Banques Centrales : Ultimes remparts ? Mais à quelles conditions ?

Depuis 2007, les principales Banques Centrales ont mené des politiques inhabituelles pour atteindre leurs buts, qui se sont parfois étendus au-delà de leurs objectifs classiques de stabilité de la monnaie et, de façon liée, de lutte contre ses dérives : inflation, déflation. dévaluation. Surprenantes, voire douloureuses pour certains, ces mesures semblent avoir été déterminantes.

Lors de la crise de 2007/2008, les difficultés des systèmes financiers des pays les plus riches, consécutives à la pratique toxique des « subprimes », et la défiance qui en a résulté entre les banques risquaient de provoquer l’effondrement du crédit, et une récession de grande ampleur, selon les mêmes mécanismes qu’en 1929, avec toutes les conséquences économiques et sociales qui en résultaient. Pour pallier ces dangers et en accord avec les Etats concernés, les Autorités monétaires ont utilisé deux principaux instruments : réduire les taux directeurs à leur minimum, jusqu’à les rendre parfois négatifs, de façon à abaisser les taux d’intérêt et encourager la distribution de crédit; racheter des montants considérables (la « Quantitative Easing (QE) policy ) de dettes des Etats et des institutions financières pour leur éviter des difficultés de trésorerie et leur permettre de poursuivre ces activités de soutien et de crédit. Grâce à ce renforcement simultané de la demande et de l’offre, et même si les principales économies ont subi malgré tout une récession, celle-ci fut pour l’essentiel limitée et momentanée. L’audace a payé.

Dans la « crise des dettes souveraines européennes » des années 2010.2012, la Banque Centrale Européenne (BCE), dans sa défense de l’Euro, a suivi cette même voie d’un support massif des banques et des Etats pour restaurer la confiance du marché, en conjuguant ses actions à celles des Autorités de l’Union Européenne. Tandis que ces dernières innovaient elles-mêmes en instaurant des structures communes de soutien financier de grande ampleur aux Etats – Fonds de Solidarité, Mécanisme Européen de Solidarité,..=, la BCE a été un artisan majeur et inventif de la sauvegarde de l’Euro. Baisse maximale des taux, accroissement des refinancements, rachat de dettes des Etats, des banques et même de certaines entreprises ont été utilisés pêle-mêle pour réduire les écarts de taux d’emprunts entre Etats de l’Union et arrêter les spéculateurs misant sur la dévaluation de l’Euro ou l’éclatement de la zone. Le théatral « autant que nécessaire (« whatever it takes ») de Mario Draghi a agi comme une barrière jugée infranchissable.

En 2021/22, des dérèglements multiples ont été entraînés par le Covid-19 puis la guerre en Ukraine : aggravation des déséquilibres budgétaires liés à la lutte contre la pandémie, « explosion » des prix du pétrole et du gaz, hausses de coût de beaucoup de produits stratégiques. Dans le même temps, la politique monétaire était toujours maintenue accommodante – depuis 2008 avec la seule courte parenthèse de 2016/2019 – pour soutenir des économies fragilisées par les crises précédentes. Cette cohabitation a facilité l’émergence d’une vague inflationniste généralisée qui risquait d’être durable. Après certaines hésitations, la Réserve Fédérale Américaine (FED) a relevé à partir de mars 2022 et jusqu’en juillet 2023 son taux directeur de 0,5% à 5,5% -plus haut niveau depuis 21 ans- en 11 augmentations successives. Jointe à l’arrêt progressif des rachats de titres, cette stratégie restrictive (« Quantitative Teasing (QT) policy) a réduit les liquidités du marché, rendu plus difficile le crédit et ralenti en conséquence l’activité économique. La même approche a été appliquée, avec des variantes, dans la plupart des pays du Nord. Dans le second semestre 2023, le rythme de hausse des prix s’est nettement ralenti et la minutie avec laquelle l’impact de ces mesures monétaires a été suivi a conduit à un atterrissage en douceur des économies concernées, sans récession à ce jour. Ici encore, l’inflexibilité des Banques Centrales, en dépit des pressions subies pour adoucir leur médecine, a été un facteur déterminant de cette remise en ordre.

En alliant ainsi rigueur et inventivité, la FED et ses principaux homologues ont donc su faire primer l’assainissement global des systèmes économiques sous leur contrôle sur les menaces et dérives qu’ils subissaient. Certes, la dernière bataille, menée plus précisément contre l’inflation, n’est pas encore gagnée. D’un côté, l’enthousiasme boursier des deux derniers mois de 2023, au vu d’un ralentissement de la hausse des prix apparaissant plus rapide qu’attendu, témoigne que beaucoup investisseurs sont déjà prêts à adopter les positions les plus optimistes, avant même que l’assainissement soit achevé et au risque de redonner consistance à des tendances spéculatives. De l’autre, il reste toujours possible que les remèdes appliqués soient un peu trop sévères ou mal ajustés et projettent les économies dans une dépression qui serait aussi complexe à redresser. Malgré ces incertitudes et imperfections, les politiques des Banques Centrales ont joué un rôle essentiel dans ces trois exemples pour réduire la gravité des risques économiques et financiers encourus.

Trois principales raisons ont aidé à la mise en œuvre efficace de ces politiques à la fois vigoureuses et audacieuses. La première est sans doute le progrès des informations statistiques et des études sur la base desquelles les Autorités monétaires ont pu prendre leurs décisions. Grâce au renforcement de la collecte de données tous azimuts et au développement des capacités d’analyse de celles-ci, les décideurs monétaires ont amélioré leur connaissance des effets des mesures décidées, la rapidité des corrections possibles en cas d’erreur d’appréciation et la qualité des connexions avec d’autres mesures économiques, comme l’action budgétaire. Les politiques décidées ont donc vraisemblablement gagné en précision et en efficacité sur l’évolution des variables ciblées. La deuxième est la place éminente tenue par les variables monétaires dans les économies les plus avancées, où le coût et la disponibilité du crédit sont des composantes essentielles de la consommation et de l’investissement, comme l’ont montré les emballées du Nasdaq dans les périodes d’argent facile. Les décisions des Banques Centrales en matière de taux et de facilité de refinancement ont en conséquence un lourd impact. Enfin, l’indépendance acquise par ces Institutions, grâce à l’inamovibilité de leurs dirigeants et leurs pouvoirs de décision par exemple, leur donne les moyens de résister au maximum aux pressions des Etats, des entreprises et des lobbys. Ils peuvent donc adopter les stratégies qu’ils jugent efficaces pour atteindre leurs buts, même si les mesures qui en découlent pénalisent au moins provisoirement des intérêts catégoriels. La manière dont sont scrutées leurs moindres déclarations confirme leur pouvoir.

Ces trois conditions ne sont pas remplies partout. L’indépendance n’est notamment pas de règle dans les pays où les pouvoirs publics sont tout puissants, comme en Chine, en Russie ou en Turquie : les politiques monétaires sont alors soumises à l’influence d’autres considérations et les banquiers centraux peuvent être changés ad nutum. De plus, dans beaucoup de pays en développement, le poids des crédits bancaires, qui dépendent le plus des orientations des banques centrales nationales ou régionales, reste modéré par rapport au Produit Intérieur Brut (PIB) : les politiques monétaires appliquées sont donc d’un effet plus réduit et incertain sur les données économiques. C’est notamment le cas général en Afrique -avec quelques exceptions comme l’Afrique du Sud ou le Maroc-. Ce continent souffre aussi, comme d’autres contrées en développement, de la faiblesse des données disponibles, qui rend plus difficile le choix des mesures les plus adéquates.

C’est sans doute la réunion de ces trois atouts qu’il conviendrait de faire progresser au profit des banques centrales dans le plus grand nombre possible de nations. La plus grande facilité d’une coordination internationale des Autorités monétaires y gagnerait, et renforcerait encore l’efficacité des stratégies nouvellement employées. C’est bien sûr un travail de longue haleine qui rencontrera beaucoup d’obstacles, techniques comme humains. Le succès sans accroc des actions actuelles menées contre l’inflation dans les pays les plus avancés sera utile pour justifier l’intérêt d’aller dans cette voie.

Paul Derreumaux

Article paru le 19/02/2024

OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE – Tome 3

Chers amis lecteurs du Blog Regard d’Afrique

J’ai le plaisir de vous informer de la prochaine sortie du Tome 3 de OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE, disponible en Côte d’Ivoire dans deux semaines et en France début mars prochain.

Comme les deux précédents, ce nouvel opus est composé de chroniques écrites au fil de l’actualité sur des évolutions marquantes des économies, des systèmes financiers et des sociétés des pays de l’Afrique subsaharienne. Il comprend 48 articles qui couvrent la période allant de janvier 2019 à septembre 2023. Ceux-ci sont regroupés en quatre parties thématiques, dans lesquelles les chroniques concernées sont rangées par ordre chronologique de façon à permettre au lecteur d’apprécier l’évolution dans le temps des questions traitées. Une introduction à chacune des quatre parties et une introduction générale apportent une vision d’ensemble et soulignent la cohérence entre toutes les composantes de l’ouvrage.

OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE est construit sur un double parti-pris au service du lecteur. Lui apporter sur chaque sujet abordé le maximum d’informations précises et objectives, factuelles ou chiffrées, afin de mettre à sa disposition les données les plus complètes pour apprécier une situation, un évènement nouveau ou une évolution importante. Analyser sur cette base les causes et les conséquences des données et faits recensés, pour aider à la compréhension de ceux-ci et à l’appréciation des chances ou des risques qu’ils comportent pour l’avenir.

Sur tous les thèmes retenus, les quatre années écoulées ont été marquées, à l’image des précédentes, par d’importantes évolutions et de grandes surprises. Elles ont cependant une coloration globale nettement moins optimiste, qui donne le sentiment d’être passé en dix ans du « Temps des défis » au « Temps des incertitudes » puis, aujourd’hui, au « Temps des inquiétudes ». L’accumulation des difficultés, anciennes ou nouvelles venues, qu’elles aient une origine interne ou externe aux pays concernés, justifie ce sentiment. Elle complique les choix des décideurs, pénalise les entreprises, obscurcit la vie des citoyens, provoque de véritables ruptures, freine les progrès. Pourtant, ce constat dominant ne doit pas occulter les satisfactions et espoirs que génèrent des pays, des secteurs d’activité et des aventures humaines.

C’est cette confrontation mouvante que ce livre s’efforce, avec transparence, de mettre en valeur, au service de tous ceux qui restent persuadés que le meilleur est toujours possible.

OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE sera disponible à Abidjan des le 26 février ( RDV à La librairie de France et à la Fnac Cap Sud)

Paul Derreumaux

Cop 28 : est-il possible d’être optimiste ?

La Conférence Internationale sur le Climat (COP) de 2022 à Sharm El-Sheikh avait laissé au moins trois conclusions amères, que les douze mois écoulés n’ont pas aidé à faire disparaitre.

La première concernait des retards, nombreux et importants, par rapport à beaucoup d’objectifs fixés par les plus grandes puissances économiques pour leur propre lutte contre le dérèglement climatique. Ces décalages se sont encore plutôt accentués. Ainsi, malgré les actions menées, les émissions mondiales de Gaz à Effet de Serre (GES) ont crû de 18% de 2005 à 2020 et ne diminueraient que de 2% en 2030 contre plus de 40% programmés par la COP-21. Des arguments variés sont avancés pour expliquer ces faibles avancées : contraintes conjoncturelles diverses qui perturbent les soutiens étatiques ; difficultés de modifier les comportements des consommateurs ; réticences politiques en raison d’autres urgences ; …

Alors que les politiques publiques de grande ampleur peinent encore à s’imposer, faits et théories se combinent, comme déjà en 2022, pour montrer la gravité et l’imminence du danger. Le Groupe d’Experts sur le Climat (GIEC) et d’autres équipes diffusent périodiquement des analyses concordantes sur la dégradation de la situation. L’augmentation moyenne de la température serait déjà de 1,17 degré depuis 1750, proche du plafond de 1,5 degré retenu en 2015, Des travaux sectoriels soulignent que la biodiversité animale aurait déjà diminué de 50% et continue de décroître, tandis que la fonte des glaces de l’Arctique risque fort d’être beaucoup plus rapide que prévu en produisant des effets dramatiques. La multiplication des évènements extrêmes corrobore ces projections. Les périodes alternées de sécheresse et d’inondations se multiplient dans un nombre croissant de régions du monde avec les drames humains qui y sont liés : de la Chine à l’Espagne, du Canada à l’Europe, de l’Afrique de l’Est à l’Amérique du Sud. En France, le paisible Pas-de-Calais a essuyé en 10 jours 4 tempêtes d’intensité historique. A fin septembre, 2023 était l’année la plus chaude jamais mesurée

Enfin, la COP-27 a aussi révélé le non-respect par les Etats du Nord de certains engagements, tel celui de financer pour 100 milliards de USD/an les coûts à supporter par les pays en développement dans la lutte contre le dérèglement climatique. Elle a en même temps illustré les difficultés de concrétiser d’autres appuis tel le Fonds « Pertes et dommages » qui, un an plus tard, n’est pas encore mis au point. La solidarité mondiale souvent affichée par les pays riches a ainsi été prise en défaut, et une méfiance clairement exprimée s’est installée chez leurs interlocuteurs des pays en développement. Lors de plusieurs sommets – Paris en juin 2023 et en octobre 2023 par exemple-, des chefs d’Etat, d’Afrique et d’ailleurs, ont rappelé ces attentes déçues et les responsabilités de chacun dans l’origine des dangers climatiques actuels. Ils ont demandé avec fermeté que les stratégies de lutte tiennent compte de leurs besoins et que des réalisations aux impacts visibles s’accélèrent. C’est justement cette volonté de faire et non de dire que revendiquent les leaders d’un Sud Global, dont le poids économique mondial a beaucoup grandi. Cette nouvelle donne offrirait une alternative crédible aux stratégies proposées par les puissances du Nord, mais ses effets sont à démontrer.

Ces difficultés expliquent le peu d’enthousiasme avec lequel beaucoup abordent la COP-28 et leurs craintes quant aux résultats attendus. Ce combat inédit pour la sauvegarde de la planète serait-il déjà perdu ? Deux indicateurs encourageants pourraient nous redonner espoir.

D’abord, la prise de conscience de la réalité du dérèglement climatique et de la dégradation de notre environnement, et des périls qu’ils engendrent, a beaucoup grandi dans l’esprit de toutes les générations. L’utilisation accrue de produits recyclés, la lutte anti-gaspi, une moindre consommation d’énergie témoignent de ces changements d’habitude, même s’ils sont encore loin des normes souhaitées. Les impacts des crises économiques et de l’inflation récente ont ajouté des motifs financiers aux arguments écologiques et renforcé au moins provisoirement ces nouveaux comportements. Cette bascule des opinions publiques exerce aussi sur les Etats une pression à agir plus fort et plus vite.

C’est sans doute du côté des acteurs économiques que les changements sont les plus positifs Pour les grandes entreprises en particulier, les bons résultats dégagés ces dernières années, la disponibilité de financements peu onéreux jusqu’en 2022, le coup de semonce donné par le Covid-19, les multiples progrès technologiques, et la pression de la compétition ont ensemble conduit à des investissements d’envergure, générateurs d’améliorations notables. Au moins dans les pays les plus développés, de nouvelles technologies aux prix plus abordables créent des produits mieux adaptés, les énergies renouvelables gagnent rapidement du terrain-plus de 20% du total en 2023 en Europe et bien plus dans quelques pays-, les processus de production industrielle sont moins énergivores. Des hypothèses futuristes deviennent plausibles comme l’utilisation de l’hydrogène pour la production d’électricité, qui éviterait toute émission de CO2. Tous les secteurs participent à cette ébullition d’améliorations, de l’industrie pour réduire son empreinte carbone, à l’agriculture pour s’ajuster aux changements climatiques, en passant par le bâtiment grâce à de nouveaux matériaux. Sous l’effet des mêmes contraintes, un nombre croissant de petites entreprises, indépendantes ou sous-traitantes, sont engagées dans ces mêmes transformations. Pour toutes, cette course est une condition de survie.

Fortes de cette meilleure adhésion des opinions publiques et des mutations opérées au sein des entreprises, les Autorités étatiques et internationales, qui tiendront le devant de la scène à Dubai, pourraient-elles obtenir des résultats plus probants à cette Conférence ? Il faudrait pour cela que trois sentiments animent profondément tous les participants. Le premier, imposé par les faits, est celui de l’urgence. Celui-ci amènerait d’abord à accepter d’adopter des engagements contraignants et non indicatifs. Il suppose aussi que les efforts annoncés soient plus conséquents, afin de rejoindre dans les délais initiaux des résultats promis de longue date et non respectés jusqu’ici, comme pour les émissions de gaz à effet de serre. Enfin, ces deux exigences ne devront pas conduire à des « effets d’annonce » mais se refléter durablement et au quotidien dans les priorités des politiques globales, en particulier pour les nations les plus développées.

Le second est celui de la nécessaire mise en cohérence de ces stratégiesanti-dérèglement climatique avec d’autres aspects des politiques économiques et sociales, notamment dans les paysavancés. Partout, une plus grande mobilisation doit être obtenue pour que les intérêts particuliers, qu’ils soient personnels, sectoriels, communautaires ou autres, laissent la priorité à l’intérêt général. La récente crise du Covid-19 a montré que ce sursaut était possible, malgré la montée de l’individualisme, lorsque le péril l’exigeait, et que ce choix était le meilleur atout pour emporter la victoire. Cette restructuration comportementale est encore plus indispensable aujourd’hui. La stimuler est une responsabilité politique et s’appliquer par des canaux imbriqués : l’exemplarité de l’action des administrations et des dirigeants eux-mêmes, l’encouragement mais surtout le contrôle des contributions des entreprises aux objectifs fixés, pour une répartition équitable entre tous les acteurs du coût final des transformations opérées.

Le dernier est celui du rôle clé de la coopération et de la solidarité internationales. Face à un danger qui ne peut être fractionné ou localisé, la réponse doit être globale. L’initiative des COP adhérait à cette conception, qui doit se réimposer au moins à trois niveaux. Les pays les plus riches auront beaucoup à gagner sur leurs propres territoires s’ils raisonnent d’abord en synergie plutôt qu’en compétition, surtout lorsqu’ils sont regroupés dans des ensembles plus vastes : l’Union Européenne pourrait à cet égard avancer beaucoup plus vite qu’elle ne l’a fait jusqu’ici. Ces mêmes pays ont le devoir de mieux respecter à l’avenir les promesses de soutien financier et technique aux pays économiquement en retard : il y va de leur crédibilité en tous autres domaines. L’imagination de tous peut être suffisamment fertile pour mettre en place sans tarder les moyens, existants ou à créer, d’un contrôle collectif de l’usage de ces appuis consentis. Enfin, les pays en développement eux-mêmes ont à participer à ces efforts. Ainsi, en Afrique, la récente déclaration de Nairobi appelle des actions concrètes : les secteurs névralgiques de l’essor des énergies renouvelables et d’une amélioration multiforme de l’agriculture de subsistance fournissent un terrain propice pour cette démarche.

Les dirigeants réunis à Dubaï sauront-ils montrer aux yeux du monde qu’ils ont enfin bien apprécié les enjeux et ce qu’ils impliquent. Il leur faudra pour cela faire preuve simultanément d’intelligence et d’audace, mais aussi d’humilité, de sincérité, et de compréhension des autres plus que d’égoïsme. Les crises actuelles de l’Ukraine et de Gaza tendent à montrer que le cumul de ces qualités se fait rare. L’intelligence humaine a prouvé qu’elle était capable du meilleur comme du pire. Face à la toute-puissance de la nature, souhaitons qu’elle réussisse le meilleur.

Paul Derreumaux

Article publié le 30/11/2023

Union Économique et Monétaire Ouest Africaine : focus sur les Émetteurs de Monnaie Électronique

Dans le dernier rapport de la Commission Bancaire, le chapitre sur les Emetteurs de Monnaie Electronique (EME), est bref et son contenu plus limité que ceux réservés aux banques et aux sociétés de microfinance. Ces informations sont pourtant très instructives. Les challenges en cours le sont tout autant.

Il est vrai que ces EME, sociétés de paiement agréées par la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest, sont récents, les premières sociétés ayant démarré leurs activités en 2016 après l’émergence de ce type d’entreprises en Afrique de l’Est. Leur poids relatif reste donc modeste : les 12 entités en activité – dans 5 pays seulement – sur les 15 agréées, ont fin 2022 un total d’Unités de Valeur (UV)- normalement équivalent aux dépôts reçus – de quelque 900 milliards de FCFA, soit proche de 2% des ressources de clientèle des banques. Ce pourcentage n’était cependant que d’environ 1% il y a deux ans et l’encours actuel représente aussi déjà 55% des dépôts dans les entreprises de microfinance.

Mais ces EME sont surtout remarquables à deux points de vue. Ils sont d’abord un vecteur essentiel d’accès des populations à l’économie monétaire grâce à deux atouts : l’étendue de leur réseau de points de vente – juste supérieur à 1 million en décembre dernier, dont 707000 actifs, contre environ 4900 pour les agences bancaires ; et leur polarisation sur les opérations de faible montant, qui sont donc ouvertes à toute la clientèle écartée des institutions bancaires pour cette raison. Le nombre de comptes actifs a été en conséquence propulsé à 46,6 millions, soit plus de  2,3 fois supérieur à ceux recensés dans les banques, ce qui a largement contribué à augmenter l’indice synthétique d’inclusion financière calculé par la BCEAO. Ce dernier est passé de 0,33 en 2016 à près de 0, 6 en 2022.

Par ailleurs, aiguillonnés par une concurrence de plus en plus vive, les EME ont mis à profit la puissance des moyens financiers de leurs actionnaires – les grands réseaux de télécommunications pour la plupart – et des progrès techniques constants pour diversifier rapidement les services offerts, en utilisant au maximum les avantages de la digitalisation dans la satisfaction des besoins divers de la clientèle. Les virements intra-pays, les transferts entre pays de la sous-région, les paiements de facture, les virements de salaire sont devenus ces dernières années des usages de plus en plus courants du mobile banking, aux dépens du retrait de fonds (le cash out) qui représentait initialement l’essentiel des opérations. Ceci explique à la fois l’afflux de nouveaux clients et l’augmentation massive et régulière du nombre et de la valeur des opérations traitées. Les premiers atteignaient 5,4 milliards pour l’année 2022 ; les secondes s’élevaient à environ 70 000 milliards de FCFA, soit plus de 60% du Produit Intérieur Brut de l’Union, sur la même période, marchant sur les traces des prouesses des confrères kenyans. Cette densification possible des utilisations, qui renforce l’attractivité du mobile banking, élargit son public et modifie le comportement de celui-ci vis-à-vis de cette monnaie électronique, Celle-ci n’est plus seulement un moyen de paiement commode mais peu stocké par les clients des EME. Elle devient peu à peu une nouvelle forme de monnaie, à côté des monnaies scripturale et fiduciaire, et les encours globaux maintenus dans les wallets augmentent régulièrement. Cette transformation, facilitée par les nouveaux servicesautomatisés bank to wallet/wallet to bank, illustre aussi la confiance croissante dans cette monnaie et pourrait encore augurer d’autres modifications importantes.

Mais le secteur des EME, encore adolescent dans l’Union, n’est pas dénué de risques, comme en attestent trois exemples. Au plan concurrentiel, les EME, après avoir révolutionné presque par surprise le secteur très porteur des moyens de paiement et pris de l’avance, font face désormais à une compétition féroce avec les fintechs et, surtout, les banques qui s’appuient désormais sur une approche commerciale aussi numérisée et dématérialisée que la leur. Si la progression en valeur des transactions reste toujours rapide en raison de l’étendue du marché, le chiffre d’affaires et la marge ont connu une évolution moins favorable, voire négative, ces dernières années par suite des fortes baisses du prix des services proposés. En conséquence, au plan financier, la situation des EME est devenue moins florissante, et s’est parfois nettement dégradée. Comme dans les autres parties du continent, les informations sur leurs résultats annuels sont très rares, contrairement à celles relatives aux banques qui sont publiques. Toutefois, les données sur le capital social apportent quelques indices : alors que le seuil des fonds propres est limité à seulement 3% de la monnaie électronique émise, le capital social de certains EME est nettement supérieur à ce montant pour que les ratios réglementaires soient respectés. La période actuelle est donc une phase de transition, rendue délicate par cette bataille des tarifs, au terme de laquelle seules les sociétés les plus solides et avec les meilleures qualités de stratégie et d’anticipation pourront résister. Enfin, au plan réglementaire, l’année 2024 va créer une nouvelle zone de risque. Le chantier d’interopérabilité entre institutions financières de l’Union lancé par la BCEAO devrait en effet être mis en œuvre l’année prochaine en vue d’instaurer la possibilité de connexions réglementées entre tous les acteurs financiers : banques institutions de microfinance, EME, Trésors publics en particulier. Cette évolution majeure devrait ouvrir aux EME d’importantes possibilités de développement mais aussi leur fixer des modalités de travail et des exigences tarifaires dont l’expérience montrera si elles sont ou non favorables par rapport à l’instant présent. L’année à venir sera donc une année-test, propice à des ajustements de cette nouvelle réglementation comme à de nouveaux changements possibles de stratégie des EME.

Ces derniers ont fait preuve jusqu’ici d’une créativité et d’un dynamisme, à la base de leurs succès, qui devraient les aider à franchir de façon satisfaisante ces nouvelles étapes. Il reste à souhaiter que les mutations à venir apportent aussi aux acteurs économiques et aux populations de nouveaux progrès dans la réponse à leurs demandes de plus en plus exigeantes et multiples.

Paul Derreumaux

Article publié le 28/11/2023

Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) :  succès, défis et ambitions

Vingt-cinq ans après son ouverture en septembre 1998, la BRVM reste une exception, en Afrique comme ailleurs. Entité unique pour les 8 pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), elle offre un marché étendu à l’ensemble de l’Union – 168 milliards d’EUR de Produit Intérieur Brut ; 137 millions d’habitants -pour toutes les émissions en actions et obligations, agréées par les Autorités de la Bourse, des entreprises résidentes et des Etats de l’Union, et ouvert à tous les souscripteurs locaux ou étrangers selon les dispositions légales en vigueur.

Pour ses 25 ans, la BRVM fait fort en s’installant au 5ème rang des 28 pays africains possédant une bourse mobilière. La capitalisation boursière de 12,9 milliards de USD (12,1 milliards d’EUR) au 30 septembre dernier de son compartiment actions la fait en effet passer devant son homologue est-africaine de Nairobi et juste derrière celles de deux grands poids lourds des économies continentales : Nigéria et Egypte. Certes, ce montant ne représente encore que 12,5% des actifs en actions du leader Johannesburg Stock Exchange, mais la performance est de taille après la grande dépression des cours qui avait frappé la BRVM de 2016 à fin 2020. Le repli des indices avait alors été d’environ 60% et n’a été depuis lors que partiellement effacé malgré plus de deux ans de reprise. Trois principaux facteurs expliquent cette bonne nouvelle au plan continental. Deux tiennent à un environnement favorable : une croissance économique de l’UEMOA proche de 6%/an en moyenne sur la dernière décennie, plus forte et plus régulière que celle de nombreuses autres régions du continent ; surtout, une monnaie plus résistante aux fluctuations du Dollar ces dernières années alors que les perturbations monétaires étaient sévères pour les compétiteurs. Le troisième est directement lié aux actions menées en permanence par les équipes de la BRVM pour renforcer et moderniser son organisation, élargir le périmètre de ses activités, améliorer son attractivité en termes de prix et de qualité de service, mieux segmenter le portefeuille des titres à la cote, ou étoffer la coopération avec d’autres bourses, africaines et extérieures au continent. La cotation en continu et la création de l’indice Prestige illustrent ces transformations en profondeur. L’entrée sur le marché fin 2022 de la valeur Orange-Côte d’Ivoire en a été le dernier témoignage. puisqu’elle a boosté d’un coup la capitalisation globale de12,5%.

La BRVM dispose en outre d’un compartiment obligataire qui a pris une importance remarquable : son encours s’élève en effet aujourd’hui à près de 16 milliards d’EUR. Concentré à près de 95% sut les titres publics, il constitue une importante source d’activité et a largement contribué à l’audience régionale comme aux bons résultats financiers de la BRVM.   

A partir de ces atouts, la BRVM peut s’attaquer à de nouveaux défis pour consolider sa position. A court et moyen terme, trois d’entre eux apparaissent prioritaires par leur impact. Le premier serait de renforcer l’utilisation du marché financier par les entreprises régionales, déjà cotées ou non. Plusieurs instruments existent en effet à cette fin : augmentations de capital, émissions d’obligations, plus récemment titrisations de créances. Ces outils ont prouvé leur efficacité à travers les quelques opérations déjà intervenues et toutes réussies, mais ils restent très sous-employés. Il faut maintenant montrer davantage leurs avantages techniques, juridiques, et stratégiques aux émetteurs privés potentiels, convaincre ceux-ci qu’ils ne souffriront pas de la concurrence des émissions publiques de plus en plus nombreuses, simplifier et accélérer les procédures d’émission de titres de dette, et veiller à la compétitivité de ces types de financements par rapport aux concours de banques devenues plus puissantes et plus agressives vis-à-vis des grandes entreprises. La hausse récente, et sans doute durable, des taux d’intérêt, les difficultés croissantes de mobiliser des ressources hors de l’Union, le gonflement des besoins lié aux bonnes performances d’ensemble des grandes entreprises et à l’impossibilité pour les banques de les satisfaire tous, les nouvelles exigences en fonds propres pesant sur les institutions financières sont autant de facteurs favorables à une telle expansion, dans l’univers monétaire stable de l’Union. Le second challenge est d’élargir encore le nombre d’entreprises inscrites à la cote, grâce à cette même politique de renforcement et de mise en valeur des bénéfices qui peuvent y être liés. Depuis sa création, la BRVM a réussi à augmenter de 50% le nombre des sociétés de son compartiment actions. Il est maintenant de 46, et a gagné notamment certains des plus beaux noms des secteurs de la finance et des communications. Leur bonne santé, leur distribution régulière de dividendes élevés participent à l’appétit pour ces opérations des investisseurs régionaux et étrangers. Cependant, on note à la fois que la Côte d’Ivoire truste encore 31 lignes – 67% du total – et que plusieurs secteurs économiques essentiels -industrie, distribution, agriculture, logistique – sont sous-représentés. Elargir géographiquement et sectoriellement l’empreinte de la BRVM dans la région est donc bien une piste majeure pour augmenter sa puissance et son audience. Cette ambition était déjà présente pour le lancement de la Bourse régionale en 1998, en particulier en espérant donner à la nouvelle structure un rôle clé pour les nombreuses opérations alors envisagées. Cet objectif n’a pu être atteint, mais certaines opérations de ce type restent en attente. Surtout, l’essor économique de l’Union a fait naître de nouvelles opportunités : nouveaux groupes industriels et financiers, filiales d’entreprises internationales récemment installées, vente en bourse de participations de fonds d’investissement dans des entreprises locales –les IPO -.   Enfin, le volume des transactions sur le marché secondaire des actions demeure modeste, malgré la densification de ces échanges intervenue dans la période récente : environ 1 million d’EUR/jour en moyenne, soit à peine 2% de la capitalisation. Le comportement surtout patrimonial des actionnaires locaux, éloigné des modalités de gestion des anglosaxons, explique en bonne part cette faiblesse. Pourtant les mentalités peuvent évoluer à force de formation et d’animation, comme le montrent les mouvements soudains de cours, observés lors des opérations capitalistiques récentes réalisées   sur les banques BICICI et Orabank ou actuellement pressenties sur d’autre titres.

Pour réussir ces défis, l’essentiel des actions requises continuera à reposer sur la BRVM elle-même : poursuivre les innovations techniques, la compétitivité des coûts et la qualité du contrôle et de l’organisation. Une coopération active avec les Etats sera aussi nécessaire pour obtenir d’eux des mesures concrètes d’encouragement au profit des agents économiques faisant appel au maché financier et veiller à un traitement équilibré entre les émetteurs publics et privés pour éviter tout sentiment d’inégalité et toute crainte d’éviction.

La détermination et la cohérence avec lesquelles les Responsables de la BRVM mènent depuis longtemps leur stratégie de croissance et de structuration permettent d’être optimistes pour l’avenir. Certes, une nouvelle avancée dans le classement continental parait très improbable à moyen terme en raison de l’écart qui nous sépare des précédents. L’ambition doit donc surtout être interne en visant un renforcement notable du poids des financements désintermédiés dans l’Union et une concurrence stimulante entre les circuits financiers existants. En réussissant ce challenge, la BRVM assumerait bien son rôle d’un meilleur ancrage de l’Union dans les évolutions dominantes des systèmes financiers.

Paul Derreumaux

Article publié le 09/11/2023

MALI : les belles rencontres du mois de la solidarité

Depuis 1995, le Mali a fait des 31 jours d’octobre le Mois de la Solidarité. Instaurée par le Président Alpha Oumar Konaré, l’initiative est inspirée d’une vieille coutume malienne : le tabalegossi. Elle consistait pour les Autorités à faire battre tambour dans les villages pour informer les populations d’évènements importants, tel le rappel de se préparer aux rigueurs hivernales et d’inviter à cette occasion les plus aisés à aider les plus pauvres. Par transposition, le Mois de la Solidarité invite ceux qui le peuvent à donner leur soutien à ceux qui sont dans le besoin ou aux structures qui font déjà de ces secours aux plus démunis leur mission principale. 

Cette recommandation gouvernementale a été maintenue depuis lors, malgré tous les soubresauts politiques subis par le pays. Cet appel à la générosité a même pris continûment de l’importance au fur et à mesure que la pauvreté résistait aux statistiques de croissance, et devenait même plus visible avec les crises économiques, politiques et sécuritaires qui se sont ajouté au sous-développement persistant. La hausse des ressources de l’Etat bien inférieure à celle de besoins jugés prioritaires toujours plus nombreux et coûteux explique aussi que la prise en charge par la puissance publique de ces détresses sociales – venant de populations « silencieuses » et marginalisées – soit loin de suivre l’explosion de celles-ci.

Dans un pays où la vigueur des liens familiaux et sociaux est une règle de vie, ou au moins une obligation morale, ce Mois de la Solidarité a toujours été appliqué par beaucoup de donateurs. Aux individus, associations et fondations privées, actifs de plus ou moins longue date en la matière, se sont ajoutées au fil du temps des structures publiques et des grandes entreprises du pays. Il est difficile de connaitre l’ampleur de ces œuvres charitables -certaines sont très médiatisées et d’autres non – ainsi que leur efficacité finale – en raison de leur grande dispersion et du faible suivi des résultats. Mais il est certain que c’est grâce à elles que continuent à vivre quelques beaux rêves comme nous l’ont montré les rencontres effectuées en ce mois d’octobre, en suivant dans les donations qu’elle réalisait une fondation familiale active depuis 2015.

Cette dernière appuie, souvent depuis plusieurs années, une dizaine de structures. Celles-ci, qui ne sont qu’un modeste échantillon de toutes celles qui existent, sont plus ou moins bien organisées selon leur expérience et les moyens dont elles disposent, et ont chacune un objet particulier : accueillir les orphelins ; protéger surtout des jeunes filles seules ou dont les familles sont sans ressources ; réinsérer les jeunes de la rue ; recevoir, éduquer et réintégrer si possible des handicapés mentaux ou physiques ; ,.. Les périmètres d’intervention se recoupent parfois, mais ne couvrent de toute façon qu’une infime partie des demandes. La plupart de ces associations sont à Bamako, et deux en province, et prennent généralement chacune sous leur aile entre 50 et 100 personnes. Ces dernières sont avant tout des enfants ou des adolescents, qui sont les moins aptes à se battre seuls contre l’adversité.  Les dirigeants des institutions sont musulmans ou chrétiens, peu importe, mais plus de 80% des structures sont pilotées par des femmes. Ce n’est ni un hasard, ni la mise en œuvre exemplaire d’une politique du genre, mais l’illustration que celles-ci, jeunes ou plus âgées, réussissent plus aisément le meilleur équilibre entre deux qualités ; l’humanité et la fermeté. Les deux sont en effet indispensables pour constamment donner confiance et espoir aux jeunes pris en charge tout en se battant pour surmonter les barrages et diriger avec autorité un petit monde parfois turbulent. Converser avec ces responsables est une source permanente de respect pour leur dévouement, leur calme déterminé face aux difficultés incessantes, leur résistance à l’échec, leur capacité à toujours trouver des solutions, leur ambition pour le futur de leur entité, en un mot la noblesse de cœur qui anime leur combat. Chaque visite apporte son lot d’initiatives toujours impressionnantes. Mariam S. et Kadia D., qui sont chacune l’âme d’un orphelinat, ont lancé avec succès leurs structures dans le maraichage, qui réduit leur dépendance financière, et elles s’engagent maintenant à petite échelle dans la pisciculture pour l’une et l’élevage de moutons pour l’autre. Yasmina S. qui cherchait depuis si longtemps à construire 4 classes de secondaire pour « ses » élèves handicapés, a obtenu un don et ouvre enfin ce département en octobre. Joseph T. bâtit sans cesse nouvelles classes et nouveaux dortoirs dans la concession du Centre qu’il dirige, pour y recevoir plus d’orphelins et d’élèves du voisinage, tandis qu’il a ouvert en 2023 un centre de santé où il assure les soins et le suivi sanitaire de ses pensionnaires. Mariam C. a délaissé ses activités de sociologue pour fonder un foyer pour enfants trisomiques et essaye maintenant l’intégration des moins affectés avec des enfants du voisinage. Mamadou S. a commencé il y a 5 ans son soutien à des jeunes aveugles en puisant dans sa retraite et élargit chaque année son action grâce aux dons reçus. L’afflux à Bamako des personnes déplacées à la suite des actions terroristes dans une bonne partie du Mali a amené aujourd’hui plusieurs de ces structures à accueillir des jeunes, parfois orphelins, toujours vulnérables, qui appartiennent à ces populations. Beaucoup de ces histoires ressemblent à des contes mais retracent effectivement des réalités visibles. D’où peut venir cette force qui aide à franchir des montagnes d’obstacles et des gouffres de moyens ?

La réponse à cette question doit tenir en bonne partie dans les visages des enfants qui se pressent autour de leurs anges gardiens quotidiens. Ce qui frappe d’abord c‘est l’absence de peur ou de tristesse. L’incertitude du sort du lendemain, ou du jour même, les a quittés plus ou moins vite et replongés dans l’insouciance de l’enfance ou de l’adolescence. Certes, leur nouveau cocon n’est pas luxueux mais il est loin d’être misérable et, surtout, il est stable. Avec cette nouvelle vie, ils ont retrouvé une famille, un toit, et la possibilité d’imaginer enfin un futur. Chez certains orphelins ou jeunes albinos que nous avons rapidement côtoyés, ce changement apparait particulièrement visible. Ce qui enchante ensuite est de voir combien le regard de ces jeunes s’est transformé grâce à la priorité que chaque structure a donnée à leur éducation régulière. On retrouve les yeux pétillants et attentifs de ceux qui qui ont la chance d’aller à l’école et font oublier les regards tristes et sans vie des gamins qui mendient au coin des rues. Tous les responsables insistent avec fierté sur les résultats obtenus aux examens scolaires, largement égaux aux moyennes nationales, et sur les quelques élus qu’ils ont réussi à hisser au niveau de l’enseignement supérieur. Et l’obtention d’un emploi formel est leur graal : l’informaticienne Fatoumata, la journaliste Djenebou, le comptable Moustapha ont déjà réussi ; Oumou, Jean, Moctar, et quelques autres sont en chemin. Enfin, il y a ces personnalités qui éclosent, libérées par la sérénité d’une atmosphère familiale retrouvée ou découverte : les timides et les espiègles, les joyeux et les taciturnes, les inquiets et les intrépides. Et au milieu de ces visages multiples, un sourire, encore esquissé ou déjà éclatant, dont la seule présence récompense les responsables des barrages forcés, leur fait oublier les découragements passagers et les revitalise pour la suite.

Bien sûr, ces moments heureux d’un soutien venu de l’extérieur sont rares et ne doivent pas faire illusion : ces combattants de l’impossible sont fragiles et peuvent disparaitre. De plus, l’Etat devra obligatoirement prendre une part croissante de cette charge humanitaire pour que la masse des besoins insatisfaits n’atteigne pas des dimensions globalement insupportables. Pourtant, ces initiatives privées ne peuvent ni ne doivent disparaitre. Elles témoignent de l’audace et de l’attention aux autres dont certaines personnes sont capables -comme nous l’avait montré Coluche sous d’autres cieux- et nous donnent ainsi l’opportunité de nous souvenir que le devoir d’une solidarité sincère s’impose à chacun pour éviter des catastrophes à venir.

Sur la route du retour, je croise Ousmane F., mon vieux voisin jardinier que j’ai déjà présenté (ici). Nous baragouinons chacun quelques phrases dans la langue de l’autre -mais il reste meilleur que moi- comme à l’accoutumée. Il me raconte qu’il a été fort malade et je lui souhaite meilleure santé. Il avance encore plus courbé parles ans et le travail, mais est toujours vaillant. Nous restons assis côte à côte, silencieux, à regarder ses cultures et le fleuve, majestueux en cette fin de saison des pluies mais si sale. Loin de la fureur meurtrière qui assaille le Mali, nous écoutons le silence, seulement troublé par les cris rauques des grands oiseaux bleus qui sont ici chez eux. La température descend doucement en cette fin d’octobre. Il fera beau demain….  

Paul Derreumaux

Article publié le 31/10/2023

Afrique subsaharienne :  Force et limites du rôle des diasporas

Institutions internationales, analystes et, surtout, Etats voient dans les diasporas de possibles acteurs décisifs pour une évolution économique accélérée des pays en développement, Si cette hypothèse peut s’avérer pertinente dans certaines régions du monde, l’expérience passée comme les perspectives à moyen terme dans les pays d’Afrique subsaharienne imposent une vision plus prudente d’un rôle des diasporas souvent évoqué à trois niveaux.

Le premier, désormais de loin essentiel, est celui des transferts financiers vers leur pays d’origine. Ceux-ci ont constamment et considérablement progressé dans le temps sous l’effet conjoint de la croissance continue des migrations régionales et internationales, de la hausse universelle, quoique très inégale, des revenus et des prix dans les pays d’accueil et de la progression des besoins familiaux dans les pays d’origine. Selon la #BanqueMondiale, ces transferts seraient de 660 milliards de USD en 2022, soit plus du triple de l’Aide Publique au Développement (APD) et plus de 1,2 fois les Investissements Etrangers (IDE) pour cette même année. Même si l’Afrique subsaharienne n’est pas la région au bénéfice de laquelle ces envois de fonds sont les plus massifs, elle concentrerait quand même 53 milliards de USD en 2022, en croissance de 6% sur 2021 et largement supérieurs aux montants d’APD et d’IDE recensés au profit de cette zone. Les pays anglophones dominent le classement des bénéficiaires – près de 40% du total pour le Nigéria, 12% pour le Ghana par exemple – mais des pays francophones ont aussi une place importante tels le Sénégal et le Mali : respectivement environ 3 et 1,2 milliards de USD en 2022. Le poids inévitablement croissant des diasporas dans les prochaines années devrait entrainer ipso facto une hausse continue de ces transferts

Ces populations subsahariennes sont implantées dans le monde entier avec une prééminence de résidence dans les pays avec laquelle leurs pays d’origine ont des relations historiques, linguistiques ou de proximité : France et Europe continentale pour les francophones, Etats-Unis et Grande Bretagne pour les anglophones, nations africaines voisines pour tous les pays. Ces expatriés appartiennent à des catégories sociales fort variables et vivent donc selon des modalités différentes : elles varient d’un habitat regroupé en foyers pour les travailleurs peu qualifiés provenant des pays les plus pauvres à un habitat individuel dispersé pour les catégories socioprofessionnelles aisées venant souvent de nations économiquement plus avancées. Les montants individuels transférés sont souvent modestes et les canaux utilisés se sont multipliés au fil des années : du système informel « hawala » de compensation à l’usage de Western Union ou du mobile banking en passant par les banques.

Dans tous les cas cependant, ces transferts présentent des caractéristiques communes. L’effort financier consenti par les membres des diasporas est fort conséquent par rapport à leurs revenus- en général au moins 15% de ceux-ci et parfois bien plus – et aussi régulier que le permet la trésorerie des migrants. Pour chaque nationalité, les flux annuels observent une remarquable tendance à la hausse, même si la conjoncture internationale ou des pays d’accueil se dégrade, en raison du caractère prioritaire que les migrants accordent à ces opérations. Compte tenu de leur masse globale importante, ces transferts constituent un soutien, parfois essentiel, du pays destinataire pour l’équilibre de ses comptes extérieurs et l’apport de devises -ils représentent ainsi plus de 10% du Produit Intérieur Brut au Sénégal. Les coûts de ces rapatriements restent particulièrement lourds : encore estimés récemment en moyenne au-delà de 6% du montant pour un envoi de 200 USD, ils figurent parmi les plus élevés au monde. Mais les choses bougent vite dans le bon sens : pour le Mali, quelques canaux formels offrent déjà des taux ne dépassant pas 4% pour une telle somme transférée. Surtout, les flux financiers sont destinés pour leur très large majorité à deux usages : une aide financière affectée aux dépenses quotidiennes de la famille restée au pays et des petits investissements locaux (écoles, dispensaires) pour le village d’origine.  

Cette dernière caractéristique explique pourquoi une deuxième attente de chaque pays à l’égard de sa diaspora, à savoir une contribution directe à la politique nationale de développement et au financement d’investissements d’envergure nationale, n’a eu jusqu’ici que peu d’écoute. En effet, les migrants, quelles que soient leur origine et leur activité, sont très peu enclins à répondre aux sollicitations de ce type. Les raisons sont multiples : méfiance vis-à-vis des actions étatiques en raison d’expériences passées ou par crainte de détournement des fonds mobilisés, difficultés pour les Etats d’utiliser les bons moyens de communication avec une communauté méfiante et à l’accès parfois complexe, forte pression sociale des familles pour garder la priorité du bénéfice de l’effort financier accompli. Les expériences réussies, telle une émission, déjà ancienne, de bons par le Nigéria pour 100 millions de USD ou l’emprunt obligataire de 20 milliards de FCFA (30 millions d’EUR) de la Banque de L’Habitat du Sénégal en 2019 pour un programme immobilier, sont des exceptions. La dysfonctionnements politiques qui s’accumulent dans beaucoup de pays, notamment en zone francophone, depuis 2019 et le ralentissement de la croissance économique qui se prolonge sur le continent depuis 2016 constituent des freins supplémentaires à cette ambition ancienne. Celle-ci risque de rester un voeu pieux jusqu’à ce que se produisent des changements profonds dans les pays africains.

Enfin, un autre espoir souvent évoqué réside dans le retour au pays d’une part significative de la diaspora, et notamment de celle qui a réussi à l’étranger. Ces Repats, comme on les appelle souvent, peuvent amener dans leurs bagages une formation, une expérience professionnelle, des moyens financiers, un goût de l’innovation et des projets d’entreprises nouvelles. Leur valeur ajoutée, déjà testée dans des activités précédentes à l’étranger, est particulièrement utile pour combler des insuffisances locales. Celles-ci sont en effet fréquentes dans le niveau de compétence des candidats à l’emploi, mais aussi dans la qualité de gestion ou les moyens en fonds propres des petites entreprises qui constituent une bonne part du système économique des pays africains. Pourtant, le nombre des migrants qui franchissent le pas reste encore modeste.  Les baisses fréquentes de revenu qui en résultent, au moins à court terme, par rapport à la situation antérieure, la multiplicité des obstacles administratifs à franchir, la rareté des dispositifs locaux de soutien, les pièges de la corruption découragent beaucoup de bonnes volontés malgré les solidarités familiales.   Les situations sont donc actuellement inégales. Dans les pays les plus économiquement avancés et ouverts sur l’extérieur, et notamment des zones anglophones, le poids relatif et les succès de ces anciens de la diaspora évolue positivement et commence à devenir significatif. Dans les pays les moins bien structurés, en croissance modeste ou soumis actuellement à des soubresauts politiques, le flux des entrants est limité et le petit nombre des réussites empêche des effets d’entrainement. Ceci risque d’ailleurs d’être une cause d’aggravation des écarts qui se creusent dans les évolutions économiques respectives entre nations subsahariennes.

Pour être efficaces dans la mobilisation des potentialités de leurs diasporas, les pays de départ et tous leurs partenaires auraient donc intérêt à ne pas rester passifs face à ces deux atouts naturels mais au contraire à concentrer sur eux, au moins à court terme , des actions concrètes : développer et faciliter les transferts, déjà considérables et permanents, des migrants et optimiser l’usage par ceux-ci des fonds envoyés ; favoriser l’accueil et les activités des personnes revenues pour profiter au mieux du dynamisme économique et social qu’ils peuvent générer et encourager ainsi l’essor de ces rapatriements. Le succès de ces deux chantiers, déjà exigeants, permettrait sans nul doute d’en fixer avec réalisme de plus ambitieux

Paul Derreumaux

Article publié le 24/10/2023

Union Économique et Monétaire Ouest Africaine : pour les banques, une continuité en trompe l’œil ?

Le nouveau rapport de la Commission Bancaire de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) met en évidence quelques constantes dans les grandes évolutions des systèmes bancaires de l’Union. Derrière cette tendance commune, des changements significatifs ou en gestation sont cependant en œuvre à au moins trois niveaux. Les données déjà disponibles sur le premier semestre 2023 confirment d’ailleurs cette juxtaposition de continuité et de nouveauté.

En plusieurs domaines, l’exercice échu est avant tout celui de la prolongation de trends antérieurs, la plupart positifs. Les banques gardent toute leur suprématie dans le système financier soumis au contrôle de la Commission Bancaire -qui englobe aussi les Systèmes Financiers Décentralisés (SFD) et les Emetteurs de Monnaie Electronique (EME)-, avec environ 90% du total des bilans de celui-ci. Les indicateurs globaux de ces établissements bancaires témoignent à nouveau de leur bonne forme, même si les hausses ont été inégales. Pour les valeurs bilantielles, les croissances ont oscillé en 2022 entre 12,7% pour les dépôts du public, 17,9% pour les placements et 19,8% pour les crédits à la clientèle. Sur les quatre dernières années, cette progression a été respectivement de 86%, 100% et 58% pour chacune de ces variables. Pour les données d’exploitation, l’année écoulée a été aussi très bénéfique : +7,6% pour le nombre de comptes de clientèle, +14,2% pour les produits nets bancaires, et surtout +25,5 % pour des résultats nets annuels qui ont été multipliés par 2,4 depuis 2018.  Sur la même période, le coefficient net d’exploitation s’est amélioré de plus de 8 points et le coefficient de rentabilité de 5 points tandis que les créances en souffrance brutes représentaient moins de 10% des emplois de clientèle pour la première fois depuis longtemps.  Ces performances ont été atteintes par les banques en même temps que celles-ci se pliaient à une nouvelle réglementation prudentielle plus contraignante, particulièrement en matière de fonds propres. Fin 2022, alors que les ratios prudentiels se stabilisent à leurs nouvelles valeurs, plus de 80% des banques sont déjà en harmonie avec cette nouvelle batterie d’indicateurs. Seul le ratio de division des risques, très éloigné des contraintes antérieures, peine à évoluer vers les objectifs requis tandis que l’appétit des banques pour les distributions de dividendes pénalise le renforcement des fonds propres dans les bilans. A mi-parcours de 2023, les données chiffrées des banques cotées tendent à confirmer que ces dernières gardent le même solide  momentum  dans l’Union, notamment pour les résultats nets affichés : la progression de +22% pour le groupe Coris Bank, et même de +58% pour la Société Générale en Côte d’Ivoire, en sont quelques exemples parmi d’autres.

Hors ces données globales positives, trois évolutions plus spécifiques sont surtout à souligner. La plus importante est sans doute la transformation à trois niveaux de la consistance du système bancaire régional. Le premier concerne la poursuite en 2022 de la montée en puissance des institutions à capitaux régionaux, comme le montrent plusieurs statistiques convergentes. Près de 53% des actifs, des guichets et des distributeurs de billets dans l’Union appartiennent désormais à des institutions où ces capitaux sont majoritaires. Toutes banques confondues, l’actionnariat régional -privé et public confondus- possède 77% du capital de l’ensemble du système, soit 11% de plus qu’en 2018. Le Top 3 des groupes bancaires en compte maintenant deux ayant un siège dans l’UEMOA, Ecobank et Coris Bank. La deuxième mutation, plus surprenante, est l’accroissement du poids relatif des entités à capitaux publics. Ces derniers s’élèvent fin 2022 à 452 milliards de FCFA, soit 18,5% de la capitalisation bancaire régionale et 200 milliards de FCFA de plus qu’en 2018. Ces participations sont parfois majoritaires, faisant basculer les banques concernées dans une catégorie en net recul depuis des décennies. Réalisées sous la forme de rachat d’établissements existants ou d’introduction de nouveaux acteurs, les opérations ont eu lieu notamment en Côte d’Ivoire. La troisième spécificité est l’absence à ce jour d’un grand mouvement de concentration. Certes les 13 groupes les plus importants, dont le nombre est resté stable en 2022 et qui contrôlent 61% des établissements de la zone, rassemblent près de 75% des bilans et des comptes de clientèle, et surtout 83% des profits. Mais leur poids s’est effrité par rapport à celui des 21 groupes d’envergure plus modeste, qui ont gagné globalement près de 2% de parts de marché en 2022 sur beaucoup d’indicateurs. L’analyse selon la taille montre aussi que la part des plus petites banques, souvent isolées, ne se réduit pas et pèse davantage dans la distribution de crédits et la collecte de dépôts que dans le poids bilantiel. Cet assortiment de données souligne à la fois que le système bancaire régional reste dispersé, sans doute en lien avec un appareil économique dominé par les acteurs de taille modeste, et que la modestie de la concentration n’est pas forcément une mauvaise nouvelle pour le financement de l’économie. Ces mutations tectoniques sont loin d’être figées. On note ainsi en 2023 au Sénégal l’ouverture de l’ABS, filiale commune de trois banques publiques algériennes, au capital de 100 millions de dollars US, et la reprise prévue par l’Etat de la Banque de Réglement des Marchés, institution privée en difficulté. De même, la cession possible de la Banque Populaire de Côte d’Ivoire, étatique, au groupe privé ivoirien African Finance Group ou la venue envisagée au Bénin de l’équato-guinéenne Bange Bank sont autant d’évènements qui devraient faire évoluer dès cette année ces indicateurs structurels dans des directions variées. L’accélération du départ des banques françaises a ouvert un long processus de recomposition aux résultats encore incertains.

Une autre particularité qui a dominé la période récente concerne la structure du portefeuille des banques. La césure peut être datée à l’année 2020, et donc à l’épidémie de Covid19. En trois ans, le poids des titres de placement a alors augmenté nettement plus vite que celui des concours à la clientèle, et a gagné 3 points dans le pourcentage des emplois. La montée des risques induite par l’épidémie et le ralentissement conjoncturel qu’elle a provoqué, la forte augmentation des émissions de titres publics à des taux attractifs et les caractéristiques d’une nouvelle réglementation bancaire plus exigeante, surtout en matière de fonds propres, se sont additionnées pour orienter les banques dans cette voie. En 2022, cette répartition s’est globalement stabilisée. Mais le gonflement continu des besoins financiers des Etats de la région et les difficultés croissantes pour ceux-ci de faire appel à des financements étrangers ont freiné les ambitions de beaucoup d’acteurs bancaires de redonner une meilleure priorité aux crédits à l’économie. De nouveaux facteurs interférent en 2023. La hausse des taux du marché, dans le sillage des variations de ceux-ci à l’international, et la contraction des refinancements par la Banque Centrale ont un moment perturbé les établissements bancaires dans la gestion de leurs trésoreries et l’arbitrage de leurs emplois. Les ripostes des banques à cet environnement différent ont eu deux effets positifs à court terme : un rapide accroissement des crédits interbancaires, dont le développement est recherché depuis longtemps, et des efforts tous azimuts pour accroitre les dépôts de la clientèle, ce qui consolide leurs moyens d’actions. Appuyées sur ces stratégies et sur un suivi attentif de leurs charges et de leurs risques, beaucoup de banques semblent avoir retrouvé de solides fondamentaux, qui expliquent les bons résultats au 30 juin évoqués ci-avant. Il restera à confirmer en fin d’année si les nouveaux équilibres sont ou non favorables aux concours à l’économie.

Enfin, les données chiffrées par pays font apparaitre des différences sensibles dans les systèmes bancaires locaux et une contribution variable de ceux-ci au financement des économies nationales. Les agrégats disponibles ne permettent que des comparaisons limitées, mais leurs conclusions invitent à des analyses plus approfondies, au vu de la seule mise en relations de données des deux principaux pays de l’Union : Côte d’Ivoire et Sénégal. Ainsi en 2022, le rapport entre la première et le second est de 1,6 pour la population, de 2,5 pour le Produit Intérieur Brut (PIB), de 1,6 pour l’encours de crédits directs à la clientèle, de 1,8 pour les dépôts collectés, de 2,2 pour le nombre de comptes bancaires et de 2,4 pour le résultat net des entités bancaires de la place. On observe aussi une quasi-égalité pour l’effectif des banques -respectivement 28 et 27-, et un rapport de 1,21 seulement au profit de la Côte d’Ivoire pour l’effectif des guichets. Ces données disparates interpellent mais rendent délicate leur interprétation. Certes les données de 2022 mettent en évidence en première observation un système bancaire sénégalais plus concurrentiel et proportionnellement plus actif en matière de crédits mais apparaissant moins performant dans l’accessibilité du public et moins rentable. Mais il conviendrait d’étendre cette comparaison sur plusieurs années. Il faudrait surtout recenser les différents facteurs qui peuvent influencer différemment ces variables dans les deux pays : intensité de présence d’autres circuits de financement, notamment pour les petites entreprises informelles ; caractéristiques majeures des banques présentes ; structure des appareils économiques ; influence éventuelle du niveau de pouvoir d’achat,… Le même tour d’horizon pour les autres pays de l’UEMOA ferait apparaitre d’autres différences et de nouvelles questions. Même si elle est complexe, la comparaison de ces données financières nationales serait sans doute essentielle pour apprécier les places de marché répondant le mieux aux besoins et pour savoir quels sont les environnements bancaires les plus efficaces pour le financement du développement.  

Le maintien en 2022 d’une santé florissante du système bancaire de l’UEMOA, en termes de croissance, de qualité des ratios et de résultats, peut légitimement réjouir et traduit les efforts de tous les acteurs de cet éco-systéme. Il ne doit cependant pas nous éblouir car il passe sous silence des transformations et des défis qui pèseront lourd sur la capacité des banques de l’Union à assurer de mieux en mieux les missions qu’on attend d’elles. Les mutations qui s’accélèrent dans leur actionnariat, les incertitudes sur la répartition à venir de leurs emplois, la qualité sans doute inégale de leur rôle dans les pays concernés sont quelques-unes des interrogations actuelles. Il n’est nul doute que les années prochaines en mettront d’autres à jour et obligent la profession à demeurer vigilante et déterminée.

Paul Derreumaux

Article publié le 17/10/2023

En économie aussi, une nouvelle hiérarchie s’installe entre les pays africains

La Banque Mondiale a publié comme chaque année son palmarès des 10 pays africains disposant du Produit Intérieur Brut (PIB), exprimé en USD, le plus élevé. Ce classement à fin 2022 apporte à la fois des confirmations et des surprises.


Dans le trio de tête, 3 nations dépassent 400 milliards (mds) d’USD. L’Afrique du Sud, qui a fait longtemps la course en tête, est désormais située au 3ème rang et franchit de peu ce seuil en 2022 (406mds). Le Nigéria garde sa première place d’un fil face à la surprenante Egypte qui consolide sa seconde position acquise en 2021 ( 477,4 mds et 476,7mds respectivement). Les changements entre ces trois compétiteurs proviennent de mouvements divergents de quelques indicateurs majeurs: taux de croissance du PIB, inflation, démographie, valeur en USD des monnaies locales. Nul doute que la lutte restera ouverte à l’avenir.

Loin derrière, 5 pays ont un PIB qui s’échelonne entre 200 et 100 mds d’USD. L’Algérie pointe seule à 192 mds et occupe une position plutôt en repli par rapport au passé en raison d’une situation économique moins assurée. Après elle, 4 nations forment un quatuor plus compact. Le Maroc (134mds) reste solidement accroché à sa 5ème place. Deux pays d’Afrique de l’Est le suivent: l’ Ethiopie (127mds), appuyée sur sa puissance démographique et ses réussites industrielles, devant le Kenya (113 mds), à l’économie dynamique et diversifiée, moteur d’une East African Community (AEC) en expansion. L’Angola (107mds) est revenu au 8ème rang grâce aux bons cours du pétrole en 2022


Les 2 dernières places reviennent à des outsiders moins connus, qui se tiennent en rang serré autour de 75 mds d’USD. La Tanzanie (76mds) est la 2ème « locomotive » de l’EAC et profite aussi du poids de sa population. Le Ghana (73 mds) est le champion anglophone d’Afrique de l’Ouest, hors Nigéria.


L’utilisation de la référence USD pour ce classement pourrait modifier celui-ci en 2023 par le seul fait des perturbations qui frappent cette année de nombreuses monnaies du continent. Ces valorisations monétaires animeront par exemple le débat entre Nigéria et Egypte. La Côte d’Ivoire (70mds), en « embuscade » à la 11ème place, pourrait atteindre la 8ème grâce à la parité fixe du FCFA avec l’EUR. De plus, ce classement des économies les plus puissantes en Afrique pourrait être modifié si la hiérarchie s’enrichissait de la prise en compte additionnelle d’autres critères tels le ratio d’endettement public, le poids des investissements productifs dans le PIB, la situation budgétaire, la stabilité monétaire, …. C’est par exemple l’exercice auquel se livrent des agences internationales de notation. Dans cette approche, Standard and Poor’s place ainsi en tête dans une comparaison récente le Botswana, dont la réputation de solidité est déjà faite, et situe la Côte d’Ivoire à la 5ème place de son classement, juste derrière l’Afrique du Sud, le Sénégal à la 7ème et le Bénin à la 9ème. Comme on le voit, ces classements économiques sont en partie dépendants des critères retenus et de la situation du pays vis-à-vis de la variable monétaire commune choisie.


Les résultats récents confirment dans tous les cas l’éclosion sur le continent de divers ilots de croissance soutenue, qui pourraient constituer autant de points d’ancrage pour les transformations structurelles attendues de l’Afrique, notamment subsaharienne. On recense ainsi parmi les 10 leaders indiqués par la Banque Mondiale 3 Etats d’Afrique du Nord et 7 situés au Sud du Sahara, et une très grande majorité de nations anglophones. Les difficultés présentes de certains pays -Ethiopie – Ghana par exemple- montrent cependant l’ampleur du chemin restant à parcourir pour que les performances atteintes s’inscrivent dans la durée.

Pour l’heure, la concentration reste (trop) forte. Ensemble, ces 10 pays regroupent près de 73% du PIB des 54 nations africaines. Les 3 premiers représentent à eux seuls quelque 47% de ce total et 64% du peloton de tête, mais seulement 27% de la population de l’Afrique. Ces inégalités sont également un enseignement majeur. Les années qui viennent faciliteront-t-elles à la fois la croissance et la meilleure distribution de ces richesses?  A suivre…

Paul Derreumaux

La hiérarchie des banques africaines s’infléchit doucement sous la poussée des transformations, économiques ou autres, du contient

Une récente publication de #FinancialAfrik sur la situation la plus récente des 30 principaux groupes bancaires africains apporte comme à l’accoutumée de riches informations. A la seule analyse des bilans de ces institutions, on relève quatre principaux constats.

Le premier, sans doute le plus marquant, est la fin de la domination exclusive de l’Afrique du Sud. Certes, ce pays compte toujours 4 établissements parmi les 5 premiers de la liste et la Standard Bank garde de très loin la première place, sans doute pour longtemps. Toutefois, la Banque Nationale d’Egypte double de justesse la First Rand pour la deuxième place et semble durablement installée dans ce trio de tête. Les bonnes performances économiques de l’Egypte et son poids démographique, comparés à celles de l’Afrique du Sud, sont sans doute deux des principales explications de cette montée en puissance.

L’examen de toutes les banques classées fournit d’autres informations. Au sein des 30 leaders, la concentration reste forte: les deux premiers atteignent à eux seuls 35% des bilans de l’ensemble recensé et les 5 premiers avoisinent 70% du total. En revanche, 9 pays et 3 zones monétaires apparaissent maintenant dans ce classement. Cet élargissement témoigne du développement des secteurs bancaires dans beaucoup de parties du continent. L’importance de chaque zone reste fort inégale: le Maroc maintient ses trois principales banques dans le Top 8, le Nigéria place ses 5 grandes banques dans les 20 premières places, l’Angola et la Lybie perdent du terrain mais sont toujours là, mais de nouveaux champions apparaissent dans l’UEMOA, l’EAC ou la CEMAC.

La troisième observation est que la représentativité des pays au sein de ce classement par bilans traduit aussi l’influence combinée d’autres facteurs: écarts dans le niveau de concentration des systèmes bancaires nationaux, puissance économique du pays, diversification du système financier local, poids des financements bancaires par rapport au Produit Intérieur Brut (PIB), évolution démographique. L’importance relative de ces critères se modifie avec le temps même si certaines composantes restent déterminantes. Cette pluralité de facteurs mouvants explique par exemple à la fois la longue domination sud-africaine, la présence continue des banques marocaines dans les premières places, la progression récente des banques ouest-africaines ou kenyanes. Mais elle jouera aussi un rôle dans les changements à venir du classement.

Enfin, on note que ces banques sont pour certaines encore principalement « mono-pays » -Egypte, Ethiopie,..- ,mais pour un bon nombre à la tête d’un réseau au moins régional qui joue un rôle essentiel dans leur progression -Ecobank et Atijari Bank depuis longtemps, Coris, BGFI, Equity Bank plus récemment par exemple. Il est probable que cette expansion géographique des plus puissants tendra à se généraliser.

On peut donc encore attendre des aménagements significatifs de ce classement dans les années à venir…

Paul Derreumaux