Prévisions économiques : Le pire n’est jamais sûr…

Une bonne partie du monde avait connu en 2021 une nette reprise économique après le recul subi l’année précédente en raison de la pandémie du Covid -19. L’année 2022 a été au contraire marquée de nouveau par deux perturbations majeures.

Dès février 2022, la guerre en Ukraine et les sanctions occidentales qui ont rapidement suivi ont développé des effets multiples – économiques, logistiques, politiques – au niveau international. Ce furent notamment une hausse, rapide et vigoureuse, des prix du pétrole et du gaz, le fort renchérissement d’autres matières essentielles -produits agricoles, engrais, ..-, des difficultés d’approvisionnement de ces produits dans certains pays, et la nécessité de reconstruction de nombreux circuits commerciaux. Certes, certains prix ont reflué de leurs pics en cours d’année, tel le pétrole dont le prix du baril WTI est passé en 2022 de 77 USD en janvier à 121 USD début juin avant de se replier à 77 USD en mars 2023. La poursuite de cette guerre tout au long de 2022 et les réactions adoptées de part et d’autre ont cependant menacé l’Europe d’une crise énergétique fin 2022. Elles ont aussi requis des ajustements souvent difficiles pour transformer profondément et durablement la structure, les flux et les coûts du « mix-énergétique ».

La généralisation sectorielle et géographique de ce dérapage des prix a poussé l’inflation à des niveaux inusités depuis longtemps : près de 9% aux Etats-Unis et plus de 10% en Europe dans l’année écoulée, L’ampleur et l’absence de visibilité sur la durée de ce phénomène ont amené les principales banques centrales à abandonner progressivement leur politique de taux d’intérêt bas et de soutien de la liquidité des banques , provoquant un second traumatisme économique. La Federal Reserve américaine a ouvert la voie depuis déjà près d’un an, avec des a-coups parfois brutaux, et ses taux directeurs ont plus que doublé en neuf mois pour s’élever à 4,75% en décembre dernier, un bouleversement oublié depuis longtemps. D’autres banques centrales -Angleterre, Union Européenne, même le Japon -l’ont suivie. Au vu de l’importance du crédit dans le fonctionnement des économies les plus avancées, ces mesures visaient à durcir mécaniquement l’obtention de financements afin de peser sur la croissance et de ralentir l’inflation.

La conjonction de cette montée irrésistible des prix et de la volonté prioritaire des banques centrales des pays les plus puissants de la faire refluer a assombri les perspectives à court terme de la croissance économique mondiale. Les marchés boursiers ont été les premiers à subir ce mouvement tant pour les obligations, par conséquence directe de la hausse des taux, que les actions, par suite des incertitudes croissantes sur le futur et d’un asséchement des financements à coût négligeable, en particulier pour les secteurs des nouvelles technologies. Les indices SP 500 à New York et CAC 40 à Paris ont ainsi reflué jusqu’en début octobre dernier respectivement de 23% et 20% par rapport à leurs maximaux de début 2022. Les politiques économiques, notamment européennes, ont été réorientées à la fois vers la « sobriété » et la défense du pouvoir d’achat plutôt que vers des investissements visant la croissance. Les prévisions d‘évolution du Produit Intérieur Brut (PIB) pour l’année échue ont été abaissées, et sont même parfois devenues négatives. Le net repli de l’Euro face au dollar US- -16% de fin janvier à fin octobre 2022, ramené depuis à -7% en mars courant-  a encore exacerbé les tendances inflationnistes dans l’Union Européenne.

L’Afrique a été entrainée dans les divers mouvements de cette période erratique : de manière positive pour les pays exportateurs de pétrole et d’autres matières premières aux cours en hausse ; de manière négative pour les autres, plus nombreux, subissant le renchérissement de leurs importations, l’impact fréquent d’une forte dépendance aux produits russes ou ukrainiens et l’extension de l’inflation à la plupart des secteurs.  Les subventions publiques au profit de certains produits ou activités ont été variables en fonction des moyens financiers des Etats et de leur capacité à mobiliser des financements spécifiques des bailleurs de fonds internationaux, très focalisés sur l’Ukraine. Les zones CFA, souvent préservées des lourdes hausses de prix, ont été cette fois pénalisées par le recul notable de la valeur relative de l’Euro.

Dans ce contexte mondial plutôt hostile, tous les acteurs ont mobilisé leurs moyens de riposte, parfois aidés par le sort. La pénurie redoutée d’énergie a été ainsi évitée en Europe avec l’aide d’un hiver spécialement clément. La nécessité a obligé beaucoup d’entreprises à aménager avec réussite leurs processus de production pour des économies d’énergie, des améliorations de productivité, des progrès dans les transformations favorables à l’environnement. L’essor des énergies renouvelables a atteint des records imprévus tandis que de nouveaux circuits d’approvisionnement en gaz se sont mis en place. Les ménages ont démontré partout leurs sens des responsabilités et leurs capacités de protection du pouvoir d’achat : comme souvent, la période a été marquée par une modification des habitudes de consommation mais aussi par une augmentation conséquente de l’épargne de protection, encouragée par les hausses de taux d’intérêt. En Europe, et surtout en France, les gouvernements ont largement ouvert le flux des subventions destinées à réduire l’impact de l’explosion de certains coûts, dans l’énergie notamment. Aux Etats-Unis, le pouvoir fédéral a initié en août 2022 un vaste programme d’appui aux entreprises, l’Inflation Reduction Act, pour soutenir des secteurs essentiels pour le présent et l’avenir (véhicules électriques, médicaments,,..).

Cette combativité tous azimuts a été souvent conduite en faisant fi avec pragmatisme de dogmes économico-politiques jusqu’alors ultradominants : aux grands maux, des remèdes récemment impensables ! Ainsi la préoccupation majeure de lutte contre le réchauffement climatique s’est accommodée, même en Europe, de la relance de mines et de centrales de charbon ; les Etats européens réfractaires aux gaz de schistes ont bien été contraints de les acheter aux Etats-Unis; l’opposition de la Commission Européenne aux subventions des Etats membres à leurs entreprises nationales a été largement tempérée tandis que les limitations « recommandées » aux déficits budgétaires et aux endettements extérieurs restent peu audibles depuis le Covid19.

Ces réponses ont apporté une certaine résilience aux multiples adversités de la période. Le rythme de l’inflation s’est réduit au dernier trimestre 2022, même s’il est demeuré supérieur aux objectifs fixés et aux données pré-Covid, et s’il reste préoccupant. Malgré les resserrements monétaires mondiaux, les économies n’ont pas « craqué ». Les évolutions effectives du PIB  des grands ensembles économiques, si elles ont ralenti, sont finalement meilleures en 2022 que les prévisions les plus alarmistes : au moins +2,1% pour les Etats-Unis, +3,5% pour l’Union Europenne,+2,6% pour la France. La consommation a été le principal moteur de cette résistance. De plus, dans tous les pays du Nord, le niveau d’emploi a bien résisté au ralentissement, et les tensions au recrutement continuent même dans plusieurs secteurs d’activité. Une récession générale a donc été jusqu’ici écartée et les prévisions pour 2023, tout en convergeant vers une croissance encore fragilisée, gardent une tendance positive. Aux Etats-Unis, les bourses ont regagné en février 2023 environ 55% de leur chute de 2022, à l’exception du Nasdaq très en retard. En Europe, les replis de 2022 sont maintenant effacés et une certaine euphorie s’est même emparée depuis janvier dernier des principaux marchés mobiliers : le CAC 40 a ainsi curieusement dépassé fin février 2023 tous ses records alors que les anticipations de l’évolution du PIB français pour 2023 sont voisines de zéro.

En zone subsaharienne, on observe cette même ambivalence d’espoirs et d’inquiétudes. Certes, l’inflation s’est ralentie comme ailleurs mais les prix demeurent à des niveaux élevés sur de nombreux produits- carburants, biens alimentaires, …-. Beaucoup de monnaies ont fortement « dévissé » – Ghana, Angola, Ethiopie, Nigéria par exemple – ce qui explique aussi ces envolées des prix et perturbe le fonctionnement des économies touchées comme la capacité des pays concernés à honorer leurs engagements extérieurs -le Ghana est ainsi en « défaut partiel »  .. Les tensions de trésorerie des finances publiques et la raréfaction des financements extérieurs, parfois aggravées des problèmes politiques et sécuritaires, freinent la réalisation d’investissements pourtant indispensables. La Banque Mondiale prédit une probable aggravation de la pauvreté en 2023. Face à cela, le Fonds Monétaire International (FMI) annonce une possible augmentation du PIB subsaharien de +3,7% en 2023, légèrement supérieure à celle de 2022 et supérieure à la moyenne mondiale. En ligne avec les disparités d’évolution entre pays, cette croissance continuerait à être inégalement répartie : en recul et inférieure à la moyenne en Afrique du Sud et au Nigéria, les deux mastodontes du continent ; supérieure au contraire dans l’Afrique de l’Ouest francophone, comme dans les dix années passées. Elle est ici en 2022 « boostée » notamment par une Côte d’Ivoire toujours en forme (+6,5%%) et par le Sénégal et le Niger (respectivement + 8,1% et +7,3%) grâce à la production pétrolière.

Les chocs apportés par les crises majeures de 2022 -guerre et inflation- ont donc violemment frappé l’économie mondiale, mais celle-ci continue jusqu’ici à faire preuve d’une résistance inattendue. Pourtant plusieurs difficultés, particulièrement d’ordre financier, pourraient encore assombrir l’horizon à court terme, comme le montrent les deux exemples suivants. En matière de dette publique, la hausse rapide et généralisée de l’endettement des Etats et la montée des taux ne font que commencer à déployer leurs effets : leur impact sur les budgets étatiques pourrait devenir insupportable si l’activité économique se porte mal. C’est vrai aussi bien pour les marchés internationaux de capitaux pour les pays développés que pour les marchés de capitaux régionaux ou locaux pour les pays en développement. En matière de santé des institutions financières, les bons indicateurs de la période précédente pourraient vite révéler des imprudences et laisser place à un « jeu de dominos » de crises de liquidité bancaire. La faillite actuelle de la petite Silicon Valley Bank(SVB) et ses répercussions encore mal connues, d’une part,  et les vives inquiétudes créées par la réduction brutale des refinancements de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), d’autre part, sont ici  des clignotants d’alerte  à suivre de près.

Le pire n’est jamais sûr, mais le meilleur non plus…

Paul Derreumaux

(Article publié le 14/03/2023)

Les banques subsahariennes à l’offensive

Les années 2021 et 2022 avaient révélé les prémices d’une nouvelle montée en puissance des banques à capitaux privés subsahariens.  L’année 2023 pourrait confirmer la vigueur de ce mouvement de fonds et mériter d’en analyser les limites.

Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) en particulier, l’accélération du départ de la Banque Nationale de Paris (BNP) a été l’illustration marquante de cette tendance dans les deux années écoulées. Après son départ du Mali et du Burkina Faso, la 1ère banque française par le Produit Net Bancaire (et 9ème mondiale par les actifs) a conclu les accords pour céder ses deux principales filiales – celle du Sénégal au groupe Sunu, celle de Côte d’Ivoire à un consortium public national emmené par la Banque Nationale d’Investissement (BNI). Elle laisse ainsi la Société Générale seul établissement français dans l’Union – à l’exception de la toute récente Orange Bank Africa en Côte d’Ivoire-, mais aussi en Afrique -hormis la BRED isolée à Djibouti- puisque la BNP a cédé également ses filiales au Gabon et aux Comores dans cette même période. La prédominance des banques « régionales » par rapport aux « étrangères » dans l’UEMOA, confirmée dès 2020 au moins pour les bilans et la collecte des dépôts, va s’en trouver sensiblement renforcée. L’évolution pourrait aussi vite s’accélérer sous l’effet de l’élargissement continu de l’empreinte des banques qui aspirent à un réseau couvrant tout ou partie de l’Union : les Maliennes BDM et BMS, l’Ivoirienne Bridge Bank par exemple.

Le bouleversement enfle encore si on ajoute à cette catégorie, dans chaque pays ou zone monétaire spécifique, les entités qui viennent d’autres pays du continent. Toujours dans l’UEMOA, l’annonce récente par la Banque Nationale d’Algérie (BNA) de l’installation en 2023 d’une filiale au Sénégal dotée d’un capital imposant de 60 milliards de FCFA est toutefois une surprise en la matière. Il s’agirait là de la première incursion en territoire subsaharien de la 11ème plus importante banque du continent. L’importance de ses moyens financiers, son réseau de correspondants pourraient en faire rapidement un acteur sérieux de la place, surtout pour les opérations de commerce international. L’encouragement des Autorités algériennes donné aux principales banques nationales pour ces installations outre-Sahara pourrait aussi montrer que la venue de la BNA n’est pas un « coup isolé ». Si ces annonces se concrétisent, ceci renforcerait à nouveau le poids des banques maghrébines en zone subsaharienne et leur rivalité avec les banques « regionales ».

Cette tendance irréversible à la « dé-compartimentation » du continent, engagée dès 2005 par les banques nigérianes, se poursuit aussi ailleurs sous des formes devenues plus « classiques ». La Marocaine Atijari prévoit par exemple une implantation au Tchad, qui élargirait son réseau en Afrique occidentale et centrale. Toujours au Tchad, la Gabonaise BGFI pourrait s’emparer de l’ex-filiale de la Banque Commerciale du Cameroun, en restructuration de longue date. Access Bank, une des trois plus grandes banques nigérianes, déjà opérationnelle au Kenya, ayant échoué à y racheter aussi la Sidian Bank, annonce de nouvelles installations au Kenya et au Ghana mais aussi un plan quinquennal d’extension tous azimuts hors d’Afrique. Les puissantes banques kenyanes accentuent pour leur part leur pression sur la République Démocratique du Congo (RDC) qui vient d’adhérer à l’East African Community( EAC) : Equity Bank se saisirait ainsi de la Banque Commerciale du Congo, première entité du pays et ancien fleuron du Groupe belge Belgolaise, et Kenya Commercial Bank (KCB) de la Trust Merchant Bank qui dispose déjà d’une solide assise régionale en Afrique Orientale.

Mais la nouvelle la plus remarquable de ce début 2023 est sans conteste celle du rachat par le réseau ivoirien Atlantic Finance Group (AFG) de la majorité du capital du troisième établissement mauricien, Afrasia Bank. L’opération frappe à la fois par l’importance du « deal » -le bilan d’Afrasia atteint 4,6 milliards d’USD- et par l’éloignement géographique des centres de gravité des deux banques. Lorsque cette opération sera menée à terme, la banque ivoirienne rejoindra le club encore très restreint des entités subsahariennes véritablement panafricaines, c’est-à-dire présentes dans au moins deux zones linguistiques du continent. De plus, Afrasia, comme ses consoeurs mauriciennes, est active par exemple dans la gestion des titres ou le change, autant de secteurs peu familiers aux banques francophones, ce qui durcit encore ce challenge.

Cette profusion de nouvelles opérations va mécaniquement accroître partout le poids relatif des banques subsahariennes. Toutefois, pour que les changements opérés et/ou annoncés produisent des effets maximaux, beaucoup de conditions sont à remplir.

Les repreneurs des banques françaises devront pour leur part réussir le pari de garder dans leurs nouvelles filiales le public existant mais surtout d’y gagner une clientèle beaucoup plus large et variée et de satisfaire ses besoins de crédit, tout en veillant à maintenir la qualité du portefeuille et des services rendus. La forte présence à Abidjan d’acteurs publics dans l’ex-BNP va aussi constituer une nouveauté au sein d’un système bancaire régional où le secteur privé domine très largement depuis vingt ans. Par ailleurs, tous les acteurs élargissant leur périmètre auront à mettre leurs nouvelles filiales au niveau de leur réseau, et maintenir en même temps la cohésion de celui-ci, dans des environnements changeants, une concurrence plus aigüe et une réglementation toujours plus dure.

Outre ces exigences spécifiques, les systèmes financiers subsahariens doivent en effet continuer dans leur ensemble à relever divers défis. L’un est la hausse continue des ratios prudentiels : elle s’exprime dans l’augmentation du capital social minimal, observée partout et régulièrement, et surtout dans celle des coefficients requis de fonds propres, qui limite strictement les banques dans la progression de leurs crédits, comme on le vérifie actuellement dans l’UEMOA. Dans ce même espace, la Banque Centrale met maintenant l’accent sur une diversification des crédits mieux assurée, pour rattraper le retard par rapport à d’autres régions, telle l’Afrique de l’Est. Ceci va exiger de chaque banque d’importants efforts de recapitalisation qui s’ajouteront, pour toutes celles engagées dans des acquisitions, à ceux des rachats effectués. Le niveau insuffisant des financements bancaires par rapport aux besoins des économies locales, spécialement pour les Petites et Moyennes Entreprises (PME) n’est en outre en rien résolu par ces fusions-acquisitions : cette question dépend de nombreux facteurs économiques, fiscaux, juridiques, politiques, dont la résolution prendra du temps. Enfin, les banques subsahariennes souffrent aussi dans leurs opérations avec l’extérieur de réticences croissantes des grands établissements internationaux, pour des raisons tenant notamment aux règles de conformité, omniprésentes dans les pays du Nord et jugées souvent insuffisantes en Afrique subsaharienne. La disparition qui y est programmée du réseau de la BNP -après celles des Françaises Crédit Agricole et Banques Populaires ou celle de l’anglaise Barclays-, les incertitudes sur la stratégie de Standard Chartered Bank, risquent de renforcer ces réticences de coopération et imposeront aux entités régionales de reconstruire d’autres réseaux de relations.           

Enfin, il faut souligner que, malgré le projet majeur de la Zone de Libre Echange Continentale Africaine (ZLECAF), les relations économiques, et donc financières, entre zones régionales sont restées jusqu’ici très limitées. Contrairement aux échanges intrarégionaux, elles n’ont jamais pu être un vecteur majeur de synergie et d’expansion des réseaux qui furent les premiers à tenter une construction panafricaine. La prouesse de AFG à Maurice ne prend donc tout son sens que reliée à la récente implantation du Groupe aux Comores et, surtout, à l’obtention annoncée en novembre dernier d’un agrément à Madagascar, où les banques sont encore peu nombreuses et bien rentables.   

En somme, le dynamisme actuel des groupes bancaires africains, et principalement subsahariens, constitue bien « une bonne nouvelle d’Afrique ». Mais il doit avant tout être vu, pour ne pas générer de déceptions, comme le signe d’une détermination des banques concernées à aller de l’avant et à se saisir des opportunités offertes. Il n’est qu’un préalable indispensable pour que les acteurs les plus motivés mettent en place les transformations opérationnelles qui changeront vraiment le visage de ces systèmes bancaires : constructions stratégiques solides, ressources humaines encore plus professionnelles, innovations technologiques adaptées, financements plus nombreux et efficaces, coopérations avec d’autres acteurs financiers,.. L’offensive ne fait que commencer.

Paul Derreumaux

Article publié le 23/01/2023

Les systèmes financiers de l’UEMOA : 2 . Microfinance : belle relance. Monnaie électronique : expansion sous contraintes.

Si les acteurs bancaires gardent une très large prédominance dans l’écosystème financier de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), ils coexistent avec deux autres groupes, qui ont performé de manière acceptable en 2021.

 Le premier est celui des institutions de microfinance ou Systèmes Financiers Décentralisés (SFD). Ceux-ci sont nombreux, disparates et surtout de faible envergure. Parmi eux, la Commission Bancaire contrôle les « SFD de grande taille », dont les dépôts et les crédits dépassent 2 milliards de FCFA. Cette catégorie a subi des vagues de restructuration qui ont réduit son effectif en raison de la mauvaise santé financière de nombreuses composantes, mais elle regroupe encore quelque 200 entreprises, dont près de la moitié sont organisées en réseaux. Malgré ces efforts, beaucoup de ratios financiers de ces SFD restent en moyenne faibles par rapport aux normes recherchées, tels ceux de la capitalisation, de la marge bénéficiaire et de la rentabilité des fonds propres, ce qui freine le renforcement des entreprises du secteur. Les contraintes réglementaires montrent quant à elles des progrès variés : la limitation des risques globaux à 200% des ressources est respectée par la quasi-totalité des SFD tandis que les normes de capitalisation et de liquidité ne sont atteintes que par environ la moitié.

En dépit de ces avancées, les SFD gardent à fin 2021 un poids globalement négligeable par rapport   aux établissements bancaires : 5% pour les bilans, près de 6% pour les crédits, moins de 4% pour les dépôts. Ils sont aussi ces deux dernières années la catégorie des structures financières qui progresse le moins vite tant pour les bilans que pour les dépôts. Malgré cette faiblesse structurelle, ils totalisent en 2021 11,7 millions de comptes de clientèle, soit 67% du nombre des comptes bancaires, et sont l’interlocuteur privilégié des micro-, petites et moyennes entreprises, comme des ménages les moins favorisés. Ils ont d’ailleurs largement contribué à l’essor de la bancarisation dans toute la région et leur place déterminante s’est globalement maintenue sur la décennie écoulée. Entre 2011 et 2018, le taux de bancarisation « strict » -banques seules – avait même cru moins vite que celui apporté par les SFD et, si la tendance s’est inversée les trois dernières années, le « match » reste encore ouvert à ce jour.  Cette situation est spécialement marquée sur toute la période dans trois pays de l’Union -Bénin, Sénégal et Togo-, où les réseaux de SFD ont une densité de bureaux qui dépasse toujours celle des agences bancaires.  

Leur proximité avec la partie la plus fragile des systèmes économiques avait coûté cher aux SFD en 2020 du fait des répercussions de la pandémie Covid-A9 sur les maillons les plus faibles des économies. Le poids des créances en souffrance, le coefficient d’exploitation, la rentabilité s’étaient fortement dégradés et constituaient un signal d’alerte. La tendance s’est inversée en 2021 : le résultat d’exploitation a bondi de 52% avec la hausse des crédits, et le résultat net a presque quadruplé grâce au repli des provisions requises. Dans le même temps, les SFD ont bien tenu leur rôle dans le financement de la relance de leur clientèle spécifique : leurs crédits progressent en effet de +16,4% en 2021, contre +12,5 % seulement pour les banques davantage tournées vers les placements. Le parcours des institutions de microfinance a donc été autant profitable en 2021 pour elles-mêmes que pour les économies de l’Union.

Enfin, une analyse de ces SFD par leur taille montrerait qu’une petite frange d’entre eux possède maintenant des moyens financiers proches de ceux des banques locales et est en mesure de concurrencer ces dernières sur certains dossiers. Ces institutions sont d’ailleurs parfois présentes dans plusieurs pays (Baobab, Cofina par exemple), agissant alors en groupes régionaux bien structurés, et brûlent aussi de franchir un pas supplémentaire en obtenant un agrément de banque de plein exercice grâce à des fonds propres conséquents. D’autres restent cantonnées à un pays mais y sont des structures financières de référence, tel le Crédit Mutuel au Sénégal ou les Banques Populaires au Burkina Faso. La vivacité et l’ambition de ces SFD les plus puissantes constituent aussi une émulation bénéfique à toutes les catégories de clients, et notamment les petites entreprises, mais aussi à l’ensemble du système financier. 

De leur côté, les Emetteurs de Monnaie Electronique (EME) ont continué en 2021 une vive expansion mais ont moins brillé que les années précédentes.

Trois points positifs restent inchangés. D’abord, la densité d’implantation remarquable de ces institutions là où elles existent. Les comptes recensés s’élèvent à 85,7 millions fin 2021, en augmentation de 15% sur l’année contre +47% l’année précédente. Ils représentent maintenant environ 5 fois l’effectif des comptes bancaires. Surtout, le nombre de leurs points de vente est sans commune mesure avec celui des guichets bancaires -788 000 contre 3930- ce qui traduit bien le rôle crucial des EME dans l’inclusion financière des populations, notamment hors des grandes villes. Ensuite, l’envergure croissante des opérations traitées, en nombre comme en montants. En 2021 les premiers ont crû de 18% avec près de 4 milliards de transactions, tandis que les seconds progressaient de 22% avec 35240 milliards de FCFA, soit plus du tiers du Produit Intérieur Brut de la zone. Même si le rythme a fléchi, il reste supérieur à celui de l’évolution des activités dans l’Union et témoigne de la présence renforcée des EME dans le domaine des moyens de paiement. Enfin, la diversification continue du spectre des utilisations. La part des paiements, longtemps ultra-prédominante, baisse régulièrement et partout, au profit des règlements de factures et de services ou de transferts internationaux, voire de paiements de salaires, qui représentent ensemble près de 20% de l’ensemble des usages fin 2021, contre moins de 10% il y a 5 ans. Cette extension illustre la place désormais irremplaçable de la monnaie électronique dont une partie est aussi désormais conservée par les clients, en attente de transactions à venir, comme une épargne scripturale classique.

D’autres données sont plus nuancées. Les EME ne sont encore en activité que dans cinq pays. De plus, 3 des 13 sociétés agrées ne sont toujours pas opérationnelles. Les liens de ces institutions avec les sociétés de télécommunications expliquent que leur dynamisme dépende beaucoup de celui des leurs sociétés mères et des priorités de celles-ci. En outre, les EME n’ont pas le monopole de la monnaie électronique. Celle-ci est aussi proposée par 26 banques, qui agissent en partenariat avec des opérateurs de téléphonie ou des « Fintechs », et leurs opérations ne sont pas recensées dans les données ci-avant bien que certains de ces acteurs aient parfois une grande importance locale. Ce marché très prometteur est donc encore en construction et la domination actuelle des EME fait face à plusieurs défis. L’un est de nature concurrentielle. Il vient du système bancaire dont la gestion des opérations est de plus en plus digitale, quelle que soit la taille de celles-ci alors que les EME ne peuvent gérer que des transactions de faible montant . Il résulte aussi de la montée en puissance de certaines Fintech qui ont réussi à lever des capitaux importants auprès d’institutions internationales : c’est le cas de la société Wave après ses succès au Sénégal et en Côte d’Ivoire. Appréciées par les réductions des coûts de transaction qu’elles favorisent, ces Fintech sont cependant soumises à des contraintes réglementaires plus modestes, ce qui peut fausser la compétition. Un autre est d’ordre réglementaire : si la Banque Centrale se réjouit de l’existence des EME en raison de leurs effets favorables sur l’inclusion financière, elle poursuit aussi l’objectif central de faire progresser encore celle-ci par tous moyens grâce à la réduction continue des coûts sur les petites transactions jusqu’à des limites difficiles à supporter pour les filiales des grandes entreprises de communication. Cette approche explique que les Autorités aient laissé « pousser » avec bienveillance les Fintech, même si leur contrôle se resserre sur elles aujourd’hui. Dans le même temps, le chantier bien avancé de l’interopérabilité entre toutes catégories d’institutions financières devrait certes apporter de grands progrès aux entreprises comme aux individus dans leur fonctionnement quotidien, mais prévoit de nouvelles réductions drastiques des commissions prélevées, qui imposeront sans doute de profondes réformes pour les EME. Un dernier risque est opérationnel. Dans la diversification des opérations qu’ils offrent maintenant au public, les EME n’ont pas encore réussi à percer dans la distribution des petits crédits en partenariat avec des banques ou des SFD. Les tentatives qui se multiplient en la matière n’ont pas prouvé jusqu’ici, pour des raisons autant techniques que de profitabilité, leur viabilité et évoluent lentement. Le pan des activités de crédit reste donc toujours l’apanage des institutions bancaires et de microfinance, et un atout pour leur préséance.    

En résumé, l’année 2021 apparait plus équilibrée que la précédente dans l’évolution des trois composantes des systèmes financiers de l’Union. Celles-ci ont toutes connu une croissance significative de leurs indicateurs d’activité et dégagé des résultats financiers positifs, consolidant chacune leurs positions. Les contraintes réglementaires qui s’imposent à chaque type d’institution sont dans l’ensemble respectées par une très large majorité de celles-ci, C’est notamment la cas pour les banques : près de 90% d’entre elles réussissent toujours en particulier à se plier aux exigences de fonds propres minimaux, durcies chaque année depuis 2019, et le fléchissement observé en 2021 sur certains ratios -liquidité, immobilisations, ressources stables- est modéré, Le ratio de division des risques continue à être partout le plus difficile à atteindre et pourrait conduire à des normes de fonds propres encore plus évères pour répondre aux besoins des économies locales. Comme déjà souligné, les SFD ont connu aussi un « satisfecit » limité en ce domaine et les principaux EME sont actuellement conformes au niveau minimal de fonds propres qu’ils doivent atteindre. Cette consolidation respective pourrait permettre à chacune des catégories de redoubler d’efforts pour mieux accomplir les missions dans lesquelles elles montrent encore des faiblesses. Les banques pour l’augmentation de leurs fonds propres, une plus grande implication dans les concours à l’économie et l’intensification du marché interbancaire. Les SFD pour un renforcement de leurs capacités financières, une modernisation de leurs structures et un plus grand dynamisme. Les EME pour une meilleure accessibilité aux populations et entreprises les plus fragiles, l’accroissement du taux d’activité de leurs comptes et l’extension de leur opérations présentant la meilleure valeur ajoutée.

La multiplication de passerelles entre les activités de ces trois groupes et d’occasions de partenariats entre ceux-ci en des domaines à définir serait aussi susceptible d’ouvrir la voie à un rôle plus actif dans le financement des économies de la sous-région, tel qu’attendu par tous. Même s’ils ne peuvent générer eux-mêmes le développement économique, les systèmes financiers doivent être prêts à l’épauler au mieux à tout moment.      

Paul Derreumaux

Article publié le 12/01/2023

Les systèmes financiers de L’UEMOA en 2021 : 1. Banques : Santé florissante, diversité des acteurs, nouveaux équilibres au sommet

Au vu du dernier rapport de la Commission Bancaire, les systèmes financiers de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) demeurent fin 2021 une des activités les mieux portantes de cet espace économique. Leurs trois principaux groupes – banques, sociétés de microfinance (ou Systèmes Financiers Décentralisés SFD) et Etablissements de Monnaie Electronique (EME) – montrent des traits communs d’évolution, mais aussi des spécificités. Les banques y gardent cependant une place très prépondérante tant en masse bilantielle que pour le financement intermédié de l’économie, avec respectivement 92% et 95% du total. Cette domination justifie donc une analyse particulière.

Le premier constat pour les établissements bancaires qui se dégage des données disponibles à fin 2021, et parfois au 30 juin 2022, est celui d’un secteur toujours en croissance et dont la santé s’est encore améliorée. La plupart des indicateurs de bilan augmentent d’au moins 12% : +17,1% pour le total des bilans ; +12,5¨% pour les crédits à la clientèle nets de provisions ; + 19,6% pour les dépôts. Ces rythmes de progression sont tous sensiblement supérieurs à celui du Produit Intérieur Brut (PIB) de l’UEMOA (+6,0 %) en cette année de reprise post-Covid. De même les principales données d’activité ressortent embellies par rapport à 2020, qui fut pourtant un « bon cru » pour les banques malgré la crise sanitaire : un Produit Net Bancaire (PNB) en hausse de +8,8% ; surtout un taux brut de dégradation du portefeuille ramené à 10,3%, en repli de plus de 11% en un an, qui autorise une parfaite stabilité du volume de provisions pour créances en souffrance ; un résultat net final en conséquence relevé de +77% sur l’année sous revue. Celui-ci induit une belle amélioration des ratios de rentabilité par rapport au chiffre d’affaires comme aux fonds propres. Le coefficient d’exploitation moyen connait lui aussi une remarquable avancée et descend à 61%, plancher jamais atteint dans la dernière décennie. Le fait que ces tendances aient touché les systèmes bancaires de chacun des Etats de l’Union souligne enfin la force de ce mouvement positif. Ce dernier semble d’ailleurs se poursuivre sur le premier semestre 2022 malgré les incertitudes liées à une forte inflation non encore maîtrisée. Les premières données au 30 juin 2022 des banques cotées sur la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) enregistrent en effet de belles augmentations vis-à-vis de la même période de 2021. On note ainsi, en termes de PNB, +10,9% pour la Société Ivoirienne de Banque (SIB), +7,2% pour la BOA-BURKINA FASO, +16,6% pour le réseau Orabank par exemple, tandis que les résultats nets s’accroissent souvent plus vite.

Outre ce panorama avantageux, trois principaux points saillants apparaissent. C’est d’abord un écart grandissant entre les indicateurs de puissance et de modernité des établissements selon les pays. Le nombre des banques en activité, qui s’est actuellement stabilisé en 2020/21 à 131 entités dans l’Union, est partagé pour l’essentiel en 2 zones: Côte d’Ivoire et Sénégal, leaders quasiment ex-aequo avec 27 et 28 établissements chacun ; toutes les autres nations classées en outsiders, comptant chacune 14 ou 15 entités, à l’exception de la Guinée-Bissau et ses 5 banques. Mais les autres critères de ventilation sont beaucoup plus largement différenciés entre pays et reflètent avant tout la vitalité économique de ceux-ci. Ainsi, la Côte d’Ivoire regroupe fin 2021 près de 34% du total des bilans de l’Union, contre moins de 19% pour le Sénégal, mais le retard du dernier est inférieur pour les guichets en activité et supérieur pour les automates bancaires. Derrière, la dispersion est encore plus forte, même hors Guinée-Bissau dont la petitesse fait un cas à part. Le poids relatif des bilans entre pays s’échelonne entre 14,5% pour le Burkina et moins de 4% pour le Niger, hors établissements financiers qui ont une place spécifique dans ce dernier. Ces écarts élevés apparaissent sous d’autres aspects. Le nombre de comptes en Côte d’Ivoire est deux fois plus important qu’au Sénégal alors que la concurrence entre établissements semblerait plus vive dans ce dernier. Le Niger, pays le plus peuplé, recense moins de 60% des guichets automatiques du Togo, moins de 37% des comptes bancaires du Burkina et à peine 17% de ceux de Côte d’Ivoire. Globalement, le nombre des automates bancaires a cru plus vite que celui des guichets. Derrière ces disparités, on retrouve l’évidence, pas toujours acceptée, que la présence d’établissements financiers n’est pas une condition suffisante pour le développement et que la vigueur de ce dernier influe aussi sur les caractéristiques du système bancaire national. En revanche, le taux de bancarisation dans l’Union, longtemps faiblesse majeure, continue à progresser partout. L’effectif des comptes bancaires s’est renforcé de 51% sur 4 ans, bien au-delà de l’accroissement de la population. Cet important progrès est indéniablement un succès de la période récente.

Hétérogènes entre pays, les systèmes bancaires de l’UEMOA sont aussi fort diversifiés dans leurs caractéristiques comme le montrent les deux exemples suivants. Pour la ventilation des acteurs bancaires par leur taille, les spécificités relevées fin 2020 ont toutes été amplifiées l’année écoulée. Pour le degré de concentration des systèmes nationaux, la dispersion des bilans entre les plus petites et les plus grandes banques s’est élargie, avec notamment un seuil en hausse de 14% pour les établissements constituant le quartile des banques les plus importantes. Cette évolution est encore plus significative pour les dépôts, qui connaissent à nouveau la plus forte augmentation de l’écart. Malgré tout, la place des 50% des établissements les plus petits pèse encore lourdement dans le financement de l’économie avec près de 24% du total des dépôts collectés dans l’UEMOA et, surtout, de 36% des crédits de trésorerie, qui expriment la force de leur ancrage territorial. Du côté des acteurs les plus importants, les évolutions se poursuivent lentement au plan global. Les treize groupes rassemblant chacun plus de 2% des actifs bancaires de la zone représentent toujours 75% des bilans totaux et des pourcentages souvent supérieurs en termes de comptes gérés, de nombres d’automates et, surtout, de résultats finaux annuels. Aux douze groupes recensés en 2020 s’est ajoutée seulement la banque gabonaise BGFI. Dans ce total, les entités ayant le siège de leur banque ou de leur holding dans l’Union – les « régionales » – consolident modestement une prédominance acquise depuis 2020 pour leur total bilantiel comme pour la densité de leurs implantations. Elles restent cependant derrière celles ayant leur siège à l’extérieur de l’UEMOA – les « internationales » – pour le nombre de comptes et les effectifs. Le réseau régional d’origine burkinabé Coris Bank est même entré pour la première fois dans le trio de tête, derrière ceux de la togolaise Ecobank et de la française Société Générale, repoussant BANK OF AFRICA au 4ème rang. Ces groupes régionaux comprennent en particulier un nombre croissant d’outsiders vite montés en puissance grâce à la promptitude de leur couverture régionale et à leur plus grande agilité dans les décisions de crédit. Cette transformation était attendue et devrait s’accentuer, les anciens leaders étant au contraire contraints par l’absence d’extension géographique et par les exigences de fonds propres de leurs maisons-mères. Ce passage de pouvoirs s’affiche au grand jour depuis 2021 avec par exemple la « vente par appartements » du réseau de la française BNP au Burkina, au Mali, au Sénégal et, en cours, en Côte d’Ivoire à des actionnaires différents, privés ou publics mais tous régionaux. 

Enfin, le portefeuille des établissements bancaires en 2021 s’est, comme l’année précédente, davantage enrichi d’emplois de trésorerie que de concours à la clientèle. Ces deux catégories augmentent respectivement de 18% et de 12% en 2021 et, depuis 2016, la première a progressé de 84% contre 49% pour la seconde. Il s’agit donc bien d’un mouvement de fond issu de plusieurs facteurs : importantes sollicitations des Etats pour financer leurs budgets et leurs investissements -7200 milliards de FCFA pour la seule année 2021- ; durcissements annuels des exigences réglementaires de fonds propres qui touchent les banques de 2019 à 2022 ; plus grande sélectivité apportée dans la distribution du crédit depuis la crise économique qui a résulté du Covid19 en 2020. Le classement des produits d’exploitation traduit cette restructuration : entre 2017 et 2021, les produits de placement auront progressé de quelque 70% et ceux des crédits à la clientèle de 28% seulement. La relation étroite désormais imposée entre le niveau des fonds propres des banques et les risques qu’elles sont autorisées à prendre a été déterminante pour cette réorientation des emplois. La bonne rémunération des emprunts d’Etat, l’absence de provisions qu’ils entrainent jusqu’ici, les avantages fiscaux qui y sont liés compensent aussi en partie l’infériorité de leur rémunération par rapport aux crédits à l’économie. Même si ces derniers croissent sur la période plus vite que le PIB de la zone, le constat effectué n’est pas un bon signe pour le financement des économies, surtout pour les petites entreprises qui sont les plus touchées par ces choix stratégiques des banques. En contribuant fortement au financement des budgets étatiques, les banques appuient bien sûr indirectement les actions de ceux-ci pour le développement économique, mais le choix par elles-mêmes des secteurs et des entreprises bénéficiaires de leurs concours pourrait être plus efficient et plus bénéfique en termes de rendement même s’il devait être plus coûteux en termes de provisions.

En ligne avec les exercices précédents, l’an 2021 a donc été globalement pour les banques de l’UEMOA une excellente période pour la croissance des activités et un millésime exceptionnel pour les résultats et les indicateurs de solidité. La nouvelle progression du poids relatif des principaux groupes et, au sein de ceux-ci, des réseaux dominés par des intérêts régionaux, est sans doute la mutation essentielle, et devrait s’accélérer en 2022 avec les changements en cours sur ce plan.

Sur deux points cependant, la période écoulée n’a pas connu de modification significative : celui d’une plus forte concentration et d’une diminution du nombre d’acteurs, celui d’un renforcement du rôle des banques dans le financement des économies. L’analyse du dynamisme en ce dernier domaine des banques réparties selon leur taille ne plaide toutefois pas en faveur des plus importantes qui sont moins actives en ce domaine. On peut dès lors se demander si, en l’état actuel de l’environnement réglementaire et des appareils économiques nationaux, une concentration plus forte résoudrait mieux la question du déficit de financement constaté ? « Small would it be beautiful today »?

Paul Derreumaux

Article publié le 05/01/2023

La Saga BANK OF AFRICA

L’histoire de la construction et de l’expansion géographique de la BANK OF AFRICA est presque un roman d’aventure.

Elle relate bien sûr avant tout l’édification sur près de 30 ans d’un des principaux groupes bancaires commerciaux d’Afrique subsaharienne et constitue déjà en soi un document inédit. A  ce titre, elle retrace les étapes successives qui ont jalonné la chronologie du Groupe, de la première BANK OF AFRICA créée au Mali en 1982 aux dernières installations à  Djibouti ou au Ghana en 2010/2011, en passant par l’étonnant déploiement à Madagascar et les premières expériences anglophones en Afrique de l’Est. Elle met en évidence le rôle essentiel qu’a joué la première BANK OF AFRICA, mais aussi les corrections qu’il a fallu apporter à cette initiative pour qu’elle survive. Elle relie notre Histoire au grand bouleversement qui a frappé les systèmes bancaires africains à la fin des années 1980. Elle montre comment il a fallu s’adapter à chaque fois à des contextes économiques, historiques et sociaux différents pour être accepté, sans changer les principes et objectifs de notre approche. Elle donne aussi un témoignage des évolutions qui ont marqué durant ces décennies l’environnement économique et réglementaire des différents pays et zones monétaires dans lesquels notre réseau s’est installé, et les efforts qu’il a fallu accomplir pour respecter des règles internationales constamment durcies.

Le livre explique aussi toutes les transformations que notre Groupe en construction a dû réaliser pour passer en moins de vingt d’années de quelques banques disparates, créées ou rachetées, à un ensemble homogène œuvrant à l’atteinte des mêmes objectifs. Cette mutation a été permise grâce à la mise en place rapide d’une société holding, actionnaire principal de chaque banque, et de structures légères assurant à la fois la conception de stratégies applicables à tous et l’enrichissement continu de l’expérience des équipes de chaque banque. Le Groupe a de cette façon réussi à consolider pas à pas son intégration et la stimulation de valeurs communes. Il a su aussi imposer sa présence en Afrique dans des secteurs étrangers à la banque commerciale. Il a toujours mêlé un pragmatisme assumé et une constance dans sa stratégie rigoureusement construite.

Enfin, et peut-être surtout, l’ouvrage met en valeur les qualités professionnelles et humaines des nombreuses personnes qui ont, d’une manière ou d’une autre, été associées à LA SAGA BANK OF AFRICA.  Des Administrateurs de la holding et des banques qui ont su trouver un équilibre adéquat entre audace et rigueur, entre solidarité globale et réussite individuelle. Des Directeurs Généraux, qui ont mené leurs équipes respectives au succès grâce à toutes leurs initiatives locales tout en respectant les consignes de discipline collective qui leur étaient données. Des équipes de femmes et d’hommes qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes pour atteindre les objectifs que nous convoitions, voire pour aller au -delà. Cette richesse humaine fut sans nul doute un de nos grands atouts et les quelques portraits que livre la SAGA en convaincront aisément les lecteurs.

C’est d’ailleurs pourquoi ce livre « est dédié à celles et à ceux qui ont perçu dans la BANK OF AFRICA une construction dont le destin serait plus grand que le leur, et à laquelle ils avaient la chance d’être associés »

La Saga BANK OF AFRICA est coéditée en Côte d’Ivoire (NEI-CEDA) et en France (Ginkgo), déjà disponible à Abidjan, à Bamako et en Europe (notamment sur Ginkgo, Amazon, Fnac, Cultura, et en librairie), et très bientôt à Dakar.

Paul Derreumaux

COP 27 : Evitons de nous tromper de priorités !

Sept ans et six autres Conférences Internationales sur le Climat (COP) après celle de 2015, après des rapports du Groupe d’Experts sur le Climat (GIEC) de plus en plus inquiétants sur l’évolution de la situation, l’optimisme de la COP21 semble retombé pour au moins trois raisons. D’abord, les pays les plus riches ont pris du temps pour s’appliquer à eux-mêmes, à leurs entreprises et à leurs citoyens les mesures qu’ils avaient eux-mêmes définies en en sous-estimant les difficultés d’application, les coûts et les réticences des agents concernés : des retards se sont donc accumulés, variables selon les pays, entre les performances et les prévisions. En outre, ces mêmes pays n’ont pas encore porté au niveau promis les soutiens financiers volontairement pris en 2009 pour un total annuel de 100 milliards de USD au profit des nations en développement, afin d’aider celles-ci à réaliser leurs programmes de résistance aux effets des changements climatiques. Après cet effet d’annonce, si tristement habituel, les sommes décaissées ne culmineraient actuellement qu’aux environs de 80 milliards de USD , avec des contenus qu’il conviendrait d’analyser de près. Enfin, les « accidents » climatiques ont été en 2022 d’une ampleur, d’une multiplicité de formes et d’une empreinte géographique rarement atteintes. Ce constat a en revanche renforcé partout la prise de conscience des bouleversements en cours et la pression des opinions publiques pourrait bousculer dirigeants politiques et économiques pour une accélération des actions en cours.

Devant ces nouvelles donnes, trois aspects méritent d’être pris en compte.

Le premier est qu’un sujet central retenu pour Charm El Cheick semble être particulièrement ardu : celui de la définition des responsabilités des grands « pollueurs » dans les catastrophes climatiques que subissent les pays en développement, notamment africains et asiatiques, et, en conséquence, de la prise en charge des « réparations et dommages » qu’ils devraient payer aux nations victimes. Les problèmes techniques, juridiques, éthiques, financiers, administratifs, liés à cette approche nécessiteraient, dans le meilleur des cas, un temps de « mûrissement » s’adaptant mal à l’urgence des situations à régler. Il serait sans doute préférable de privilégier la création d’un mécanisme, aussi simple que possible, de création d’un Fonds d’urgence tel que celui préconisé par le Président brésilien Lula. Ce Fonds serait destiné à financer les dégâts et les investissements résultant de catastrophes naturelles induites pat le réchauffement climatique dans les pays les plus pauvres, sans recherche de la responsabilité d’autres États dans de tels évènements. Avec l’attention désormais portée à ces questions, le Fonds pourrait bénéficier de ressources publiques, mais aussi privées, conséquentes. Des procédures adaptées à son objet permettraient un déblocage rapide de ses ressources. L’utilisation pertinente de celles-ci par les pays victimes restera un risque central, mais il pourrait être prévu l’intervention d’organismes internationaux habitués à la gestion de dossiers urgents, et un contrôle serré du bilan des premières expériences afin de mener les éventuelles adaptations requises.   

Le second est le constat d’accélération récente des avancées obtenues dans la réduction des émissions de CO2, principale cause du réchauffement, dans un nombre croissant de secteurs et d’entreprises des pays économiquement avancés. Ceux-ci concernent bien sûr la montée en puissance des énergies renouvelables, mais aussi des processus de fabrication industrielle, de récupération des déchets, de modification des pratiques agricoles. Ils touchent d’abord les grands groupes, les plus puissants financièrement et en matière de recherche/développement, mais encore des entreprises plus modestes qui y trouvent aussi leurs avantages. Ces entreprises sont aidées par les États qui apportent subventions, prêts et marchés, mais aussi par les clients, prêts à payer plus cher des produits correspondant mieux à leurs aspirations de qualité et de durabilité. Dans les nations où l’État est le plus « directif », comme en Chine, ces transformations sont les plus rapides -mais elles partent de « plus bas »-, mais la compétition mondiale toujours présente et la sensation que les meilleurs dans ces nouveaux « business models » seront les futurs leaders font que les entreprises y accordent elles-mêmes partout de plus en plus d’importance. C’est sur ce terrain que le combat à court terme pourra surtout progresser au quotidien comme en témoigne l’amélioration récente des indicateurs mondiaux.

Le troisième a trait aux pays en développement les plus fragiles. Dans beaucoup d’entre eux, la pression des urgences multiples et la faiblesse des volontés politiques sont aussi décisives que le manque de moyens financiers pour expliquer la lenteur des progrès dans la lutte contre le dérèglement climatique. Cette situation ne devrait hélas pas changer de sitôt. En matière d’énergie par exemple, le retard de nombreux pays africains dans l’accès à l’électricité est dû aussi aux obstacles juridiques pour le montage de projets privés en Public Private Partnership (PPP) » et aux réticences à accepter la production d’énergies indépendantes pour alimenter les réseaux nationaux. Face à ces difficultés, quelques priorités pourraient être retenues dans les régions les moins favorisées. Dans les nations les plus engagées dans la lutte environnementale, les financements internationaux sont à intensifier fortement au service d’investissements déjà identifiés localement, comme dans l’énergie, d’une part, et une agriculture de subsistance performante et incorporant au maximum la transformation des produits du cru, d’autre part. Ailleurs, l’accent pourrait être mis sur des actions de base, de coût limité mais cruciales pour éviter les drames liés aux accidents climatiques : reboisement, assainissements urbains, arrêt des constructions en zone inondable,  amélioration de l’habitat,…

Assurer en urgence une réponse financière aux catastrophes dans les zones fragiles, stimuler les programmes des grandes entreprises pour réduire leurs effets négatifs sur le climat, appuyer les pays défavorisés dans leurs travaux aux impacts les plus immédiats sur leurs populations : tels sont sans doute quelques moyens de produire d’ici un an un bilan positif qui encouragerait la production d’initiatives nouvelles pour la prochaine COP. 

Paul Derreumaux

Marchés financiers : Retour à la réalité

Depuis février 2020, les grandes bourses mondiales ont connu successivement une dépression brutale de mi-février à fin mars 2020, une période d’euphorie jusqu’à fin 2021 et une rechute non encore totalement stoppée.

Trois exemples montrent les similitudes mais aussi les particularités des évolutions notées. Dans les deux grandes bourses américaines -Dow Jones (DJ) et Nasdaq – comme pour le CAC 40 français, la plongée a démarré entre le 10 et le 15 février 2020, alors que ces marchés se trouvaient à leurs plus hauts niveaux historiques, et les cours des actions ont régressé en moyenne entre 30 à 35% en un mois, à la suite du constat que le virus du Covid-19 pouvait générer une pandémie mondiale. Dès fin mars 2020, les trois marchés engageaient pourtant leurs reprises à un rythme soutenu, alors que les économies des pays concernés entraient dans une déprime provoquée notamment par la dangerosité confirmée de la maladie, les confinements, les arrêts de production, les mises au chômage… En grand décalage avec ces difficultés du monde réel, les cours des actions retrouvaient leurs niveaux de début février 2020 dès novembre de la même année pour le DJ, et même à fin mai 2020 pour le Nasdaq au vu des croissances record de certaines valeurs technologiques stimulées par des nouvelles perspectives ouvertes par l’épidémie. En France, il faudra attendre la mi-mars 2021 pour atteindre ce résultat, en raison de la composition et du moindre dynamisme du CAC 40, mais aussi de l’intensité de la crise sanitaire en Europe. Cette hausse s’est poursuivie continûment jusqu’en fin 2021, alimentée en particulier par deux facteurs financiers : des taux très bas -moins de 1% en 2020 et moins de 2% jusqu’en mars 2022 pour les Bons du Trésor (BT) américains à 10 ans par exemple ; la disponibilité de ressources considérables résultant des emprunts d’Etat contractés pour le soutien aux économies durant la crise Covid et du refinancement des prêteurs par les Banques Centrales. En décembre dernier, les indices du DJ, du Nasdaq et du CAC 40 avaient bondi respectivement de 89%, 133% et 75% par rapport aux plus bas de mars 2020. En neuf mois depuis janvier 2022, cette euphorie a laissé place à un net recul, de l’ordre de 20% à 30% selon les marchés, dans un climat de forte volatilité. Après le rebond d’octobre, le DJ dépasse de 3% seulement sa valeur « pré-Covid » et le CAC 40 et le DJ demeurent supérieurs de 12% à ce niveau.

Les étonnantes plus-values boursières engrangées en 2020 et 2021 se sont donc pour l’essentiel volatilisées en 2022 et la situation appelle deux principales conclusions.

Avec le récent recul, les marchés financiers ont recollé aux réalités économiques puisque, dans les grands pays du Nord, les données du PIB restent proches, voire inférieures, de celles de début 2020. Les reculs boursiers de 2022 sont d’ailleurs largement le fruit des perturbations économiques de la période : désordres dans les approvisionnements, fortes hausses de prix dans certains secteurs, effets de la guerre en Ukraine, accélération et généralisation de l’inflation. Cette dernière a précipité le relèvement des taux d’intérêt prudemment engagé dès 2021 aux Etats-Unis, qui a gagné presque toutes les Banques Centrales -Japon excepté- en 2022. Ce bouleversement des conditions de financement a aussi contribué à la chute récente du marché des obligations comme de celui des actions.

Cette « parenthèse » boursière de deux ans n’a pas été dénuée d’effets. Elle a autorisé des entreprises à se lancer à moindre frais dans des projets plus ou moins justifiés. Les « GAFAM », certains secteurs – technologie surtout-, des fonds d’investissement, des « start-up » ont su user à plein des perspectives qu’ils annonçaient et d’effets de mode. Mais la facilité de lever des fonds a conduit aussi certains des plus fortunés à se prendre pour des démiurges, satisfaisant surtout leur ego. L’issue de ces investissements connait des sorts variés et la correction des marchés en 2022 a commencé à remettre de l’ordre sur ce plan. La bulle financière a aussi mis en avant « l’enrichissement indu des plus riches » en cette période de crises : cette anomalie, même actuellement amoindrie, laissera des traces, sans doute encore mal cernées. Enfin, cette mobilisation de ressources a permis à de nombreux groupes industriels et de services de réaliser, en cette période difficile, des ajustements stratégiques tenant compte des nouvelles contraintes énergétiques, environnementales, concurrentielles, et à se positionner efficacement pour la relance de leurs activités : c’est cet aspect qui est surtout à retenir et dont la pertinence devrait rapidement se vérifier.

Le cycle boursier observé depuis 2020 pourrait finalement être rassurant. Il rappelle que les marchés sont avant tout destinés à financer, par l’emprunt ou les fonds propres, les sociétés porteuses de projets utiles pour l’avenir, et que les investisseurs peuvent sanctionner celles qui décevraient finalement le public visé. Il confirme également que les Autorités financières ont un rôle important pour apprécier la qualité des équilibres. Sur cette base, il est probable que le redressement engagé depuis octobre restera incertain jusqu’à ce que les principaux risques économiques et politiques actuels soient suffisamment apaisés.

Paul Derreumaux

Article publié le 04/11/2022

Population mondiale : de vraies interrogations à l’horizon 2100 (part 2)  

Le chemin démographique vers le milieu de ce siècle apparait déjà bien tracé à partir des réalités actuelles, au moins pour les regroupements régionaux, avec des idées-forces qui devraient peu varier (1).

Au-delà de cette date, le poids des hypothèses devient plus déterminant et conduit à des scenarii d’évolution encore vagues et fort divers. Pour l’échéance de 2100, les dernières projections actuelles pourraient être réparties en trois groupes.

Le premier s’appuie sur une prolongation de la plupart des tendances actuelles : allongement de la durée de vie moyenne, vieillissement de la population mondiale, poursuite du recul démographique des pays avancés mais baisse lente du nombre d’enfants par femme en Afrique et en Asie du Centre. Il en résulterait une hausse encore significative du nombre total d’habitants qui pourrait atteindre ou dépasser 11 milliards de personnes en 2100, ordre de grandeur précédemment jugé vraisemblable. Malgré tout, cette hypothèse « haute », déjà en retrait par rapport à celles émises ces dernières années, est devenue la moins probable et pourrait être assimilée au « scénario de la continuité »  

Un scénario central est jugé aujourd’hui le plus réaliste par une majorité d’experts, mais retient lui-même d’assez larges intervalles pour les projections de ses indicateurs. Selon cette approche, la baisse continue, généralisée et apparemment croissante du taux moyen de fécondité serait déterminante pour conduire à un ralentissement progressif de l’augmentation de la population du monde, puis à une éventuelle modeste diminution de cette dernière avant la fin du siècle. Sur ces bases, un « pic » global de quelque 10,4 milliards d’habitants pourrait être atteint aux environs des années 2080. Ces chiffres sont certes encore approximatifs et, selon les centres de recherche, varient entre 8,9 (voire 7) et 11 (voire 12) milliards d’êtres humains à l’horizon 2100, et un maximum pouvant être atteint dès 2064 pour les analystes les plus « radicaux ». Le trait d’union de ces travaux est sans doute l’idée que la période 2050/2100 devrait être celle d’un changement crucial d’inflexion dans l’évolution démographique du monde. Plusieurs faits justifient ces choix : la réduction des taux de fécondité dans les régions les plus en retard sur ce plan semble avoir pris une force nouvelle dans la période récente – le taux est proche de basculer en deçà de 3 en Afrique du Nord et de 4 en Afrique de l’Est  par exemple- ; les nombreuses actions menées pour une meilleure maîtrise de la natalité auront alors eu plus de temps pour étendre leur impact; les taux de mortalité et l’espérance de vie s’amélioreront sans doute  plus difficilement à l’avenir, sauf découvertes scientifiques majeures ; l’espoir de stratégies de développement plus efficaces dans les pays africains accélérant aussi le repli du taux de fécondité. La baisse du taux de progression de la population mondiale notée depuis deux ans vient conforter cette vision qui pourrait être dénommée le « scénario de retournement ».

Enfin, un dernier groupe, minoritaire, apparait pour la première fois de façon plus « offensive » et annonce une nette diminution de la population à la fin du siècle. Certaines de ces projections apparaissent caricaturales, telle celle qui annonce une humanité réduite à 4 milliards d’individus bien avant 2100. Mais d’autres conduisent à des résultats moins surprenants tout en étant sensiblement inférieures à celles du scénario précédent. Elles sont notamment fondées sur quelques constats très récents : recul de l’espérance de vie moyenne depuis 2019 ; effets de la pandémie Covid19, directs (6,5 millions de morts) ou indirects (réduction de la natalité dans certains pays avancés), maintien à un haut niveau dans une bonne partie du monde d’indicateurs comme les taux de mortalité infantile et maternelle. Les projections pessimistes induites sont aussi alimentées par d’autres faits qui pourraient influer négativement sur les taux de natalité dans les années à venir. L’ONU vient ainsi de souligner que l’Indice de Développement Humain (IDH) est globalement en baisse depuis deux ans et est ramené à son niveau de 2016, à la suite d’une dégradation de l’espérance de vie, de l’éducation et du niveau de vie. Les inquiétudes nées du dérèglement climatique touchent désormais tous les continents et ont été plus visibles que jamais en 2022 : leur impact pourrait s’exercer à la fois par le nombre de victimes de catastrophes naturelles mais aussi par des comportements accentuant la baisse des taux de natalité. Ce « scénario de rupture » risque donc de prendre plus d’importance dans les prochaines années.

Dans ce long terme, la situation de l’Afrique, notamment subsaharienne, est également incertaine. La variable fondamentale sera le taux de fertilité, clairement engagé à la baisse sur le continent, mais avec une intensité fort variable selon les régions. Atteindre un rythme plus rapide requiert normalement une accélération de la croissance économique. La corrélation constatée partout dans le monde entre développement économico-social et diminution du taux de fécondité tendrait en effet à conclure que la baisse à venir de ce taux sera lente si les turbulences qui handicapent la croissance ne s’estompent pas. Mais les phénomènes démographiques sont complexes, et donnent aussi une grande importance aux aspects religieux, sociaux, comportementaux, qui peuvent agir dans les deux sens. Trois nouvelles données essentielles de l’environnement pourraient cependant jouer un rôle essentiel. La première est l’impact multiforme des actions terroristes, qui frappent à l’Ouest comme au Centre et à l’Est, sur la large bande sahélienne :  le nombre considérable des personnes déplacées, toujours en total dénuement, l’absence d’investissements productifs dans certains territoires, les vols et destructions croissantes de récoltes devraient être des catalyseurs de la pauvreté déjà trop présente. Ces conditions de vie spécialement difficiles pourraient avoir un impact négatif sur la démographie des pays concernés. En second lieu, l’Afrique devrait supporter de plus en plus les effets négatifs du dérèglement climatique, même si elle ne porte qu’une responsabilité très limitée sur les causes de celui-ci. Les inquiétudes sur l’avenir que déclenche cette situation sont maintenant bien perçues par toutes les catégories de population et pourraient conduire, comme ailleurs, à une réduction du nombre de naissances par famille par suite de ces craintes existentielles. D’un autre côté, le continent subit toujours de lourdes pertes de population en raison d’endémies chroniques comme le paludisme ; pourtant, les espoirs actuels de la mise au point d’un vaccin contre cette maladie pourraient atténuer fortement ce type d’hémorragies humaines et favoriser la croissance démographique.

Les facteurs qui emporteront la population dans un sens ou dans l’autre entre 2050 et 2100 sont donc nombreux, variés et encore difficilement saisissables. Dans tous les cas, l’Afrique restera au centre du jeu pour au moins trois raisons. L’importance qu’elle aura alors acquise dans la population mondiale et qui donnera un impact crucial à toute évolution de sa part. L’originalité décisive qu’elle tient d’ores et déjà pour la variable du taux de fécondité par rapport aux autres continents : selon l’orientation que prendra ce taux dans les décennies à venir, l’un des scénarii évoqué ci-avant deviendra plus vraisemblable, à moins qu’un mouvement d’importance comparable mais opposé s’empare de ce taux dans les autres régions du monde. Enfin, son poids croissant dans les mouvements migratoires internationaux, en raison de la situation sécuritaire, climatique et économique du continent.

Les migrations pourraient être en effet dans les prochaines décennies un vecteur clé d’atténuation des déséquilibres profonds entre les pays à revenu élevé, au solde naturel de population de plus en plus négatif, et ceux à la sécurité la moins assurée ou aux revenus les plus bas, dans lesquels l’accroissement de la population locale est plus dynamique que la hausse des ressources économiques et financières. Ces écarts se sont nettement aggravés dans les dernières années, tant entre nations qu’entre individus au sein d’un même territoire, conduisant à des situations potentiellement insupportables. Le flux des migrations devrait gonfler dans la même proportion que ces différences et l’Afrique y tenir une place croissante. Face à ce mouvement inévitable, il est peu probable que des mesures coercitives étatiques de freinage suffisent à supprimer des déplacements issus des besoins vitaux des candidats à l’exode. Pour que ces flux développent leurs impacts positifs, il faut en revanche que les pays d’arrivée comme les pays d’origine des migrants réussissent à traiter cette question avec plus de responsabilité, de clarté et de coopération, pour résoudre au mieux les difficultés économiques, sociales et sociétales qui y sont liés. Chaque partie y trouvera plus d’avantages que d’inconvénients si les « règles du jeu » sont claires et si chacun consent et respecte une répartition équitable des efforts et des concessions. Dans cette humanité devenue si puissante mais si menacée, un peu de sagesse serait une bonne nouvelle.

(1) cf. sur ce blog « Population mondiale : Montée en puissance confirmée de l’Afrique en 2050 », septembre 2022

Paul Derreumaux

Article publié le 14/10/2022

Population mondiale : Montée en puissance réaffirmée de l’Afrique en 2050 (Part 1)

Alors que les médias annoncent déjà le franchissement du seuil de 8 milliards d’habitants sur la planète en novembre prochain, les nouvelles projections de la population mondiale par l’Organisation des Nations Unies (ONU) apportent en 2022 des précisions sur son évolution probable pour 2050. Surtout, elles soulèvent beaucoup de questions et de réactions sur les tendances possibles à l’horizon 2100. Quels que soient les scénarii envisagés, l’Afrique y garde une place centrale.

La science démographique est, pour une échéance à venir d’environ 30 ans, une science (presque) exacte. La lente évolution des principales variables qui peuvent infléchir les niveaux, les structures, la répartition spatiale des populations nationales donne une bonne consistance aux projections des experts. Les mouvements entrainant de brusques ruptures de trends – épidémies ou maladies nouvelles, découvertes scientifiques – sont rares et prennent souvent du temps avant de produire tous leurs effets quantitatifs. Les effets de la loi des grands nombres permettent aussi de compenser dans les données des regroupements régionaux les erreurs ou anomalies qui pourraient être faites dans les appréciations au plan national. De manière logique, les dernières projections pour 2050 sont donc peu différentes de celles émises depuis 2015 (1). Elles conduisent à quatre principales conclusions : durant les 28 prochaines années, la population grossit encore, mais ces variations sont de plus en plus inégales selon les régions ; en revanche l’humanité vieillit et s’urbanise partout.

A mi-parcours du 21ème siècle, le monde devrait héberger 9,7 milliards d’êtres humains, après un passage à 8,5 milliards vers 2030, soit quelque 1,9 milliard de plus qu’aujourd’hui. Cette progression n’est que très légèrement inférieure aux précédentes. En revanche, le taux d’accroissement annuel est passé en dessous de 1% en 2020 pour la première fois depuis 70 ans et reste inférieur à ce seuil. Ce résultat est dü à la simultanéité de la baisse continue du taux de natalité dans des régions à population élevée – Asie de l’Est ; une bonne partie de l’Europe – et d’un taux de mortalité relativement stable malgré les effets du Covid-19. 

Cette hausse d’ensemble sera concentrée à 93% sur deux régions du globe : l’Asie du Centre et du Sud et, surtout, l’Afrique subsaharienne. Celle-ci représenterait 62% de l’augmentation de la période, qui porterait sa population à plus de 2,1 milliards d’habitants en 2050 – un quasi-doublement en 30 ans -, soit 22% du total mondial à cette date. Si une fraction de l’Asie, et particulièrement l’Inde, participe à cet accroissement, c’est surtout en raison de son poids prédominant actuel, mais son augmentation, qui s’essouffle, ne serait « que » de 19% sur la période. Le mouvement de l’Afrique est beaucoup plus puissant. Ainsi 5 des 9 pays au monde dont le nombre d’habitants croîtrait le plus seraient africains : Egypte, Ethiopie, Nigéria, République Démocratique du Congo (RDC) et Tanzanie, les deux dernières progressant désormais le plus vite. Ces 5 mastodontes réuniraient à eux seuls près de 1,1 milliard d’habitants en 2050 soit autant que toute la zone subsaharienne en 2020. Cette évolution impressionnante est principalement fondée sur un taux de fécondité qui donne à cette dernière une place désormais unique dans le monde : environ 4,2 enfants par femme alors que ce taux ne dépasse plus 2,1 en moyenne sur les autres continents, ce qui suffit à peine au renouvellement des générations, et se situe en dessous de 3,5 dans les autres régions les plus prolifiques. Certes, les années récentes montrent une baisse de ce taux de fécondité sur le continent, dans le sillage de ce qui s’est déroulé à des périodes diverses sur l’ensemble de la planète, mais la tendance est encore globalement faible, à la différence par exemple de celle opérée en Asie depuis plusieurs décennies, et touche inégalement les pays. En Afrique, elle est presque achevée au Sud, en pleine réalisation au Nord, déjà bien engagée à l’Est, encore fragile à l’Ouest et à peine entamée en zone du Centre. Comme pour l’économie, l’Afrique subsaharienne affiche ainsi sa diversité grandissante en démographie. Malgré quelques progrès, le Niger est toujours à la traine pour cet indicateur avec 6,7 enfants/femme.  

Emportée par ce ralentissement de la natalité et un allongement jusqu’ici continu de la vie -l’espérance de vie moyenne dans le monde atteignait 73 années en 2019-, l’humanité poursuivra son vieillissement qui s’accélère. Certes, la pandémie du Covid 19 a provoqué pour la première fois un recul de cette espérance de vie, ramenée à 71,4 ans en 2021 dans le monde. Pour des pays comme les Etats-Unis ce recul est d’ailleurs plus conséquent et pourrait être plus durable pour des raisons sociologiques. Malgré cette incertitude, les projections restent optimistes en adoptant pour 2050 une valeur supérieure à 77 ans et un allongement étendu à tous les continents. Sur cette base, le poids des « plus de 65 ans » augmentera le plus vite et devrait passer d’environ 10% à plus de 16% en 2050. La part des « 20-65 ans », approximativement assimilables aux actifs, va diminuer en poids relatif et parfois en valeur absolue. Cette tendance posera de plus en plus des problèmes de croissance économique et de financement des charges liées aux « seniors », et aucune partie du monde n’y échappe. La Chine la ressentira particulièrement alors qu’elle sera sans doute globalement dépassée par l’Inde dès 2023, quatre ans avant la date antérieurement prévue. La population pourrait décliner dans une soixantaine de pays, notamment dans toute l’Europe et au Japon, et parfois jusqu’au niveau inquiétant de 10% sur la période. Même l’Afrique, où les « moins de 20 ans » restent majoritaires jusqu’au milieu du siècle, devrait voir la place des actifs commencer à régresser en raison de la poussée des « anciens ». Ceux-ci bénéficient en effet du fort allongement de la durée de vie – désormais proche de 65 ans, et de moins en moins en retard vis-à-vis de la moyenne mondiale – qui devrait se poursuivre, même de façon plus ralentie. Avec cette nouvelle composition de la pyramide des âges, le « dividende démographique » espéré s’éloigne sans que l’Afrique n’ait jamais pu en profiter vraiment, faute de la création effective d’emplois formels bien rémunérés.

Le renforcement de la concentration urbaine restera une dernière dominante des 30 ans à venir. L’exode rural ininterrompu depuis la révolution industrielle du XVIIIème siècle a donné un souffle vigoureux à cette tendance millénaire. Dans la période plus récente, la forte urbanisation a surtout profité aux très grandes conurbations, dressant un écart grandissant de conditions de vie et d’infrastructures économiques et sociales entre celles-ci, d’une part, et les villes moyennes et les zones rurales, d’autre part. Ainsi, non seulement 55% des habitants du monde habitent désormais en zone urbaine -et sans doute 70% en 2050 -, mais la planète compte en 2020 31 « méga-villes » de plus de 10 millions d’habitants, toute l’agglomération de Shanghai culminant à 70 millions de personnes. L’Afrique reste en retard sur ce plan, sous l’influence d’activités agricoles – de rente et vivrières confondues – qui occupent encore la majorité de la population totale : à ce jour, la population urbaine y reste minoritaire avec 42,5% du total et on ne compte que 3 conurbations de plus de 10 millions d’habitants. Mais elle suit bien le même chemin avec quelques nuances. La croissance urbaine est partout supérieure à 3% l’an et peut atteindre 5%, soit le double de la progression globale des pays : le cap des 50% devrait donc être dépassé rapidement. Cependant, à la différence de la plupart des pays asiatiques, cet apport concerne avant tout les capitales nationales qui deviennent tentaculaires et non les villes de l’intérieur du pays. Ce déséquilibre spatial renforce des handicaps mutuels : les capitales enflent souvent avec un désordre et une rapidité qui rendent difficile une urbanisation cohérente bénéficiant au plus grand nombre ; dans les autres villes, les déficits d’infrastructures et la modestie des conditions de vie réduisent les activités économiques et freinent l’ancrage local des populations rurales.

Ainsi le chemin démographique vers le milieu du siècle apparait déjà bien tracé à partir des réalités actuelles, au moins pour les regroupements régionaux, avec des idées-forces qui devraient peu varier. Au-delà de cette date, le poids des hypothèses devient plus déterminant et conduit à des scenarii d’évolution encore vagues et fort divers (cf. Article II à suivre)

(1) Cf. sur ce blog : « Démographie ; le casse-tête de l’Afrique », juin 2016 ; « l’Afrique, maître du destin démographique du monde, juin 2018 » ; Projections démographiques mondiales : Des incertitudes, mais l’Afrique reste maître du jeu », septembre 2021

Paul Derreumaux

Article publié le 22/09/2022

Mali : le rôle crucial des actions de solidarité

Après 7 ans d’appuis humanitaires à Bamako, l’Association « Dambe » a déjà eu beaucoup d’occasions d’observer la générosité et le don de soi de celles et de ceux qui consacrent l’essentiel de leur temps et une énergie impressionnante pour soutenir la cause des enfants ou des adultes laissés pour compte par la vie ou la société. Encore cet échantillon reste-t-il très limité par rapport à toutes les bonnes œuvres qui officient dans le pays, et autorise donc toujours de belles rencontres supplémentaires accompagnées d’émotions toujours aussi fortes

Le mois de mai 2022 nous a offert cette opportunité avec la visite à Kati Koko, près de Bamako, de l’orphelinat « Centre David Est Roi ». La Mission Chrétienne Suisse, protestante, fut en 2007 le promoteur de cette initiative, mais y a associé des partenaires étrangers -américains, allemands, anglais, tchèques- et nationaux -Mairie Urbaine de Kati, Mouvement des Femmes de Kati, Fonds de Solidarité Nationale, ;..- confessionnels ou pas. Cet œcuménisme peu habituel a été performant : en 15 ans, les contributeurs ont mobilisé ensemble, pas à pas, près de 100 millions de FCFA pour la construction puis l’extension de l’orphelinat et de ses structures annexes, et pour le fonctionnement de toutes ces installations.

C’est Joseph M., Président de l’orphelinat, qui conte avec précision cet historique en accueillant les représentants de Dambe à l’entrée du site. A l’intérieur, près d’une centaine de personnes attendent patiemment. Face à nous, des adultes sont assis en silence, attentifs à ces nouveaux venus : ils regroupent à la fois les personnes en charge de l’administration du Centre et des enseignants de l’orphelinat. Une ribambelle d’enfants sont à notre gauche, agglutinés sur les marches qui accèdent au bâtiment principal : ils sont plus remuants, échangeant à voix basse leurs impressions sur ces arrivants, souvent occupés à bavarder ou à jouer entre eux, parfois perdus dans leurs rêves solitaires, En allant saluer les uns et les autres, l’atmosphère un peu solennelle du départ se déride. Les adultes sont heureux d’échanger quelques mots et de mieux connaitre ces nouveaux soutiens potentiels. Les enfants, vite enhardis, se bousculent pour serrer les mains qui se tendent vers eux, lancent de brefs « Bonjour » en riant et sont impatients de pouvoir s’égayer vers leurs salles de classes. Les discours improvisés échangés entre Joseph M. et Ramatoulaye T., Présidente de DAMBE, finissent de détendre l’atmosphère.

C’est dans la visite des locaux qu’apparait pleinement l’imposant travail effectué par l’équipe   de l’orphelinat. Ce dernier abritera à la prochaine rentrée scolaire des cours pour quelque 50 orphelins, filles et garçons de 5 à 18 ans qui sont là à demeure grâce aux dortoirs qui ont été construits, mais aussi près de 80 enfants du voisinage. Ceux-ci sont en effet attirés par la qualité du suivi des enseignements et les meilleures conditions de travail, comme cela a déjà été constaté ailleurs à Bamako. Le public grandit donc très vite et, malgré les créations fréquentes de nouvelles classes, l’’espace n’est pas extensible et les places se font rares. L’enseignement primaire, par lequel le projet « David Est Roi » a débuté, est particulièrement touché par cette contrainte. Dans la première classe que nous visitons au rez-de-chaussée, chacun banc accueille 3 personnes. A l’entrée de la salle, le plus petit d’entre eux, dont la longueur ne doit pas excéder 130 cm, fait penser à l’école des sept nains de Blanche Neige mais, à leur rire joyeux, il est clair que les fillettes qui s’y serrent ne laisseraient sans doute leur place à personne. Partout, ce souci d’ordre et d’efficacité des responsables de l’orphelinant, né sans doute d’une longue pratique issue de fortes contraintes, domine dans la suite de notre visite. Les cours dispensés s’étendent maintenant des premières classes de la « petite école » jusqu’au diplôme du BEPC qui marque la fin du premier cycle, et couvrent aussi la maternelle avec deux pièces « ad hoc », soit en tout 11 salles de cours. Tous ces locaux se partagent entre le bâtiment-école construit dans la cour et le rez-de-chaussée du l’immeuble en R+1. Au premier étage de celui-ci, construit grâce à un appui de premier plan des « Amis d’Erfurt » en Allemagne, sont aussi installés les deux dortoirs pour les pensionnaires du Centre, deux salles de repos pour les nourrices, une pièce de stockage des batteries solaires depuis l’installation de ce système d’énergie à l’orphelinat.  D’autres aménagements ont aussi permis l’implantation d’une salle informatique, d’une bibliothèque, d’une salle d’infirmerie pour premiers soins.  Dans la cour, d’autres bâtiments annexes abritent l’administration, des salles pour les professeurs.

Tout a donc été fait pour loger dans cet espace somme toute modeste de 2000 m2 un véritable complexe éducatif bien agencé et un centre d’accueil disposant d’équipements satisfaisants pour les orphelins pris en charge. Grâce à cet ensemble, les Fondateurs et leurs partenaires sont en mesure de poursuivre leurs objectifs dans les meilleures conditions pour leurs élèves.

Après cette visite détaillée, qui ne peut qu’impressionner, vient l’instant plus émouvant où Ramatoulaye T. présente à l’auditoire à nouveau rassemblé le don accordé ce jour à l’orphelinat et le souhait de développer avec celui-ci un partenariat analogue à celui noué avec d’autres structures humanitaires maliennes. Visiblement ravi de ce soutien, Joseph remercie chaleureusement les représentants de Dambe tandis que les regards souriants et les conciliabules discrets des équipes de David Est Roi expriment clairement leur joie. C’est qu’ici on a plus l’habitude de donner que de recevoir, et que les besoins sont toujours grands. Car la Mission Chrétienne suisse et ses divers partenaires, malgré leurs belles réalisations, n’ont pas terminé leur boulimie d’investissements et ils voient encore grand pour l’avenir. Ils souhaitent en effet accueillir leurs élèves jusqu’au Baccalauréat, créer un Centre d’apprentissage et de formation professionnelle pour faciliter l’accès de leurs protégés à ce but tant recherché qu’est l’emploi, augmenter le nombre de dortoirs, acquérir un minibus pour le transport des enfants vers des activités extérieures. Ils savent bien que cela nécessitera beaucoup d’étapes, parfois éloignées dans le temps les unes des autres. Mais ceci n’a pas d’importance pour les gens de foi qui ont l’éternité devant eux. Et cette foi est souvent assez forte pour entrainer les autres à les suivre et pour effacer tous les obstacles rencontrés.

La belle photo des activités et des installations de David Est Roi ne retient en effet que le bon côté des choses. Elle gomme les difficultés qu’il a fallu vaincre au quotidien depuis sept ans pour ne mettre en lumière que le résultat que nous découvrons ce jour. Ces complications s’expliquent aisément : les moyens humains, logistiques et techniques qu’implique le bon fonctionnement d’une telle organisation nécessitent des ressources financières souvent insuffisantes et toujours discontinues. En un mot, le calendrier des besoins du Centre n’est pas systématiquement le même que celui de ses donateurs, même si ceux-ci sont généreux. Il faut donc « faire avec », gérer avec prudence, consommer avec sobriété, prévoir l’imprévisible si on le peut… C’est vrai aussi bien pour les stocks de céréales requis pour la nourriture des pensionnaires -voire des élèves du voisinage-, que pour les médicaments pour les premiers soins des malades, pour les quelques jouets tellement attendus pour Noêl, pour les efforts de formation continue des personnels enseignants et pour une rémunération minimale de ceux-ci. Certes le personnel administratif, qui travaille lui-même la plupart du temps de manière bénévole, est accoutumé à cette gestion délicate : mais l’habitude ne rend pas les choses plus faciles, elle permet seulement de ne plus se poser de questions et d’avancer.   Les enseignants, partenaires privilégiés du Centre, partagent d’ailleurs cette philosophie du don de soi. Leurs conditions salariales ne sont guère meilleures que celles des postes qu’ils avaient auparavant dans les écoles publiques où ils officiaient. Mais on comprend vite en leur parlant que l’importance accordée à leurs fonctions dans l’orphelinat et la qualité des résultats qu’ils y obtiennent pour leurs élèves comptent aussi beaucoup dans la satisfaction qu’ils ressentent.

Ce combat pour la continuité de leur exploitation et l’atteinte de leurs objectifs est celui de toutes les structures qui, au Mali ou ailleurs, s’efforcent de prendre en charge ceux qui manquent de tout et pourraient désespérer de la vie. Pour ces citoyens les plus vulnérables, isolés, sans ressources et souvent sans famille, l’Etat, submergé par ses urgences et par ses propres priorités, est à peine visible. Et pourtant, les besoins sont considérables. Des statistiques internationales déjà dramatiques donnent déjà pour le pays un taux de pauvreté absolue – « vivre » ( ou plutôt survivre) avec 1,9 dollar par jour – touchant 40% de la population, soit quelque 4 millions de personnes en ne comptant que les adultes. Mais les « cibles » de toutes les associations d’entraide rassemblent parmi ces pauvres ceux qui sont les plus démunis, aux ressources financières beaucoup plus insignifiantes. Au Mali, les effets économiques de la pandémie Covid-19 et les soubresauts politiques supportés par la nation depuis deux ans ont sans aucun doute fait basculer, dans ces groupes du bas de la pyramide humaine qui forme la société malienne, des dizaines de milliers de personnes supplémentaires venues s’ajouter aux quelques centaines de milliers qui s’y trouvaient déjà. Paradoxalement, face à ces demandes en croissance, de nouveaux appels pressants à la solidarité – à la suite de l’attaque russe en Ukraine par exemple-, les difficultés économiques internationales et les inquiétudes causées par les incertitudes maliennes ont ralenti les flux, extérieurs comme intérieurs, de soutien financier.

Même si chacun ressent durement cet « effet ciseau », aucun des organismes que nous connaissons ne réduit ses activités ou n’hésite à investir autant qu’il le peut. L’abandon, le découragement, le ralentissement sont inconnus de leur horizon et de leur vocabulaire, tels des Sisyphes du XXIème siècle poussant sans interruption leur structure vers une terre plus hospitalière. Même s’ils ont parfois conscience que la voie est trop pentue, aucun d’eux ne songerait à relâcher son effort. Sans doute seraient-ils une belle référence pour de hauts responsables nationaux, mais peu de gens doivent les observer, engagés dans des occupations plus « importantes ».

En quittant l’orphelinat, les sourires et les cris de joie ont balayé d’un coup les inquiétudes que nous pouvions nourrir sur l’avenir de David Est Roi et de ses structure sœurs. Impossible pour les dirigeants du Centre de baisser les bras en côtoyant chaque instant la beauté à l’état pur de ces jeunes âmes ou la force de conviction de leurs sourires. Impossible pour Dambe, et bien d’autres donateurs privés, de les laisser seuls au bord de la route.

En revenant à son bureau, Ramatoulaye découvre deux lettres, exposant de nouvelles initiatives à appuyer : une école pour jeunes filles, un centre de soins pour femmes enceintes isolées. Encore quelques amis à connaitre et quelques bonheurs à voir éclore…  

Paul Derreumaux

Article publié le 05/09/2022