L’Afrique, étonnante et résiliente, face aux menaces d’inflation et de récession

Une partie du monde est depuis 2021 sous le coup de deux menaces économiques ; le retour d’une inflation forte, et peut-être durable ; un ralentissement marqué de la croissance économique, voire une récession à plus ou moins large échelle. Les pays d’Afrique subsaharienne n’échappent pas à ces turbulences. Les solutions qu’ils doivent y apporter et les effets qu’ils subissent sont cependant divers et originaux, à l’image de la façon dont le continent avait réagi à la pandémie du Covid-19. 

La zone subsaharienne est accoutumée, en beaucoup de pays qui la composent, à un environnement inflationniste, parfois entrainé dans de brutales accélérations. Il provoque un glissement fréquent de la valeur des monnaies locales, et des taux d’intérêt nominaux élevés. Les exceptions notables à ce mouvement d’ensemble sont les pays dont la monnaie est reliée par une parité fixe à une des devises internationales fortes – Dollar ou Euro -, tels notamment ceux de la zone franc. Dans ces cas particuliers, la hausse des prix reste limitée et les taux bancaires nettement plus modérés. Dans le contexte économique et financier actuel, le mouvement mondial de hausse des prix se révèle d’une ampleur et d’un périmètre exceptionnels. Il a été alimenté par quatre principaux moteurs qui se sont succédés en se renforçant partiellement: la création monétaire de grande ampleur effectuée en 2020 pour faire face aux dépenses publiques issues de l’épidémie du Covid-19 ; la reprise soutenue en année 2021, durant laquelle l’offre a été soumise à d’importantes contraintes logistiques qui ont gêné sa progression et entrainé des ajustements de prix ; la guerre en Ukraine qui a perturbé les marchés du pétrole, du gaz et de quelques produits alimentaires ; la hausse des taux d’intérêt aux Etats-Unis depuis mars dernier qui a fait s’envoler la valeur du dollar, y compris par rapport à l’Euro -qui a perdu quelque 10% de mars à juin 2022-. La convergence et l’intensité inhabituelles de ces facteurs ont nettement aggravé les tendances inflationnistes habituellement rencontrées. Fin juin dernier, le rythme annuel approche ainsi 7% en République Sud-Africaine ou 8% au Kenya mais plus de 19% au Nigeria et près de 30% au Ghana tandis que le Zimbabwe a renoué avec l’«hyper-inflation» avec un taux avoisinant 90%. Même dans UEMOA, souvent « exemplaire », le rythme annuel de hausse des prix a régulièrement progressé depuis début 2022 pour s’élever en milieu d’année à plus de 8% en rythme annuel, et parfois davantage depuis lors, loin des 3% définis comme « objectif de convergence » de la zone. Des produits importés ont été les principaux générateurs de ce mouvement -pétrole (+70% environ d’août 2021 au pic de juin 2022), mais aussi biens d’équipement et produits alimentaires notamment – mais les produits locaux ont souvent suivi, sous l’effet cumulé d’une hausse générale des prix de revient et de comportements spéculatifs dans des marchés peu régulés, dominés par l’informel et ses réactions erratiques.

Face à l’inflation, les pays subsahariens disposaient de moyens de réaction modestes en comparaison avec les deux instruments utilisés dans ceux du Nord : la hausse des taux d’intérêt et les subventions étatiques. Les variations de taux décidées par les Banques Centrales n’y ont qu’un impact limité sur le volume des crédits bancaires locaux, qui pèsent moins lourdement dans le financement des économies nationales. De plus, les niveaux antérieurs déjà élevés de ces taux n’ont autorisé que des ajustements limités, contrairement à ce qui s’est passé dans les grands pays du Nord. Du côté des subventions, les Etats concernés ont des moyens budgétaires fort variés et globalement modestes : les aides étatiques n’ont donc été ni étendues à tous les pays, ni aussi importantes que souhaité, contrairement à ce qui s’était passé en réaction au Covid-19 faute d’appuis étrangers aussi conséquents et rapidement débloqués. Les augmentations de prix se sont donc largement déployées jusqu’au niveau des consommateurs. A ce jour, le prix de l’essence a ainsi déjà augmenté par exemple de 20% en Côte d’Ivoire et plus de 30% au Mali où le coût de la farine a crû de plus de 20%. Face à ces hausses et malgré des situations variables selon les régions, l’ajustement s’est globalement réalisé par l’érosion du revenu réel des ménages et la réduction de la demande chaque fois que possible. Les statistiques à venir devraient donc constater un accroissement de la pauvreté, en particulier dans les pays également touchés par les catastrophes climatiques comme la Somalie soumise à une longue sécheresse. Malgré tout, la résistance aux difficultés des populations africaines a conduit à ce que les protestations contre la vie chère sont restées jusqu’ici limitées, hormis les manifestations récentes en Sierra-Léone, où le changement de signe monétaire a sans doute été un élément inflationniste supplémentaire.     

Largement démunies pour lutter contre l’inflation, les nations d’Afrique subsaharienne sont en revanche plutôt mieux placées vis-à-vis des risques de récession qui menacent les pays économiquement les plus avancés en ce milieu d’année 2022. Elles ont d’abord connu en 2021, comme dans le monde entier, une reprise généralisée de la croissance de leur Produit Intérieur Brut (PIB), évaluée à +4,1%, après la contraction de 2020 d’ailleurs plus réduite que ce qu’avaient retenu toutes les prévisions. Cette relance s’est en bonne partie appuyée sur les hausses, en prix comme en quantités, des exportations de matières premières : pétrole, métaux mais aussi produits agricoles. A partir de février 2022, la crise russo-ukrainienne a provoqué une envolée supplémentaire de beaucoup de ces produits. Les pays africains exportateurs de pétrole ont notamment profité à plein de cette situation qui a renfloué leurs Trésors publics et leurs balances des paiements. Mais les pays importateurs ont souvent pu compenser la hausse de leur facture pétrolière par l’embellie des prix internationaux d’autres produits de base. Dans le même temps, d’autres activités locales ont poursuivi leur « trend » positif : agriculture vivrière, stimulée par l’accroissement démographique et l’urbanisation ; systèmes financiers ; sociétés de télécommunication ; quelques services et industries de transformation ; petites entreprises de l’informel. Dans ce moment de profondes perturbations, la triple caractéristique de beaucoup de systèmes économiques africains – forte place de la production de matières premières destinées à l’exportation, présence de quelques services modernes solides, dynamisme d’un secteur informel en expansion – , souvent considérée comme une faiblesse structurelle, a plutôt constitué un atout de circonstance.

Les dernières estimations de croissance du PIB pour 2022 reflètent ces données. Le « boom » des prix des matières premières devrait ainsi se refléter particulièrement dans certaines régions : plus de+ 3,5% pour le PIB de la Communauté des Etats d’Afrique Centrale (CEMAC), près de +7% en République Démocratique du Congo (RDC), +3,4% au Nigéria par exemple. Mais les économies plus diversifiées devraient aussi réaliser de bons scores : plus de +5% dans l’UEMOA, dont environ+ 7% en Côte d’Ivoire, et près de +7% au Kenya. Globalement, l’Afrique subsaharienne escompte présentement une progression de son PIB de l’ordre de +3,7% en 2022, supérieure aux perspectives mondiales de +2,9% sur cette période. Ces performances seraient finalement meilleures que celles de la période 2016/2019.

L’Afrique subsaharienne pourrait donc déjouer encore en 2022 les prévisions les plus pessimistes, en préservant sa croissance économique malgré tous les inconvénients liés à une inflation « hors normes ».  Pourtant, ce résultat mitigé n’a qu’une portée ponctuelle. D’abord, les effets de l’envolée des prix en 2022 pourraient continuer alors que le soutien aux entreprises et aux ménages apporté par les Etats et les capacités d’endettement supplémentaire de ceux-ci pourraient être réduits. Le poids des emprunts publics extérieurs dans le PIB a sensiblement augmenté depuis 2020, dépassant 80% en 2022 pour une dizaine de pays et même plus de 100% pour 6 d’entre eux., avec des effets budgétaires qui devraient s’aggraver à la suite de la hausse internationale des taux. Le Ghana, où l’inflation a de loin dépassé les bons résultats de hausse du PIB, vient ainsi de voir son « rating » d’endettement extérieur dégradé à « hautement spéculatif ». De plus, l’inflation elle-même, malgré un vraisemblable ralentissement dans les grands pays, pourrait se poursuivre activement en 2023 en Afrique, en raison des déséquilibres et tensions diverses qui persistent sur le continent.  Surtout, les évènements de 2022, et avant eux ceux liés au Covid-19 en 2020, ont confirmé plus que jamais la dépendance excessive et multiforme de la zone subsaharienne vis-à-vis de l’étranger : par ses exportations composées surtout de matières premières, par ses importations gonflées par une faiblesse persistante des productions tournées vers les marchés intérieurs, par le poids de sa dette extérieure liée à l’insuffisance de ses ressources financières locales. Cette situation fragilise le continent sur le moyen terme et pénalise son développement. Pour la corriger, les pays visés doivent réaliser les mutations requises de leurs appareils économiques et de l’environnement dans lequel travaillent les entreprises. Face aux retards accumulés en la matière, toute amélioration de la croissance économique est à mobiliser pour accélérer ces transformations.  Certains s’imposent cette discipline, même dans la période troublée actuelle. Le Kenya démarre ainsi une nouvelle centrale solaire à Kisumu, d’une puissance de 40 Megawatts (MW), poursuivant les grands investissements déjà réalisés dans ce secteur, tandis que le Benin a inauguré sa première centrale solaire de 25 MW. La Côte d’Ivoire renforce ses investissements dans la transformation de cacao et de cajou et poursuit la création de grandes zones industrielles ultramodernes. Le Nigéria renforce sa position dans la production d’engrais grâce aux investissements de M. Dangote. D’autres, par manque de vision à long terme et/ou sous la pression de graves difficultés, n’accordent pas aux investissements économiques indispensables la place nécessaire : plusieurs pays du Sahel, rongés par le terrorisme et par des contraintes politiques, ou le Sud-Soudan, paralysé par de longues luttes intestines, n’ont pas encore adopté ces priorités. La première conséquence de ces disparités sera l’élargissement du fossé grandissant entre les perspectives pour l’avenir des divers groupes d’Etats.

La résilience récente de l’Afrique subsaharienne n’est donc pas synonyme automatique d’amélioration à moyen terme de la situation de celle-ci. Pour qu’une large partie du milliard d’habitants qui la peuplent bénéficie d’un tel changement, les orientations requises -augmentation des productions locales tournées vers la satisfaction des besoins intérieurs, innovations, amélioration qualitative des ressources humaines,..-  auront à être appliquées aussi vastement que possible, ce qui est loin d’être encore le cas. Sur ce plan, la consolidation des regroupements régionaux resterait sans doute un des meilleurs moyens pour que les pays « locomotives » entrainent dans leur sillage ceux qui sont en retard ou affaiblis, au service d’un mieux-être collectif. La période récente n’a pas montré d’importantes initiatives en ce sens. Mais les faits sont têtus : les priorités à retenir et les moyens de les atteindre finissent toujours par s’imposer.             

Paul Derreumaux,

Article publié le 23/08/2022

Afrique Subsaharienne et développement économique : Des leviers de réponse à réformer et à inventer ( partie 2)

Peut-on trancher les nœuds gordiens qui rendent pérennes les turbulences frappant l’Afrique Subsaharienne (ASS), malgré toutes les actions menées depuis des décennies, et libérer ainsi, enfin, son potentiel ? ll faudrait pour cela revoir certaines stratégies, en s’appuyant sur quelques évidences

Le développement économique est dans chaque pays la résultante de l’œuvre de trois acteurs qui cohabitent et doivent coopérer dans le respect de buts communs : l’Etat et ses démembrements, les entreprises privées, et les partenaires étrangers. Comme dans toute action commune, la responsabilité des échecs est toujours partagée. En revanche, le rôle des deux acteurs nationaux est prépondérant puisque ce sont eux qui mettent en œuvre toutes les actions, même émanant d’appuis extérieurs. Parmi ces deux intervenants locaux, l’Etat dispose des moyens les plus vastes, qui concernent à la fois le cadre institutionnel et administratif, les règles de fonctionnement du secteur privé et les conditions de vie des populations. Les performances de l’économie et de la finance sont donc indissociables de celles du politique, et les faiblesses de ce dernier sont la plupart du temps en mesure de ralentir, voire bloquer, les progrès des premières. Les turbulences, anciennes comme nouvelles, de plus en plus entremêlées, sont de plus en plus difficiles à éliminer. Elles exigent selon les cas d’importants moyens financiers à mobiliser, ardus à trouver en cette période troublée, ou des mutations de comportement, qui ne peuvent s’opérer que dans le moyen et le long terme. Face à ces contraintes, il semble opportun de prioriser les actions les moins complexes et ayant le maximum d’effets directs et indirects. Enfin, il est essentiel de retenir à l’esprit que l’ASS est de plus en plus hétérogène : cette pluralité rend peu efficace des solutions globales, qui traduisent un dogmatisme intellectuel, et exige plutôt une adaptation optimale à chaque cible visée. Il devrait en résulter des actions de taille souvent plus modeste mais plus efficaces et dont les résultats positifs pourraient être ressentis plus vite. Quatre exemples, non exhaustifs, peuvent être donnés de telles nouvelles approches, dont la mise en œuvre peut être combinée pour un maximum d’efficacité

Un premier changement crucial serait que les Pouvoirs Publics nationaux et les Partenaires Techniques et Financiers (PTF) donnent tous une priorité plus marquée à l’économie. Celle-ci est trop souvent passée au second plan par rapport au politique, empêtré dans de nombreuses faiblesses, et les nations qui ont réussi à construire, voire ébaucher, une vision économique à long terme de leurs pays, semblent progressent le plus vite. Un travail un salaire, une activité, la  moindre embellie du pouvoir d’achat sont aussi ce qui change la vie au quotidien des citoyens les plus pauvres, leur restitue l’espérance en l’avenir et l’adhésion aux efforts demandés. Deux domaines au moins sont ici susceptibles d’impacts décisifs. Le premier concerne le secteur primaire : agriculture, élevage, sylviculture, pêche. Ces activités représentent déjà une part essentielle du Produit Intérieur Brut (PIB) et des emplois des pays de l’ASS -respectivement près de 20% et plus de 50% en 2020- mais les produits de rente ont surtout bénéficié jusqu’ici de toutes les attentions. Les atouts naturels sont puissants pour de plus grandes ambitions : terres cultivables, disponibilités en eau, climat souvent favorable, population croissante. Celle-ci constitue d’ailleurs pour les paysans un moteur suffisant pour augmenter régulièrement les productions vivrières grâce aux engrais et aux extensions de surface. Mais, pour gagner en puissance et en modernité, cette agriculture doit changer de méthodes et de dimension en étant plus productive et plus soucieuse de l’environnement. Les paysans ont besoin de formation, de financement, d’équipements, d’innovations, de capacité de négociation, de moyens de stockage, de modes de transport sécures et d’informations fiables. Des partenaires potentiels, pays et/ou entreprises, existent dans tous ces domaines, comme en France qui compte de grands spécialistes mondiaux, avec des réalisations déjà opérationnelles dans la production ou dans la recherche. Ceux-ci pourraient se voir accorder le droit de prendre en charge directement ces investissements, tout en y associant des producteurs et chercheurs locaux. Par souci d’efficacité, il conviendrait de privilégier les projets de taille petite ou moyenne, des technologies bien éprouvées plutôt que d’avant-garde, des matériels robustes et adaptés plutôt que trop sophistiqués, des interlocuteurs rassemblés en coopératives et associations plutôt que des individualités, un accent mis sur les réalisations plutôt que sur les études. Partout les bonnes volontés locales sont disponibles et l’enjeu d’une telle révolution, qui donnerait à l’ASS une moindre dépendance alimentaire et économique, s’est récemment aiguisé à la suite de la crise ukrainienne.   

Un second créneau économique prioritaire devrait être celui des petites et microentreprises tournées vers une formalisation. Classiquement incluses dans le « fourre-tout » du secteur informel, elles en forment en catégorie à part grâce à leur capacité d’écoute et d’ouverture aux partenariats. Elles manquent de tout- argent, connaissances, matériel-, mais leurs promoteurs et promotrices débordent d’une énergie et d’une ténacité admirables. Le taux de mortalité de ces sociétés est élevé, comme dans tous les pays du monde, mais de nombreuses résistent et certaines grandissent. Face aux faiblesses des autres composantes des systèmes économiques africains, elles sont en ASS un levier efficace pour créer de la valeur ajoutée, des emplois, du pouvoir d’achat et un peu moins de dépendance extérieure. Les instruments apparaissent partout pour aider à franchir les premières étapes : des incubateurs dispensent les formations de base et encadrent les responsables, des « business angels » consentent les premiers financements, des sociétés locales de capital risque abondent les fonds propres. Certains PTF sont passés du stade du discours bienveillant à celui de l’action, soit en coopération avec les Etats qui ont compris l’importance du secteur, soit de manière autonome comme le Danemark le fait avec brio au Mali depuis plusieurs années. Les effets individuels sont certes minimes à cause de la petite taille des cibles, mais le nombre élevé de celles-ci compense cet aspect et les coûts sont modestes à côté de certains programmes dispendieux. Dix millions d’EUR d’argent public prêtés suffiraient pour aider à la croissance de 1000 micro-entreprises ayant démarré avec leurs propres forces, réaliser 50000 embauches, faire mieux vivre 500000 personnes et engendrer 3 fois plus de nouveau PIB, tout en étant ensuite réemployés vers d’autres bénéficiaires. Il resterait ensuite aux banques à prendre le relais des financements et aux Etats à ne pas les tuer par une fiscalité asphyxiante.

L’amélioration du fonctionnement et de l’atteinte des objectifs des administrations peut constituer une deuxième opportunité à court terme en visant notamment deux objectifs. L’un serait de « booster » les recettes internes des Etats, qui peinent à atteindre le seuil de 20% des PIB nationaux, sans décourager l’expansion des activités productives. Avec un plancher souhaitable pour ce ratio de 25% du PIB, les efforts nécessaires sont considérables mais plusieurs pistes existent en la matière pour enclencher une augmentation progressive. La digitalisation des administrations pour le recouvrement des impôts et taxes douanières et l’identification de la matière taxable est une réforme essentielle, normalement indolore pour les citoyens Elle est déjà pratiquée avec succès par divers pays et peut aisément être financée partout en ASS. Elle est synonyme de réduction d’insécurités sur la qualité des informations et la fraude à subir, et donc d’accroissement des entrées fiscales. Elle peut d’ailleurs être étendue avec les mêmes ambitions à d’autres aspects sensibles, allant du cadastre foncier à la paie des fonctionnaires. Une autre voie consisterait à élargir la matière taxable sans que cette évolution soit préjudiciable à la croissance : la taxation des transactions et des plus-values foncières, la mise au point d’un impôt forfaitaire sur les entreprises du secteur informel prenant en compte des moyens d’évaluation du chiffre d’affaires et du résultat seraient deux exemples de régimes fiscaux plus modernes et équitables, qui pèseraient moins exclusivement sur le secteur formel. Une troisième orientation, plus innovante, viserait à mettre en oeuvre certains programmes prioritaires en coopération directe avec des bailleurs de fonds et des acteurs privés nationaux, dont la participation pourrait être une alternative à une fiscalité supplémentaire. Les actions menées y gagneraient sans doute une accélération et une vision plus pragmatique. L’enseignement et la formation professionnelle pourraient être des secteurs-tests de cette approche, avec une délégation limitée dans le temps et l’espace et un contrôle des Etats. Le risque financier de ces initiatives audacieuses serait maîtrisé tandis que le résultat pourrait être aisément apprécié par la population et les entreprises, bénéficiaires directs de telles actions.

L’exploitation maximale de tous les avantages des solidarités régionales est une autre idée-force pour renforcer le rôle positif des Etats et combattre certaines tendances actuelles de déconstruction de ces synergies. Plusieurs directions sont utilisables. La plus urgente est celle de la lutte contre le terrorisme et le grand banditisme, notamment dans la zone du Sahel. Les enseignements de la décennie écoulée montrent qu’une riposte efficace doit allier réponse militaire et accélération du développement, d’une part, et être commune à tous les pays concernés, d’autre part. Cela suppose des actions militaires coordonnées sous une direction unitaire et crédible, des objectifs clairs et agréés par tous, des moyens financiers accrus, des dispositifs techniques adaptés, une évaluation périodique des résultats. Un tel dispositif est difficile à mettre en œuvre mais il peut être installé progressivement et devrait recevoir le soutien d’alliés étrangers à la zone concernée. Un autre progrès pourrait résider dans la fixation de délais restreints pour la transposition au niveau national de décisions prises par un collectif d’Etats, dans le cadre d’une structure permanente comme dans des circonstances particulières : en l’absence d’une telle règle, l’Afrique a connu dans le passé beaucoup de retards dans la transposition nationale de nouvelles mesures utiles pour tous, en particulier pour les législations fiscales et douanières ou certaines politiques économiques. Enfin, dans le même esprit, les membres d’une Union régionale pourraient confier à des institutions « ad hoc » la réalisation d’investissements prioritaires d’envergure régionale. Grâce à ce transfert ponctuel, volontaire et contrôlé de souveraineté, comme il l’a été recommandé ci-avant, cette méthode devrait être avantageuse en rapidité d’exécution, en cohérence, en économie de coûts et en pertinence par rapport aux besoins, et pourrait servir d’incitation à d’autres solidarités.    

Le troisième revirement stratégique devrait toucher les interventions des partenaires étrangers en faveur du développement de l’ASS et les attentes sont nombreuses. D’abord, une meilleure écoute des besoins réels. La définition d’un projet ou d’un programme d’actions s’ajuste encore davantage aux préoccupations du partenaire qu’aux besoins réels des groupes destinataires du pays receveur.  Les partenaires ont même tendance à harmoniser leurs positions, en se regroupant dans de nouvelles structures qui viennent s’ajouter au « mille-feuilles » administratif existant, ce qui renforce encore leur force de négociation. L’Alliance Sahel, émanation des pays de l’Union Européenne au bénéfice de cette zone, la toute nouvelle Alliance pour l’Entrepreneuriat en Afrique regroupant des institutions multi- et bilatérales, sont des avatars récents de cette tentation. Si la coordination entre partenaires au développement est bien nécessaire, elle ne devrait pas être effectuée de manière unilatérale, mais regrouper pour chaque projet les bailleurs, les destinataires appréhendés sous la forme la plus pertinente et les Etats hôtes. Le changement est d’autant plus nécessaire au moment où la compétition internationale entre grands blocs rivaux, voire ennemis, prend parfois en otage les pays demandeurs de l’ASS et où l’Afrique devient de plus en plus plurielle.

En second lieu, l’acceptation par tous les bailleurs de fonds publics d’un dialogue direct avec les utilisateurs finals de l’aide. Le canal de l’Etat hôte était jusqu’il y a peu le seul admis. Une plus grande liberté commence à apparaitre, qui n’exclut pas le suivi par l’Etat des programmes engagés : elle devrait conduire à des résultats probants, en termes de coûts, de délai de décision et d’efficacité, qui faciliteront l’extension de cette procédure indispensable, Le programme de financements mis en place au Mali par le Danemark pour les petites entreprises, cité ci-avant, suit cette voie plus directe.

La réduction de la taille de la plupart des projets ensuite : les années passées ont coïncidé avec   la hausse importante de l’envergure minimale des projets considérés comme acceptables, sous la justification notamment des coûts d’analyse Cette tendance conduit à des excès à corriger : le lancement effectif des actions, l’évaluation de leurs effets et les éventuelles corrections de trajectoires ne devraient qu’en être plus faciles. La réduction des délais de lancement effectif et de décaissement des fonds mobilisés constitue d’ailleurs une difficulté substantielle : les durées de préparation imposées par les PTF sont anormalement longues, souvent injustifiées et entrainent des surcoûts qui peuvent aller jusqu’à rendre impossible la réalisation de certains investissements. La Banque Africaine d’investissement (BAD) et l’Union Européenne (UE), qui auraient pourtant des raisons d’être exemplaires, sont hélas parmi les plus mauvais exemples en la matière.

Une dernière réforme devrait résulter du constat que l’Afrique évolue de plus en plus à -au moins- deux vitesses avec des différences croissantes entre Etats, et que les appuis donnés, par un souci logique et équitable de rééquilibrage, à ceux qui ont réalisé le moins de progrès ont souvent des effets très réduits. Cette faible efficacité peut certes résulter de handicaps naturels permanents ou exceptionnels, tels les effets du dérèglement climatique. Mais elle provient la plupart du temps de la mauvaise gouvernance ou du manque de vision et de savoir-faire des dirigeants des pays concernés. Les objectifs visés ont alors été doublement manqués. Pour éviter un telle issue, trois scénarios pourraient être alors simultanément menés. Le premier consisterait à consentir plus de soutiens aux nations qui se sont déjà engagées avec assez de détermination, de constance et d’organisation sur le chemin du développement économique, afin de maximiser les chances d’obtenir les résultats les plus rapides et les plus « impactants » pour les nouveaux soutiens apportés. Ces concours pourraient d’ailleurs être de plus en plus consentis sous forme de prêts Le deuxième périmètre pourrait viser les pays les moins favorisés, voire les plus réfractaires aux changements, pour éviter de laisser les populations concernées s’enfoncer dans une pauvreté accrue : la condition posée pour ces appuis, composés principalement de dons ou de prêts très bonifiés, pourrait être une intervention directe auprès des utilisateurs finals afin d’apprécier au mieux les résultats obtenus. La troisième consisterait à renforcer particulièrement les programmes des Structures régionales et rejoint le levier déjà évoqué de restitution d’un rôle important à ces regroupements de pays.

Un quatrième facteur d’accélération concerne les institutions financières, et notamment les banques commerciales. Partout sur le continent, celles-ci ont renforcé leurs structures, développé leur puissance et consolidé leur rentabilité depuis les crises systémiques des années 1970/80. La hausse notable de leurs fonds propres et la sévérité progressivement durcie des régulations qu’elles doivent suivre expliquent cette évolution. Grâce à ces nouveaux atouts, le poids relatif des concours bancaires à l’économie dans le PIB approche en moyenne dans l’ASS 40%. Ce taux reste cependant faible par rapport aux autres régions en développement et est très inégal, dépassant les 100% en Afrique du Sud et demeurant en deçà de 20% dans diverses nations. De plus, ce taux recule parfois, comme cela a été le cas dans l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) depuis 2018, sous l’effet de la réaction des banques à de nouvelles contraintes réglementaires ou à des opportunités attractives de placements de trésorerie.

Il faut donc accentuer toutes les actions de réorientation des institutions bancaires vers le financement des crédits à l’économie. Plusieurs leviers sont envisageables en la matière : nouvelles incitations réglementaires par le jeu des provisions de fonds propres demandées sur certains secteurs ; allègements fiscaux contrôlés et limités au profit des crédits consentis à des créneaux d’activités névralgiques ou spécialement difficiles. Mais l’instrument le plus efficace continue à être le partage avec d’autres acteurs des risques encourus pour ces concours. Cette pratique est déjà mise en oeuvre depuis longtemps par diverses institutions telles, par exemple, Proparco ou la Société Financière Internationale. Mais la pratique doit être largement intensifiée et généralisée, aussi bien par les institutions multilatérales et bilatérales d’appui au développement que par des structures nationales. La Côte d’Ivoire vient ainsi de créer un Fonds de Garantie pour les PME qui devrait répondre à cet objet et rejoint les initiatives déjà prises par d’autres nations. Il s’agit sans doute là de la meilleure arme pour développer au maximum les concours à ces catégories d’entreprises, dont la réussite du plus grand nombre ouvrira pour  les pays de l’ASS les portes d’une consolidation radicale de leur appareil économique.

Pour les entreprises figurant dans la partie inférieure de l’éventail existant et disposant d’un grand potentiel, de nouveaux instruments se mettent aussi en place comme il l’a été souligné ci-avant. Ainsi la société I§P, dont les fonds d’investissement locaux seront bientôt implantés dans une dizaine de pays, tant francophones qu’anglophones, est un des pionniers de ce modèle. Pour des sociétés encore plus petites, l’association ABAN, qui oeuvre avec l’appui de la Banque Mondiale, coordonne maintenant une soixantaine de « business angels » souvent entièrement privés. Le Mali en compte désormais un depuis un an, MALI ANGELS, fort modeste mais prometteur dans un environnement difficile.     

Ces quelques exemples sont bien sûr très partiels. Ils laissent en particulier de côté le grand chantier qui doit viser la puissance publique, pouvoirs politiques et administratifs confondus, là où s’est le plus développée une mauvaise gouvernance dont la protubérance est parfois capable de maintenir un pays dans un immobilisme mortifère. La puissance de cette turbulence requiert certes une urgence absolue, l’action conjuguée de tous les autres acteurs au développement et l’utilisation de tous les leviers possibles. Mais les effets espérés ne seront pour la plupart visibles qu’à moyen terme en raison de la complexité des blocages et de la nature des moyens d’action. La mise en œuvre efficace des mesures présentées ci-avant et les résultats qui pourraient en être attendus à court terme pourraient faciliter l’atteinte de cet objectif central.

Paul Derreumaux

Article rédigé le 30/05/2022

Afrique subsaharienne et développement économique : L’accumulation récente des turbulences (partie 1)

Sur la route de leur développement économique, les Etats d’Afrique subsaharienne (ASS) affrontent de nombreuses « turbulences ». Celles-ci se nourrissent souvent les unes des autres, s’enchevêtrant jusqu’à devenir inextricables, et leurs liens multiformes rendent très difficile l’identification des modalités par lesquelles elles pourraient être supprimées ou circonscrites. On pourrait toutefois les classer en deux catégories : celles présentes depuis des décennies ; celles apparues plus récemment mais tout aussi perverses.

Cinq principales turbulences sont des compagnes de route habituelles de l’ASS.


La première est la faiblesse de la croissance moyenne annuelle du Produit Intérieur Brut (PIB) des pays qui la composent. Depuis les années 1960, celui-ci n’a connu que deux phases favorables, celle de 1960/75 et, surtout, celle de 1995/2015, durant lesquelles la hausse de cet indicateur a atteint en moyenne 5%/an. Hors ces périodes, ces PIB n’ont cru que modestement, et en tout cas de façon sensiblement inférieure à celle des pays en développement d’Asie et d’Amérique Latine, et parfois même régressé à certains moments. Les 4% de hausse annoncés pour 2021 sont le meilleur score obtenu depuis 2015, mais l’embellie risque d’être remise en cause en 2022 par les effets des évènements d’Ukraine. Cette moyenne peu satisfaisante occulte toutefois un changement majeur :  l’Afrique devient aujourd’hui de plus en plus multiple, et quelques pays réalisent régulièrement des progressions à hauteur des meilleures performances mondiales. Ainsi, Ethiopie, Kenya, Tanzanie, Ghana approchent souvent des taux annuels de 8%. Le PIB de l’Union Economique et Monétaire (UEMOA) progresse de près de 6%/an depuis 10 ans. Malgré tout, les difficultés des pays les plus puissants -Nigéria, Afrique du Sud, Angola- handicapent toujours l’évolution d’ensemble de l’ASS et brouillent l’image du continent. Ces performances globales médiocres résultent de trois principaux facteurs : la prédominance persistante de la production de matières premières exportées (pétrole, minerais ou cutures de rente) dans les moteurs de la croissance, qui corrèle étroitement celle-ci aux cours mondiaux de ces produits ; la lenteur des réformes structurelles et notamment l’accroissement insuffisant des activités de transformation qui autoriseraient une réduction de la dépendance économique ; l’insuffisance, et souvent l’inadaptation, de financements pour réaliser les investissements nécessaires.   

Un deuxième écueil est que cette hausse modérée du PIB des économies africaines a été absorbée en grande partie par la croissance démographique. En ce domaine, et contrairement à la sphère économique, l’Afrique est restée plus homogène, mais est désormais un monde à part. Sa spécificité s’exprime notamment par deux indicateurs globaux : un taux de fertilité (nombre d’enfants par femme) encore supérieur à 4 alors qu’il est descendu aux environs de 2 dans toutes les autres régions du monde, hormis l’Asie du Centre et du Sud ; une augmentation annuelle de la population comprise entre 2,5% et 3%/an, contre moins de 1% ailleurs. L’historique des dernières décennies montre certes une tendance, récente et variable selon les pays mais globalement encore faible, vers un rapprochement avec les autres continents. Le taux de fécondité s’est ainsi replié à 4,4  en Côte d’Ivoire et même à 3,3 au Kenya, mais est encore à 5,5 au Mali et 4,7 en Tanzanie. Au Niger, où il est un des plus élevés au monde, il atteint 6, faisant plus que doubler la population de 11 à 25 millions d’habitants entre 2000 et 2022. Les obstacles à la baisse sont à la fois économiques, religieux, historiques, sociologiques. Ils expliquent la lenteur de cette évolution et les difficultés pour les dirigeants de l’accélérer. Cette expansion démographique, jointe au ralentissement de la croissance depuis 2016, explique que le revenu par tête n’ait guère progressé depuis 5 ans. Même avec une hausse annuelle du PIB global de 5,5%, il faudrait une génération pour que le revenu par habitant double, toutes choses égales par ailleurs.  D’autres marqueurs démographiques confirment le retard du continent, tels les taux élevés de mortalité infantile ou maternelle, ou le nombre toujours important de mariages précoces. L’inertie inhérente aux variables démographiques fait aussi que ces handicaps actuels devraient se maintenir au moins dans les 30 prochaines années.

La conjonction de ces deux premières turbulences en génère une troisième : la stagnation du taux de pauvreté absolue dans la plupart des pays africains à des niveaux proches de 40% de la population, loin des 10% atteints en Amérique Latine ou en Asie. Malgré des variantes entre pays, cette pauvreté s’impose au regard dans toutes les capitales et, encore plus, à l’intérieur des pays.  Plusieurs causes s’associent pour expliquer cet état de fait : la faiblesse de la croissance ; la modestie d’une politique de redistribution par les Etats ; les bas niveaux de salaire dans l’informel et l’agriculture qui apportent la grande majorité des emplois. Cette pauvreté est en retour un frein à l’accélération de la croissance, un risque croissant d’explosion sociale, un nutriment de la manipulation des masses par des décideurs défaillants, une incitation à l’émigration quels qu’en soient les risques physiques ou sociaux, une publicité pour l’enrôlement dans le terrorisme. Elle illustre aussi que l’ASS s’éloigne le plus du premier des 17 nouveaux Objectifs du Développement Durable (ODD) retenus par les Nations Unies, et rend encore plus difficile les respect de tous les autres. Sans mutation profonde et à bref délai, la pauvreté absolue (moins de 1,9 USD/jour actuellement) toucherait près de 800 millions de personnes en 2050 quand l’Afrique comptera 2 milliards d’habitants. L’essor escompté d’une classe moyenne est apparu un temps, dans la parenthèse afro-optimiste, la piste capable de faire basculer une part importante de la population hors de la pauvreté. Une décennie plus tard, cette possibilité apparait limitée dans son ampleur et cantonnée à une minorité de pays, dans chacune des régions de l’ASS.          

Comme la pauvreté, les questions liées à l’éducation et la formation sont à la fois cause et conséquence des difficultés du développement économique.  D’importants progrès ont été accomplis depuis les indépendances, notamment sur le plan quantitatif et dans l’enseignement primaire. Mais de grands chantiers sont à accélérer pour éliminer des handicaps : étendre les avancées aux enseignements secondaires, supérieurs et, surtout, professionnels ; améliorer la qualité de l’éducation ; mettre un accent particulier sur la formation professionnelle pratique, surtout dans les métiers techniques. Au Mali par exemple, comme dans d’autres Pays Moins Avancés (PMA), les inconvénients s’empilent depuis des années : faible expérience de beaucoup d’enseignants à tous les niveaux de la scolarité, grèves répétées et « bras de fer »  avec l’Etat sur des rattrapages salariaux, « années blanches » sans examen, écoles supérieures privées chères et parfois surévaluées.  En beaucoup d’endroits, et notamment en territoires musulmans, le pourcentage des filles scolarisées est aussi nettement inférieur à celui des garçons, privant les pays d’une part notable de leurs ressources humaines. Jointe au poids élevé de la population en âge de scolarisation et à la rareté des emplois formels, cette situation rend le « dividende démographique » illusoire, surtout dans les pays où la population progresse le plus vite.

Enfin, le manque d’infrastructures est un ultime handicap critique au développement. Des améliorations significatives sont constatées après les réalisations des « 10 glorieuses » de la période 2005/2015. Mais elles suffisent d’autant moins que les retards étaient considérables, que ces investissements ont privilégié certaines composantes -comme des routes et des voies urbaines-. Le secteur de l’énergie est ici un des domaines où les manques sont les plus criards et compromettent le plus les changements nécessaires. Il est marqué notamment par l’insuffisance des nouveaux investissements, la priorité longtemps donnée aux énergies non renouvelables, parfois les plus polluantes, aux dépens par exemple d’une énergie solaire immensément disponible, les coûts élevés pour les usagers, le mauvais fonctionnement des sociétés étatiques gestionnaires qui pénalise le bon fonctionnement des équipements et génère de coûteux délestages. Les améliorations sont cependant possibles comme le montrent les investissements conséquents réalisés par certains pays au profit du solaire, tels le Kenya, le Sénégal ou le Burkina Faso. Une nouvelle fois, l’accroissement de population peut réduire à néant les efforts puisque le nombre de personnes non desservies croît, même si leur pourcentage dans la population totale diminue. Dans ce chapitre des infrastructures souvent à haute intensité capitalistique, et donc exigeantes en ressources financières et techniques, l’énormité des chiffres évoquant les gaps à combler, qui vont de 50 à 100 milliards d’USD/an selon les sources, a fini d’émouvoir.

A ces obstacles, identifiés de longue date mais toujours présents, sont venus se greffer dans la dernière décennie trois autres turbulences.

La première est l’exacerbation d’insécurités dans tous les aspects du quotidien. La manifestation la plus connue en est la « mauvaise gouvernance » politique, largement répandue, qui anéantit la protection normalement apportée aux populations et aux entreprises par les Pouvoirs Publics. Elle exprime à la fois le non-respect par les dirigeants des règles qu’ils sont normalement chargés d’appliquer, le refus ou l’incapacité de servir l’intérêt général, parfois la restriction de la liberté d’expression ou d’information, la prévalence de la corruption, le libre cours à la désinformation.  Au plan physique et patrimonial, l’insécurité s’illustre par la montée et l’expansion géographique du terrorisme et du grand banditisme, sans que les Etats, leurs armées et leurs administrations sachent les éradiquer. La dégradation de services publics comme la santé, l’éducation et la justice, préoccupations prioritaires des citoyens, conséquence directe des turbulences anciennes, ne fait qu’amplifier ce mouvement. Dans le domaine économico-social, cette insécurité s’exprime aussi par divers canaux, tous plus dirimants les uns que les autres : les abus fiscaux sur l’économie formelle, les dénis de justice, les appels d’offres virtuels, parfois même la destruction de biens par l’Etat, l’irrégularité de la fourniture d’une électricité souvent très coûteuse pour de nombreuses entreprises. Le dérèglement climatique, dont les effets sont apparus en nombre de pays, s’inscrit maintenant dans cette liste, comme l’ont montré les récents exemples des nouvelles sécheresses en Afrique de l’Est et des grandes inondations en Afrique du Sud. La décomposition des valeurs morales, dans des sociétés où l’argent facilement et rapidement gagné devient souvent pour la jeunesse le critère de réussite, introduit une nouvelle forme d’insécurité et un sentiment d’injustice pour les plus méritants. Enfin, les faiblesses de beaucoup d’appareils statistiques rendent incertaines les données collectées et peuvent compromettre la valeur des appréciations et des politiques : les modifications brutales de certains PIB nationaux en témoignent.

La seconde, peut-être la plus grave, provient des risques de « déconstruction » régionale. La constitution d’Unions de pays voisins est longtemps apparue comme une des meilleures manières d’accélérer et de consolider la croissance économique et de la répartir plus équitablement. Dans certains secteurs, des avancées notables ont été obtenues grâce à cette mutualisation des moyens financiers et humains et à la volonté collective de dirigeants unis au service d’objectifs communs : en Afrique de l’Ouest, la construction de barrages ou le redressement des banques illustrent ces succès. De manière globale, l’Union Economique Ouest Africaine (UEMOA) ou l’East African Community (EAC) sont souvent présentées comme faisant partie des meilleures références en la matière. Elles ont à leur actif quelques belles réussites grâce à leur intégration économique et financière bien avancée, et les bons résultats des économies qui les composent ne peuvent être indépendants de cette situation.  La récente adhésion de la République Démocratique du Congo à l’EAC prouve que des regroupements d’Etats peuvent encore apparaitre comme une solution pour gagner du temps sur le chemin de la stabilité politique et de la croissance économique. Pourtant, la dernière décennie manque de grandes nouveautés en ce domaine. L’intérêt porté à ces rassemblements semble aussi passé de mode : le dernier rapport « Africa Pulse » de la Banque Mondiale ne dit rien de ces Unions régionales. Surtout, des évènements intervenus dans les deux dernières années tendent à montrer que des dirigeants privilégient durablement des préoccupations nationales à la discipline requise au sein d’un regroupement de nations. Les relations de la CEDEAO et de l’UEMOA avec le Mali depuis les deux coups d’Etats de 2020 et 2021 sont le cas actuellement le plus grave de cette déconstruction. Elles ont sérieusement perturbé le fonctionnement de l’économie malienne : le blocage des frontières réduit les possibilités d’importation et d’exportation du pays, élève les coûts et réduit les investissements, nationaux comme étrangers ; l’interdiction des transactions financières avec les autres pays de l’Union perturbe les circuits financiers des entreprises, des ménages mais aussi de l’Etat. Les menaces s’accumulent : arrêt des financements des Partenaires Techniques et Financiers (PTF) suite aux non-remboursements de l’Etat ; cri d’alarme des banques sur les impayés de la dette publique malienne. Le motif avancé du côté malien d’une « refondation », qui tarde à prendre forme, provoque l’absence de visibilité sur la sortie de cette impasse. Ce retard risque de créer des dommages difficiles à réparer et une tentation pour Bamako de rechercher ailleurs des solutions durables, même si elles ne sont pas optimales pour le pays. La CEDEAO et l’UEMOA ne sortiraient pas non plus indemnes de la persistance d’une mise à l’écart du Mali alors qu’une crise de nature avoisinante a déjà saisi la Guinée en 2021 et le Burkina-Faso début 2022. Si cet isolement frappe aussi le Burkina,, c’est près de 25% du PIB et plus de 30% de la population de l’UEMOA qui seraient ainsi exclus, réduisant d’autant l’audience de l’Union. L’Afrique Centrale francophone, jusqu’ici déjà peu exemplaire en termes d’intégration, voit en outre ses risques politiques croitre pour la succession de certains de ses dirigeants à la longévité exceptionnelle, ou sa cohésion économique compliquée par le récent avatar de la décision de la Centrafrique pour l’adoption du Bitcoin comme monnaie officielle. La solidarité régionale, longtemps espoir d’accélération des mutations, pourrait ainsi s’effilocher, laissant place à la tentation d’un repli sur soi, si elle ne prouve pas au plus vite qu’elle contient tous les ressorts d’une solution optimale.   

Enfin, malgré la multiplication des acteurs, la question des financements étrangers génère maintenant une turbulence qui s’amplifie à au moins deux niveaux.

La coordination et l’efficience de ces soutiens d’abord. L’Aide Publique au Développement (APD), celle des Partenaires Techniques et Financiers (PTF), longtemps prédominante, cohabite désormais avec les apports de plus en plus importants de nouveaux intervenants : pays arabes, puis Chine et autres grands émergents, marchés internationaux de capitaux. Ces financements sont trop rarement coordonnés entre eux, ce qui risque de réduire leur impact global et de générer des compétitions créatrices de surendettement des emprunteurs, particulièrement à une époque où les tensions s’aggravent entre les grandes nations et où chaque camp souhaite utiliser ses concours pour se constituer des alliés. Les conditions d’octroi et de remboursement ne sont pas toutes transparentes et peuvent donc être pénalisantes pour les pays destinataires dont les capacités de négociation sont faibles. Surtout, la pertinence des cibles et des modes d’action nécessite des améliorations. Les apports des partenaires pour des projets reflètent encore trop souvent les objectifs et préoccupations de ceux-ci plutôt que ceux des pays receveurs. Le recours au marché ou aux financements budgétaires est au contraire exempt de contrôles et susceptible de dévoiements par rapport aux priorités. Ce désalignement a conduit dans le passé à de graves impasses, comme le libéralisme excessif de certains PTF qui a mis à mal l’industrialisation dans de nombreux pays. Le second niveau est plus technique et concerne principalement le coût global de ces soutiens. La réduction du poids relatif de l’APD, la moins onéreuse, tend à renchérir le coût total du montant global des dettes extérieures tandis que l’appel au marché place les emprunteurs en risque de taux et de change. D’autres obstacles importants persistent, comme la lenteur de mobilisation des ressources obtenues, et la difficulté pour beaucoup de PTF d’accepter de traiter directement avec des structures plus proches des utilisateurs finals et capables de mieux apprécier les meilleures modalités à utiliser. Indispensables, les financements étrangers ne jouent donc pas pleinement le rôle escompté.

L’Afrique subsaharienne est-elle condamnée à rester en arrière du reste d’un monde en expansion, à cause de ces turbulences, anciennes ou récentes, dont l’enchevêtrement empêche le déblocage ? Elle est pourtant une championne de la résilience, comme l’a montré sa capacité à résister récemment à la pandémie du Covid avec des moyens plus que modestes. Cette vitalité qui s’affiche partout en Afrique ne peut être synonyme de défaite éternelle et nous fait espérer qu’un cycle vertueux de croissance économique et de modernité maîtrisée apparaitra comme il est né ailleurs. Il reste à trouver et mettre en œuvre les bons points d’appui pour faire « bouger les lignes ».

Paul Derreumaux,

Article rédigé le 30/05/2022

Union Économique et Monétaire Ouest Africaine: le système bancaire ne connait pas la crise

Union Économique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) : le système bancaire ne connait pas la crise

Le Rapport annuel de la Commission Bancaire de l’UEMOA pour l’année 2021 ne devrait être publié que dans quelques mois, dressant le panorama complet des dernières transformations des systèmes financiers de l’Union. Quelques informations donnent cependant les tendances qui pourraient être observées. Trois constats paraissent importants.

En premier lieu, les banques ont dans l’ensemble consolidé en 2021 les bons résultats atteints en 2020, en termes de bilan comme de résultats. En Côte d’Ivoire par exemple, les données disponibles du système bancaire -qui représente environ 35% des actifs bancaires de l’Union- concluent à une progression moyenne notable des principaux indicateurs d’activité : + 16% pour les bilans, + 13% pour les crédits directs, +23% pour les ressources drainées. Ces taux varient certes d’un établissement à l’autre, avec une poussée plus marquée pour les entités des groupes régionaux : celles-ci peuvent en effet s’appuyer sur l’ensemble de leur réseau pour optimiser les composantes de leur bilan en fonction des opportunités locales. Les performances de Ecobank, Coris Bank, BGFI Bank, la Banque de l’Union (BDU) figurent ainsi parmi les meilleures, mais des banques encore isolées comme Bridge Bank ont aussi beaucoup progressé. Pour les 27 banques du pays, une évolution négative, modérée, n’a concerné que 2 entités pour les dépôts et 4 pour les crédits : la BICICI, est le seul grand établissement touché par ce repli.

Un autre éclairage de ces tendances 2021 est donné par la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières. La moitié environ des 15 banques cotées ont déjà publié les résultats arrêtés par leurs Conseils d’Administration pour l’exercice écoulé. Dans cet échantillon, toutes les données montrent un système bancaire régional « en forme » pour cette année de reprise économique après la crise du Covid 19 de 2020. Les Produits Nets Bancaires (PNB) ressortent de nouveau en croissance -jusqu’à près de 20% pour Coris Bank- : ils illustrent à la fois la relance des activités, après une grande période d’incertitude, mais aussi l’absence de perturbation majeure dans la structure des taux d’intérêt malgré les pressions inflationnistes. La fréquente réduction des coefficients d’exploitation et du coût du risque témoignent du suivi attentif des charges de fonctionnement et de la maîtrise des créances en souffrance. La distribution programmée d’un dividende plus élevé que l’an précédent est le signe que les ratios réglementaires sont respectés et que les banques gardent des fonds propres capables de soutenir leur expansion future.

Le second constat majeur a trait à la composition des actifs du système bancaire. Pour les deux dernières années, dans le bilan de la plupart des établissements, les placements en trésorerie augmentaient plus vite que les crédits à la clientèle et se portaient de plus en plus sur les souscriptions de titres publics régionaux émis massivement pour financer les réponses étatiques à la pandémie. Cette orientation semble s’être maintenue en 2021 au vu des données recueillies sur la structure des emplois bancaires en fin d’année de quelques banques, qui mettent en évidence la poussée toujours prioritaire des emplois de trésorerie. Enfin, selon une note récente de la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), les contreparties de la masse monétaire pour l’Union croissent respectivement en 2022, en glissement annuel, de 32% pour les titres publics et de 12% pour les concours à l’économie.

Les raisons de cet appétit sont inchangées : rentabilité confortable de ces actifs publics ; accès aisé au refinancement de la BCEAO ; coût moindre en mobilisation de ressources propres selon les règles prudentielles en vigueur depuis 2018.  Ces financements sont devenus indispensables aux Etats à la suite de l’explosion de leurs besoins exceptionnels – prêts et aides lors de la pandémie Covid, subventions contre l’inflation, ..- mais aussi de leurs contraintes budgétaires de fonctionnement, voire d’investissements. En 2021, c’est encore 7268 milliards de FCFA de titres -après le pic de 10500 milliards de FCFA de 2020- qui ont été émis par les huit Etats de l’UEMOA sur le marché financier régional et largement souscrits par les banques. Les circuits financiers se modifient en conséquence. A l’intermédiation classique vis-à-vis des entreprises et des ménages de chaque pays s’ajoute de plus en plus pour les banques une mission d’apporteur régional de ressources aux Etats de la zone, pour leurs actions régaliennes mais aussi leur rôle de nouvel intermédiaire financier auprès de nombreux agents économiques. Cette nouvelle distribution des fonctions apparait jusqu’ici assez efficiente. Mais elle n’est pas exempte de nouveaux risques :  les banques utilisent des critères de rentabilité, de sécurité, et de diversification qui peuvent être en décalage avec les besoins de certains Etats ; en cas de perturbations politiques locales, comme c’est actuellement le cas au Mali, les blocages peuvent peser à la fois sur l’équilibre financier de quelques Etats et la trésorerie des entités bancaires.  

A côté de ces transformations du système bancaire « stricto sensu », la montée en puissance du « mobile banking » dans les moyens de paiement, mutation essentielle de la décennie, se poursuit mais a enregistré deux changements importants. D’abord, les Emetteurs de Monnaie Electronique (EME), lancés par les sociétés de télécommunications régionales et agréés par la BCEAO, qui restent les leaders de ce marché en expansion très rapide, doivent affronter dans quelques pays -Sénégal, Cote d’Ivoire, Mali pour l’heure- une concurrence très vive, notamment de la « Fintech » Wave. Celle-ci a bâti son développement sur une politique de coûts de transaction particulièrement bas, qui ont séduit le public et accélèrent l’inclusion financière tant recherchée. Elle bénéficie aussi depuis 2020 de fonds propres fortement accrus qui ont « boosté » ses moyens d’action. Le groupe de la Banque Mondiale, désormais partie prenante dans cette société, parle même à son propos de « première licorne africaine » même s’il s’agit d’une société créée par des capitaux étrangers au continent. Face à cette stratégie, les EME ont d’abord vu leurs activités ralentir, ou baisser, et leurs profits plonger. Mais la riposte s’est désormais organisée de leur côté, notamment au sein du groupe Orange : leurs tarifs ont fini de s’adapter, de nouveaux produits ont été introduits, la digitalisation des offres s’est accentuée. Cette rude compétition a finalement élargi le marché et profité au public.

En revanche, certains acteurs bancaires qui s’étaient risqués sur ce terrain font machine arrière. La Société Générale, qui avait lancé à grand bruit en 2018 sa filiale « YUP » de paiement mobile annonce le prochain arrêt de ce service, préférant se concentrer sur ses marchés habituels où elle obtient de belles réussites. Malgré son implantation dans 7 pays et les 2 millions de clients revendiqués, Yup ne semble pas avoir atteint la rentabilité souhaitée. Cette décision montre que la nature des opérations de monnaie mobile -très petites transactions à faible commission individuelle-, l’ampleur des investissements technologiques qu’elles requièrent pour être performant et la concurrence féroce sur ce marché constituent une redoutable barrière d’accès.

La bonne santé de la grande majorité des banques et le jeu toujours ouvert dans le domaine très porteur de la téléphonie mobile sont des indicateurs positifs dans une période d’incertitudes. Il reste à les mettre encore davantage au service d’un financement plus dynamique de toutes les catégories d’entreprises, qui est toujours une faiblesse dans l’UEMOA.

Paul Derreumaux

Article rédigé le 05/04/2022

Afrique : Les yeux tournés vers l’Ukraine

Afrique : Les yeux tournés vers l’Ukraine

En redécouvrant avec effroi des combats au coeur de l’Europe, la « communauté internationale », les médias et le grand public ont rivé leurs regards sur la Russie, sur l’Ukraine, et sur la façon de sortir au plus vite et au mieux de cet affrontement meurtrier dont les prolongements pourraient être encore plus dramatiques. Même la pandémie du Covid, qui avait obsédé le monde depuis deux ans et dont la libération semblait pouvoir être annoncée et fêtée, a quitté les devants de la scène. Certaines actualités politiques africaines sont aussi passées au second plan international, telles la pression du terrorisme islamique au Sahel, les soubresauts politiques et militaires en Ethiopie et au Soudan, ou les vives tensions entre la France et le Mali toujours soumis aux sanctions économiques de la CEDEAO.

Tout en continuant à donner une priorité logique à la résolution de leurs propres préoccupations, les Etats africains ne peuvent être indifférents à l’invasion de l’Ukraine par M. Poutine et son armée, ni échapper aux conséquences mondiales que commence à déployer cette guerre. Ils pourraient au contraire en tirer plusieurs leçons.

Tous les pays du continent connaissent bien les deux camps belligérants, mais ces derniers comptent chacun des partisans ou obligés en Afrique. Les anciennes puissances coloniales européennes et les Etats-Unis, qui soutiennent vigoureusement le pays agressé, gardent des liens étroits avec de nombreux dirigeants africains et avec leurs populations. Ils sont aussi des partenaires sécuritaires, économiques et financiers d’une majorité de pays africains, C’est notamment le cas de la France, qui garde des relations privilégiées avec 14 nations d’Afrique francophone.  Dans ce groupe, l’Union Européenne est maintenant, avec la Banque Mondiale, l’un des principaux bailleurs de fonds de l’Afrique. En face, la Russie est un partenaire politique déjà choisi par quelques Etats comme nouveau « protecteur » en termes de sécurité, tels le Mali, la Centrafrique, le Soudan. Depuis peu, d’autres capitales africaines sont tentées de suivre cet exemple, aiguillonnées par les insuffisances d’efficacité ou de résultats qu’elles constatent de la part de leurs alliés traditionnels. Si la Russie ne joue qu’un rôle encore modeste de Partenaire Technique et Financier (PTF) des pays avec qui elle coopère, elle est très proche de la Chine, devenue en 20 ans le premier donateur, investisseur et partenaire commercial du continent.

Face à la tourmente ukrainienne, les 55 pays africains n’ont pu s’abstenir longtemps de prendre position. Lors du vote du 2 mars à l’Assemblée Générale de l’Organisation des Nations-Unies (ONU), visant à demander à la Russie de cesser de recourir à la force en Ukraine, l’Erythree a été le seul pays africain à voter contre la résolution, 17 se sont abstenus et 37 ont intégré les 73% de pays qui ont approuvé. Certes, dans les pressions qui ont dû être exercées par les deux camps, les soutiens de l’Ukraine étaient sans doute les plus influents tandis que l’abstention de la Chine a laissé à chacun plus de marge de manœuvre. Mais la netteté du résultat traduit la gêne générale à l’égard de l’agression militaire et le souhait d’une désescalade et du retour au dialogue. Cette décision de l’ONU, sans valeur contraignante, devrait aussi être « mollement » approuvée par l’Union Africaine dans une consultation en cours. Une prudente neutralité est donc la règle générale, même chez les pays africains qui affichent avec la Russie une grande proximité.  Plusieurs facteurs imprévus ont pu aussi jouer en ce sens après l’attaque russe : la détermination et l’unité inattendues de l’Union Européenne, l’ampleur exceptionnelle des sanctions économiques prises contre la Russie, la forte résistance de l’Ukraine, une guerre de communications qui a généré un courant d’empathie pour la nation agressée.

Autour de cette prudence d’ensemble, la position de chaque pays devrait se préciser, et éventuellement évoluer, au fil des évènements. La tentation du pouvoir centralisé et autoritaire, incarné par M. Poutine, séduit inévitablement beaucoup de leaders des nations les moins avancées, où les urgences sont multiples et les mutations douloureuses souvent difficiles à faire passer auprès de la population. En outre, cette approche s’embarrasse peu des contraintes constitutionnelles, ce qui peut constituer un autre avantage. En revanche, la situation exceptionnelle actuelle met en valeur les risques de dérives qu’elle comporte et la forte probabilité que des ambitions étatiques non partagées par la communauté nationale soient viciées, et donc vivement combattues au niveau international. Au contraire, les pré-requis de la démocratie, de la primauté des droits de l’homme, de la liberté de choix de son destin, constituent les valeurs cardinales de l’Occident. C’est en leur nom que l’Europe et les Etats-Unis défendent actuellement l’Ukraine. Or ces idéaux se sont imposés en Afrique sous la pression de cette même « communauté internationale », mais n’ont souvent sur le continent qu’une consistance virtuelle sans avoir su se substituer aux systèmes politico-sociaux antérieurs. Il en résulte de fréquentes désillusions, en particulier pour la jeunesse et les populations les plus défavorisées, peu touchées par les avantages annoncés. Les semaines à venir diront jusqu’où les alliés occidentaux sont prêts à aller pour défendre ces valeurs et avec quelle sincérité, et ce que cela peut apporter aux peuples qui l’acceptent. Dans le combat actuel, où chacun apparait prêt à assumer jusqu’au bout ses exigences, il est probable, et même souhaitable, qu’un arrêt des combats ne donnera un avantage absolu à aucun des belligérants, ce qui laissera subsister des rancœurs et des tensions. Une telle situation risquerait de cristalliser en Afrique une séparation durable entre les Etats qui soutiennent des camps différents.

Quelle que soit l’issue, les Etats africains peuvent retenir plusieurs enseignements. Le premier, immédiat, est imposé par les faits. Même géographiquement limitée, la guerre aura des conséquences économiques jusqu’en Afrique. Elle va provoquer, là comme ailleurs, une nouvelle désorganisation de circuits d’approvisionnement sur plusieurs matières premières produites par la Russie et l’Ukraine, alimenter une inflation déjà à des niveaux préoccupants et, surtout, accentuer la hausse du coût de l’énergie. Sur ce dernier plan, la situation devrait certes apporter aux pays exportateurs de pétrole et de quelques matières premières un surcroit au moins provisoire de devises et de ressources budgétaires. En revanche, tous subiront la hausse de produits finis, dont certains peuvent avoir de graves impacts sociaux comme les prix du pain et du carburant.   

A moyen terme, plusieurs premières conclusions pourraient être tirées. Au plan économique, la fragilité – au plan des quantités comme des prix- de l’Europe de l’Ouest pour son approvisionnement en énergie remet utilement au premier plan les faiblesses structurelles africaines sur ces questions. Outre les retards dans la connexion des économies et des citoyens à l’électricité, beaucoup de pays africains n’ont pas encore fait suffisamment muer leurs systèmes de production vers les énergies renouvelables, et surtout le solaire, où ils sont les plus avantagés. Des projets attendent parfois depuis des décennies tandis que les nouvelles approches plus microéconomiques de l’«off-grid » se heurtent à des obstacles juridiques ou politiques souvent injustifiés. La guerre en Europe renforce l’urgence de progrès en la matière.

Au plan politique, la démonstration de l’impact positif d’une Union Européenne unie, déterminée et agissante invite à un retour en force des solidarités et de la solidité des Unions régionales. Les regroupements de pays sont nombreux en Afrique, mais parfois redondants et souvent peu consistants. Or leur force est un facteur critique de stabilité politique et sociale et un élément de facilitation du développement. Ainsi par exemple, l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), déjà bien structurée, est un catalyseur de croissance économique, grâce au cadre unifié d’échanges qu’elle construit peu à peu, et a sans doute été le meilleur rempart contre des situations plus dramatiques, comme dans la crise ivoirienne de 2010. Mais, à l’image des autres structures de ce type, ses progrès sont trop lents et les décisions de l’institution difficiles à concrétiser dans les pays membres. Plus gravement, les contraintes locales peuvent amener ces derniers à remettre en question des principes communautaires, ces cas s’étant multipliés dans la période récente. Le renforcement des Unions régionales les plus performantes apparait donc à nouveau comme une approche fondamentale pour traiter avec succès les urgences de l’heure : priorité redonnée à l’économie, mutualisation d’investissements stratégiques, coordination des politiques économiques, renforcement des échanges régionaux, multiplication d’investissements productifs réduisant la dépendance extérieure. L’obtention de tels résultats impose un changement de rythme des administrations régionales concernées. Elle suppose avant tout que les Autorités nationales aient conscience de la nécessité de ce travail en commun et adoptent les comportements vertueux qui y sont liés. Malgré sa lourdeur administrative, l’UE parait accomplir ce sursaut face au danger qui menace l’Europe. L’Afrique devrait être capable de faire de même devant les défis aussi imminents qui la guettent, tels le décalage emplois-démographie ou la lutte contre le dérèglement climatique. Dans le monde actuel, la puissance des solidarités régionales ne peut être perçue comme un abandon des souverainetés nationales, mais comme le moyen de faire subsister ces dernières.

Enfin, certaines images des semaines écoulées identifient des batailles sur lesquelles les Etats africains pourraient s’arcbouter tous ensemble. Les difficultés rencontrées par des étudiants africains en Ukraine pour quitter ce pays et franchir les frontières de l’UE témoignent ainsi des risques persistants de réflexes de rejet vis-à-vis des communautés africaines. La réaction, quoique tardive, de l’Union Africaine a obligé l’UE et l’Ukraine, à être attentives au sujet et à veiller au non-renouvellement de telles anomalies. Ce constat rappelle la tendance de l’UE à rendre désormais plus difficile l’entrée de tout étranger à l’Union, surtout s’il vient de pays ne maîtrisant pas leurs flux migratoires. Pour lutter efficacement contre ce durcissement qui les pénalise, les pays africains les plus visés ont à donner la preuve d’actions multiformes pour empêcher au maximum l’émigration irrégulière, en contrepartie d’une normalisation à obtenir pour leurs ressortissants respectant les règles établies.

Les retombées pour l’Afrique de la guerre en Ukraine, encore fort incertaines, se préciseront au fur et à mesure que les combats se poursuivront et que les objectifs des belligérants et de leurs alliés s’éclairciront. Pour l’heure, la circonspection initiale des pays africains apparait une option raisonnable, dans l’attente d’informations plus complètes. Elle ne devrait cependant pas faire longtemps illusion.   Ceux-ci auront vraisemblablement à prendre parti pour l’un des deux camps. Il sera souhaitable qu’ils aient alors le courage de se prononcer avant tout en fonction de leur compréhension des racines et des objectifs du conflit, d’une part, et de l’intérêt à moyen terme de leur population et de leur économie, d’autre part. Cette façon de faire pourra d’ailleurs être leur contribution à éviter le retour d’un tel drame.

Paul Derreumaux

Article rédigé le 10/03/2022         

A quelles conditions l’Afrique peut-elle de nouveau rebondir ?

A quelles conditions l’Afrique peut-elle de nouveau rebondir ?

Une fois de plus, l’Afrique, notamment subsaharienne, ne fait plus rêver. Les déceptions ont fait taire les sirènes de l’afro-optimisme qui avaient envahi les analyses dans les années 2000, après vingt ans de désespérance sur l’avenir du continent. Les handicaps qui frappent le continent se sont en effet accumulés dans la période récente et leur levée impose des approches souvent en rupture avec le passé.

De 2005 à 2015, l’Afrique subsaharienne a reçu des institutions internationales comme des commentateurs un concert de satisfecits sur son évolution récente et ses perspectives économiques, qui tranchaient avec les conclusions antérieures. La décennie de croissance soutenue -hausse annuelle d’environ 5% du Produit Intérieur Brut (PIB) sur l’ensemble de la zone et de la période- avait chassé les visions pessimistes d’Axelle Kabou ou de Stephen Smith. Une progression du PIB de 7%/an a même été un moment considérée par la Banque Mondiale comme l’objectif possible et nécessaire. L’«Emergence économique», réservée auparavant à quelques grands pays d’Asie ou d’Amérique Latine, a été alors appropriée par de nombreux Etats africains. Ceux-ci ont confectionné pour leurs pays des Plans à long terme visant l’Emergence à une échéance souvent comprise entre 2030 et 2040.

Ces anticipations ambitieuses se sont pour la plupart brisées à compter de 2016 avec le net ralentissement de la croissance annuelle moyenne du PIB, par suite notamment de la baisse des prix des matières premières. Cette décélération a réduit les investissements, publics comme privés, et très ralenti les réformes structurelles qui étaient une condition sine qua non de cette Emergence. Ce vocable a désormais presque disparu du vocabulaire africain. Sur les 5 dernières années, compte tenu d’une poussée démographique qui ne faiblit pas, le PIB/habitant n’a pas augmenté en moyenne en zone subsaharienne. A ce rythme, le rattrapage, même partiel, avec les pays du Nord serait une affaire de générations et non de décennies.

Pourtant, l’Afrique n’est pas monolithique et continue à enregistrer des transformations et des succès sur plusieurs plans. Le taux de croissance économique est resté par exemple supérieur à 5%/an dans des régions entières comme l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) ou l’Ethiopie, à la seule exception de l’année 2020 marquée par l’impact du Covid-19. Encore ces effets économiques de la pandémie ont-ils pu être plus modérés en Afrique que dans beaucoup d’autres régions du monde -quelque 10 pays du continent ont même connu une croissance l’année dernière-alors que beaucoup d’analystes avaient prédit un effondrement. Au plan sanitaire, malgré les évidentes lacunes d’information, le continent reste jusqu’ici celui qui a payé le moins lourd tribut à la pandémie, sauf sans doute en Afrique du Sud. Des secteurs ont été totalement transformés et soutiennent activement la croissance comme les banques, qui s’approchent des standards européens, et, surtout, les télécommunications, qui font de l’Afrique le meilleur « performer » mondial pour le « mobile ».

Malgré ces champs de réussite, le « ressenti » vis-à-vis de l’Afrique est redevenu négatif en raison de plusieurs constats majeurs. Le plus important est sans doute celui de la pauvreté absolue qui frappe encore près de 40% de la population totale, contre seulement 10% dans les autres régions les moins favorisées, et qui ne parvient pas à refluer. On y relève aussi une difficulté considérable à transformer certaines données structurelles, tel l’échec général jusqu’ici de dépasser les 20% du PIB pour les recettes fiscales malgré l’énormité des besoins. Les difficultés persistantes de certaines « locomotives » continentales, comme l’Afrique du Sud ou le Nigéria, attirent également l’attention et freinent l’évolution globale du continent. La fragilité politique de nombreux régimes tend enfin à faire croire que beaucoup de dirigeants n’accordent pas au progrès du plus grand nombre toute la priorité et l’attention nécessaires et qu’un « colonialisme de classe », selon la formule de René Dumont, a parfois remplacé les anciens régimes coloniaux.

L’Afrique serait-elle donc condamnée à l’immobilisme ou à des périodes fugaces de « stop and go » dont les ressorts seraient d’ailleurs guidés de l’extérieur et les effets positifs rarement utilisés à 100% ? Il est vrai que plusieurs problèmes de fond constituent des freins décisifs au développement comme le montrent quelques exemples. Le premier est sans doute celui généralement appelé de la « mauvaise gouvernance », et qui traduit en réalité une insécurité sur de nombreux plans. En politique, cette insécurité résulte de la difficulté des leaders à respecter les règles qu’ils ont eux-mêmes fixées ou acceptées: « syndrome du 3ème mandat » (ou au-delà) ; détournements de toutes sortes ; favoritisme injustifié d’un clan familial, régional ou ethnique ; abus de pouvoirs ; impunité criarde des fautifs ;…Ces abus expriment aussi le refus ou l’incapacité des dirigeants concernés de servir avant tout l’intérêt général, voire même de le définir et de le faire partager par leur population, ce qui vient ajouter à l’insécurité liée à leur comportement. En économie, elle prend la forme de harcèlements fiscaux, de décisions judiciaires sans fondement, d’appels d’offres truqués, parfois même de destruction de biens par l’Etat, mais aussi de l’incertitude dans l’accès à l’électricité pour les entreprises. Au plan social, elle s’exprime par la montée en puissance dans des régions entières du terrorisme et du grand banditisme sans que les Etats, leurs armées et leurs administrations sachent s’y opposer, mais aussi par la déliquescence de services fondamentaux comme l’enseignement et la santé qui sont des préoccupations fondamentales de tous les citoyens, même les plus démunis. La décomposition des valeurs morales, dans des sociétés où le mérite est désormais rarement mis en valeur, et où l’argent facilement et rapidement gagné devient le critère de réussite aux dépens de l’utilité collective, ajoutent encore à cette insécurité des plus humbles.

Un deuxième facteur est celui de l’écart croissant entre une création limitée d’emplois productifs et un nombre d’actifs mal formés et en croissance rapide. L’Afrique subsaharienne est la seule partie du monde où le nombre de naissances par femme est en moyenne supérieur à 4 alors qu’il est descendu à 2, voire moins, sur l’ensemble de la planète. La baisse de ce taux de fertilité est effective mais fort lente, freinée par de nombreux tabous, et il est déjà inévitable, sauf catastrophe que personne ne souhaite, que l’Afrique comptera dès 2030 environ 2 milliards d’habitants, contre 1 milliard en 2010, soit plus de 20% de la population mondiale. Cette population va rester très jeune sur la période : près de 50% du total seront en âge de travailler et des millions de jeunes arriveront sur le marché du travail chaque année. Ces demandeurs d’emplois sont cependant faiblement et/ou mal qualifiés, en raison de l’inadaptation du système éducatif et de formation professionnelle. Ils se heurtent aussi à une offre de travail beaucoup plus modeste, en raison de l’insuffisance des investissements et de la faible intensité de main d’œuvre des secteurs modernes les plus dynamiques. Seules les activités informelles sont largement créatrices d’emplois, mais ceux-ci sont la plupart du temps des « postes » à faible valeur ajoutée (voire « virtuels ») et de survie. Faute d’emplois, le « dividende démographique » issu d’une population jeune et en forte croissance restera donc une illusion qui entraine une insatisfaction et une impatience croissantes de la jeunesse, et encourage l’émigration irrégulière.

Un troisième frein est celui de l’incapacité à soutenir et orienter le secteur privé pour que la création de richesses, que celui-ci est le mieux à même de réaliser, soit la plus consistante possible et la plus profitable à tous. Pour changer la donne, de nombreuses lacunes sont à lever. L’existence de Ministères ou de Départements affectés à une réflexion stratégique comportant une vision globale à moyen terme et des plans d’action pour la concrétiser serait à généraliser. L’arrivée souhaitée de grands investisseurs internationaux doit faire l’objet de négociations au terme desquelles les Autorités seraient capables de préserver au maximum les objectifs fondamentaux du pays. L’encouragement des petites entreprises relevant des secteurs les plus porteurs pour le renforcement de la valeur ajoutée nationale et/ou les créations d’emplois est à mener tous azimuts en contrôlant à chaque fois les coûts supportés et les effets obtenus afin que puisse s’élargir au plus vite la base de l’appareil productif national. Cette ambition apparait suffisamment prioritaire pour qu’y soient mobilisées conjointement les administrations, les grandes entreprises existantes et les institutions financières locales au profit d’actions de formation, de financement, de régionalisation des importations, …

Un dernier obstacle à lever devrait être celui de l’inadaptation actuelle des politiques publiques de soutien au développement, trop souvent fondées sur des idéologies ou des modes tenant insuffisamment compte des réalités africaines et de l’évaluation du passé. L’exigence d’une démocratie à l’occidentale posée par les grands Partenaires Techniques et Financiers (PTF) pour le versement de leurs contributions conduit souvent à la présence de dirigeants élus par des minorités et faisant passer l’intérêt général du pays après quelques intérêts particuliers, ce qui empêche l’atteinte des objectifs visés. L’accent mis sur le soutien apporté à des « nations fragiles », qui vise très logiquement à compenser la faiblesse des moyens financiers de celle-ci, n’a que rarement les effets escomptés en raison des détournements de cibles observés par suite de la mauvaise gouvernance de ces pays. La nécessité pour la plupart des PTF de passer par les Etats pour débourser leurs fonds génère des circuits financiers plus longs et pouvant être minés par d’importantes déperditions. La nature et la grande envergure des projets privilégiés par les bailleurs de fonds n’ont pas toujours les effets de levier les plus performants en matière de création de richesses ou d’emplois, par rapport à ceux qu’offriraient des actions plus modestes mais plus vite mises en œuvre, mieux ciblées et directement négociées avec les populations concernées.

Ces quelques blocages, et ceux qu’on pourrait ajouter au regard d’autres aspects du contexte subsaharien, montrent que les obstacles recensés sont surtout structurels. Leur levée suppose une énergie farouche sur de longues périodes de temps, et leur complexité s’apparente souvent à des noeux gordiens. Pourtant, pour chacune de ces difficultés centrales, des changements apportés en quelques domaines précis pourraient avoir un effet d’entrainement susceptible d’ouvrir d’autres verrous.

Il en est ainsi pour la « mise à niveau » de la gouvernance des Etats, qui serait sans conteste une avancée décisive, En la matière, une transformation technique consistant en l’accélération et l’extension de la digitalisation des administrations constituerait sans doute un garde-fou particulièrement utile. Le cadastre foncier, les déclarations fiscales par les contribuables, la paie des fonctionnaires, les paiements aux assurés sociaux de leurs indemnités ou retraites, le recouvrement des impôts et des douanes, le recensement des populations, les fichiers électoraux sont autant de domaines où l’automatisation des données est parfaitement rôdée et peut être appliquée partout. Un nombre croissant de pays africains y recourt d’ailleurs maintenant avec satisfaction. Les progrès de l’informatique et de la gestion du « big data », la baisse des coûts de nombreux matériels, l’intérêt manifesté par les jeunesses africaines pour les nouvelles technologies devraient faciliter la mise en œuvre de ces programmes. Ceux-ci auraient pour avantage de restreindre les possibilités de détournements et de fraudes, en réduisant au minimum les contacts des administrés avec les fonctionnaires. Il en résulterait une meilleure maîtrise des dépenses publiques, une probable croissance des recettes de l’Etat et une plus grande fiabilité de données essentielles des patrimoines publics. Une seconde mutation pourrait être l’acceptation par les pouvoirs publics d’une « cogestion » des budgets d’investissements relevant de quelques programmes sociaux essentiels -santé et éducation notamment- et financés majoritairement par les PTF. Ces programmes seraient placés sons la responsabilité conjointe des Etats, des PTF et des secteurs privés nationaux pour empêcher les déperditions de fonds trop souvent constatées.  Une troisième évolution pourrait être le renforcement des organisations locales de défense de la société civile : grâce aux nouvelles possibilités offertes par des réseaux sociaux de plus en plus présents et performants, ceux-ci seraient alors un contrepoids de taille aux abus possibles des pouvoirs politiques et de leurs représentants. Ces quelques canaux de transformation de l’état des lieux peuvent d’ailleurs s’épauler mutuellement.

Pour ce qui concerne les emplois espérés, qui assureraient à la fois création de valeur et pouvoir d’achat suffisant, plusieurs créneaux pourraient être privilégiés au profit de secteurs à forte intensité de main d’oeuvre. Le premier est celui des activités agricoles « largo sensu » -agriculture, élevage, pêche, sylviculture, toutes transformations de ces produits- principalement tournées vers la consommation locale. Leur croissance maximale dans des conditions rationnelles et équilibrées satisferait aussi à de nombreux autres objectifs : amélioration de l’indépendance alimentaire des pays, création d’emplois et distribution de revenus dans les campagnes, lutte contre la désertification et le dérèglement climatique, création de centres d’activité et de vie dans des espaces actuellement délaissés, meilleure maîtrise de l’urbanisation. La large disponibilité de terres arables dans beaucoup de pays, la présence d’une population de paysans composant une fraction importante des actifs sont des atouts de base pour une telle stratégie. Celle-ci pourrait bénéficier de l’appui d’entreprises internationales relevant de ces secteurs, qui possèderaient à la fois toute l’expérience nécessaire, mais surtout un fort appétit dans la recherche, de façon à faire bénéficier les pays hôtes des produits et méthodes de production les plus innovants et les mieux adaptés à l’environnement et au marché local. La France possède par exemple de longue date nombre d’acteurs de haut niveau bien placés pour de telles interventions. Sur place, les Etats auraient à veiller aux investissements requis pour l’amélioration des conditions de transport, de stockage et de commercialisation de ces productions et, éventuellement, à la mise à disposition de terres supplémentaires. Sur un autre plan, le secteur de l’habitat économique -et non social pour éviter de trop lourdes subventions des Etats- pourrait être une autre cible prioritaire en raison de la forte utilisation de main d’œuvre, qualifiée et non qualifiée, qu’il implique. Le lancement de programmes importants de construction et de réhabilitation de logements contribuerait en même temps à pousser à la baisse le chômage, à réduire le gap de logements et à consolider un pacte social dans les nations bénéficiaires. Il suppose en échange que les Etats apportent une impulsion suffisante au financement de ces programmes qui constitue encore un handicap essentiel pour leur mise en œuvre.

Pour le renforcement d’un secteur privé performant, troisième visée critique à poursuivre, trois initiatives fortes pourraient aboutir à des changements significatifs à moyen terme. La première pourrait consister dans un appui à grande échelle et multiforme aux petites entreprises des pays africains. L’exemple des autres régions du monde montre bien que c’est par le renforcement progressif de ces strates de l’appareil économique et par l’émergence de quelques champions que se concrétise le développement. L’intérêt croissant des PTF vis-à-vis de ces créneaux en Afrique confirme l’espoir qu’ils suscitent. Il s’agirait donc de réaliser ici un « big bang », en multipliant massivement et rapidement les projets consacrés à ces « micro-acteurs » privés, autant pour le financement de leur préparation ou de leur première période d’activité que pour leur encadrement comptable, juridique, fiscal ou la formation de leurs équipes. Même si la sortie de l’informel s’avère souvent problématique pour ces investisseurs, la petitesse et la diversité de ces cibles individuelles sont un important facteur de réduction du risque de telles actions, tandis que leur enjeu peut être décisif. Une autre nécessité est la reconnaissance concrète par les dirigeants politiques et toute l’administration que les acteurs économiques sont essentiels pour l’atteinte des objectifs d’amélioration de pouvoir d’achat et de bien-être que les Etats promettent aux citoyens. Si cette conviction est sincère, elle devra se traduire par l’utilisation des leviers légaux, administratifs, fiscaux, juridiques pour soutenir les actions du secteur privé, dès lors que celui-ci respecte les cadres établis, tout en le contrôlant selon des règles de bonne gouvernance. Enfin, et curieusement, une dernière initiative relève de la capacité des pouvoirs publics à mener davantage leurs actions économiques dans un cadre régional plutôt que national. L’élargissement des transferts de compétences aux Unions régionales en matière économique, assorti des moyens financiers adéquats pour accomplir ces missions, permettrait d’obtenir une répartition géographique plus harmonieuse des investissements productifs -et donc des emplois- au sein de toute la zone, d’encourager les commerces intrarégionaux, de mieux connaitre les attentes des entreprises pour une fiscalité équitable et favorable à la croissance économique, d’impulser la mobilisation de financements privés nécessaires.. Cette gestion régionale pourrait aussi faciliter la « bonne gouvernance » économique en ces domaines sensibles, comme la présence d’autorités régionales facilite souvent la bonne gouvernance dans le secteur financier.

Un dernier progrès consisterait à abandonner définitivement l’assimilation de l’Afrique à un espace uniforme, où le développement pourrait se réaliser partout en même temps, au même rythme et selon le même modèle. La situation des pays africains s’est nettement différenciée depuis les indépendances sous l’effet du temps et des impacts, conjugués mais divergents, des tempéraments et structures nationales, des régimes politiques adoptés, des richesses naturelles locales à exploiter ou transformer, de la priorité donnée ou non à l’économie. Certaines nations restent encore embourbées dans des difficultés politiques, sociologiques, sécuritaires,.. qui ont ralenti les mutations nécessaires et sont redevenues prégnantes après la décennie d’espoir 2005/2015. D’autres ont réalisé au contraire d’importantes transformations structurelles, qui les ont placées sur des trajectoires plus favorables à la poursuite d’une croissance régulière et soutenue. Ce constat doit conduire à un réajustement des stratégies d’aide publique internationale et bilatérale sur le continent, de façon à améliorer l’impact de cet apport de ressources, indispensable mais en constante réduction sous sa forme actuelle dominante de subventions. Trois niveaux peuvent être évoqués. D’abord, une plus grande concentration vers les pays ayant déjà réalisé les meilleurs progrès et donnant les meilleurs gages d’une utilisation efficiente des capitaux reçus, alliant la performance des créneaux retenus et l’inclusivité des bénéficiaires finals. Cette coopération financière pourrait alors prendre avant tout la forme de prêts et donc être plus conséquente. Ensuite, assortir cette priorité d’une responsabilité donnée aux pays récepteurs dans la constitution d’unions régionales à forte cohésion, capables d’accélérer dans ces espaces la dissémination des bonnes pratiques sur tous les plans, de répartir le plus équitablement possible dans chaque zone les investissements productifs et d’infrastructure, d’éviter les écarts intrarégionaux excessifs de prospérité et de bien-être entre pays et territoires. Cette action pourrait d’ailleurs compenser la moindre priorité accordée au soutien direct des pays « fragiles ». En troisième lieu, profitant du rôle accru repris par les grands Etats dans la période récente, associer au service de ce double objectif les moyens financiers, humains et techniques du plus grand nombre possible de grands agents économiques internationaux pour renforcer l’effet de levier de tels programmes régionaux et nationaux, en s’appuyant sur la convergence entre les intérêts particuliers de tous ces acteurs et l’intérêt général de la planète. La satisfaction des besoins liés à la vaccination contre le Covid-19 constituerait un bon exemple de l’intérêt d’une telle coopération

Comme on le voit, le « rebond » des pays africains dépend d’abord d’eux-mêmes, de leurs dirigeants comme de leurs administrations, de leurs entreprises et de leurs citoyens. Mais il ne peut s’opérer en vase clos, sans une coopération mieux conçue avec tous les partenaires étrangers au continent. Face aux multiples pressions de l’instant et à la complexité de certaines difficultés, il faut rechercher les pistes de solutions qui permettraient de « faire bouger les lignes » et de commencer à démêler l’écheveau des blocages, de façon progressive mais irréversible. Même si cette évolution prend inévitablement du temps, chaque étape gagnée peut dégager des bénéfices immédiats tout en faisant progresser l’ensemble vers une structure plus harmonieuse et efficace. La stratégie exige toutefois que chaque acteur ait pleine conscience de l’urgence des actions à mener et conduise celles-ci avec détermination et méthode. L’importance et la multiplicité des défis actuels justifient que chacun fasse tous les efforts possibles pour respecter ces conditions.

 

Paul Derreumaux

 

Article publié le 17/11/2021

 

Mali : Les nouveaux défis du mois de la solidarité

Mali : Les nouveaux défis du mois de la solidarité

 

En cette deuxième quinzaine d’octobre, la chaleur un peu moite qui enveloppe la capitale malienne est accablante. Une capricieuse saison des pluies tarde à se terminer et de gros nuages noirs se font menaçants au-dessus de la ville.

Dans la cour joliment arborée des bureaux à Bamako des sœurs de l’Ordre des Filles du Cœur Immaculé, quelques chaises sont soigneusement rangées pour nous accueillir à l’occasion du don annuel que l’Association Dambe accorde à cet orphelinat depuis 2017. Peu de monde car l’orphelinat Dofini qu’elles gèrent depuis 2008 est à San, à trois cents kilomètres de là. Soeur Esther nous explique que les vivres et l’argent qu’elles reçoivent ce jour prendront dès la semaine prochaine cette direction pour approvisionner l’orphelinat qui abrite là-bas 93 enfants âgé de moins de 16 ans. La gentillesse et la bonne humeur des religieuses sont toujours les mêmes, mais elles ne peuvent s’empêcher d’évoquer, après la brève et simple cérémonie, les complications qu’elles subissent cette année. Les donateurs se sont en effet raréfiés et nous sommes les premiers à leur apporter un soutien depuis le début de ce mois d’octobre, appelé depuis longtemps au Mali le Mois de la Solidarité. Cette période apporte traditionnellement les plus grandes mannes à toutes les structures qui font ici un travail fantastique pour les nombreux démunis. Mais les assauts conjoints de la crise sanitaire du Covid-19 et de la conjoncture maussade issue des difficultés sécuritaires et politiques du pays ont fortement réduit les moyens en trésorerie des donateurs, publics comme privés. Les besoins ont suivi au contraire la pente inverse avec les compressions de postes dans de nombreuses entreprises, la diminution des revenus dans la plupart des familles modestes et les fréquentes hausses de prix des produits de base. Face à ce déséquilibre, l’orphelinat de San s’est donc vu contraint de ralentir, au moins provisoirement, l’accueil qu’il réservait aussi aux enfants des familles les plus nécessiteuses de la ville et de ses environs.

Ce sont les mêmes propos attristés que nous a tenus quelques jours plus tôt Fatoumata B. , la Directrice du Centre d’Accueil et de Placement Familial, que tout le monde appelle ici La Pouponnière 1. Créée par l’Etat, cette structure est l’une des plus importantes du Mali. Déplacée du centre de Bamako à Niamana il y a quelques années, la Pouponnière 1 y est installée dans un vaste bâtiment construit par les pouvoirs publics et abrite là 164 orphelins dont 53 handicapés. Fatoumata explique que Dambe et le rappeur Milmo, qui vient de nous précéder ce jour, figurent parmi les rares donateurs privés à s’être manifestés durant ce mois d’octobre. La gestion de l’orphelinat est donc devenue plus difficile qu’à l’accoutumée. La hausse des prix des produits alimentaires, qui restreint les possibilités d’achat, et la pression des demandes toujours aussi nombreuses -la police amène en moyenne par jour deux nouveaux orphelins trouvés à l’occasion de leurs interventions auprès de familles en détresse – conduisent souvent à des équations difficiles à résoudre. Les frais d’entretien des locaux aux nombreuses malfaçons pèsent aussi sur la gestion du Centre puisque l’Etat n’est guère en mesure de les assumer. Entourée de ses collaboratrices, la Directrice apprécie les sacs de riz et de sucre, les bidons d’huile, les grands boites de lait et tous les autres produits d’entretien qui lui sont apportés et rappelle avec émotion la pérennité de ce soutien qui va lui permettre de tenir plusieurs mois. Une partie des jeunes enfants est assise sagement sous la grande case au centre de la cour et dévore des yeux, en silence, les jouets qui accompagnent le don. Les plus audacieux s’approchent de ces « trésors » et choisissent sans doute mentalement celui qu’ils aimeraient recevoir, mais ils savent bien, comme on nous l’explique, qu’ils auront à partager ce cadeau inattendu avec un ou deux de leurs jeunes compagnons : ici le rejet de l’égoïsme n’est pas une parole creuse, mais une condition de survie. Au premier étage des locaux, nous retrouvons d’un côté les nouveaux-nés et, de l’autre, quelques enfants handicapés. Le tableau est poignant, parfois insoutenable. Difficile de savoir ce qui impressionne le plus : la fragilité des jeunes bébés qui n’auraient pas survécu sans le Centre, le dévouement des soignantes trop peu nombreuses, la simplicité extrême des locaux et des équipements, la vision douloureuse des handicapés dont l’éducation est si ardue, le sentiment que le combat ici mené, malgré sa vaillance, est si modeste par rapport à l’océan de misère à soigner que jamais il ne suffira. Et pourtant, l’effort supplémentaire est toujours présent : dans une salle voisine, une ONG allemande a équipé une salle de classe ouverte à ceux qui ne peuvent accéder aux écoles du voisinage et où l’équipe de Fatoumata se bat au quotidien au service des cas les plus difficiles.

Le spectacle est moins douloureux à Djiguya-Bon que nous avions visité le même jour. Dans cette structure d’accueil pour jeunes filles, l’Association Dambe fait presque partie de la famille et elle en est devenue l’un des principaux apporteurs de ressources en prenant le relais des quelques personnalités allemandes qui ont créé le Centre en 1984 avant de rentrer au pays. Les 58 pensionnaires actuelles, orphelines pour la plupart, sont assises dans le grand espace autour duquel se dressent les bâtiments qui abritent les dortoirs, les bureaux et l’atelier de couture du Centre, et assistent joyeuses, bien protégées des dangers de la rue, à la remise des dons. Nous les avons vues grandir et changer depuis les six ans qu’existe l’Association. L’espiègle petite Mama, qui approche maintenant ses dix ans, est devenue très réservée, mais est toujours aussi souriante avec son visage rond. Même si les jeunes filles quittent Djiguiya Bon à l’âge de 18 ans, alors scolarisées et après une formation professionnelle pour la plupart, elles gardent souvent contact avec Mariam S., Directrice et véritable âme du Centre depuis plus de 15 ans. Celle-ci assure, avec autorité mais humanité, une discipline de vie qui impressionne et se traduit dans la propreté permanente des installations. L’une de ses fiertés est d’avoir emmené désormais depuis 6 ans une dizaine de « ses » filles jusqu’au baccalauréat et parfois au-delà. Cette année, Oumou a rejoint ce groupe et discute avec Djenebou et Fatoumata devenues respectivement journaliste et cadre spécialiste des télécommunications, qui lui prodiguent des conseils sur ses choix d’études universitaires. Avec Mariam, la conversation porte surtout sur le nouveau challenge qu’elle voudrait relever. Djiguiya-Bon est sollicité pour prendre en charge des jeunes filles réfugiées à Bamako avec leur famille, à la suite des graves incidents qui ont frappé dans la région de Kayes les populations qui sont encore, par tradition locale, victimes de pratiques esclavagistes.  Certains des déplacés sont présents ce jour puisque Milmo, originaire de la région, leur a fait un don face à leur dénuement. Regroupés à l’ombre d’un grand arbre, le visage fermé, on sent dans leur silence inhabituel les effets du traumatisme qu’ils viennent de subir et leur inquiétude pour la période à venir. Agriculteurs pour la plupart, les chefs de famille sont sans aucune ressource et sans emploi. Mariam tranche vite : elle accueillera 6 jeunes filles de ce groupe : son effectif dépassera donc ses 60 places disponibles, mais la situation l’exige et tout le monde se serrera un peu. C’est sûrement ainsi, par petites touches et grâce aux efforts individuels, que s’allègera cette difficulté supplémentaire de l’heure.

Une surprise du même type nous attend à l’Orphelinat Ashed, dernière étape de ce bref périple. A Mountougoula, où la structure s’est installée depuis un an dans les nouveaux locaux construits grâce aux dons de l’Association et de quelques-uns de ses amis maliens et étrangers, nous sommes attendus joyeusement par la Directrice, Kadia D., et une quarantaine d’enfants. Leur jeune âge rend l’atmosphère plus brouillonne : un groupe nous adresse une bref chant de bienvenue ; quelques tout jeunes garçons se disputent des jouets de fortune ; le jeune Paul vient d’emblée saisir la main d’un visiteur qu’il ne lâche plus ; les ainées maternent les plus petits, visiblement habituées à ce rôle de « petite mère ». Pour Ashed, qui a longtemps vécu à Bamako dans des locaux vétustes et incroyablement exigus, la solidarité a toujours été une nécessité vitale et est devenue une seconde nature. Dans cette nouvelle installation plus vaste et mieux équipée, qui a changé la vie des jeunes orphelins souvent arrivés ici juste après leur naissance, elle reste ancrée dans l’esprit de tous. Les enfants sont désormais scolarisés dans l’école voisine du Centre et Kadia a installé un petit restaurant dans la ville, où son dynamisme  fait merveille: elle continue donc à jouer un rôle clé dans le fonctionnement d’Ashed, appuyée par les divers donateurs qui lui sont fidèles. Cette nouvelle quiétude n’a pas émoussé sa générosité. Elle explique que sont récemment arrivés dans la localité des réfugiés du Nord du Mali, chassés par l’insécurité qui gangrène le pays ainsi que par la chute de l‘activité économique « normale » et le vide administratif qui l’accompagnent. Le dernier rapport de l’ONU estimait à près de 400000 le nombre total des déplacés internes, dont beaucoup arrivent dans la capitale et ses environs. Mountougoula est maintenant un de ces sites « provisoires » et va probablement enfler comme ceux de Bamako. Un des réfugiés est venu assister à notre rencontre avec Ashed et explique leurs besoins. Malgré les circonstances, son ton est sans colère et il garde un pâle sourire. Nul doute que Kadia et Ashed trouveront une idée pour aider sa communauté.

Cette force combative indestructible anime toutes les Structures que l’Association a pris l’habitude de rencontrer et est sans doute l’aiguillon qui la conduit à renforcer son action année après année. Cette flamme est plus que jamais vivante à l’Association Malienne de Lutte contre les déficiences mentales chez l’enfant (Amaldème). Depuis près de 40 ans, l’Amaldème prend en charge les soins et l’éducation de jeunes handicapés mentaux et elle en compte actuellement environ 300. La Présidente Yasmina S. explique que le nombre élevé d’enseignants et de personnels soignants qu’exige cette vocation est spécialement budgétivore et que les difficultés de la période empêchent leurs deux principales sources de leur financement, l’Etat et les donateurs internationaux, de maintenir leur flux d’aide au niveau nécessaire. Elle continue toutefois à se battre contre cette adversité et parle avec optimisme, de sa voix toujours posée, de son projet de construction d’une unité de second cycle qui viendra compléter l’école déjà existante. Il est de « belles âmes » que rien ne peut arrêter.

Comme Dambe, d’autres donateurs privés maliens prennent chacun sous leur aile quelques structures méritantes et s’efforcent de pallier partiellement, à la hauteur de leurs moyens, les absences d’un Etat accablé par des urgences plus innombrables que jamais et les insuffisances d’une administration peu dynamique et imaginative. Leurs interventions ne sont certes que quelques rayons de soleil qui ne peuvent assécher la misère qui s’affiche aux yeux de tous, mais elles ont le mérite de sauvegarder l’espérance que tout est possible. Ce ne doit d’ailleurs pas être un hasard si les quelques institutions d’entraide rencontrées ces quelques jours sont dirigées par des femmes :  mères, épouses ou sœurs, déjà souvent le recours ultime dans leur famille, elles sont aussi les premières à faire le don d’elles-mêmes dans les environnements les plus difficiles. Puisse le Mali reconnaitre toujours à sa juste valeur le rôle éminent qu’elles ont déjà dans la société : le pays a bien besoin de quelques héroïnes…

Paul Derreumaux

Article publié le 10/11/2021

Systèmes financiers de l’UEMOA : des indicateurs contradictoires

Systèmes financiers de l’UEMOA : des indicateurs contradictoires

 

Comme chaque année, le Rapport de la Commission Bancaire (CB) donne de précieuses informations sur les systèmes financiers des pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Sa version 2020 permet de relever plusieurs caractéristiques majeures de l’évolution récente de la « finance intermédiée » dans cette zone. Au vu du rapport de la CB pour l’année 2018, trois grandes orientations avaient été soulignées (cf. note 1) : un nombre de banques toujours en croissance, contrairement aux regroupements attendus ; d’importants efforts pour le respect de dispositions réglementaires plus exigeantes ; l’émergence des Emetteurs de Monnaie Electronique (EME). Ces tendances restent globalement d’actualité mais d’autres points marquants attirent aussi l’attention.

Le premier est le bond en avant de l’accès aux institutions financières dans l’Union. Le taux de bancarisation global (qui rapporte le nombre total de comptes ouverts dans les banques, les sociétés de microfinance et les EME à la population adulte) a triplé en dix ans : 60,1% fin 2019 contre 19,7% fin 2009. Derrière cette donnée d’ensemble, la répartition entre les trois types d’intermédiaires financiers confirme que les EME ont assuré l’essentiel de ce mouvement, appuyés sur la progression continue de leurs maisons-mères en termes de taux d’équipement téléphonique du public africain. Ces institutions recensent à eux seuls près de 67 millions de comptes, contre 34 millions pour le cumul des deux autres catégories, et ce nombre croit le plus vite, à plus de 33% en 2020 par exemple. Même si ces comptes d’EME rassemblent environ 50% d’inactifs -provisoires-, l’évolution impressionne. L’avancée pour les seules banques est cependant remarquable : 15,4 millions de comptes en décembre dernier, soit plus de 50% de progrès en 4 ans et un quasi-doublement en 10 ans du taux de bancarisation strict (banques seules). Malgré une croissance plus lente, les Systèmes financiers Décentralisés (SFD) touchent maintenant près de 22% de la population adulte contre seulement 13% en 2009. Cette bancarisation reste fort variable selon les pays : d’un taux global de 77,9% en Côte d’Ivoire à 17,5% seulement au Niger en 2020. L’accès des populations aux banques semble mieux assuré dans les pays les moins étendus et à la population la moins grande tels le Bénin et le Togo. Lorsque les EME sont pris en compte, leur poids relatif dominant ramène toutefois en tête les nations les plus avancées dans l’utilisation de la monnaie électronique, comme la Cote d’Ivoire. Ces changements ont permis à l’Union de rattraper, pour ce critère de la bancarisation, une bonne part de son retard vis-à-vis d’autres pays du continent. L’indice synthétique d’«inclusion financière» utilisé par la BCEAO avoisine ainsi pour la première fois  0,5 en 2019. Le taux de 0,83 du Kenya montre toutefois les efforts restant à accomplir.

Le rapport aide aussi à appréhender la stratégie d’ensemble du secteur bancaire, principal canal de financement de l’économie, suivie dans les 4 dernières années. De fin 2016 à fin 2020, dépôts collectés, crédits à la clientèle et placements ont crû à peu près au même rythme global, proche de 50% sur la période. Ce résultat recouvre cependant deux périodes distinctes. Jusqu’en 2018, les deux premières catégories ont évolué parallèlement, tandis que les placements restaient stables. A partir de 2018, les dépôts drainés ont augmenté plus vite que les crédits -+32% contre +19% environ, sur les deux ans- tandis que les placements bondissaient de 47% dans le même temps. Ce changement est d’abord une conséquence directe des nouvelles exigences réglementaires, qui ont amené les banques à prendre désormais en considération pour tout octroi de crédit la consommation de fonds propres qu’il entrainait en fonction du risque encouru. Le respect des nouveaux ratios de solvabilité est devenu de ce fait pour elles une priorité absolue, tant en raison du suivi très rapproché des Autorités que des sanctions pénalisantes instituées, telle l’interdiction de distribution de dividendes pour les établissements en infraction. En conséquence, les banques ont réduit la part des concours à l’économie les plus difficiles au profit des placements plus sécurisés. Cette tendance s’est accentuée en 2020 dans l’environnement créé par la pandémie Covid-19 -respectivement +17,0%, +8,3% et +26,9% pour les dépôts, les crédits et les placements -. Les montants considérables de « Bons Covid » émis par les Etats, grâce aux initiatives de la BCEAO, ont en particulier apporté aux banques d’importantes opportunités de placement, qui ont facilité ce changement de cap. Grâce à ces rééquilibrages, les établissements bancaires ont atteint, pour la plupart, un triple objectif : éviter la dégradation de leur portefeuille, respecter les normes imposées et préserver globalement une bonne rentabilité. Toutefois le résultat macroéconomique reste mitigé. Certes, la décélération des crédits bancaires a été en partie compensée par la contribution essentielle des banques au financement des mesures étatiques de relance. En revanche, la sélectivité accrue dans l’octroi de crédits a dû être surtout ressentie par les entreprises les plus fragiles, comme les entreprises de petite taille, et certains secteurs économiques ou types de crédit plus risqués.

La recomposition des systèmes bancaires de la zone se poursuit aussi selon des tendances déjà observées. Le nombre total d’établissements reste quasiment stable dans la zone. Depuis 2016, aucune restructuration majeure n’a été enregistrée et le rachat des établissements de la banque nigériane Diamond par le groupe ivoirien NSIA a été la seule opération de regroupement significative. Les 12 groupes détenant chacun plus de 2% des actifs totaux sont les mêmes. La mutation essentielle qui se confirme est que les banques régionales sont devenues sur la période une catégorie aussi importante que celle des banques « transfrontalières » -dépendant d’une maison-mère extérieure à l’Union- qui dominaient le marché les années précédentes. Ces institutions ont vu leur nombre total passer de 47 en 2016 à 63 fin 2020 et elles font désormais jeu égal avec leurs concurrentes transfrontalières pour bon nombre de critères comme le poids des bilans, le nombre de comptes de clientèle ou les effectifs. Cette poussée s’observe aussi dans l’analyse des groupes bancaires présents dans l’Union. Les « champions régionaux », qui représentent 5 des 12 réseaux les plus importants, ont presque tous renforcé leur poids relatif tandis que les « étrangères », et particulièrement les entités à capital majoritairement marocain, ont reculé. De plus, on note derrière ces leaders un nombre accru d’acteurs régionaux parmi les banques affiliées à un groupe, dont le nombre et le poids relatif augmente -plus de 10% des bilans de l’Union en 2020-. Avec ces deux catégories, les établissements d’origine de l’UEMOA regroupent fin décembre dernier plus de 36% du total des actifs contre 23,7% pour les banques à dominante marocaine et 12,5% pour les banques françaises.

Le dynamisme des acteurs locaux s’évalue notamment à l’aune de leur couverture géographique de l’Union. Beaucoup de ceux-ci poursuivent leur extension géographique par l’ouverture de filiales ou de succursales, ou l’engagent, afin d’exploiter au mieux toutes les possibilités de développement que la forte intégration monétaire et financière de l’UEMOA leur offre. Sur les traces des plus anciens et des mieux établis -comme Cauris Bank-, de nouveaux réseaux ont pris forme- tel celui de la Banque de Développement du Mali avec ses trois filiales – ou entrent dans cette voie -comme la Bridge Bank de Cote d’Ivoire ou la Banque de Dakar-. Même dans les opérations de privatisation, ces banques se montrent les plus agressives à l’image de International Business Bank du Burkina Faso qui annonce le rachat de la Banque Togolaise du Commerce et de l’Industrie. Cette politique expansionniste s’avère payante au vu de la progression des établissements concernés dans le classement des banques de l’Union mais aussi des rendements dégagés, dès lors que les filiales nouvelles approchent d’une vitesse de croisière. Les groupes bancaires les plus importants ont en effet en moyenne des bénéfices nettement plus élevés que leur poids dans les autres indicateurs opérationnels : 87 % du total contre 76% pour les actifs pour ce qui concerne les 12 plus gros réseaux. Face à cette offensive, les groupes étrangers sont et devraient rester sur la défensive, soit car ils ont déjà couvert tous les pays, soit en raison des contraintes stratégiques, réglementaires ou financières de leur maison-mère. Enfin, les banques les plus modestes, locales pour l’essentiel, jouent encore un rôle non négligeable dans la collecte des dépôts et la distribution des crédits -respectivement 5% et 8% de part de marché- malgré leur taille limitée et leur faible rentabilité. Les établissements régionaux, de poids global croissant, sont donc aussi présents à tous les niveaux de l’éventail des systèmes bancaires

Alors que les banques apparaissent en bonne santé, les Systèmes Financiers Décentralisés (SFD) restent présentement le maillon faible des systèmes financiers de la zone. Malgré leur nombre élevé -188 réseaux et caisses de base en 2020 -et bien réparti sur tous les pays de l’Union, ces institutions ont un bilan cumulé qui dépasse à peine 5% de celui des banques. De 2016 à 2019, les indices ont été pourtant encourageants. La croissance très vigoureuse des dépôts comme des crédits -respectivement +106% et +93% sur trois ans, soit très au-dessus des banques -, la stabilisation du taux brut de Créances En Souffrance (CES) au niveau modeste de l’ordre de 5% du portefeuille, les efforts de restructuration et de consolidation de certaines structures permettaient d’espérer un rôle accru de ces acteurs. La situation s’est nettement dégradée en 2020 :  faible hausse des dépôts et des crédits -respectivement 8% et 6% – ; brutal doublement du taux de CES – ; division par deux des rentabilités sur actifs et fonds propres ; coefficient d’exploitation installé à 76%, très au-delà des plafonds prévus. Compte tenu de son public naturellement tourné vers les petites ou très petites entreprises, souvent informelles, et les ménages à revenus limités, le secteur a reçu de plein fouet les effets négatifs du  Covid-19 et, contrairement aux banques, n’a pas été en mesure de chercher des emplois de substitution. La crise de 2020 a donc remis en question les améliorations des années précédentes.

Les EME au contraire continuent à avoir le vent en poupe (cf.note 1). On en compte désormais 12, dont 7 en Côte d’Ivoire, contre 8 en 2018, sans compter les 27 partenariats noués entre des banques et des sociétés de télécommunication, qui concourent aussi à la modification des relations établissements financiers-clients. Grâce à un réseau de distribution cent fois plus dense que les guichets bancaires, et le faible coût de leurs opérations, les EME connaissent une progression de l’effectif des clients, de la monnaie électronique en circulation, du nombre d’opérations et des montants traités supérieure à 30%/an, malgré la pression de certaines « Fintech » qui entrent parfois dans la compétition. Même si elle se fait plus lentement que prévu, la diversification des opérations réalisées s’intensifie, notamment au profit des transferts intrarégionaux ou transfrontaliers, qui concurrencent ceux des banques. Au rythme actuel, on peut estimer que les Unités de Valeur gérées par les EME pourraient approcher dans deux ans les 1000 milliards de FCFA, et représenteraient alors plus de 50% des dépôts des SFD et près de 2,5% de l’ensemble des dépôts bancaires. Malgré ces succès, qui « boostent » la bancarisation, les EME restent pour l’instant cantonnés dans la gestion des moyens de paiement. Leurs tentatives de coopération avec des SFD pour faciliter des activités de crédit ou d’épargne sont encore balbutiantes et doivent faire leurs preuves.

Les systèmes financiers dans l’UEMOA apparaissent donc plus présents, plus solides, plus modernes, plus endogènes, principalement grâce aux banques et aux EME. Face à ces succès obtenus malgré les contraintes du contexte, ils ont encore à réussir la mutation fort attendue d’une plus grande contribution au financement des économies nationales. Ce changement pourrait dans un premier temps peser sur la rentabilité des acteurs financiers et nécessiter en compensation la levée de freins toujours présents, en particulier aux plans légal, judiciaire ou fiscal. L’enjeu de ce combat mérite bien une coordination active de tous les acteurs sur ce sujet posé de longue date.

(1) Quelques tendances lourdes pour le futur pour les banques de l’UEMOA ( Septembre 2019) sur ce Blog

 

Paul Derreumaux

Article publié le 27/09/2021

Projections démographiques mondiales : des incertitudes, mais l’Afrique reste l’arbitre du jeu

Projections démographiques mondiales : des incertitudes, mais l’Afrique reste l’arbitre du jeu

 

Les travaux récents de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et de l’Institut National d’Etudes Démographiques (INED) apportent de nouveaux éclairages sur les projections démographiques mondiales. A l’horizon de 2050, les dernières tendances sont logiquement inchangées puisque presque tous les mouvements -hors migrations- qui se manifesteront jusque-là sont déjà modélisables. Après cette date, les scénarii sont plus incertains. Toutefois, sur chaque période, l’Afrique verra sa place grandir fortement et sa situation sera déterminante pour connaitre le chemin le plus plausible pour le futur.

Sans surprise, la population mondiale, à 7,8 milliards de personnes en 2021, va continuer à augmenter et devrait être, selon l’hypothèse la plus probable, aux environs de 9, 8 milliards, en 2050. En revanche, la décélération de cette croissance, entamée depuis une cinquantaine d’années, constitue l’aspect le plus remarquable des dernières projections. La hausse annuelle du nombre d’habitants de la planète est en effet passée de 2,1% en 1970 à quelque 1% aujourd’hui et pourrait encore être ramenée à 0,5% en 2050.

L’inflexion est surtout due à l’effet sur le taux de fécondité (nombre d’enfants/femme) d’une mutation comportementale majeure à la suite d’un développement économique continu. L’espoir d’amélioration de niveau de vie dans la plupart des régions du monde a amené les familles à revoir à la baisse le nombre d’enfants souhaité. De plus de 6 dans les années 1800, le taux de fécondité moyen a été ramené à 2,4 actuellement et poursuit son recul, entrainant le ralentissement mondial. La non-simultanéité du développement économique dans les diverses parties du monde a provoqué des décalages chronologiques dans ce repli et donc des changements dans le poids relatif de chaque continent. La « vieille Europe » ne pèse plus désormais que 9,5% de la population du monde alors que l’Asie en comprend 59,4%.

Plus nombreuse, l’humanité sera aussi, comme prévu, plus vieille et plus citadine. Dans la pyramide des âges, une personne sur quatre aura en 2050 plus de 65 ans en Europe et en Amérique du Nord, et cette catégorie pèsera alors plus de la moitié des actifs (classe des 20 à 65 ans) dans cette zone. Le même phénomène s’observe avec retard en Asie où le « dividende démographique » a cessé de jouer. La Chine, dont la population commencera à baisser en 2030, en est l’exemple le plus frappant, qui montre la difficulté d’inverser des comportements devenus naturels. La politique de l’enfant unique et la priorité donnée maintenant par beaucoup de ménages à l’amélioration de leur niveau de vie ont réduit le nombre d’enfants à moins de 2 par couple et les mesures récentes pour encourager la natalité ne parviennent pas à inverser la tendance. Enfin, l’urbanisation accrue demeure un phénomène mondial, même si des décalages nationaux sont constatés, et est souvent concomitante à une réduction des taux de fécondité.

Dans cette évolution générale, l’Afrique, en particulier subsaharienne, gardera sur les 30 ans à venir ses multiples originalités. Sa population doublera sur la période et 60% des deux milliards d’habitants supplémentaires viendront d’Afrique. 50% d’entre eux seront issus de 5 pays : Nigéria, République Démocratique du Congo, Ethiopie, Egypte et Tanzanie. Le Nigéria sera bien en 2050, sauf accident majeur, la troisième nation la plus peuplée du monde avec 400 millions d’habitants. Cette poussée va avoir lieu car l’Afrique subsaharienne reste un « bloc » aux caractéristiques spécifiques. Même si les indicateurs progressent comme ailleurs dans le sens des nouveaux Objectifs du Développement, ils évoluent moins vite et sont éloignés des moyennes mondiales : 4,6 enfants par femme; mortalité infantile de 4,3%, 60% au-dessus de la moyenne générale; espérance de vie de 63,8 ans, inférieure de plus de 10 ans au reste du monde.

Il est difficile de ne pas relier au moins en partie ces handicaps de la zone subsaharienne au niveau élevé de pauvreté qui y persiste. Dans la région, le taux de pauvreté absolue (1,9 USD/jour de revenu) touche plus de 40% de la population, contre moins de 10% ailleurs, et ne décline que doucement. De plus, depuis 2016, le taux d’accroissement annuel du Produit Intérieur Brut (PIB) a été inférieur à 3%, dépassant à peine celui de la population proche de 2,6%. Ces facteurs, renforcés par la faiblesse des actions nationales de redistribution des richesses, ne favorisent pas la baisse du taux de fécondité observée ailleurs. On pourrait ajouter les freins au changement créés par une croissance plus lente des villes, où les Etats peinent à réaliser les infrastructures économiques et sociales, mais aussi par un dénuement croissant des campagnes, en termes de conditions de vie, d’emplois nouveaux ou d’équipements collectifs.

Il existe certes des différences régionales dans cet immense espace. L’Afrique orientale connait les taux de natalité les plus élevés, mais montre la réduction la plus rapide des taux de fécondité, sans doute en lien avec une croissance économique soutenue et des politiques de maîtrise démographique plus efficaces. L’Afrique occidentale enregistre toujours les nombres d’enfants par femme les plus élevés (jusqu’à 6,6 au Niger), probablement sous l’influence de traditions sociales et religieuses plus prégnantes, mais les belles performances économiques réalisées depuis plus de dix ans -près du double de la moyenne subsaharienne – conduisent à une baisse générale de ce critère, surtout marquée dans les pays les plus avancés au plan économique-Ghana, Côte d’Ivoire, Sénégal -. L’Afrique Centrale, frappée à la fois par une croissance économique plus modeste, un manque de réformes structurelles et certains conflits, est en tête pour les taux de fécondité et la hausse de sa population. Aucun de ces écarts ne remet cependant en question la profonde spécificité de la situation africaine.

Au-delà du milieu de ce siècle, les projections de population prennent désormais un tour nouveau. Certes, un scénario « haut » prévoit encore la prolongation des fortes augmentations antérieures, et une population mondiale approchant 16 milliards en 2100. Mais l’hypothèse principale retient l’accentuation de la décélération récente et un total inférieur à 11 milliards d’individus en fin du siècle. Un scénario « bas », prévoyant une diminution de la population à l’horizon 2100, compte en revanche de nouveaux partisans : la revue « The Lancet » vient de publier sa projection à 8,8 milliards d’habitants et l’ONU retient même quelque 7,5 milliards pour cette hypothèse. Les tendances centrale et basse sont fondées principalement sur la prolongation d’une baisse universelle des taux de fécondité, et surtout en Afrique, et diffèrent seulement sur l’intensité de celle-ci. Ces « trends » distincts s’accordent cependant sur d’importantes tendances globales : la population va partout vieillir de plus en plus vite, le poids relatif des personnes actives va encore décroitre et le nombre de personnes âgées pèsera de plus en plus sur les systèmes de protection et les dépenses publiques.

Dans le scénario le plus probable, les évolutions nationales oscilleraient entre deux extrêmes. Certains pays, affectés désormais d’un taux de fécondité inférieur à 2, verront leur population diminuer en valeur absolue. 26 nations sont déjà dans ce cas de figure en 2021 et 55 pourraient l’être dès 2050. Le Japon, la Russie et beaucoup de pays d’Europe de l’Ouest relèvent de cette catégorie mais l’exemple le plus frappant sera celui de la Chine : elle devrait être dépassée par l’Inde avant 2030 pour le « titre » de la nation la plus peuplée, et voir sa population baisser de 2% dans les 30 prochaines années puis de 24% entre 2050 et 2100.  A contrario, quelques pays asiatiques (Pakistan, Indonésie par exemple) et, surtout, l’Afrique subsaharienne   connaitraient une croissance démographique encore soutenue. Dans les révisions de poids relatif qu’elle provoque, cette hétérogénéité va de nouveau placer l’Afrique subsaharienne au premier plan.

La population du continent s’élèverait en effet de 2,5 à 4,3 milliards entre 2050 et 2100, l’Afrique subsaharienne composant à cette dernière date plus de 85% du surcroit mondial d’habitants sur la période. Près de deux humains sur 5 seraient donc africains en 2100 contre 1 sur 4 en 2050 et 1 sur 6 à ce jour. Dans ce total, les progressions nationales pourraient être très hétérogènes. Les cinq pays les plus peuplés tiendraient toujours une place essentielle mais avec des différences très marquées : l’augmentation de la population sur le demi-siècle pourrait être deux fois plus rapide en RDC qu’en Ethiopie. Le Niger serait alors plus peuplé que la France, et Kinshasa détrônerait de peu Lagos comme mégalopole la plus importante d’Afrique. La population du continent resterait la plus jeune du monde, mais la place des moins de 15 ans serait en déclin de même que le poids des actifs dans l’ensemble, signalant la fin d’un « dividende démographique » jusqu’ici peu exploité.

Violents par leur ampleur, tous ces chiffres s’appuient sur une hypothèse comportementale volontariste : un taux de fécondité en zone subsaharienne rapidement réduit, qui approcherait en moyenne 3,5 en 2050 et descendrait entre 2 et 2,3 en 2100, permettant alors tout juste le renouvellement des générations. Au vu des constats opérés dans le reste du monde, ce résultat suppose en Afrique subsaharienne la concrétisation de deux mouvements. Le premier est une nouvelle accélération de la croissance économique, après son ralentissement actuel, et une meilleure répartition des fruits de celle-ci afin qu’elle s’accompagne d’une réduction de la pauvreté et d’un changement des modes de vie. Or les faiblesses persistantes de gouvernance dans beaucoup de pays et l’absence d’une stratégie internationale performante pour le soutien au développement retardent en permanence les réformes nécessaires à ce dynamisme économique. Le second est un accroissement de la liberté laissée aux femmes dans le choix de leur destin personnel. Cette mutation ne peut exister que si sont réunis un environnement qui leur est plus favorable -planning familial, éducation des filles, réduction des mariages précoces, meilleure égalité professionnelle et économique des femmes et des hommes, …- et de nouvelles améliorations techniques -réduction de la mortalité lors des accouchements, densification des maternités, augmentation du personnel médical-. Malgré les avancées constatées sur certains plans, ces exigences ne progressent que lentement. Une croissance rapide de la population est en effet encore souvent considérée par les Autorités politiques comme un actif à protéger et l’égalité des genres n’est pas la priorité naturelle des pays les plus pauvres.

Le pari fait sur l’Afrique subsaharienne est donc audacieux, mais déterminant pour le monde entier. Le bouleversement qu’il recouvre sur le continent suppose que cet objectif bénéficie d’un sentiment d’urgence de la part de tous les acteurs, qu’ils soient nationaux ou étrangers, et que les moyens d’action les plus efficaces soient rapidement trouvés et mis en œuvre. Faute d’un tel effort, le scénario « bas » ressemblerait surtout à une incantation et l’évolution à long terme de la population mondiale pourrait dévier vers le scénario « haut ». Elle risquerait alors de provoquer des difficultés supplémentaires dans la maîtrise des menaces environnementales, la gestion de certains bien communs et le niveau des migrations. Dans tous les cas et plus que jamais, l’Afrique reste bien l’arbitre du destin démographique de la planète.

Paul Derreumaux

Article paru le 25/08/2021

Covid-19 : Qui va payer ?

Covid-19 : Qui va payer ?

 

Au fur et à mesure que se desserre la menace sanitaire du Covid-19, au moins pour les principales nations économiquement développées, les questions de la relance économique et de la résorption des grands déséquilibres budgétaires reviennent à l’avant-scène des préoccupations et des politiques. Sur qui pèsera le coût des efforts immenses déjà consentis : les consommateurs, les citoyens, les entreprises ou les Etats ? Le processus est encore en gestation. Il sera dans tous les cas influencé par plusieurs données contextuelles qui se précisent.

Contrairement à ce que certains avaient imaginé -ou espéré-, le « monde d’après » ne sera pas fondamentalement différent de celui d’avant la pandémie : les changements majeurs concerneront des tendances lourdes préexistantes, telles par exemple la montée en puissance des énergies renouvelables, de l’intelligence artificielle ou de la vente par internet, et la persistance de la crise pour les secteurs les plus touchés par celle-ci, et qui doivent être « reconçus », tels l’hôtellerie ou l’aviation. Pour le reste, le système économique et financier mondial devrait être peu différent de ce qu’il était, piloté pour l’essentiel par la recherche du profit maximal et la course effrénée à l’innovation, même si l’utilité globale de celle-ci n’est pas toujours évidente. En revanche, l’environnement devrait être marqué par un retour en force du rôle des Etats à deux niveaux : un plus grand interventionnisme économique dans chaque pays et le renforcement d’alliances régionales.

En second lieu, le rattrapage de la chute du Produit Intérieur Brut (PIB) subie en 2020 – -3,5 % aux Etats-Unis et -7,5 % en Europe – devrait être plus long que prévu malgré la progression rapide de la vaccination : le retour aux données de fin 2019 est désormais plutôt prévu pour la mi-2022 que pour fin 2021. Encore ce scénario peut-il paraître optimiste pour trois raisons : la relance est souvent handicapée par des retards dans les délais d’approvisionnement des entreprises en matières premières ou semifinies ; la reconstitution des équipes s’avère souvent difficile et provoque des déficits de personnel et des décalages dans la remontée en puissance des entreprises ; la menace du Covid-19 demeure présente et pourrait encore être pénalisante.

Le retour à la croissance est aussi en partie dépendant des politiques monétaires suivies par les pays concernés. Or, aux Etats-Unis comme en Europe, la situation demeure caractérisée par des taux d’intérêt fort bas -voire nuls ou même négatifs- et de très larges facilités de refinancement offertes par les Banques Centrales, en particulier pour les emprunts émis par les gouvernements pour la couverture de leurs dépenses. Ces emprunts sont en conséquence souscrits sans risque, notamment par les grandes banques, qui peuvent reconstituer aisément leurs ressources à tout moment, et souvent avec profit. Lancé pour répondre à la crise économique et financière des années 2007/2008, ce système est en place quasiment sans interruption depuis cette époque. Les liquidités peu onéreuses ainsi injectées expliquent d’ailleurs pourquoi les bourses américaines et européennes ont poursuivi sur la décennie une évolution partiellement déconnectée avec la sphère réelle et se sont vite rétablies, après le plongeon de février 2020, dépassant leur niveau d’«avant-Covid». L’inquiétude des investisseurs devant les signes d’une possible remontée des taux montre bien le rôle de cet environnement monétaire avantageux. Son abandon pourrait être synonyme de nouvelles perturbations dans les économies matures.

Dans le retour à la normale escompté, les premières préoccupations vont être de ramener dans des limites plus strictes les déficits budgétaires massifs tolérés depuis 2020 et de reconstituer la rentabilité et la trésorerie des entreprises durement touchées par la crise. Le redémarrage de la plupart des secteurs économiques et l’existence dans ces pays du Nord d’une masse importante d’épargne des ménages, qui accroit la demande à court terme, sont des facteurs essentiels pour soutenir la croissance en 2021 et 2022. Celle-ci pourrait alors mécaniquement contribuer à l’atteinte des objectifs majeurs : la poussée du Produit Intérieur Brut gonflera les recettes fiscales alors que les dépenses publiques exceptionnelles vont être réduites ; le chiffre d’affaires et les profits des entreprises augmenteront également. Ces éléments prendront cependant du temps, notamment pour ce qui concerne la situation des Etats. Ils risquent aussi de ne pas suffire et d’être accompagnés de deux ajustements simultanés.

Le premier est l’augmentation de la fiscalité. Inhabituellement, le mouvement est venu d’Outre -Atlantique à partir des orientations fixées par le nouveau Président Joe Biden. Arrivé au pouvoir en pleine crise Covid, il a changé radicalement la politique suivie par Donald Trump et a annoncé clairement une hausse des impôts, principalement sur les bénéfices des grandes entreprises et sur les revenus des classes de contribuables les plus riches, essentiellement pour financer un programme de grande envergure des investissements publics. En Europe, où le discours politique récent est resté longtemps hostile à l’alourdissement de la fiscalité, la réorientation est moins affirmée jusqu’ici en raison des retards et des incertitudes qui subsistent sur les plans de relance. La hausse de l’impôt sur les bénéfices, qui suivrait une tendance générale, l’élimination de niches fiscales, l’imposition d’avantages sociaux récemment exonérés sont cependant probables, mais d’autres hausses pourraient avoir lieu pour financer les multiples nouveaux chantiers. Outre ces mouvements propres aux Etats, on note aussi une adhésion collective en faveur d’une hausse de la fiscalité sur les acteurs mondiaux qui ont joué jusqu’ici de la concurrence entre Etats pour échapper au maximum au paiement d’impôts. Les récentes décisions du G7 sur la création d’une taxe d’au moins 15% des bénéfices des plus grandes entreprises internationales partout où elles sont présentes et l’accord européen sur une imposition minimale des GAFA, négociée depuis longtemps, marquent un « changement de pied » dans l’attitude des grandes puissances. Cette approche à l’unisson doit sans doute beaucoup au constat d’une recrudescence des inégalités lors de la pandémie Covid et d’un rejet de l’appropriation individuelle -par quelques sociétés et même quelques individus – de profits gigantesques amassés sans contrepartie équitable et parfois grâce à de l’argent public, comme le financement de la recherche de vaccins. Même si l’application pratique de ces changements se heurte à de nombreuses difficultés et exceptions, le renforcement du poids des Etats et des groupements régionaux face à une mondialisation à outrance et à la prééminence sans retenue des plus grands acteurs économiques devrait être durable. Dans ce nouveau contexte, les Etats traditionnellement les plus dépensiers devront cependant être capables de consacrer ces ressources nouvelles aux investissements publics, souvent en retard, et de resserrer leurs dépenses courantes. La France par exemple, qui a été une des nations les plus généreuses dans la phase Covid, aura fort à faire pour stopper des aides et subventions qui pourraient apparaitre comme des « droits acquis ».

Le second est le retour de l’inflation. Celle-ci connait deux principales stimulations déjà à l’œuvre : les hausses de prix de nombreuses matières premières et produits semi-finis issues de la désorganisation des circuits commerciaux en raison des contraintes sanitaires de la période qui s’achève ; les difficultés de recrutement dans divers secteurs, dans les grandes comme les petites sociétés, après des mois de fonctionnement ralenti ayant fait fuir une partie des personnels, et des politiques généreuses de paiement du chômage partiel. La hausse des prix suit ainsi déjà un rythme annuel de 5% aux Etats-Unis. Beaucoup espèrent que cette poussée sera momentanée et prendra fin avec la période d’ajustement en cours sans déclencher la spirale oubliée des augmentations de prix et de salaires. La tendance pourrait cependant être durable et plus soutenue dans certains cas : stratégies agressives des Etats pour le rapatriement d’activités pouvant conduire à la montée de prix de produits auparavant fabriqués à l’étranger ; reconstitution trop rapide de marges dans certains secteurs, ..La vigilance des banques Centrales, la nervosité des bourses montrent que le risque n’est pas si éloigné. S’il se concrétisait, la hausse des taux d’intérêts qui en résulterait pourrait entraver la croissance réelle de l’économie et placer les Etats endettés dans une possible nouvelle crise financière. Si les Autorités monétaires annoncent à moyen terme une diminution de la politique du rachat systématique de titres (quantitative easing) et une remontée modeste des taux d’intérêt, ces avertissements sont exprimés avec prudence pour limiter les inquiétudes et il n’est pas certain que beaucoup d’entreprises s’y préparent. Pour l’heure, l’hypothèse centrale est encore celle d’un accroissement modéré et durable des hausses de prix, mais celle-ci semble contredite par les faits et sera d’autant plus difficile à atteindre que les Etats tarderont à cesser leurs soutiens aux entreprises. Or, ce comportement d’Etat-providence reste encore très présent, pour éviter toute crise sociale et par suite des incertitudes sur le rebond du péril sanitaire à l’automne.

Malgré l’énormité des déséquilibres et inégalités creusés en 18 mois, le climat global est étonnamment optimiste sur le retour à une situation apaisée de croissance économique retrouvée et d’équilibres macroéconomiques reconstitués. Il est vrai que la résilience montrée par les économies occidentales, au prix de nombreuses souffrances individuelles et d’initiatives publiques inusitées, aidée aussi par la solution vaccinale, rassure dirigeants et citoyens. Les solutions extrémistes remises en avant au plus fort de la crise sanitaire, comme l’annulation de la dette publique déjà refinancée par les Banques Centrales et dans le portefeuille de celles-ci, ne sont plus guère évoquées. Il semble malgré tout difficile d’éviter que le grand « chambardement » que nous venons de vivre, dont l’extension mondiale rappelle par certains aspects la crise de 1929 ou les deux dernières guerres mondiales, ne génère pas des ajustements fiscaux ou inflationnistes d’une certaine ampleur. Ceux-ci pourraient toutefois être acceptables s’ils permettaient d’introduire dans les sociétés « avancées » plus de justice, plus de solidarité et plus de responsabilité vis-à-vis du futur. Une telle ambition serait en particulier de nature à mobiliser fortement une jeunesse inquiète devant les maigres perspectives qui lui sont ouvertes.

Paul Derreumaux

Article publié le 30/06/2021