins lourds en équipements d’éducation et de santé.  Cette progression se traduit aussi par un exode rural très important vers la capitale, qui augmente les concentrations de population dans les quartiers pauvres et accélère le dépérissement des campagnes, deux facteurs favorables au terrorisme.

Les principaux risques non structurels sont aussi au nombre de trois. Le premier est celui d’une aggravation et d’une plus grande prise de conscience des inégalités. Il s’agit avant tout des inégalités financières créées par une croissance dont les fruits sont mal répartis entre toutes les composantes de la population, par l’absence de politique de redistribution de revenus, par le mauvais fonctionnement de la justice ou de la fiscalité et par une corruption de plus en plus grande, impunie et impudique. Mais on recense aussi des inégalités qui se creusent au plan spatial, avec les retards accrus d’équipements publics hors de Bamako, ou social, avec les disparités observées en matière d’accès aux soins.

Un deuxième risque est celui de l’instabilité politique : le renouveau démocratique de 1991 avait fondé beaucoup d’espoirs en la matière. Ceux-ci se sont amenuisés au fil du temps en raison du mauvais fonctionnement de partis politiques trop nombreux, de la perte de crédibilité de la plupart des hommes politiques, des nombreux scandales de détournements de deniers publics auxquels ils sont associés et de leur impunité, de l’insatisfaction de beaucoup de politiques publiques. Le Mali a subi deux coups d’Etat, respectivement en 2012 et 2020, qui ont traduit cette instabilité.

Enfin, un troisième facteur a été l’intensification des conflits dans les pays voisins. Cela a été le cas avec le Burkina Faso, notamment à partir de 2018. Cela a aussi été observé avec le Niger, en particulier dans la zone dite « des trois frontières ». La montée en puissance de ces difficultés à proximité du Mali a alimenté la recrudescence du risque structurel de terrorisme/banditisme dans le pays et accru les difficultés à le combattre.

L’imbrication temporelle et spatiale de ces divers facteurs a généré successivement trois conflits de nature différente. Dans chaque cas, un ou plusieurs risques structurels, déjà intenses en eux -mêmes, se sont télescopés avec un ou plusieurs risques non structurels qui connaissaient une brusque détérioration et ont été l’élément déclencheur d’une crise aigüe débouchant sur un conflit, un peu comme un détonateur produit l’explosion d’une bombe.

Le premier conflit, né en 2012 et toujours présent, est essentiellement de nature politique. Le risque structurel sécuritaire s’est à cette date soudainement dégradé par suite du chaos en Lybie et de l’afflux de terroristes dans le Nord du Mali. Dans le même temps, les déboires de l’armée malienne face à ces terroristes et la vigilance insuffisante de l’équipe présidentielle qui termine alors son mandat ont fait apparaitre un risque non structurel qui s’est exprimé par un coup d’Etat et l’effondrement du pouvoir exécutif à Bamako. Ce vide politique imprévu a déclenché l’assaut rapide des djihadistes tentant d’envahir le Sud du pays. Même si l’attaque a été arrêtée in extremis par l’armée française en janvier 2013, ce premier conflit violent se poursuit jusqu’à ce jour.

Le second, apparu progressivement à partir de 2016, est alimenté par le premier mais a aussi ses propres composantes ethno-économiques. Le fondement structurel du terrorisme demeure ici une composante explicative déterminante en raison de la présence persistante des bandes terroristes dans le Nord du Mali et de leur volonté de s’étendre vers le Centre du pays. Deux facteurs non structurels vont s’ajouter. Le premier est une détérioration progressive des conditions de vie aux plans économique comme social à l’intérieur du pays : celle-ci exacerbe les tensions entre collectivités ethniques, confessionnelles et professionnelles, mais aussi les revendications contre le pouvoir central et l’étranger. Le second est une déliquescence de l’armée et de l’administration par suite d’un affaiblissement du pouvoir politique central, de moins en moins capable d’assumer ses fonctions régaliennes -éducation, justice, administration,  ..- et qui abandonne peu à peu ses positions à l’intérieur du pays. La crise provoquée par la confluence puis l’intensification de ces divers risques va se transformer en un conflit ouvert qui se perpétue encore.

Le troisième conflit, le plus récent, est lui aussi de nature politico-économique et s’est déroulé en 4 phases : une élection présidentielle aux résultats très contestés en 2018; des élections législatives de mars 2020 dont l’annulation partielle des résultats a été jugée inacceptable ; des manifestations  de grande ampleur pour des motivations tant politiques que sociales à compter de juin 2020 ; un coup d’Etat militaire en août 2020 pour faire face à une situation politique complètement bloquée. Dans ce cas, le facteur structurel d’une vulnérabilité économique croissante a joué un rôle essentiel. Le pays s’est en effet trouvé enfermé dans une spirale négative sous le coup d’un durcissement de l’environnement économique international, d’une gestion erratique des finances publiques et d’une quasi-paralysie de l’Etat au moment où la pandémie du covid19 exigeait de lui des décisions rapides, importantes et cohérentes. Cette situation a été envenimée par deux éléments non structurels : un rejet massif de la corruption et de l’inaction de l’Etat qui approfondissaient des inégalités déjà criardes; une contestation politique majeure, aggravée par la répression sanglante de juillet 2020, qui conduisait à une instabilité ingérable.

Deux constats annexes peuvent être tirés dans l’analyse de cette dernière crise. L’épidémie du Covid19 ne semble pas avoir joué dans ce cas particulier un facteur déclenchant décisif mais a alimenté les risques de vulnérabilité économique et d’accroissement des inégalités. Par ailleurs, pour ce qui concerne les partenaires extérieurs, la France a maintenu son aide militaire durant ce récent conflit pour limiter l’impact négatif de cette situation sur la lutte contre les terroristes et, comme les autres grands pays, est restée ouverte à un appui à la transition politique pour désamorcer durablement ce troisième conflit et éviter l’aggravation des deux premiers.

Une question majeure réside évidemment, ci comme partout ailleurs, sur les meilleures voies à suivre pour réduire l’intensité des conflits existants et si possible diminuer la probabilité de nouveaux conflits ? Deux données préalables sont à considérer dans l’exemple du Mali. La première est que, pour ce pays, le challenge est très difficile en raison d’une dégradation avancée dans beaucoup de domaines : le « déminage » prendra donc du temps avec des résultats souvent non immédiats. Par ailleurs, compte tenu du rôle de « boutefeu » des facteurs non structurels, c’est sans doute ceux-ci qu’il faut réduire ou annuler d’abord, sans négliger les facteurs structurels. Si on admet ces hypothèses, trois grandes esquisses de propositions, visant trois objectifs, semblent pouvoir être retenues dans le cas particulier analysé

La priorité est de Rétablir la confiance à tous les niveaux pour affaiblir les risques non structurels d’inégalités croissantes et d’instabilité du pouvoir. Il s’agit alors, au niveau politique, d’élever les exigences de compétence et d’honnêteté des acteurs, de recrédibiliser les élections et les élus ; au niveau de l’Administration, de rétablir la fiabilité et la performance des principales administrations régaliennes sur tout le territoire par une action ciblée et prioritaire et en utilisant de préférence des méthodes innovantes ; au niveau des citoyens, de promouvoir un nouvel état d’esprit de respect des règles ; au niveau des partenaires extérieurs, de renouer des relations positives pour retrouver les appuis financiers, humains et techniques indispensables.

Un seconde ligne directrice devrait consister à Restaurer la force sur deux plans, pour réduire les risques structurels du terrorisme régional et de la vulnérabilité économique. D’abord dans l’armée, en assurant une plus grande efficacité de celle-ci sur le terrain, une meilleure formation et motivation de toute la chaine opérationnelle et en réussissant enfin une meilleure coordination avec les forces alliées, indispensable depuis longtemps. En même temps, en redonnant enfin une priorité aux nombreuses actions à mener dans le domaine économique, tant dans le secteur productif par le soutien aux composantes du secteur privé qui jouent les règles du jeu, que dans les finances publiques qui doivent être remises en ordre.

Enfin, à moyen terme, il faut Redonner l’espoir pour réduire le niveau élevé de l’ensemble des risques, en construisant un écosystème politique plus équilibré, plus contrôlé et plus efficace et un écosystème économique avec une vision cohérente à long terme du pays et une définition réaliste et contraignante du chemin pour l’atteindre.

Paul Derreumaux

Élection présidentielle aux États-Unis : état des lieux et effets possibles

Élection présidentielle aux États-Unis : état des lieux et effets possibles

Dans moins de 20 jours auront lieu les nouvelles élections présidentielles aux États-Unis. Celles-ci sont d’abord assorties de deux grandes interrogations.

La première est exceptionnelle. En raison de l’importance attendue des votes par correspondance et de la position du candidat Trump, Président en place, par rapport à ceux-ci, les résultats de l’élection pourront-ils être connus dans les délais très courts habituels ? Donald Trump a laissé planer des menaces de forte prolongation de ces délais, voire de refus de prise en compte de ces votes spécifiques, et il a déjà montré sa capacité à prendre des décisions aussi outrancières. Il faudra toute la force de la machine démocratique américaine pour empêcher une dérive en la matière.

La seconde est habituelle. L’originalité du système de vote américain permettra-t-il de faire coïncider le choix de la majorité des voix exprimées avec celui des grands électeurs, à la différence de ce qui s’est produit en 2016 ? Même si la détermination de la plupart des partisans de M. Trump reste intacte, les sondages donnent en effet maintenant Joe Biden probable vainqueur. L’évolution naturelle de la composition de la population américaine, dans laquelle les latino-américains et les afro-américains prennent régulièrement une place croissante, joue déjà en faveur du camp démocrate. Les erreurs de gestion sanitaire de la pandémie du Covid-19 et certaines décisions erratiques sur les mesures prévues pour en réduire les impacts économiques négatifs sur l’emploi ou le revenu des ménages sont aussi plutôt favorables à M. Biden. Mais celui-ci doit faire face aux handicaps liés à la position encore indécise des grandes entreprises et de la bourse, attachées aux politiques fiscale et protectionniste défendues durant la mandature actuelle, et aux méfiances liées à son âge. M. Trump pourrait enfin avoir encore  dans son « sac à malices » quelques surprises de dernière minute qui pourraient modifier l’état des forces en présence.

Dans tous les cas, les quatre années de cette Présidence Trump n’auront pas rehaussé l’image des États-Unis. A aucun moment, le Président n’a eu la volonté de rassembler tout le pays derrière quelques idées-forces qui auraient été à la hauteur des enjeux assaillant le monde en ce début du 21ème siècle et qui auraient répondu à la place qu’y occupe la première puissance mondiale.  Il est resté fidèle à ses électeurs, laissant béante la fracture observée en 2016 entre deux visages des États-Unis, sans d’ailleurs pouvoir répondre totalement aux attentes de ses mandants, ni même de l’ensemble du camp des Républicains. Il en est résulté par exemple, au plan intérieur, de longues batailles avec la justice ou le Congrès sur des décisions prises conformément à son programme sur l’immigration, une brusque relance de la tension raciale en mai 2020 suite au décès de Georges Floyd et aux autres « incidents » qui ont suivi. Au plan international, des avancées durement acquises comme l’accord international de Paris sur le climat fin 2015 ou celui conclu avec l’Iran en matière nucléaire ont été remises en cause unilatéralement. En revanche, on a enregistré pendant ce quadriennat des initiatives « trumpiennes » spectaculaires mais peu efficaces vis-à-vis de la Corée du Nord ou de la zone Irak/Syrie, ou des positions clivantes rendant de plus en plus difficile l’unité du camp occidental en matière de sécurité. Deux des questions majeures que sont les rivalités avec la Chine d’une part et la Russie d’autre part se sont enfin accentuées sans esquisse de solutions qui auraient permis une atténuation durable des tensions observées ou un équilibre plus stable entre ces divers acteurs.

Si le candidat Trump venait à l’emporter, malgré les pronostics dominants actuels, il est probable que les actions conduites et les décisions prises continueraient leur tracé essentiellement chaotique, tant sur le plan domestique qu’en politique étrangère, avec tous les risques que cela peut induire pour le monde entier face à des contextes mondiaux très préoccupants et à des interlocuteurs à la stratégie plus cohérente. Seule la percée réalisée dans une stabilisation au Moyen-Orient grâce à la pacification des relations entre Israël et quelques pays arabes constituerait sans doute une idée directrice à préserver en en surveillant les effets. Pour le reste, le contrôle étroit et permanent du Congrès et de toute l’Administration américaine sera nécessaire pour éviter les excès de certaines orientations-ou réorientations- du Président. Encore cette surveillance pourrait-elle être rendue plus difficile avec le nouvel équilibre attendu au sein de la Cour Suprême suite au décès de la doyenne des juges qui la composent et la désignation d’une nouvelle juge aux préférences très conservatrices.

Si le favori Joe Biden emporte le match de novembre prochain, comme beaucoup le pensent maintenant, la politique américaine gagnerait normalement une meilleure lisibilité, mais ses orientations stratégiques ne seraient vraisemblablement pas totalement remises en question. S’ils gardent en effet encore leur statut de première puissance économique mondiale, les États-Unis sont plutôt sur la défensive face à la Chine qui montre ouvertement sa détermination à conquérir cette place, tant au plan économique que politique. Ce duel dominera les relations internationales comme les décisions de politique interne des deux rivaux, mais aussi de leurs alliés respectifs. A l’intérieur des États-Unis, le Président démocrate devrait reprendre une gestion plus « classique » en soutenant bien sûr les entreprises leaders de l’économie américaine, pour préserver sa place internationale. Il devrait cependant appuyer aussi le renforcement des investissements de nombreuses infrastructures, où les retards s’accumulent, et les petites entreprises touchées par le ralentissement brutal de l’économie en 2020, pour réduire le chômage. Il est également probable que ces actions tiendront compte davantage, dans les domaines de l’énergie ou de l’agriculture par exemple, des contraintes liées aux dérèglements climatiques, dont souffrent par exemple beaucoup la Californie ou la Louisiane et qui ne devraient plus être considérés comme une « invention ». Au vu de la campagne électorale en cours, il est enfin vraisemblable qu’un accent accru sera porté sur une meilleure cohérence dans la lutte contre le Covid-19, sur la mise en place de soutiens budgétaires diversifiés pour lutter contre les effets économiques de la pandémie, sur une politique fiscale moins généreuse pour les plus riches, sur la relance de l’ « Obamacare » (Affordable Care Act), si les moyens financiers sont disponibles, et sur des tentatives d’apaisement des tensions raciales. A l’international, la politique de rivalité économique et politique avec la Chine pourrait s’exprimer de manière moins belliqueuse et fluctuante, d’une part, et inclure la recherche d’alliances stables, telle celle de l’Union Européenne si celle-ci arrive à définir une position commune en la matière. En matière diplomatique, il est à craindre que les États-Unis de s’impliqueront pas davantage dans la zone Irak/Syrie face à la Russie pour une diminution des tensions locales ; en revanche, l’appui aux actions de normalisation entre Israël et certains pays arabes pourrait être poursuivi et avoir un impact positif sur une désescalade au Moyen-Orient. Enfin, on peut attendre que le nouveau Président renoue avec l’accord international sur le climat et fasse contribuer davantage son pays au succès de celui-ci, même s’il doit lutter contre de puissants lobbys, d’un côté, et qu’il poursuive avec la même détermination la lutte contre le terrorisme islamiste et contre l’immigration illégale, d’autre part. Il est difficile en revanche de prévoir les évolutions possibles d’une politique globale vis-à-vis, par exemple, d’une Russie toujours conquérante mais économiquement affaiblie, ou d’un Iran à l’intérieur duquel les incertitudes politiques grandissent.

Même si ce scénario d’une victoire démocrate se concrétise, l’Afrique ne doit pas s’attendre pour elle  à de grands changements de la part des États-Unis et continuera à rester globalement un centre d’intérêt mineur loin derrière l’Asie, toujours prioritaire, la riche Europe, le turbulent Moyen-Orient et l’Amérique du Sud voisine.

Au plan économique, le continent a perdu de son intérêt immédiat en tant que terre d’investissement et marché potentiel depuis le net recul de sa croissance à compter de 2016 et d’une hausse des incertitudes sur son devenir. Les principales exceptions économiques concernent l’énergie, où les États-Unis surveillent attentivement toutes les évolutions qui pourraient compromettre leur sécurité, et les nouvelles technologies, par suite des retards actuels à combler de l’Afrique en ce domaine et des potentialités de « business » que cela implique. Pour la plupart des autres aspects économiques, la Chine a pris une nette prédominance en matière commerciale comme financière, et maintient une démarche très offensive. Pourtant, des initiatives pertinentes pourraient être relancées ou renforcées comme l’African Growth and Opportunity Act » (AGOA), qui favorise les exportations africaines en direction des États-Unis, ou les accords de « Millenium Challenge », qui peuvent financer de grands investissements en infrastructures.

Au plan politique, la présence américaine s’exerce à ce jour surtout dans la lutte antiterroriste, principalement dans les actions de renseignement mais aussi dans les actions sur le terrain. Cette coopération avec les pays africains devrait se maintenir, voire s’approfondir, en raison de la montée du péril islamo-fasciste. Elle est essentielle dans la résistance que s’efforcent de conduire les pays africains et leurs alliés face à ce danger et il est souhaitable qu’elle puisse être menée avec une plus grande concertation entre toutes les forces combattant les terroristes. C’est à ce prix que pourraient être obtenues les plus belles victoires sur ce terrain. Une présidence démocrate ramènerait aussi sans doute les États-Unis dans le « tour de table » de grandes institutions internationales comme l’OMS ou l’UNESCO, et consoliderait les moyens de celles-ci. Pour le reste, les amitiés africaines sont davantage courtisées par les nouveaux partenaires du continent -Chine, bien sûr, mais aussi Russie et Turquie -, pour des considérations autant économiques que politiques, sans que les États-Unis paraissent réagir pour l’instant. Enfin, la question de l’émigration économique africaine, qui préoccupe de plus en plus l’Europe pour des raisons de proximité, n’est guère sensible aux États-Unis.

Il est certain que ce manque d’attention au continent traduit de la part des États-Unis une vision à court terme qui ignore les transformations attendues en Afrique, notamment subsaharienne, dans moins d’une décennie. Celles-ci sont quasi-certaines en démographie, où le continent « pèsera » en 2030 plus de 20% de la population mondiale. D’autres sont possibles en économie où, dans dix ans, soit un nombre croissant de pays africains pourront entrer solidement dans de nouvelles étapes du développement et entrainer leurs voisins, soit, dans le cas contraire, la quasi-totalité des nations subsahariennes resteront enfoncées dans un chômage de masse et une misère touchant près de 40% de leur population avec les conséquences internationales qui peuvent en résulter. Dans les deux cas, le sort de l’Afrique influera sur le monde beaucoup plus qu’aujourd’hui et les Africains se souviendront sans aucun doute de ceux qui les ont négligés comme de ceux qui les ont vraiment aidés.

Paul Derreumaux

Article publié le 23/10/2020

 

 

Appel pour une transition réussie au Mali

Appel pour une transition réussie au Mali

 

Pendant plusieurs mois, nous avons assisté à plusieurs manifestations regroupant de nombreuses composantes des populations Maliennes, à Bamako comme dans d’autres villes, à l’intérieur et au sein de la Diaspora. Leur objectif commun était d’obtenir la fin d’une gouvernance caractérisée, notamment, par une dégradation continue de la situation politique, sécuritaire et socio-économique du pays, sous les coups répétés de la corruption, du népotisme, du gaspillage des maigres ressources financières de la nation, de l’inaction et de l’absence de vision des principaux responsables. Les critiques des manifestants portaient également sur la négligence des secteurs prioritaires de l’éducation et de la santé ainsi que sur la faiblesse des réactions face à l’ennemi terroriste et la non-transparence de nombreuses décisions.

Des manquements de tous ordres ont provoqué, à la fois, le découragement des acteurs publics et privés qui cherchaient malgré tout à remplir leur rôle. Ils ont aussi entraîné une perte de confiance généralisée de toutes les forces vives de la nation vis-à-vis des plus hauts responsables de l’Etat et de toute la classe politique. Les dénonciations récentes de ces déviances par des institutions internationales ont encore amplifié les doléances.

L’ampleur exceptionnelle des revendications, l’union de Maliennes et de Maliens de tous horizons culturels, politiques et religieux autour de celles-ci ont témoigné de la profondeur de cette crise et de la nécessité d’y apporter une réponse. Elle n’est hélas pas venue et le refus du pouvoir d’accepter des réformes de fond s’est heurté à la détermination des opposants. La prolongation de cette situation, les risques élevés de nouvelles surenchères à court terme dans l’affrontement rendaient impossible le règlement de ce conflit dans le respect des dispositions constitutionnelles, comme l’exigeaient les Autorités de l’espace régional et les principaux partenaires du Mali

Dans ce contexte, les évènements du 18 août 2020, notamment marqués par la dissolution du Gouvernement et de l’Assemblée Nationale, par la démission du Président de la République, par la mise en place, par l’armée, d’un Comité National pour le Salut du Peuple (CNSP) qui a annoncé une transition politique civile, peuvent constituer l’orée d’une nouvelle ère pour le Mali.

En effet, l’intervention militaire du 18 août, même sortant du cadre constitutionnel en vigueur, représente sans doute aux yeux d’une très large majorité de la population malienne une chance de remettre au centre du débat les réformes indispensables sans lesquelles le pays risque de basculer durablement dans un précipice. Cela semble également bien compris et soutenu par une grande partie des populations de l’Afrique l’Ouest.

Face à un régime drapé dans sa légitimité mais sourd aux changements urgents à accomplir et aux pratiques à abolir, face à une opposition basée sur des constats de défaillances incontestables mais arcboutée jusqu’ici dans des demandes politiques ponctuelles, le « coup de grâce » militaire, épilogue de la longue et héroïque lutte des forces vives de la nation, pourrait rassembler la nation pour permettre de revenir aux préoccupations essentielles, dont les dispositions constitutionnelles ne sont finalement que la traduction choisie par la Nation pour assurer leur concrétisation.

Au plan national, les premières décisions -absence de violence, condamnation des pillages, appel à la reprise des activités dans l’Administration et dans les entreprises publiques et privées – sont un premier indice positif.

Le lancement immédiat du processus de reconstruction politique, à laquelle toutes les composantes de l’échiquier politique et social sont conviées, en est un autre.

Au plan international, le respect des accords internationaux passés, le souhait de coopération avec les institutions régionales et internationales, la poursuite du partenariat avec toutes les forces armées appuyant le Mali constituent aussi un troisième indice positif.

Il faut espérer que ces bons points de départ et l’a priori bienveillant que de nombreux Maliens accordent au CNSP conduiront tous les partenaires étrangers à lui accorder un délai raisonnable pour faire la preuve de ses bonnes intentions.  Mais les défis qui attendent cette nouvelle équipe sont multiples. Il leur faut, en effet, éviter en même temps les pièges de la flatterie, qui les rendraient vite dépendants des habituels corrupteurs, du populisme, qui conduirait à donner la priorité à la vengeance sur la reconstruction, et de la démagogie, qui consisterait à promettre l’Eden quand les caisses sont vides. Leur audace à venir devra les conduire à agir sans relâche, mais après avoir beaucoup écouté et longuement observé. Les engagements initiaux du CNSP et son annonce d’une unité de l’armée derrière ces orientations laissent espérer que les dirigeants de ce Comité ont conscience de leurs responsabilités et de leurs devoirs, et qu’ils méritent d’être observés et aidés si ces engagements sont tenus. S’ils restent fidèles à ceux-ci, alors le Mali tout entier pourra retrouver le chemin de l’espérance et l’envie du combat pour son développement.

Dans la période qui s’engage, deux chantiers majeurs s’imposent, avec la même urgence. Chacun d’eux a des composantes multiples qui ne peuvent être déjà recensés en détail. Mais leurs grandes lignes peuvent être tracées.

@Le premier chantier est celui des actions à mener immédiatement par une équipe gouvernementale de transition et dont on peut citer au moins quatre éléments :

1-D’abord le renforcement de la lutte antiterroriste. Il revient à l’armée, qui a souvent été dénoncée comme un des points faibles du Mali face à des ennemis aguerris, de démontrer que ses troupes et ses officiers sont en mesure de trouver en eux-mêmes les ressources morales, techniques et matérielles pour reprendre l’avantage. Ce combat doit être mené en parfaite intégration avec les actions des forces amies et être très vite accompagné d’un retour de l’Administration dans les territoires reconquis. Il ne doit être caché à personne que la lutte sera longue et difficile. Mais c’est le terrain privilégié sur lequel le Mali et son armée peuvent montrer un nouveau visage, reconquérir la confiance indispensable des populations et des partenaires.

2-Le deuxième élément concerne l’arrêt nécessaire de l’hémorragie financière qui saigne le pays sous l’effet d’une corruption qui a emprunté tous les chemins imaginables et frappe la plupart des secteurs, et notamment les plus névralgiques. Il s’agit d’abord de récupérer, chaque fois que possible, les sommes détournées aux dépens de l’Etat ou des entreprises publiques : dans beaucoup de cas, les dossiers sont identifiés et les responsables connus. Il s’agit aussi d’empêcher la reproduction de telles gabegies : ici encore, les textes, procédures et contrôles adéquats existent souvent et permettront des améliorations rapides et notables s’ils sont tout simplement appliqués. Les notions de moralité, de service public, d’exemplarité, de mérite sont désormais celles qui doivent être mises en avant dans le choix des hommes et dans les actes posés. Elles s’appliqueront à tous, dirigeants comme citoyens, et exprimeront la fin de l’impunité pour ceux qui se sont mis hors la loi. Il s’agira moins d’une chasse aux sorcières, peu conforme aux traditions nationales, que d’un changement profond de mentalité qui aura besoin du support de toutes les énergies.

3-Le troisième élément pourrait être celui d’une rentrée scolaire réussie. Depuis des décennies, le secteur de l’éducation vit une lente descente aux enfers, ôtant à notre jeunesse, fer de lance de la contestation populaire, le goût de l’effort et d’une saine émulation en la plongeant dans le renoncement, voire le désespoir ou la criminalité. Enseignants, parents, élèves et étudiants, mais aussi entreprises et partenaires s’associeront sans doute et avec enthousiasme à tous les efforts qui seront accomplis par l’Etat   pour que l’année scolaire et universitaire à venir s’engage et se déroule dans un esprit de mobilisation générale qui serait le premier signe de la refondation du Mali.

4-Compte tenu de la centralité du Mali dans l’espace de la CEDEAO, avec 5 pays frontaliers au sein de la Communauté, en plus de deux autres frontières non communautaires, le quatrième et dernier élément serait de rassurer l’environnement régional sur les intentions de l’équipe de transition, déjouant ainsi toutes les tentatives de déstabilisation.

@Le deuxième chantier est celui qui, à court terme, conduira au retour du Mali dans une « normalité » économique, sociale et politique. Ici encore, les enjeux sont multiples et certains encore à définir. Trois d’entre eux apparaissent toutefois prioritaires.

1-L’un est économique et financier. Les années récentes ont été marquées, en particulier sur ce plan, par l’absence d’une stratégie de développement à moyen terme soigneusement conçue, justifiée et expliquée à la nation, par l’inexistence d’une programmation cohérente des investissements et actions propres à atteindre les objectifs retenus, par le non-respect des calendriers et des coûts des actions annoncées, par une opacité croissante des comptes publics. Cette déliquescence tous azimuts traduisait la déconnexion totale entre les intérêts des dirigeants et ceux de la nation et de sa population. Le pays doit très vite reprendre possession de son destin en tous ces domaines en prenant le contrepied des pratiques anciennes. Les compétences existent pour appuyer les organes de la transition et l’administration à mettre en place un « programme d’urgence » à cet effet. Celui-ci devrait logiquement bénéficier du soutien des Partenaires Techniques et Financiers, qui connaissent bien la situation délabrée du pays et ceux qui en portent la responsabilité.

Ce programme serait ensuite relayé par un programme plus ambitieux et de moyen terme, qui sera adopté par les futures Autorités constitutionnelles du pays.

2-Le deuxième volet concerne à la fois l’économie et la société et pourrait être focalisé sur la décentralisation. Le Mali est composé d’une mosaïque d’ethnies : toutes sont fermement attachées à leur identité mais, du fait de leur proximité culturelle, leur coexistence pacifique est une tradition séculaire et une particularité forte du Mali. Cette diversité n’empêche pas non plus le fort sentiment d’une nation malienne, qui est ancré dans tous les esprits et a résisté à bien des orages. Cette dualité doit être mieux prise en compte par une meilleure représentativité des diverses Autorités de chaque région et l’octroi à celles-ci de plus grands pouvoirs. Il en résultera de nombreux avantages : décisions plus rapides et tenant mieux compte des besoins locaux, plus grand épanouissement des citoyens, opportunités accrues de revitalisation des territoires, intensification des équipements publics dans les régions, ralentissement possible de l’exode rural et de l’émigration, surtout des jeunes. Les exigences pour un succès de cette stratégie sont lourdes et connues : attribution aux Responsables locaux de moyens financiers en harmonie avec leurs nouvelles attributions, contrôle adéquat des décisions prises, absence de remise en cause locale des orientations nationales sur les questions régaliennes. La particularité de notre situation donne une occasion exceptionnelle de réaliser d’importants progrès, avec audace mais fermeté, sur ce thème majeur.

3-Enfin, le troisième, le plus important et le plus délicat, est politique et a trait au retour, dans les meilleurs délais, à un système démocratique performant, ancré dans les valeurs maliennes, espéré par tous. Car, pour ne pas retomber dans les crises régulièrement subies par le Mali, il est requis de transformer profondément le fonctionnement des institutions, le mode d’accès de ceux qui les dirigeront et les conditions posées pour cet accès. La démocratie ne peut être viable avec plus d’une centaine de partis, dont les plus petits ne sont que virtuels et les plus grands souvent dénués de programme économique et social et essentiellement rattachés à une personnalité. La démocratie ne peut être performante si des conditions plus contraignantes, surtout relatives à la qualité des candidats, ne sont pas posées lors de toute élection. La démocratie ne peut être représentative si chaque élection réunit beaucoup moins de votants que la moitié des électeurs inscrits. La démocratie ne peut être crédible si les citoyens ne sont pas capables de discerner les fausses promesses des objectifs réalistes, soit par manque de compréhension soit parce qu’ils ne se sentent pas concernés. La démocratie ne peut être honorable si des sanctions ne menacent pas ceux qui ne respecteraient pas les règles du jeu, surtout s’ils les ont eux-mêmes posées, et si chacun peut constater l’impunité des fautifs. La démocratie ne peut être inclusive si elle ne réussit pas, d’une manière encore à inventer, à associer les populations, surtout les jeunes et les femmes, de tous les horizons géographiques, ethniques, religieux, sociaux à la désignation des représentants du pays. Enfin, la démocratie ne peut être honnête si elle ne tient pas compte des possibilités financières du pays en ne gonflant pas à l’excès le nombre et l’effectif des institutions.   Si l’on veut faire œuvre utile et durable pour l’avenir, la mise en œuvre de ce très ambitieux projet s’impose et il pourrait conduire à une nouvelle Constitution et donc à une quatrième République. Il doit être mené par une équipe de transition, désignée très vite selon une « Charte de la Transition », qui aura à s’effacer lors des élections à venir. Cette équipe devra agir avec rapidité mais sans précipitation (pourquoi ne pas investir le nouveau Président le 4 septembre 2023), et faire preuve, à tout moment d’exemplarité, de probité, d’indépendance d’esprit mais aussi d’imagination et de réalisme.

Comme on le voit, le CNSP, s’il veut répondre aux demandes du peuple Malien, ne dispose pas d’un blanc-seing. Les challenges qu’il doit relever sont redoutables et la surveillance des citoyens sera désormais permanente. Mais les censeurs qui ramènent encore aujourd’hui la crise malienne à une simple question d’inconstitutionnalité de notre situation et refusent l’évidence, doivent avoir l’intelligence, et l’honnêteté, d’admettre qu’ils se trompent. En laissant le Mali s’efforcer d’apporter lui-même les réponses aux difficultés qu’il subit depuis trop longtemps, ils apporteront sans doute un plus grand service aux communautés qu’ils représentent. Les Maliens ont montré en d’autres occasions qu’ils étaient prêts à aller jusqu’au sacrifice ultime pour une cause qui leur paraissait juste. C’est bien cette ferveur qui les anime aujourd’hui.

 

Ont signé à ce jour cet appel (26/08/2020) :

Mossadeck Bally, Moussa Bagayoko, Mariam Coulibaly N’Diaye, Arwata Ben Baba, Jamila Ben Baba, Paul Derreumaux, Ramatoulaye Traoré Derreumaux, Mohamed Bassirou Diop, Cheickna Dibo, Ibrahim Sory Makanguilé, Habib Ouane, Fatoumata Keita Ouane, Makhan Dado Sarr, Mamadou Sidibé, Aminata Diobaye Sidibé, Birama Sidibé, Youba Sokona, Khanata Traoré Sokona, Amadou Sidiki Sow, Sadio Lamine Sow, Moustapha Soumaré, Ousmane Sy, Ousmane Thiam, Aya Diallo Thiam, Moctar Touré, Lalla Badji Haïdara Touré, Hamadoun Touré,

Les 200 jours du Covid-19 : récit d’une sombre invasion

Les 200 jours du Covid-19 : récit d’une sombre invasion

 

Ce 20 juillet 2020, il y a eu environ 200 jours que le nom du Covid-19 est apparu dans les médias. Annoncé d’abord en Chine fin décembre 2019, le virus est désormais installé dans quasiment tous les pays du monde et ses dommages déjà causés autant que ses menaces futures en ont fait un envahisseur craint de tous. Malgré cette omniprésence, ce coronavirus reste encore mal connu, et donc difficile à vaincre.

En termes de statistiques d’étendue de la maladie, les données très riches de l’université américaine Johns-Hopkins de Baltimore, utilisées ici, sont une source remarquable d’informations et permettent beaucoup d’analyses évolutives et comparatives de la contamination au niveau mondial. De celles-ci, on peut tirer à ce jour au moins trois constats, auxquels il est permis d’ajouter la spécificité du cas africain.

La première évidence est que le Covid-19 est hélas bien devenu à ce jour une pandémie mondiale dont les effets sont encore sous-estimés. Entre les images terrifiantes de la région de Wuhan complètement figée face aux premières attaques du virus et les voix qui assimilaient la nouvelle infection à une « grippe saisonnière », les faits ont vite tranché quant à la dangerosité de la maladie. Celle-ci a d’abord montré la rapidité de sa propagation géographique : partie de Chine, elle a successivement atteint en moins de trois mois le reste de l’Asie et l’Océanie, l’Europe, l’Amérique et l’Afrique, et s’est propagée globalement à une vitesse exponentielle. Au 20 juillet, les recensements officiels des contaminations s’élevaient en effet à quelque 14,5 millions de personnes dans le monde, contre respectivement 845000 et 10,5 millions au 31 mars et au 30 juin 2020.  Sur ce seul mois de juillet, les chiffres mondiaux croissaient encore à un rythme proche de 200000 personnes par jour en moyenne, et continuaient même à s’amplifier. A la même date, les décès attribués au Covid-19 dépassaient 620 000 personnes, soit sensiblement plus que le nombre de morts en 10 ans de la guerre civile syrienne et celui des victimes annuelles du paludisme. Mince « consolation », la courbe des décès, même si elle progresse aussi trop vite, a connu sur la période un rythme nettement moins soutenu que celui des contaminations. Dans les statistiques mondiales ci-avant, le pourcentage de décès par rapport aux contaminations est en moyenne de 3,9% au 20 juillet alors qu’il était de 4,9% fin juin et de 6,0% fin mai dernier. La létalité reste donc faible par rapport à d’autres maladies infectieuses comme Ebola ou le VIH-Sida avant les récents progrès de lutte contre ce dernier.

Ces statistiques sont à l’évidence sous-estimées, dans des proportions difficiles à apprécier, pour plusieurs raisons. Il s’agit parfois de rétention délibérée d’informations, comme en Corée du Nord en permanence ou en Chine où le nombre de personnes infectées et de victimes a vraisemblablement été minoré début 2020 et n’est guère connu depuis le retour de nouvelles zones de contamination. Il s’agit le plus souvent d’une méconnaissance de l’exhaustivité des cas de contamination et de décès. Ces lacunes peuvent résulter de dépistages insuffisants, ce qui conduit à ne pas identifier les personnes asymptomatiques, apparemment nombreuses, et à ne pas recenser toutes les personnes malades ou décédées. Elles peuvent aussi provenir de la méfiance de certaines populations envers leurs systèmes de santé nationaux ou envers les conséquences possibles d’un recensement au Covid-19, ce qui les amène à disparaitre des statistiques : dans les régions en développement économique, comme l’Afrique, l’Amérique du Sud ou l’Inde, ce biais est sans doute significatif, en particulier pour le nombre de décès.

Cette sous-estimation des recensements, l’extension généralisée de l’empreinte de la maladie, les craintes croissantes d’une « deuxième vague » laissent penser que les « vrais » niveaux de ces deux indicateurs pourraient atteindre respectivement au moins 40 millions et 1,5 million de personnes avant la fin de l’année, ce qui laisse l’impact humain de la maladie encore très loin pour l’instant de la « grippe espagnole » de 1918/20 qui aurait fait plus de 30 millions de morts.

Le second constat montre la relative « inégalité » jusqu’à ce jour des pays et régions devant la maladie. Pour le nombre de contaminations d’abord, les cinq nations les plus touchées sont aujourd’hui les Etats-Unis, le Brésil, l’Inde, la Russie et l’Afrique du Sud, qui regroupent ensemble 56% des malades « officiels », si on exclut la Chine dont les données initiales ont sans doute été peu fiables et qui est devenue un « trou noir ». Ce classement devrait peu se modifier à court terme compte tenu de l’écart qui sépare ces pays des suivants. Même si les nombres de personnes touchées varient considérablement par pays, le ratio du nombre de malades identifiés sur 100000 habitants révèle trois principaux groupes : quelques pays, notamment asiatiques tels le Japon et la Corée du Sud, où l’épidémie parait avoir été maitrisée sur la période avec des taux inférieurs à 50 ; un ensemble, principalement composé de nations européennes et du Canada, où ce ratio a atteint des valeurs comprises entre 200 et 600 après des cheminements différents liés aux politiques de confinement suivies ou non ; quelques cas, comme les Etats-Unis, le Brésil, d’autres parties de l’Amérique du Sud  et des pays du Moyen-Orient,  où ce niveau dépasse 1200, et parfois de très loin, et continue souvent à augmenter. Dans ce classement, il faut au moins mettre à part le cas majeur de l’Inde : le retard avec lequel l’épidémie s’est déclenchée explique le niveau actuel encore modeste de ce ratio – aux environs de 100 -, mais la puissance avec laquelle elle se propage laisse présager au moins un doublement de celui-ci.  Même s’il est difficile de le définir avec certitude, il est très probable qu’il existe une relation inverse entre ce ratio et l’efficacité des politiques de « gestes barrières » et des diverses mesures préventives en tests massifs et en isolement des « clusters » de malades, qui sont conduites dans les pays. La reprise des cas de contamination présentement observée en Europe et, surtout, aux Etats-Unis parait confirmer ce lien.

Pour les décès, l’inégalité est encore plus forte mais montre un classement différent. En l’état actuel, les pays européens, malgré la qualité souvent élevée de leur appareil de santé, ont connu le taux de létalité le plus grave quelle que soit leur stratégie de lutte en termes de confinements. Rapportées au nombre d’habitants du pays, les morts liées au Covid-19 y ont été en effet les plus nombreuses, la Belgique détenant le triste record en la matière. Le Canada, les pays asiatiques et la plupart des pays d’Afrique ont jusqu’ici des ratios nettement plus faibles. Même les zones qui sont en ce moment au cœur de la tempête et où le nombre quotidien de personnes infectées est maintenant très élevé ont encore des taux de mortalité officiels sensiblement inférieurs à ceux de l’Europe. Une meilleure exhaustivité des statistiques ne peut être qu’un facteur explicatif parmi d’autres puisque cette « supériorité » européenne est constatée aussi bien vis-à-vis des Etats -Unis que des pays en développement comme l’Inde. La décorrélation entre la qualité des systèmes médicaux et la mortalité du Covid-19 des pays étudiés semble donc jusqu’ici une mystérieuse réalité. Les raisons profondes de ces écarts restent à découvrir et, en la matière, l’impact respectif de l’efficacité des politiques publiques suivies et d’autres facteurs médicaux ou environnementaux seraient des informations précieuses pour l’avenir.

Ici réside d’ailleurs le troisième constat essentiel.  Malgré l’omniprésence de l’épidémie depuis six mois, il demeure une forte méconnaissance de ses formes d’action et donc des traitements et stratégies qui peuvent s’y opposer. Les modalités de contamination sont les mieux connues et les mieux maîtrisées, et ont facilité la recommandation de trois « mesures barrières » simples mais apparemment efficaces dans le monde entier : port du masque, distance permanente avec les autres, absence de trop grands rassemblements. En revanche, leur application est loin d’être facile. Dans les pays occidentaux dominés par la toute-puissance de l’individualisme et de la liberté de faire, cette nouvelle discipline de vie se heurte aux habitudes, voire à certains dogmes, même après une douloureuse expérience de confinement généralisé. Dans certains cas, l’impréparation de l’Etat ou l’incrédulité des dirigeants empêchent la bonne application de ces dispositions. Si le Brésil et les Etats-Unis illustrent la seconde éventualité, quelques Etats européens ont été des exemples de la première. En France en particulier, la longue absence de masques et de tests en quantité adéquate ainsi que les hésitations, les retards et les silences de l’Etat ont été sans doute une des causes du très lourd tribut payé en vies humaines malgré l’engagement héroïque des personnels soignants : le taux des décès constatés par rapport aux contaminations officielles dépasse en effet 18% et demeure à ce jour le plus élevé au monde. Hors cette question des modes de contamination, les lacunes sont nombreuses. L’origine du virus, longtemps dissertée, n’est plus guère commentée même si aucune provenance n’a été jugée certaine à 100% pour l’instant. De nombreuses hypothèses ont été émises sur le lien entre l’âge, le climat, la température, d’autres maladies, d’un côté, et la vulnérabilité au Covid-19, de l’autre, sans conclusion péremptoire. Les symptômes de la maladie ne sont peut-être pas encore tous connus. Surtout, les débats sont vifs sur deux points. D’abord, la politique d’un strict confinement apporte-t-elle la meilleure protection ? S’il est certain qu’elle réduit sans délai la diffusion du virus, il n’est pas sûr qu’elle soit à terme moins coûteuse en vies humaines. En Europe par exemple, les taux de contamination ne sont pas si éloignés entre les pays ayant choisi un confinement sévère (Espagne, France, Italie) et ceux qui ont été plus modérés dans leurs restrictions, comme le Royaume Uni, ou franchement libéraux, comme la Suède. En revanche, le taux de mortalité par habitant en Suède a maintenant dépassé celui de ses voisins européens plus prudents. Aux Etats-Unis et au Brésil, les revirements observés dans la gestion de la pandémie expliquent sans doute les phénomènes de « stop and go » des contaminations et des décès dans plusieurs grands Etats. En second lieu, y aura-t-il une « deuxième vague » d’infection, comme constaté sur certaines autres grandes épidémies. Des « idéologues » médicaux s’affrontent sur le sujet. Les statistiques des Etats-Unis montrent bien la reprise d’une tendance exponentielle depuis juin dernier. En France et, surtout, en Espagne, les données récentes génèrent des inquiétudes croissantes sur la hausse accélérée du coefficient de propagation depuis la réouverture de certaines activités et la période des vacances d’été. Mais le choc d’une deuxième grosse vague dans les pays déjà touchés n’est pas encore avéré. La dernière lacune, essentielle, concerne les traitements. Ici encore de rudes batailles d’égos scientifiques et de spéculations boursières ont fait le ravissement des médias et des marchés financiers, mais les avancées concrètes restent modestes : on attend toujours un médicament permettant de guérir le plus grand nombre de cas et le vaccin tant espéré a très peu de chances d’être commercialisé, voire trouvé et testé avant 2021, voire 2022.

Dans cet ensemble complexe d’informations, l’Afrique a déjoué jusqu’ici tous les pronostics. Touchée par l’épidémie surtout à partir de la mi-mars 2020, elle a rarement été en mesure d’appliquer des politiques de confinement sévère, avec quelques exceptions telle le Maroc, en raison de la structure de ses économies, et la mise en œuvre des « gestes barrières » n’y est que très partielle pour des raisons culturelles autant qu’économiques. Elle n’a pourtant pas connu la flambée d’infections qu’annonçaient tous les Cassandre. Au 20 juillet toujours, environ 720000 personnes avaient officiellement été contaminées, soit un ratio par habitant sensiblement inférieur à celui de la plupart des régions du monde. Malgré tout, deux indicateurs inquiètent. D’abord, le continent est maintenant la zone où l’extension du virus progresse le plus vite, à l’exception de l’Inde : entre 15 000 et 20000 contaminations supplémentaires par jour en moyenne depuis fin juin en une courbe de croissance qui reste exponentielle. En second lieu, le poids de la maladie est fort variable selon les endroits. L’Afrique du Sud, la plus touchée, recense à elle seule 375000 malades, soit 52% de la totalité des cas identifiés. Le taux de contamination par habitant y avoisine désormais la moyenne des pays du Nord et le taux de mortalité ceux de l’Allemagne et de la Russie. Loin derrière elle, les nations les plus concernées sont dans l’ordre l’Egypte, le Nigéria, le Ghana, l’Algérie et le Maroc qui comptent respectivement 88, 37, 28, 24 et 18 milliers de malades recensés. Comme on le voit, le tribut payé au Covid n’est que partiellement lié à la densité de population, sans que des causes plus précises soient pour l’instant identifiées. En revanche, la mortalité demeure très faible malgré l’emballement du nombre de malades et sans que les équipements médicaux nationaux aient connu une amélioration considérable sur la période. A notre échéance du 20 juillet, on comptait 15400 morts sur le continent, soit un ratio incomparablement plus faible qu’en Europe, et cette tendance modérée ne semble pas s’infléchir. Les écarts constatés d’un pays à l’autre dans les autres parties du monde se retrouvent aussi sur le continent : en Afrique de l’Ouest par exemple, les taux de contamination sont plus élevés dans les zones côtières mais la létalité qui en résulte est plus importante dans les pays du Sahel. La situation interpelle donc les observateurs et l’importance relative de l‘imprécision des statistiques et d’une résilience spécifique des populations africaines reste à connaitre.

Ainsi, 200 jours après que l’«ombre» du Covid-19 ait commencé à planer sur le monde, le bilan s’aggrave toujours – 2 millions de malades de plus dans le monde entre le 21 et le 28 juillet-, et devrait continuer à le faire, au milieu de grandes incertitudes. Avec ces deux données, responsables politiques, scientifiques et citoyens sont logiquement appelés à une double obligation de vigilance extrême et d’humilité. Mais cette équation est difficile à respecter. Dans les pays qui ont déjà traversé les périodes les plus difficiles, le comportement des populations et les hésitations des pouvoirs publics montrent d’ailleurs que le « monde d’après » n’est encore ni parfaitement accepté, ni totalement défini. La « leçon » du Covid n’aurait-elle pas encore été assez lourde ?

Paul Derreumaux

Article publié le 30/07/2020

FCFA et ECO : restons calmes et avançons !

FCFA et ECO: restons calmes et avançons !

 

Curieusement, la décision du Gouvernement français annoncée le 20 mai dernier de la « fin du FCFA » a provoqué une nouvelle (petite) poussée de fièvre de quelques intellectuels et responsables politiques africains. Certains s’étonnent de cette nouvelle manifestation de « l’impérialisme français » qui interviendrait sur des sujets qui ne le regardent pas. D’autres accusent la France qui lâcherait honteusement l’Afrique francophone en pleine pandémie du Covid-19, aux effets sanitaires et économiques encore mal appréciés, pour mieux s’intéresser à d’autres régions du continent africain ou du monde. D’autres enfin reprochent aux 8 membres de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) de s’être emparés pour l’appellation de leur monnaie commune d’un nom déjà officiellement adopté pour une future monnaie qui appartiendrait aux 16 pays de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), dont font aussi partie les nations de l’UEMOA.

Il est vrai qu’il est bon de rester vigilant face aux intentions non affichées qui peuvent exister derrière des décisions apparemment logiques, voire anodines, surtout lorsque le passé a apporté beaucoup de déceptions à ceux qui prônaient un changement. Il apparait cependant nécessaire de vérifier en même temps si un évènement n’est pas la simple conséquence d’un processus de changement déjà engagé et, surtout, de se concentrer plutôt sur les étapes à venir de celui-ci pour qu’il soit rapidement profitable à tous.

En la matière, la décision française de mai dernier est la conséquence directe de celle du 21 décembre 2019 à Abidjan, présentée par le Président de Côte d’Ivoire au nom de l’UEMOA en application d’une décision préalable des instances dirigeantes de celle-ci. Le Président Ouattara avait alors indiqué que la monnaie commune de l’Union changerait d’appellation en 2020, le FCFA devenant l’ECO, en même temps qu’était supprimé le compte d’opérations de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) auprès du Trésor français. Il avait confirmé en même temps que l’ECO garderait toutes les autres caractéristiques du FCFA et notamment une parité fixe et inchangée avec l’Euro, d’une part, et la garantie « illimitée » de l’Etat français, d’autre part.

Cette annonce de fin 2019, traduite le même jour par une modification du Traité de coopération monétaire avec la France, appelait en effet logiquement sa validation par les instances françaises compétentes, ce qui a donc été fait en mai dernier. Aucune nouvelle transformation n’ayant été introduite à cette occasion par rapport aux décisions précédentes, la nouvelle montée de tension manifestée par certains à la suite de cet évènement n’apparait guère justifiée. Les questions importantes à débattre sont ailleurs et concernent à la fois l’UEMOA, la CEDEAO et la France.

Les pays de l’UEMOA se sont engagés publiquement fin 2019 face à leurs concitoyens et à l’opinion internationale sur des changements techniquement limités mais symboliquement essentiels et très attendus. Il s’agissait là sans doute de la meilleure transition possible vers les horizons ultérieurs plus stimulants mais plus risqués d’une monnaie à valeur flexible et gérée en toute indépendance.  Les « garde-fous » maintenus pour l’instant par la France au profit de l’ECO, en évitant les risques d’attaques spéculatives sur la « nouvelle » monnaie, permettent en effet de conduire de façon plus sereine les nombreux chantiers liés à la conduite future de la politique monétaire dans l’UEMOA. Il faut toutefois, pour ne pas « perdre la face », que cette première étape devienne effective dans les délais prévus. Or ceux-ci étaient très brefs. Dans le passage du FCFA à l’ECO tel que défini, ceci imposait de réaliser pendant le premier semestre 2020 tous les travaux techniques résultant de la nouvelle situation : passation si nécessaire d’accords supplémentaires avec des banques étrangères pour la gestion et la rémunération des devises, fixation éventuelle de nouvelles règles pour les acteurs économiques et bancaires régionaux dans leurs relations financières avec l’extérieur de l’Union, actions de renforcement de la convergence économique des pays concernés, préparation au remplacement de la monnaie fiduciaire en circulation par les billets et pièces à l’effigie de la nouvelle monnaie ayant cours légal,.. Certes, l’épidémie actuelle du Covid-19 apparue à l’aube de 2020 a dû perturber tous les programmes établis. Toutefois, aucune communication n’a été faite à ce jour sur les avancées réalisées ni sur le report du délai initialement fixé à juillet 2020, désormais dépassé, et aucune nouvelle échéance n’a encore été fournie sur la mise en place de l‘ECO. L’importance de l’enjeu méritait sans doute une plus grande transparence sur les retards subis et sur leur portée, pour maintenir la confiance du public dans l’évolution enclenchée et dans la volonté des Autorités de la mener à bien, et pour faire taire les détracteurs.

A côté de ces aspects techniques, un sujet politique est inévitablement venu au premier plan sur la période écoulée. La naissance de l’ECO telle qu’annoncée en décembre dernier par l’UEMOA semble avoir été faite en dehors d’un aval formel préalable de la CEDEAO. Même si la démarche des pays francophones de décembre 2019 n’est pas contradictoire avec celle initiée par les 16 pays d’Afrique de l’Ouest six mois plus tôt, elle justifiait une concertation étroite et préalable entre les dirigeants des deux institutions régionales sur la procédure lancée par l’UEMOA et l’utilisation par celle-ci du nom ECO. Les réactions aux annonces de décembre 2019 tendent à montrer que ce ne fut pas le cas. Le Ghana, d’abord plutôt positif vis-à-vis de la démarche, a ensuite raidi sa position. Le Nigéria, qui domine la CEDAO par la taille de sa population et de son économie, a été nettement négatif même si les propos de son Président ont été souvent durcis par les médias. Il semble à la fois possible et indispensable d’aplanir d’urgence ces différends. Si le plan actuel de l’UEMOA s’inscrit toujours bien dans l’optique arrêtée par la CEDEAO il y a un an, il revient aux pays de l’Union, pour faire taire d’urgence   les critiques, de démontrer à leurs partenaires de la CEDEAO et à tous les observateurs que cet « ECO francophone » marque le lancement de la première étape explicitement prévue de la nouvelle monnaie de la CEDEAO, d’abord limitée aux pays où la convergence économique est la mieux assurée. Il importe également que la mise en œuvre technique du projet de l’UEMOA s’effectue en concertation avec les Autorités monétaires des autres pays, pour éviter toute méfiance, favoriser les synergies entre les diverses équipes et faciliter la construction de l’avenir commun. Si le projet en cours de l’UEMOA signifiait au contraire une orientation nouvelle des dirigeants de celle-ci, la clarification serait encore plus urgente.

Dans tous les cas, il est essentiel que le mouvement, engagé en juin 2019 après une trop longue période d’immobilisme des Autorités et d’attente des populations, ne soit pas interrompu mais au contraire s’accélère. Dans l’UEMOA, au-delà de la première étape qui devrait être en cours, beaucoup espèrent que la seconde phase, consacrant une plus grande indépendance monétaire, suive dès que possible. Le maintien d’une monnaie unique pour toute l’Union n’ayant jamais été mis en cause par les opposants au FCFA, il apparait donc crucial, quel que soit l’environnement extérieur, que cette nouvelle étape soit poursuivie avec toute la diligence requise. Les travaux qu’elle exige sont considérables, mais possibles et bien connus : modification de la nature et du rôle de la Banque Centrale commune, nouvelles modalités de la définition de la valeur de l’ECO et fin de la fixité par rapport à l’EUR, mise en place des instruments et méthodes de défense de la monnaie face aux attaques spéculatives, nouvelles règles du jeu pour les acteurs économiques, nouvelle intensification des politiques de convergence économique et des flux commerciaux intrarégionaux pour faciliter la gestion de l’ECO, … Pour les dirigeants et les experts des autres pays de la CEDEAO, il faudra alors choisir. Ou s’associer étroitement à ceux de l’UEMOA tout au long de cette deuxième étape pour qu’elle soit bien construite en tenant compte au mieux de l’élargissement à venir du périmètre de l’ECO à toute la CEDEAO. Ou convenir aussi vite que possible, conjointement avec les Autorités de l’UEMOA, de l’impossibilité d’une extension à court ou moyen terme de cet élargissement, et imaginer alors les autres solutions possibles pour le reste de la zone sans renoncer aux synergies que l’espace CEDEAO peut globalement continuer à produire pour les aspects autres que celui de la monnaie. Même si ce choix stratégique est difficile, et peut-être douloureux, il est dans l’intérêt de tous qu’il soit réalisé dans des délais limités.

Pour la France enfin, les travaux à mener seront d’abord une excellente opportunité pour démontrer la pertinence et l’utilité de sa nouvelle approche. En acceptant la disparition du FCFA et de ses caractéristiques les plus visibles, la France a fait taire beaucoup des oppositions visant son ancienne politique vis à vis de l’Afrique francophone. Si elle décidait d’apporter son concours technique, chaque fois que nécessaire et sans exigence politique, aux équipes de la BCEAO pour la pleine réussite de la mutation, elle donnerait une nouvelle preuve de sa sincérité et de l’intérêt de son rôle. Pour la BCEAO, et même si celle-ci dispose de hautes compétences et d’une longue expérience de la monnaie commune, l’appui sera précieux. Pour les autres membres de la CEDEAO, un tel soutien technique aurait le même effet positif. Tous ceux qui ont une idée exacte des challenges à gagner dans une telle réforme monétaire savent combien la tâche sera délicate pour qu’une monnaie indépendante et flexible ne perde pas une part sensible de sa valeur à la première difficulté rencontrée. En second lieu, la fin du FCFA en Afrique de l’Ouest constitue aussi une occasion exceptionnelle pour progresser dans les réformes monétaires en Afrique Centrale francophone. Elles pourraient concerner dans un premier temps les mêmes changements – modification du nom, arrêt du compte d’opérations – et les mêmes invariants -fixité, convertibilité, garantie de parité -. Dans une région où les décisions communautaires sont difficiles à prendre, la France est sans doute en mesure de faire accélérer le mouvement. Mais elle pourrait aussi aller plus loin en analysant, avec les Etats concernés, quelles mesures structurelles, économiques et monétaires, permettraient à cette région, dominée par l’extraction pétrolière, de répondre à la baisse notable des cours de l’or noir.

Même si le COVID a perturbé un temps les calendriers et les priorités, les Autorités de l’UEMOA comme celles de la CEDEAO et de la France ont beaucoup à gagner à concrétiser rapidement les transformations si longtemps escomptées et enfin initiées, même si le chemin à suivre n’est pas aisé. Il est toujours délicat de rester longtemps au milieu du gué, surtout si le cours d’eau à traverser est réputé dangereux.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 24/07/2020

Appel pour un Mali à reconstruire

Appel pour un Mali à reconstruire

 

Quatre jours de l’Histoire du Mali.

Quatre jours durant lesquels s’est poursuivi le choc frontal, engagé depuis des mois, entre des revendications inédites des uns et l’écoute léthargique des autres.

Quatre jours où se sont entrechoqués manifestations pacifiques et scènes de pillages, discours lénifiants et répressions sanglantes, audace habituelle d’une jeunesse sans espérance et résistance d’un pouvoir coupable de ne pas en prendre la mesure, cohésion au moins apparente d’un rassemblement d’opposants disparates et isolement croissant des Autorités sous le regard incrédule de l’étranger.

Quatre jours où l’Histoire s’est accélérée après des années de léthargie, de faux espoirs et de descente aux enfers en certains domaines.

Quatre jours au terme desquels les craintes d’une explosion de colère se sont transformées en une indignation et un deuil collectif devant le trop grand nombre de victimes d’une action répressive disproportionnée et inappropriée avec l’utilisation de la force létale.

Il est encore trop tôt pour dire où s’arrêtera cette roue qui s’est mise maintenant à tourner si vite et où elle va mener le Mali. Mais il est déjà possible pour des femmes et des hommes de bonne volonté d’essayer de comprendre pourquoi on en est arrivé là et ce qu’il faudra en retenir pour sortir du blocage actuel.

Le Mali n’est pas une abstraction. C’est un ensemble de 18 millions de femmes et d’hommes qui ont bien du mal à se souvenir que leur nation était, en Afrique, un modèle du « vivre ensemble » et fut, dans une période très lointaine, le berceau de plusieurs grands empires. Comme dans tous les pays en développement, ses citoyens sont plongés depuis les indépendances nationales dans des bouleversements de toutes sortes, inhérents aux objectifs prioritaires de croissance économique.

Ces transformations structurelles, sociales, mentales visent certes une course au mieux-être pour eux-mêmes et leurs familles, et sont acceptées pour cela, même si elles entrainent en permanence des souffrances et des inégalités inhérentes à la croissance.

Mais il revient à l’État, par les politiques qu’il met en œuvre, d’accélérer les résultats positifs du développement, d’en faire bénéficier le plus grand nombre et d’empêcher les inégalités excessives.

Depuis longtemps, les Maliennes et les Maliens sont orphelins d’un tel État, capable de leur donner un horizon à long terme acceptable, voire attrayant, pour tous et de les guider et les mobiliser pour atteindre celui-ci. Certes les problèmes qui assaillent la puissance publique sont immenses et permanents et, comme dans le monde entier, la vie quotidienne s’y est quand même progressivement améliorée notamment sur le plan matériel ou l’espérance de vie, pour citer quelques exemples notoires.

Mais la diffusion instantanée des informations venant du monde entier et les avancées de pays voisins se sont accrues bien d’avantage, créant des manques douloureux et si visibles qu’ils ont fini par réduire à néant la confiance dans l’État. Près de 40% des citoyens, dénués de tout, vivent toujours en dessous du seuil de pauvreté absolue, sans grand espoir que cette situation change pour eux-mêmes ou pour leurs enfants. Pour une grande partie des autres, et quelques soient leurs efforts, leur chance, leur situation professionnelle ou familiale, des menaces qui les dépassent pèsent sur eux à tout instant. Le manque considérable d’emplois, les lacunes croissantes du système éducatif, les défaillances du système de santé ont été longtemps ces risques majeurs. Il s’y est ajouté depuis près de 10 ans l’insécurité physique due au terrorisme et le dépérissement progressif d’une grande partie du territoire national conduisant à l’abandon de ceux qui doivent y vivre.

La patience et la résistance du peuple Malien lui ont permis de supporter jusqu’ici ces vides et ces déceptions et, grâce aux traditions ancestrales de solidarité familiale ou sociale, de trouver des palliatifs individuels plus ou moins satisfaisants. Mais deux constats ont été à l’origine récente d’une contestation structurée et hors des enceintes légales, d’une part, et des scènes de désolation qui l’ont suivie, d’autre part.

  • Le premier est celui d’une corruption envahissante et impudique, jusque dans les cercles les plus éminents du pays, qui pille les deniers publics, fausse les règles du jeu et la logique des compétences dans nombre de secteurs d’activité, et décourage ceux qui s’obstinent à la refuser.
  • Le second est celui de l’injustice: déjà observée dans l’impunité des corrompus, elle est tout récemment devenue intolérable à la suite de la remise en cause de nombreux résultats des élections législatives, qui ont rappelé les longues contestations des dernières élections présidentielles.

L’absence de réponse adaptée à l’ampleur de ces mécontentements populaires, tant de la part des Autorités nationales que des Partenaires du Mali, ne pouvait que conduire à la présente situation insurrectionnelle.

Tandis que beaucoup de Maliennes et de Maliens prient pour le retour au calme, la gravité de la crise a aussi ravivé les prises de parole, trop rares, de ceux qui aspirent à ce que les dramatiques évènements de ces quatre jours soient à l’origine d’une Reconstruction durable du pays et de son État.

Dans ce cadre, nous voudrions, ici, recenser avec humilité mais avec une forte conviction, quelques critères fondamentaux que doivent impérativement réunir les dirigeants, quels qu’ils soient, face à une situation comme celle que vit aujourd’hui notre Cher Pays.

  1. La première est celle d’une honnêteté incontestée par tous. Elle est requise pour faire oublier une longue période désastreuse de discours trompeurs, de promesses non tenues, de difficultés camouflées, de népotisme ou de favoritisme au profit de quelques-uns. Elle s’impose à eux-mêmes, mais aussi à tous leurs proches, empêchant tous « conflits d’intérêts » à l’image de la pratique désormais suivie par toutes les grandes entreprises et les nations avancées.
  2. La deuxième est celle d’une compétence élevée, et si possible exceptionnelle. Les défis sont si grands et les maux si profonds que les surpasser est maintenant chose presqu’impossible. Les dirigeants doivent donc posséder une expérience vaste et éprouvée, une connaissance approfondie du terrain national, des interactions internationales et des succès professionnels reconnus par tous. Ils devraient, si possible, avoir traversé des épreuves et triomphé sans dommages pour ceux dont ils avaient la charge.
  3. La troisième est le goût de l’action et de l’impartialité. Le pays a un besoin impératif de constater que l’État joue pleinement le rôle multiforme qui lui revient : celui d’impulsion, de coordination, d’encouragement, de sanction.

Les citoyens, et notamment les plus jeunes, sont impatients que l’impact de ces actes se reflète dans leur vie de tous les jours, depuis l’amélioration de l’accès à l’électricité à la lutte contre les spéculateurs des produits de base en passant par la facilitation de l’accès à un logement décent.

Les entreprises escomptent que l’État soutiendra mieux leurs interventions dans la création d’emplois et de richesses, mais auront à supporter que des règles mieux adaptées soient scrupuleusement respectées. En somme, les dirigeants ne doivent plus se contenter d’être des tribuns, mais être surtout des hommes d’action.

Ce n’est qu’à ces conditions simultanées d’honnêteté, de compétence, d’impartialité et d’action concrète que pourra commencer à se retisser une relation de confiance entre les populations et l’Etat. Elle permettrait alors à l’État de demander à toute la population une mobilisation maximale pour l’atteinte des objectifs fixés mais aussi des sacrifices provisoires pour des gains ultérieurs clairement identifiés et planifiés.

Car chacun doit savoir que le chemin à venir sera long, jonché de difficultés et de possibles souffrances. C’est pour les faire accepter que les dirigeants doivent être exemplaires et capables de nous convaincre tous. C’est pour les supporter que les citoyens doivent pouvoir croire en leur utilité et adhérer eux-mêmes à ces idéaux d’honneur et de dignité.

Il faut aussi aux dirigeants une abnégation et une humilité à toute épreuve, qui renforceront encore leur leadership.  Ils ne sont que les dépositaires, et non les propriétaires, du pouvoir qui leur est confié par la nation. Cette abnégation impose un don de soi, un engagement sans réserve et un rejet de tout gain personnel. Même si une telle discipline est rare, elle se retrouve dans l’éthique de certains des plus éminents hommes d’État, de Nelson Mandela à Charles de Gaulle en passant par Jerry Rawlings ou Ho Chi Minh.

Cette abnégation peut d’ailleurs être « encadrée » par la constitution, en empêchant le cumul de responsabilités et en renforçant les contrôles exercés et la qualité de ceux-ci.

La dernière qualité des dirigeants, peut-être la plus essentielle, est certainement celle du respect :

  • Respect de la fonction et de ce qu’elle incarne.
  • Respect de la nation au service de laquelle sont les Responsables à tous les niveaux.
  • Respect des droits les plus fondamentaux de l’individu, et notamment celles de sa foi et sa liberté d’expression, dans la pleine tradition de l’Histoire nationale. En la matière, la laïcité de l’État nous semble un bien précieux, qui a souvent préservé l’unité de la nation Malienne et doit donc être soigneusement sauvegardée.
  • Respect enfin et surtout du bien le plus précieux de tous les citoyens qui est leur vie, comme l’avait bien compris le Président Modibo Keita, qui disait, en 1968, qu’ « une seule goutte de sang malien ne doit être versée pour qu’il reste au pouvoir ».

Voilà notre modeste contribution aux discussions en cours. Nous espérons qu’elles expriment les attentes de beaucoup de Maliennes et de Maliens et qu’à ce titre, elles seront écoutées par ceux qui vont reconstruire le pays après cette période d’intenses turbulences.

Puissent ces personnalités être agréées par tous afin qu’un esprit de construction et d’entente anime notre maison commune, le MALI. Puisse chacune d’elles avoir la force et la sagesse nécessaires pour mener à bien la mission qui lui est confiée ou lui sera confiée.

 

Les citoyens maliens signataires (au 17/07/2020)

Mossadeck Bally, Arwata Ben Baba, Jamila Ferdjani Ben Baba, Paul Derreumaux, Ramatou Traoré Derreumaux, Aya Thiam Diallo, Sory Ibrahima Makanguilé, Fatoumata Keita Ouane, Habib Ouane, Aminata Sidibé, Birama Sidibé, Mamadou Sidibé, Youba Sokona, Ousmane Sy, Ousmane Thiam

États-Unis, France, Mali, … : Attention, danger

États-Unis, France, Mali, … : Attention, danger

 

Le monde entier reste encore sous le choc d’une crise sanitaire de grande ampleur, aux contours toujours mal connus et à peine maitrisés, aux conséquences économiques inévitablement lourdes mais mal estimées. Mais trois exemples bien différents nous rappellent que le « monde d‘après » n’a pas fait table rase des dangers du « monde d’avant », bien au contraire.

Aux États-Unis, les images de l’affrontement entre une jeunesse afro-américaine, irrémédiablement pauvre et méprisée pour le plus grand nombre, soumise au risque permanent d’injustices de la part de policiers, et un pouvoir qui attise les colères au lieu de les apaiser, sont d’une violence extrême. Elles montrent bien que le racisme, spécialement anti-noir, reste une plaie historique béante dans le pays. Cette situation est d’autant plus préoccupante que la première puissance économique mondiale est toujours engluée dans la crise sanitaire internationale du Covid-19, dont elle est un des pays les plus durement touchés et pour laquelle la stratégie de réponse demeure floue, ce qui en aggrave sans doute les conséquences morbides. Au plan économique, la situation est emplie de contrastes étonnants avec une forte récession économique, un nombre de chômeurs dépassant celui de la Grande Dépression et des indices boursiers qui, en trois mois, ont perdu près de 40% de leur valeur avant de regagner quasiment tout le terrain perdu. La personnalité très « spéciale » du Président contribue encore à assombrir le tableau : sa gestion souvent erratique, imprévisible et partisane, sa virulence gratuite sont des facteurs importants de la scission croissante des citoyens en deux blocs qui semblent irréconciliables à court terme. La situation apparait donc explosive jusqu’aux élections de mi- novembre, et pourrait le rester ensuite

En France, le panorama est différent mais non moins inquiétant. La pandémie du Covid-19 avait mis en évidence de sérieuses déficiences dans la gestion par le gouvernement de la situation sanitaire du pays : manque de masques et de tests difficilement avoués ; hésitations de stratégie ; méthodes inapplicables de déconfinement dans certains secteurs. Elle a cependant été aussi un grand moment de solidarité nationale, notamment au bénéfice des personnels soignants, une belle démonstration de discipline dans un confinement qui fut douloureux pour beaucoup de citadins et une manifestation du rôle essentiel de l’Etat pour amortir le choc financier issu de l’arrêt imposé de la plupart des activités. Ce sentiment de cohésion a vite été mis à mal lorsque les questions économiques et sociales ont repris le dessus. Des réformes réclamées en vain de longue date, comme celle de l’hôpital public, et soudainement apparues indispensables et urgentes ne bénéficient pas de l’élan espéré. L’inévitable repli de l’Etat dans le financement du chômage partiel, la fragilité financière de nombreuses entreprises et la progressivité de la reprise vont entrainer une explosion à court terme du nombre de demandeurs d’emploi et une diminution significative du pouvoir d’achat. Le manque de flexibilité des chefs d’entreprise comme des salariés face aux sacrifices mutuels à consentir au moins provisoirement risque de rendre la récession plus grave que dans d’autres pays européens. De fortes tensions sociales pourraient alors resurgir, créant le risque d’un nouveau mouvement de « gilets jaunes », aggravé par une poussée de colère liée à la question raciale inspirée par les évènements américains mais alimentée par divers extrémismes. Il n’est nul doute que la très forte abstention et la défaite du pouvoir aux municipales du 28 juin donnent la mesure de l’insatisfaction générale.

Au Mali, l’inquiétude est aussi à son comble. Depuis le coup d’Etat de mars 2012 et l’invasion terroriste qui l’a suivi, le pays semble avoir connu une incessante descente aux enfers. Le pouvoir mis en place en 2013 pour 5 ans n’a réglé aucun des trois problèmes cruciaux du pays. Le premier est sécuritaire. Les terroristes n’ont pu être éliminés, malgré les appuis extérieurs, notamment français, aux forces armées nationales, et se sont même installés dans le Centre du Mali. L’accord d’Alger de 2015, censé mettre fin à l’invasion, n’a produit pour l’instant que des effets mineurs. Le deuxième, politico-administratif, est celui de la mauvaise gouvernance, condamnée par tous mais plus vive que jamais. Elle entraine à la fois des déperditions considérables dans les finances publiques, le découragement de nombreux investisseurs privés nationaux ou étrangers, le ralentissement des activités. Le troisième, politique et économique, réside dans l’absence d’une stratégie cohérente et concrète de développement économique et social du pays.   Faute de celle-ci, des questions cruciales comme celle de l’éducation, de la santé, d’une faible création d’emplois, de la réduction de la pauvreté, de la modernisation de l’administration restent en déshérence derrière la pression des multiples urgences, et poussent les citoyens dans la résignation ou la seule recherche d’une solution individuelle. La persistance d’une croissance économique honorable, sans transformation structurelle, ne s’est pas traduite dans une réduction des inégalités. Malgré tout, les Autorités en place ont été reconduites en 2018 après une élection tendue. Depuis lors, les résultats des élections législatives récentes ont engendré de nombreuses incompréhensions additionnelles. Dans les dernières semaines, un mouvement inédit de contestation, où se mêlent chefs religieux et leaders politiques, a demandé la démission du Président. Face à ces difficultés majeures, l’épidémie mondiale du Covid-19, apparemment peu prégnante jusqu’ici, représente un péril sanitaire mineur, mais est lourde de détériorations économiques supplémentaires.

Si ces situations différent profondément dans leur contexte, leur dangerosité et les solutions possibles, elles présentent toutefois plusieurs points communs.

Le premier est la qualité nécessaire de l’écoute de toute la nation qu’ont à incarner les plus hauts dirigeants du pays. Celle-ci doit être un mélange savant mais indéfinissable de proximité et de distanciation, d’humilité et de hauteur de vue, qui se conquiert mais reste toujours fragile dans les démocraties. Il impose que le Président n’agisse pas dans le seul intérêt de ses électeurs, d’un groupe socio-économique ou d’un clan ethnique ou familial, mais soit capable d’apprécier le bien-fondé des revendications de ceux qui ne l’ont pas élu et d’y apporter au moins un début de réponse. En l’absence d’une telle attention, Martin Luther King avait résumé ainsi l’inévitable : « Une émeute est le langage de ceux qu’on n’entend pas ». Les renversements de régime intervenus en 2019 en Algérie et au Soudan montrent que même des pouvoirs dictatoriaux peuvent s’écrouler, contrairement à toute attente, s’ils restent trop longtemps sourds et aveugles.

Le deuxième est l’impatience croissante des populations, et surtout de la jeunesse, face à des problèmes majeurs souvent dénoncés mais toujours présents, voire aggravés, tels les méfaits du racisme, le niveau élevé de chômage, l’aggravation des inégalités et la persistance d’une grande pauvreté. Faute d’une évolution positive de ces sujets sortant des questions catégorielles classiques, les partis politiques et les syndicats, déjà affaiblis, peuvent se trouver dépassés par leur inaction ou par une position déphasée face à ces revendications transversales. Dans un monde où la communication est devenue partout omniprésente, à travers des réseaux sociaux incontrôlables ou des médias parfois plus tentés par le « buzz » que par une analyse approfondie, ces   insatisfactions trouvent de nouveaux champs d’expression hors des voies démocratiques traditionnelles. Elles peuvent déboucher sur des mouvements spontanés, prenant dans certains cas une dimension inattendue, qui restent souvent sans lignes directrices et essentiellement contestataires. Ceci complique la réponse qui peut leur être apportée, mais facilite en revanche leur perturbation par de nombreuses « fake news » ou leur manipulation, voire leur direction, par des tendances ou des groupes bien structurés, politiques ou religieux selon l’environnement, qui ont leurs propres objectifs et « agendas ». Cette nouvelle donne impose aux dirigeants prudence, constance, force de conviction et d’imagination que seule peut apporter la capacité d’écoute évoquée ci-avant.

Le troisième point commun est que la dégradation et les blocages s’approchent parfois d’un niveau qui dépasse les capacités normales de réforme d’un Etat, quel qu’il soit. La solution requiert alors à minima dans le pays concerné une mobilisation exceptionnelle des énergies autour d’une union nationale ou d’une réforme constitutionnelle. Pour réussir, celle-ci devrait prendre à bras le corps et selon une nouvelle approche tous les problèmes posés et viserait à transformer radicalement les règles de coexistence entre citoyens. La base des désaccords étant souvent tout à la fois économique, politique, culturelle ou sociétale, les actions à mener auront à englober deux composantes. D’abord trouver une solution d’urgence aux doléances les plus sensibles, afin de rétablir un début de confiance et une meilleure sérénité entre les parties prenantes. Ensuite, dépasser tous les égos et conduire des actions structurelles de moyen et long terme qui pourraient transformer fondamentalement le pays en établissant un nouveau « contrat de société » que s’appropriera le pays tout entier. Comme on le devine, il s’agit là d’une mission impossible si l’équipe en charge des réformes n’a pas une qualité et des méthodes de travail exceptionnelles et de grands pouvoirs de décision.

Le dernier aspect est le risque que des revendications légitimes brutalement exprimées conduisent à des poussées de fièvre sans lendemain, soit parce que ceux qui contestent auront échoué, soit parce que les changements éventuels de dirigeants n’auront pas conduit aux réponses attendues. Il est en effet moins difficile de contester que de construire un nouvel ensemble cohérent introduisant les transformations de fond réclamées. Dans les trois pays retenus comme exemples, les forces qui soutiennent les alternatives ont encore à démontrer une vision stratégique de l’avenir capable d’apporter des solutions concrètes et réalistes aux problèmes posés. En la matière, l’expérience a montré, en Afrique comme en Europe, que l’existence d’unions régionales au sein desquelles se tiendraient les pays en difficultés pouvait constituer un « amortisseur de crise » en encourageant la négociation aux dépens de l’affrontement. Cependant, ces intégrations régionales n’ont pu jusqu’ici inspirer des stratégies rénovatrices qui poseraient le futur d’un pays en crise sur de nouvelles bases.

L’allégement de la menace du Covid-19 s’est donc accompagné de la résurgence de questions cruciales déjà anciennes mais toujours d’actualité. Chacun doit souhaiter que le traumatisme créé par la pandémie produise un déclic qui permette d’introduire enfin des avancées réelles sur ces sujets. Mais cette période exceptionnelle doit aussi nous conduire à donner une importance primordiale à des problèmes comme celui de la lutte contre le réchauffement climatique ou une meilleure protection contre la reproduction de telles catastrophes sanitaires. C’est seulement si de telles actions sont devenues prioritaires, à côté de la reconstruction économique, que nous entrerons vraiment dans un nouveau monde.

Paul Derreumaux

Article publié le 29/06/2020

 

Mali : scènes de rue à Bamako par temps de Covid

Mali : scènes de rue à Bamako par temps de Covid

 

Le Mali, comme d’autres pays africains, a cru un moment pouvoir échapper à la pandémie du Covid-19. Une fois les premiers cas officiellement recensés vers la mi-mars 2020, la réaction a pourtant été rapide. Dès le 13 avril, une adresse présidentielle fixe les grandes lignes de mesures administratives et financières pour lutter contre le risque sanitaire et ses impacts économiques, proches de celles qu’adoptent dans la même période beaucoup de nations africaines, et notamment celles de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Mais les annonces généreuses sont souvent imprécises dans leur calendrier et leurs modalités de réalisation -hormis la suspension momentanée du salaire du Président et des membres du gouvernement – et la discrétion quant à leur concrétisation peut inquiéter

Malgré cette riposte rapide qui impressionne à l’étranger, une première complication insoupçonnée apparait vite. A Bamako comme dans les capitales voisines, il est difficile de faire comprendre la gravité particulière d’un danger inconnu et peu visible, alors que la masse des citoyens affrontent quotidiennement les risques de toutes sortes de maladies endémiques mieux connues, au premier rang desquels le paludisme, mais aussi les méfaits de la pauvreté et les manques d’infrastructures de toutes sortes. Malgré les mises en garde gouvernementales et les réseaux sociaux, encombrés de « fake news » plus ou moins fantaisistes, des centaines de milliers de gens modestes et vulnérables croient toujours que le fameux « coronavirus » est une invention. Notre amie Binta, 91 ans bien remplis d’une vie de combats, de sourires et de noblesse intérieure, nous l’explique chaque fois dans le modeste logement qu’elle occupe à Badalabougou. Elle ne peut imaginer la consistance de cet ennemi toujours caché et, avec malice, elle récuse tous nos arguments, acceptant seulement de ne plus nous serrer la main… uniquement pour nous faire plaisir.  Cette insouciance est souvent une nécessité face aux priorités de survie, mais la méfiance dans les Autorités politiques et administratives ainsi que certains ratés de leur communication renforcent la conviction. D’ailleurs, le « numéro vert » publié partout et que chacun peut appeler en cas de symptômes est presque toujours impossible à joindre : alors, que peut-on faire ?

Pourtant, le Covid-19 est bien présent et s’insinue partout. Parti de zéro le 24 mars, le nombre officiel des contaminations, surtout concentrées sur Bamako, dépasse ce 24 mai les 1000 personnes et celui des décès les 60 victimes. Ces données sont certes plus modestes que chez beaucoup de voisins, ce qui alimente aussi le manque d’attention du plus grand nombre. Mais elles sont très probablement nettement sous-estimées : les faiblesses de la politique de recherche des cas suspects, la réticence des populations à se signaler touchés par cette maladie en raison du délabrement des grands hôpitaux publics, le manque de tests, tout concourt à ce que la maladie circule dans l’ombre et agresse plus qu’il n’est dit. Le fait que la pandémie semble toucher les classes les plus aisées, parce qu’il leur est plus facile de se faire tester puis soigner dans de bonnes conditions, l’illustre aussi, comme l’a montré le «mini-cluster » des députés après des élections législatives maintenues malgré l’épidémie. Cependant, les contaminations recensées augmentent encore de 3% par jour. A ce rythme, le nombre de personnes infectées double chaque mois : avant fin juin, les malades pourraient être plus de 2000.

Pour la grande majorité de la population, ballottée entre la solennité des avertissements et la « générosité » des annonces du Gouvernement, d’une part, et les réalités plus prosaïques du terrain, d’autre part, les difficultés de l’heure sont plus tangibles aux plans social et économique que sanitaire. Une première contrainte s’est imposée à chacun avec la fermeture de tous les établissements d’enseignement dès le 20 mars. Cette mesure a sans doute été aussi un moyen de reporter à plus tard le règlement final du bras de fer entre l’Etat et les syndicats d’enseignants qui persiste depuis au moins un an. Elle s’est en tout cas traduite par la mise en vacances de fait de la plupart des élèves et étudiants : les petits traînent désormais autour de la demeure familiale tandis que les ainés passent beaucoup de leur temps sur les téléphones mobiles pour « chatter » ou « surfer », oubliant souvent les « gestes barrière » qu’on leur rabâche. Le téléenseignement n’a pu être mis en place que par quelques écoles et a aussi été pénalisé par la faiblesse de l’équipement des ménages en ordinateurs et en imprimantes. Des tentatives de lancement de cours à la télévision ne semblent pas avoir eu le succès escompté. Les inégalités sociales se sont ainsi encore creusées et le spectre d’une année blanche est une forte inquiétude de beaucoup de parents. La date du 2 juin fixée pour la reprise n’est d’ailleurs pas confirmée à ce jour. Cet arrêt des cours a provoqué la conséquence la plus visible à ce jour dans la vie quotidienne des bamakois : une nette diminution de la circulation. Celle-ci ne fait pas le bonheur des mendiants désormais plus nombreux : aux habitués se sont joints en effet des enfants, privés d’école et laissés à eux-mêmes, et des déplacés du Nord et du Centre du pays, puisque la guerre contre les terroristes, invisible elle-aussi à Bamako, enfle toujours le flot des réfugiés.

Dans la sphère économique, des changements plus profonds, induits par la baisse générale des activités qui frappe le monde entier, n’émergent que lentement. L’éventail des situations est très large. Les chanceux, dont l’activité s’est poursuivie normalement, sont peu nombreux. Ils travaillent dans les sociétés de télécommunications, les banques, les compagnies d’assurance, les compagnies minières, quelques rares filiales d’entreprises multinationales. Ils sont aussi les seuls à pouvoir bénéficier du télétravail, et à réduire ainsi les risques sanitaires tout en gardant leurs -bons- salaires. A l’autre bout du spectre, les sacrifices pèsent surtout sur les salariés les plus modestes et sur les micro-entrepreneurs et commerçants des secteurs formel et informel, qui sont dépourvus de garanties et d’épargne et peuvent tomber brutalement dans la précarité. C’est surtout pour eux que le confinement a été écarté : leur liberté de mouvement est en effet cruciale, pour leurs tâches professionnelles comme ménagères, qu’il s’agisse de maintenir un minimum vital de chiffre d’affaires, de gagner sur le marché « le prix du condiment » ou d’aller chercher l’eau potable dans le quartier. Entre ces extrêmes se trouvent les cas les plus variés selon les secteurs d’activité, la taille des entreprises et la qualité de leur organisation. Face à l’absence d’une assurance chômage généralisée ou d’une prise en charge par l’Etat du paiement d’un chômage partiel, la priorité a été donnée au paiement accéléré d’une lourde dette intérieure, grâce à des financements publics multilatéraux. Il apporte à beaucoup d’entreprises une trésorerie compensant au moins en partie la baisse de leur chiffre d’affaires et règle des arriérés de salaires dus aux fonctionnaires. Pour les ménages, l’aide porte essentiellement sur un allègement des factures d’eau et d’électricité, dont la mise en place est délicate. Le Mali n’a pu en effet débloquer, comme en Côte d’Ivoire, des soutiens en numéraire permettant aux personnes les plus touchées de subsister -75000 FCFA pour trois mois à Abidjan-, dont l’effet aurait été plus rapide et plus sensible. Pour le reste, les arrangements avec les travailleurs dépendent de chaque entreprise et conduisent à beaucoup de suspensions de contrat de travail.

Face à cette adversité générale, maliennes et maliens restent comme toujours optimistes et fervents adhérents de la solution individuelle. S’appuyant sur un dynamisme légendaire, beaucoup recherchent, dans la mesure de leurs modestes moyens, des activités d’appoint pour survivre, voire des opportunités de revenus apportées par le Covid-19. Dans ce pays des beaux boubous, couturiers émérites comme néophytes inspirés se lancent dans la production de masques, motivés par la commande par l’Etat de «  millions d’unités »  ou par la vente au détail. L’ingéniosité des nombreux petits artisans, capables de merveilles avec des instruments dérisoires, met au point des distributeurs de gel hydroalcoolique et des portiques de désinfection automatique. Une « start-up » locale se lance dans la fabrication de matériels médicaux par imprimante 3D. La semaine dernière, c’est muni d’une combinaison pareille à celle d’un cosmonaute que mon coiffeur m’a coupé les cheveux en m’assurant d’une sécurité parfaite.

Dans les comportements quotidiens, les changements s’imposent avec peine. En remplacement du confinement, un couvre-feu, imposé en avril, n’a pu être maintenu longtemps. Contraire aux habitudes de la population, surtout en cette période de grande chaleur, il s’est aussi heurté à la pression des responsables musulmans, puisque le Mali est un des rares pays où les mosquées n’ont pas été fermées. Après quelques échauffourées, le Ramadan a eu raison du couvre-feu supprimé début mai. Le port du masque reste rare, tant parce que l’objet est encore cher pour les bourses maliennes, que parce qu’il est étranger à toutes les habitudes, incommode sous ces températures accablantes et à l’utilité encore contestée. Pour les personnels des entreprises structurées, gardiens inclus, il est cependant devenu une obligation bien respectée. Ailleurs, pour les commerçantes et leurs acheteurs sur les marchés, ou dans les rues, il est une stricte exception alors même que les foules compactes sont toujours la règle. Dans le quartier de l’ACI, chaque départ exceptionnel d’Air France vers Paris est ainsi l’occasion d’une cohue indescriptible et constitue hélas un lieu idéal pour un nouveau foyer de contamination.

Comme si les difficultés sanitaires et économiques ne suffisaient pas, deux autres évènements rendent la période encore plus difficile pour la population. Le premier est la situation catastrophique de la société nationale d’électricité. Dans ce pays où moins de 40% de la population est connectée au réseau national, la période chaude est toujours marquée par de multiples coupures de courant. Cette année, leur nombre a explosé et leur durée considérablement augmenté tandis que des villes du Nord du pays restent plongées dans le noir. A la télévision nationale début mai, le Directeur Général confesse sans ciller qu’il manque de personnel qualifié pour sa maintenance et qu’il attendait la réouverture des frontières avec le Sénégal pour que la situation s’améliore. Abasourdis, mais pas forcément étonnés, devant cet aveu et l’absence de sanctions, les consommateurs se résignent à attendre, une fois de plus. Le second évènement est celui du Ramadan. Celui-ci représente pour chaque musulman plus de quatre semaines de jeûne et de longues prières, mais est aussi une période d’achats exceptionnels de produits de première nécessité pour la coupure du jeune en famille. Avec les difficultés d’approvisionnement et de circulation apportées par la lutte contre le Covid-19, la spéculation habituelle sur les prix de ces denrées s’est emballée malgré la surveillance des pouvoirs publics et s’ajoute à la détérioration des ressources du plus grand nombre.

Habitués par nécessité à la résilience, les bamakois tiennent bon, attendant les signes d’un avenir meilleur. A défaut de ceux-ci, ce week-end leur a amené un répit avec la fête de l’Aïd. Ce samedi, les petites filles aux coiffures magnifiques et les jeunes garçons aux boubous amidonnés ont empli comme chaque année les rues de la capitale pour aller saluer familles et amis, et espérer un « selimafo ». Pas sûr que les règles de distanciation soient bien respectées pendant cette trêve, mais chacun aura repris quelques forces. Suffisamment sans doute pour espérer une bonne saison des pluies, le retour à la normale de l’électricité, la victoire sur le Covid et l’amélioration de l’économie. Alors, on pourra repenser aux nombreux autres problèmes qui restent à régler, parfois depuis longtemps.

Paul Derreumaux

Article publié le 26/05/2020

 

Coup d’œil sur le chaos pétrolier

Le pétrole broie du noir

 

Depuis mars 2020, le marché du pétrole a ajouté une crise spécifique à la secousse économique qui frappe le monde depuis janvier 2010 avec l’épidémie de Covid-19.

Trois facteurs concomitants expliquent le désordre ambiant. D’abord la baisse drastique de la demande, provoquée par l’arrêt quasi-total des transports aériens de personnes et la forte diminution d’activité de nombreux secteurs, issue des politiques de confinement. En second lieu, la mésentente entre deux des principaux producteurs -Arabie Saoudite et Russie – pour une réduction globale de l’offre de pétrole en vue du maintien de prix de marché moins sinistrés : ce désaccord s’est traduit au contraire par une offre élevée qui a alimenté un recul supplémentaire des cours internationaux. Enfin, une forte saturation des capacités de stockage du pétrole aux Etats-Unis et dans le monde entier, qui fait exploser les coûts correspondants, et pousse les producteurs les moins solides à vendre à n’importe quel prix.

Alors que les cours mondiaux de l’or noir évoluaient autour d’une moyenne de 60 USD pour le « Brent », principale référence européenne, au début de l’année, ceux-ci ont « dévissé » vers un cours de 30 puis un minimum de 20 USD à partir de la mi-mars 2020 au fur et à mesure que la pandémie s’étendait de l’Asie à l’Europe puis en Amérique du Nord, et que les grands producteurs pétroliers échouaient à trouver un accord crédible d’ajustement de l’offre à la demande. L’autre grande référence internationale, le « West Texas Intermédiate » ou WTI qui correspond à la production américaine, a connu des perturbations encore plus graves. Les modalités particulières de vente de cette catégorie – des contrats de vente à terme qui doivent être impérativement dénoués à l’échéance – poussent les producteurs et détenteurs de contrat à vendre d’autant plus rapidement que les possibilités de stockage sont désormais saturées au niveau mondial, et surtout américain, et que ce stockage coûte donc de plus en plus cher. Ceci explique que les valeurs correspondantes du WTI aient chuté encore plus rapidement et de façon plus erratique, arrivant parfois à des niveaux négatifs quand la charge financière du stockage et l’incertitude du marché à court terme dépassaient le sacrifice d’une vente à prix négatif mais connu.

Le déséquilibre entre offre et demande et ses effets pervers, amplifiés par les variations de la valeur internationale du dollar, ne datent pas du début de l’année. L’euphorie de cours supérieurs en moyenne à 100 USD de 2011 à septembre 2014 a coïncidé à une période fertile en découvertes de la part des compagnies pétrolières. Elle a aussi vu le début de l’exploitation intensive des gaz de schiste en Amérique du Nord, amenant sur le marché une production supplémentaire importante, qui a d’ailleurs placé les Etats-Unis au premier rang des producteurs mondiaux. Enfin, les améliorations techniques constantes ont permis des forages dans des zones offshore et onshore auparavant inatteignables. Face à cette progression multiforme, la demande a évolué moins rapidement, freinée à la fois par la modestie de la croissance des pays européens, par les innovations techniques de réduction de consommation et par la montée en puissance régulière des énergies non renouvelables. A partir de fin 2014,  les cours connaissent donc une période « creuse » -avec une moyenne proche de 50 USD – qui se prolonge jusqu’au dernier trimestre 2017.  Après cette date et malgré quelques soubresauts, les prix ont pu être maintenus pour le Brent au-dessus de 60 USD le baril jusqu’en janvier 2020, avec des pointes à 80 USD, grâce à la relative discipline imposée par le cartel de l’OPEP sur les marchés et une gestion efficiente des disponibilités de stockage. Les tarifs de la référence WTI ont globalement suivi cette tendance, parfois avec une décote.

Cet équilibre, souvent fragile, a été une nouvelle fois rompu en mars 2020 sous l’effet de la conjonction des trois facteurs déjà cités. Après un mois de volatilité extrême et de panique sur les marchés, un certain calme semble être revenu. Les cours du Brent ont oscillé depuis début mai entre 25 et 30 dollars le baril. Mais ce calme laisse pendants de nombreux problèmes et pourrait être de courte durée.

A court terme, la tendance devrait être haussière avec le redémarrage de beaucoup d’économies à partir de ce mois de mai, qui va « booster » la demande. L’importance des stocks, la progressivité générale des remises en route et les difficultés d’accord entre producteurs devraient cependant rendre cette croissance modérée au moins jusqu’en juin prochain et un baril entre 35 et 40 USD à cette date est une hypothèse plausible. Elle entrainerait pourtant beaucoup d’insatisfactions. Aux Etats-Unis, de nombreuses exploitations de gaz de schiste ne sont pas rentables à ce prix de vente. Ceci pourrait donc entrainer des faillites en cascades, de lourds contentieux bancaires et des pertes d’emplois, mal venus en cette période : les prochaines échéances électorales américaines pourraient en conséquence pousser les Autorités de ce pays à perturber cette évolution logique. Du côté des pays producteurs, ce prix d’équilibre resterait nettement inférieur à celui qui avait été adopté pour les budgets prévisionnels des Etats pour 2020, souvent supérieur à 50 USD. Dans les économies peu diversifiées d’Afrique, il en résulterait pour les principaux exportateurs de pétrole un Produit Intérieur Brut en repli, des gaps budgétaires considérables et une pression à la baisse sur les monnaies. Le Nigéria, puissance majeure du continent, mais aussi l’Algérie, l’Angola, et quelques autres seront dans une situation très difficile. En Afrique Centrale Francophone, l’impact sur les Etats pétroliers de la zone -Congo, Gabon, Tchad, Guinée Equatoriale en particulier – pourrait même conduire à s’interroger sur une remise en question de cette partie de la zone franc. Les bonnes perspectives économiques du Sénégal, voire du Niger, fondées sur les apports attendus des récentes découvertes pétrolières, seraient retardées ou partiellement compromises. Seuls les pays majoritairement consommateurs trouveraient dans une hausse ainsi modérée un atout pour réduire les couts de production de grands secteurs d’activité durement frappés par la crise, tels le transport aérien ou les industries.

A moyen terme, les interrogations sont encore plus nombreuses. Avant la crise sanitaire, un des objectifs mondiaux, porté par les grandes réunions internationales sur le dérèglement climatique, était celui du ralentissement souhaitable de la part des énergies fossiles dans le mix-énergétique mondial. Les contraintes et ambitions environnementales ne pourront sortir que renforcées de la pandémie du Covid-19 et vont favoriser la priorité donnée aux énergies renouvelables et aux réductions de consommation. Les exigences posées par le gouvernement français pour le prêt de 7 milliards d’EUR accordé à Air France le confirment. Mais les obstacles restent sévères. La baisse actuelle des prix du brut ne favorise pas la mutation vers d’autres sources d’énergie. Malgré les améliorations de compétitivité réalisées ces dernières années, les énergies solaires ou éoliennes demeurent chères et leur intérêt financier s’est donc même dégradé depuis mars dernier. Les principaux producteurs de pétrole – Arabie Saoudite, Etats-Unis, Russie, Qatar, .. – disposent d’atouts considérables, dans le cadre de grands équilibres géostratégiques ou économiques, pour maintenir le poids du pétrole dans les sources d’énergie mais aussi la cherté de l’or noir Enfin, la vigueur de la reprise économique après la tétanisation du deuxième trimestre 2020 sera aussi un élément déterminant de la vitesse et de la force de reprise de la demande. Pour nombre d’institutions internationales, le « trou d’air » de la croissance économique globale en 2020 pourrait donner lieu en 2021 à un rattrapage dont l’ampleur conduirait à effacer la « parenthèse » de cette année. Même si une franche reprise des cours est attendue en 2021 et au-delà, l’ampleur de cette hausse de l’or noir et les grandes variations structurelles de de la consommation énergétique restent encore fort incertaines.

Dans ce contexte volatile, et malgré sa spécificité et la puissance de ses acteurs, le monde du pétrole ne pourra échapper à des vérités dont les quelques mois que vient de vivre la planète ont souligné le caractère crucial. Il en est ainsi de l’importance de nouveaux critères dans nos choix stratégiques pour éviter la reconduction de catastrophes analogues : limites fixées à la mondialisation ; nécessité de ne pas octroyer une priorité absolue à la rentabilité à court terme ; aspiration à une plus grande solidarité. De plus, certaines transformations du mode de vie, engagées avant la crise sanitaire, sortent renforcées de celle-ci et devraient se maintenir, tels le succès du télé-travail ou le recours accru à l’E-commerce : elles auront un impact direct sur le niveau et les modalités de la consommation d’énergie. Enfin, les derniers mois ont souligné le retour en force des Etats, seuls acteurs capables de répondre à une menace globale : ce rôle clé de la puissance publique devrait perdurer. Il pourrait être mis à profit pour accélérer diverses mutations, comme la montée en puissance de la voiture électrique ou la recherche tous azimuts des économies d’énergie, Il permettrait même, si on est optimiste, de mettre un peu d’ordre dans un secteur dont l’impact mériterait une organisation plus orientée au service de l’intérêt général de la population mondiale d’aujourd’hui et de demain. Le Covid-19 réussira-t-il cet exploit ?

 

Paul Derreumaux

 

Les 120 jours du Covid19 : Constats et interrogations

Les cent vingt jours du Covid19 : Constats et interrogations

 

En quelque 120 jours, l’épidémie du Covid-19 s’est étendue au monde entier où elle a contaminé à ce jour près de 3,2 millions de personnes identifiées et quelque 215 000 morts -et sans doute bien davantage-, a détruit provisoirement le marché de plusieurs secteurs d’activité – transport aérien, tourisme, évènementiel – et provoqué une panique boursière égale à celle de 2007. Elle a aussi réduit fortement l’activité productive mondiale par suite des politiques inédites de « confinement » plus ou moins sévères adoptées dans de nombreux pays et a été ainsi à l’origine indirecte d’une chute inédite des prix du pétrole. Elle absorbe enfin, dans des pays comme la France, depuis au moins la mi-mars 2020, l’attention exclusive des principales chaines de télévision, comme si le reste des problèmes du monde avait cessé d’exister. Malgré cette omniprésence du sujet et la boulimie d’informations sur celui-ci, les incertitudes restent prédominantes. Seuls quelques constats peuvent déjà être tirés à l’échelle mondiale, qui soulèvent souvent de nombreuses questions pour le futur.

Le premier est justement la persistance à ce jour de nombreuses inconnues sur l’origine de la maladie et sur les façons de s’en protéger et de la soigner. Certes, dans le monde entier, les chercheurs se sont mobilisés avec une intensité jamais égalée et de nombreuses avancées ont déjà été réalisées. Elles ne sont cependant que partielles et parfois hésitantes, et ont moins bénéficié d’un appui financier massif et bien coordonné de la part des grands Etats que l’aide que ceux-ci ont accordée aux secteurs économiques et sociaux. Une priorité accrue à cet objectif aurait été pertinente. Elle aurait pu éviter des querelles d’égos entre scientifiques, inutiles et incomprises par le public qui attend des résultats. Elle aurait donné plus de consistance aux nombreuses promesses faites quant à la possibilité et à la date d’obtention d’un vaccin. La recherche, médicale ou autre, n’est en effet pas une activité qui obéit à des délais fixés et c’est le seul hasard qui réduit parfois le temps requis pour des grandes découvertes, comme le rappelle le souvenir de Pasteur. Des tests fiables et en quantité suffisante ne sont encore disponibles que dans des périmètres limités, comme la Corée du Sud et l’Allemagne. Mais le monde restera d’une fragilité extrême, malgré les prouesses des personnels soignants, sans traitements validés selon les normes scientifiques en vigueur pour tous les stades de la maladie, et surtout sans vaccin, clé de voute de cette lutte.

La seconde leçon est que peu de pays ont été totalement transparents dans leur gestion de la crise. Les modalités de cette « dissimulation » ont été diverses. La Chine a ainsi occulté l’existence même de l’épidémie au début de celle-ci, puis a vraisemblablement systématiquement sous-évalué le nombre des décès, les chiffres officiels paraissant incohérents avec ceux qui ont ensuite été vus dans tous les pays. En France, l’Etat a été plus objectif, face aux médias, dans le décompte des statistiques de mortalité qui ne tiennent cependant pas encore compte à ce jour de la « surmortalité » hors hôpitaux que commence à montrer l’INSEE. Il a cependant attendu longtemps avant d’informer clairement sur des points essentiels : décès dans les Ehpad, grave pénurie de masques et d’autres « accessoires », insuffisance de respirateurs.  En Angleterre et, encore plus, aux Etats-Unis, les plus hauts dirigeants ont d’abord joué les « matamores » face à la pandémie et renoncé à des informations précises sur la propagation de la maladie. Mais ils ont dû faire machine arrière, parfois à contre-coeur comme M.Trump, au vu de la progression très rapide du nombre de victimes.  Ils ont alors suivi les mêmes stratégies d’arrêt des écoles et des grands rassemblements, mis une bonne part de l’économie à l’arrêt et imposé un confinement plus ou moins marqué. Certaines nations continuent à nier la contamination, comme la Corée du Nord par dogmatisme, ou à la minimiser, comme peut-être beaucoup d’Etats africains, par incapacité de l’appréhender pleinement. Seuls quelques pays ont sans doute affiché avec plus de justesse leurs échecs, telles l’Italie et l’Espagne, et leurs succès, comme Taïwan et la Corée du Sud. La vérité de l’information a montré ses limites face à d’autres priorités, même dans les pays considérés comme les mieux lotis sur ce point.

Un autre constat, essentiel, est qu’une très grande majorité de pays ont choisi de privilégier le combat sanitaire, en décrétant un confinement plus ou moins massif ou des solutions qui s’en rapprochent, comme des couvre-feux ou l’isolement des plus grandes villes, et d’interrompre le fonctionnement normal de leur économie nationale pour minimiser les pertes en vies humaines. Ce choix tranché est inédit. Il résulte d’une conjonction de facteurs, aux dosages respectifs variables selon les pays : incertitudes sur la contagiosité et la morbidité de la pandémie, crainte des opinions publiques, effet d’entrainement de la Chine, « usine du monde », qui avait ouvert cette voie. Quelque 45 jours après que cette option ait été prise, il semble qu’elle a été bénéfique au plan sanitaire comme le montre le ralentissement conjoint des contaminations, des hospitalisations et des décès. Toutefois, le coût économique et social de ce confinement est considérable, pour les particuliers et les entreprises qui le subissent, comme pour les Etats qui ont pris en charge des compensations de toutes sortes : paiement au moins partiel des salaires perdus, reports d’impôts et de cotisations de sécurité sociale, distribution de chèques aux personnes défavorisées (la « monnaie hélicoptère » des Etats-Unis ;…Les plans de « sauvetage » d’ampleur inégalée adoptés aux Etats-Unis, dans plusieurs pays européens, par l’Europe elle-même ont été plusieurs fois revus à la hausse et risquent de l’être encore avec les concours qui devront être donnés à de grandes entreprises nationales pour leur redémarrage. Dans plusieurs cas, ces coûts imprévus représentent plus de 10% du budget de l’Etat et devraient être financés par des dettes supplémentaires. Ils ont aussi fait voler en éclats des règles qui paraissaient intouchables comme celles des dangers d’une dette publique excessive et d’un déficit public respectant des limites étroites et intangibles, comme le montre notamment l’exemple de l’Europe. Le monde s’est ici aventuré dans des espaces, qu’il n’avait explorés qu’en temps de guerre et qu’il va devoir ensuite gérer.

Dans le même temps, les contraintes sociales imposées pour freiner la contagion du Covid-19, et notamment le confinement quand il a été appliqué, ont rapidement montré les grandes inégalités d’efforts qu’elles demandaient aux diverses composantes de la population. Les habitants des quartiers populaires des grandes villes et de leurs banlieues ont été les plus pénalisés en raison de l’exigüité de leurs logements, des caractéristiques de leur environnement et de l’impact économique de la crise sur leurs revenus. Les habitants des petites villes et des communes rurales ont été plus favorisés, une fois n’est pas coutume, grâce notamment aux réponses de proximité. Le télétravail n’a pu bénéficier aux techniciens et aux ouvriers des grandes unités de production. L’enseignement à distance a partiellement compensé la fermeture des écoles mais les difficultés d’accès de nombreux élèves ont montré les limites qui persistent. Le caractère exceptionnel de la situation a provisoirement mis à l’arrière-plan ces différences parfois criardes, reflet des disparités de classes sociales. Partout, une solidarité sincère a constitué un « amortisseur de crise » et les citoyens ont globalement supporté avec discipline et stoïcisme cet isolement forcé si contraire à leurs habitudes de vie. Le cas de l’Inde est sans doute ici le plus exemplaire. Toutefois, la perspective d’un déconfinement proche pourrait rouvrir de nouvelles questions sociales actuellement laissées de côté. Ainsi, en France, les personnels des hôpitaux, dont le rôle souvent héroïque a été justement salué par tous, devraient rappeler le long et vain combat qu’ils avaient mené en 2019 pour l’amélioration de leurs rémunérations et conditions de travail, et les promesses faites pendant la crise ne pourront être oubliées quoiqu’il en coûte. Dans beaucoup de pays, les difficultés et éventuelles erreurs du retour programmé à la normale -recrudescences possible de l’épidémie, pertes d’emplois, faillites d’entreprises,..- malgré toutes les dispositions prises par les Etats, seront moins facilement oubliées que celles subies par les populations lors de la naissance de la pandémie. L’accentuation des inégalités provoquée par l’épidémie, dans les pays avancés comme dans les nations en développement, pourrait donc entrainer des tensions accrues chaque fois que l’état d’esprit d’une « union nationale » un moment mise en avant n’aura été qu’une parenthèse.

Enfin, un dernier constat est la mise en évidence par la crise de la priorité désormais souhaitable de nouveaux paradigmes économiques. Les bienfaits de la mondialisation, dont les limites étaient déjà de plus en plus ressenties, se comparent désormais à ceux de l’indépendance économique et des politiques de proximité qui y sont liées, qui paraissent plus attrayants. Quelques nouvelles valeurs devenues fondamentales pour tous font émerger des attentes économiques et sociales, jugées auparavant moins essentielles par la majorité « nantie » de la population mais aujourd’hui vues comme prioritaires face à des dangers oubliés et d’incroyables fragilités révélées. Il en est ainsi de toutes les activités liées à une « économie de l’humain » : santé, logement décent, accès à l’éducation et à la connaissance, connexion aux réseaux de communication, accroissement de la sécurité sous toutes ses formes, amélioration de la justice,… L’idée d’un revenu universel minimum, longtemps considérée comme utopique, connait un début d’application de la part de pays aussi divers que les Etats-Unis ou la Côte d’Ivoire. Le combat contre le dérèglement climatique et pour la sauvegarde à long terme de la planète pourrait connaitre plus de vigueur et de succès, à la suite de la peur qui a saisi le monde devant les risques gigantesques qui le menacent et au vu de l’éclaircie climatique qui accompagne cette pause économique forcée.  Certes, ces changements possibles se heurteront au retour en force de la prééminence des anciens dogmes -maximisation du profit à court terme, suprématie absolue des droits de l’individu sur ses devoirs et sur les droits de la collectivité, poids de la « réal politik » dans la gestion des Etats-. Les débats pourraient être animés entre ces deux approches.

Beaucoup aiment à dire en ce moment que le monde après le Covid-19 « ne sera plus comme avant ». Les périodes comme celle que nous traversons renforcent le poids et et les espoirs de ceux qui aspirent à de profonds changements, qu’ils soient révolutionnaires, utopistes ou simplement emplis de sagesse. Il est sans doute encore beaucoup trop tôt pour savoir ce qu’il en sera. De grandes incertitudes existent déjà sur le temps pendant lequel la lutte contre la pandémie durera et sera même indécise. Cette durée aura d’ailleurs elle-même une grande influence sur ce que les habitants de la terre choisiront ensuite : oublier cette période et revenir (presque) au passé si l’issue a été facile ; s’entêter pour réaliser des changements apparus décisifs, quelle que soit la difficulté pour les instaurer, si la victoire a été longue et incertaine. La vérité à venir se placera probablement entre ces extrêmes. Où qu’elle se situe, il ne faudra pas oublier que notre monde a très peu de chances d’être un jour parfait.

Paul Derreumaux

Article publié le 30/04/2020