Systèmes bancaires dans l’UEMOA en 2024 : une nouvelle année remarquable ?

Depuis quelques années, les banques des huit pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) opèrent dans un contexte économique et politique difficile : pandémie du Covid en 2020, impacts de la guerre en Ukraine à partir de 2022 ; forte inflation en 2023 ; crises politiques depuis 2020 assorties de sanctions économiques sur plusieurs périodes. Malgré tout, le secteur bancaire a connu dans l’ensemble une de ses périodes les plus favorables tant en termes de croissance que de rentabilité, tout en effectuant une mue accélérée pour sa composition et sa modernisation et en satisfaisant globalement aux durcissements de la réglementation prudentielle. En ce milieu d’année, trois constats synthétiques montrent que 2024 pourrait être encore un « millésime » chargé en évènements.

En termes de résultats, 2023 a vraisemblablement été une année faste. Dans le rapport annuel de la Commission Bancaire, tout juste publié, les principales données d’exploitation évoluent encore positivement par rapport à 2022 : +7,8% pour les crédits directs, + 10,0% pour les Produits Nets Bancaires, -3,2% pour le coefficient d’exploitation, – 0,4% pour le poids relatif des créances en souffrance ramené à 8,5% des encours, et surtout + 18,9% pour les résultats. Pour 12 des 14 banques cotées sur la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM), les gains sont en moyenne encore plus marqués : pour les bénéfices d’abord ; parfois bien davantage pour les dividendes, qui représentent dans certains cas cette année une part accrue des résultats ; et une hausse significative fréquente des valorisations boursières. Avec un profit net de 97 milliards de FCFA, la Société Générale de Côte d’Ivoire est le symbole de cet exercice exceptionnel : +30% pour le bénéfice, +39% pour le dividende. Pour l’exercice en cours, le premier semestre pourrait être au moins au niveau du précédent si on en juge par les indicateurs déjà fournis par les banques inscrites à la BRVM. L’année devrait être toutefois également marquée par deux tendances apparues en 2023 : une croissance des crédits directs à l’économie supérieure à celle des placements en trésorerie, toujours dominés par les emprunts publics des Etats de l’Union ; une augmentation de plus en plus poussive des dépôts bancaires, qui traduit les difficultés économiques de quelques pays et les incertitudes monétaires croissantes.

En matière de structuration, on pouvait imaginer que 2024 soit surtout dominée par le doublement du capital minimal des banques, décidé par la Banque Centrale de l’UEMOA en décembre 2023, à libérer sur 3 ans. En réalité, cette augmentation est aujourd’hui déjà effectuée ou programmée par la plupart des entités qui n’étaient pas encore à ce niveau, le plus souvent par incorporation de réserves existantes, et donc sans apport de ressources propres nouvelles. Les rares établissements n’ayant pas cette possibilité se tournent vers leurs actionnaires et des investisseurs additionnels pour atteindre cet objectif, comme Mansa Bank vient de le faire en Côte d’Ivoire. Le nouveau seuil d’entrée de 20 milliards de FCFA ne devrait donc créer aucun mouvement de concentration du secteur. Deux autres évènements pourraient avoir une plus grande importance. L’un est le départ de l’UEMOA de la dernière banque française à y être présente : la Société Générale a en effet annoncé sa décision de céder toutes ses filiales, et notamment celles de Côte d’Ivoire et du Sénégal, respectivement première et huitième banques de l’Union.  Cette opportunité a déjà éveillé, comme pour la BNP en 2022/23, plusieurs marques d’intérêt d’investisseurs privés, au vu des résultats actuellement dégagés dans le secteur, mais aussi publics, pour des raisons stratégiques. Mais la vente effective pourrait être plus lente comme le montre le « deal » encore pendant de la vente de la filiale de ce Groupe au Burkina Faso. L’autre fait, plus discret mais notable, est la rapide montée en puissance de l’actionnariat public dans les systèmes bancaires régionaux : +113% en 4 ans, avec un taux de détention moyen atteignant fin 2023 plus de 32% en Côte d’Ivoire et au Mali. Selon la Commission Bancaire, 23 banques, soit 15% du total, sont aujourd’hui contrôlées par des actionnaires étatiques et représentent 21% de l’ensemble des bilans et 22% des risques. L’avenir dira si ce changement récent et profond des actionnariats par rapport aux décennies antérieures génère ou non certaines transformations dans la politique des banques concernées.   

Performant et mouvant, le système bancaire de l’UEMOA doit encore relever des défis. Certains sont anciens, comme celui d’une plus grande contribution au financement des économies. Ainsi, sur l’année écoulée, l’augmentation des crédits a été de nouveau moins rapide que celle du Produit Intérieur Brut -respectivement +7,9% et +9%- et le ratio correspondant reste inférieur à 30% : la réticence au financement des petites entreprises, qui constituent l’essentiel de l’appareil économique, et les exigences accrues en termes de fonds propres rendent difficile cet effort, pourtant indispensable. Les améliorations de l’environnement juridique et administratif pourraient le faciliter, mais la volonté des banques sera déterminante. Une récente analyse de la BCEAO souligne d’ailleurs que 400 grandes entreprises de l’Union sont à elles seules les bénéficiaires de 30 % des crédits bancaires régionaux. On pourrait évoquer aussi le chantier de la digitalisation pour laquelle, avec retard, d’importants progrès sont en cours. D’autres challenges sont plus récents et pourraient se multiplier tels les deux exemples suivants. Le départ progressif des banques françaises s’accompagne parfois d’un durcissement des circuits traditionnels de « correspondant banking » avec les banques africaines, qui implique pour celles-ci la nécessité d’ouvrir d’autres circuits de traitement des opérations internationales. Ceci conduit notamment les groupes les plus puissants-anglophones comme francophones- du continent à ouvrir à Paris ou Londres une filiale dédiée à ces opérations : les pionniers Ecobank, BANK OF AFRICA, Access Bank, et quelques autres, devraient ainsi être rejoints par d’autres banques et avoir un périmètre de clients de plus en plus large. Surtout, il apparait déjà que de nouvelles augmentations de capital minimum pourraient avoir lieu dans un délai rapproché. Des exemples attestent que le seuil fixé est nettement supérieur dans d’autres pays subsahariens fort divers, allant du Ghana à la République Démocratique du Congo (RDC) en passant notamment par le Nigéria, où ce plancher est passé en juin dernier à 320 millions de USD (190 milliards de FCFA) pour les banques traitant des opérations internationales. De plus, le récent doublement de capital imposé par la BCEAO ayant rarement conduit à des apports de fonds propres additionnels, les limites fixées par la réglementation pour la diversification des crédits vont rester pour l’instant fort rigoureuses face à la croissance des besoins. Pour se libérer de cette contrainte dans une dépendance limitée aux prêts subordonnés, des injections de capital, de nouvelles incorporations de réserves et/ou d’autres règles de répartition des dividendes seraient des choix possibles. Des banques ont déjà entamé dès cette année ces ajustements.

La rentabilité en moyenne élevée des banques de l’UEMOA et la capacité qu’elles ont montrée à absorber les chocs récents de mutation structurelle, réglementaire et de recomposition, soulignent les atouts et la maturité croissante du système bancaire régional. Elles font aussi reposer sur lui de fortes attentes dans l’octroi de tous les types de financements, privés comme publics, intérieurs à la région. Cette pression pourrait entrainer encore à bref délai des changements significatifs dans son fonctionnement, ses stratégies et sa structuration. D’autres années remarquables sont encore à venir…

Paul Derreumaux

Article publié le 19/08/2024

CARNET DE VOYAGE : AUX ETATS-UNIS, LA POLITIQUE A TOUTE VITESSE….

En une semaine, les Etats-Unis ont réussi à (peut-être) changer le cours de la prochaine élection présidentielle et à (un peu) modifier leurs discours aux dirigeants d’Israël. Récit de quelques impressions relevées sur place.

Le 20 juillet dernier, tous les médias américains commentaient encore à longueur de journée la pression croissante exercée sur le Président Biden, pour qu’il se retire de la course à la Maison Blanche en 2024, tandis que ce dernier et ses proches résistaient encore. Ses défaillances, trop fréquentes et visibles, amenaient des proches de plus en plus nombreux à souhaiter publiquement cet abandon. Les soutiens les plus prestigieux, tel Barack Obama, restés longtemps fidèles, ont fini par s’incliner. Le 21 juillet au soir, le Président annonçait son renoncement en parrainant directement la Vice-Présidente Kamala Harris pour la suite.

Toutes les télévisions ont passé en boucle le courrier puis la déclaration télévisée de Joe Biden, l’acceptation immédiate de ce challenge par Mme Harris et le défilé des responsables démocrates soutenant sa candidature. Ce fut comme une grande respiration dans le parti « bleu » et, d’un coup, « l’espoir changea de camp .. ». Les indices d’un revirement possible de situation ont été multipliés: afflux de dons, sondages plus optimistes, nervosité du camp adverse, dynamisme et charisme de la candidate. Pourtant, le chemin reste long et difficile pour « Kamala »: faire taire les critiques sur sa faible expérience, franchir l’étape indispensable de la validation officielle de sa candidature, triompher de ceux qui pensent que sa désignation a été anormale, … et surtout vaincre Trump bien sûr. Même si l’issue reste incertaine, beaucoup s’accordent ici à dire que, presque miraculeusement, la course est de nouveau ouverte, avec un soulagement qui va bien au-delà des Etats-Unis.

Mais la semaine a été aussi animée avec la visite à Washington du Premier Ministre d’Israël, Benjamin Netanyahu. Celui-ci a tenu le 24 juillet, devant le Congrès, un discours très offensif, rejetant la responsabilité de la situation sur l’Iran, présenté comme manipulateur du Hamas et décidé à détruire Israël, et décrivant le combat mené comme celui de la « civilisation » auquel tous devaient s’associer. La longue ovation qui a accueilli ces propos a été plus soulignée par les journalistes américains que par les médias français qui l’ont mise en balance avec les nombreuses absences démocrates à cette Assemblée et les manifestations fortement encadrées qui se déroulaient en même temps devant le Capitole. Mais B. Netanyahu a dû aussi écouter le 25 juillet le Président américain réclamer fermement la libération rapide des otages et la Vice-Présidente/vraisemblable candidate indiquer qu’elle » ne resterait pas silencieuse » face aux drames humains créés depuis 7 mois à Gaza par Israël. Ces positions n’auront pas dû plaire à la puissante communauté juive aux Etats-Unis. De quels effets seront-elles suivies tant pour la campagne présidentielle américaine que pour la stratégie de l’Etat hébreu ?

A compter du 26 juillet et pour le week-end qui commençait, la politique s’est mise en pause et a laissé la place aux « Paris Olympic Games ». La cérémonie d’ouverture a été ici globalement bien appréciée, les longs intermèdes publicitaires ayant permis de passer discrètement sur les quelques séquences ayant déclenché de vives polémiques en France. Il a cependant été plutôt regretté, avec juste raison, que les athlètes aient tenu trop peu de place dans la mise en scène parisienne. Après tout, ce sont eux les héros.

Ce 29 juillet, la politique reprend ses droits. Le premier « clip » de campagne de Kamala Harris est déjà sorti et va envahir les télévisions. A Washington, une dizaine de manifestants ont installé devant la Maison Blanche leurs pancartes réclamant l’abandon par la Banque Mondiale de ses créances sur les pays les plus en difficulté : ils scandent de temps en temps leurs requêtes sous la surveillance benoîte des policiers. Quant aux Jeux, les Etats-Unis suivent attentivement le nombre de leurs médailles -ils en sont déjà ce soir à 20- et comptent bien garder la première place jusqu’à la fin : c’est aussi de la politique….  

Paul Derreumaux

Publié le 31/07/2024

FCFA en Afrique de l’Ouest : éléments de réflexion

II : Les voies possibles et leurs contraintes.

Les récentes revendications de « souveraineté monétaire » dans les pays sahéliens n’ont rien d’illégitime ou d’impossible. Les changements enclenchés en 2019 dans l’UEMOA allaient d’ailleurs en ce sens, modestement et de manière collégiale, mais n’ont pas encore été menés à terme. De nombreuses nations en Afrique, ou ailleurs, ont choisi une monnaie nationale flexible par rapport aux autres devises et en assument quotidiennement les conséquences, positives ou négatives. Pour apprécier la pertinence d’une option par rapport aux autres, il est cependant indispensable de retenir que quelques contraintes s’imposeront dans tous les cas.

La première est que les spécificités de la monnaie choisie ne sont jamais le seul déterminant de la réussite ou de l’échec économique d‘un pays. Ses données « réelles » – richesses naturelles, typologie du système économique local et puissance des entreprises, pertinence de la politique économique et de la gouvernance publique, qualité de la formation des populations, force d’innovation, ..- sont des déterminants au moins aussi importants que la variable monétaire pour expliquer un bon ou mauvais taux de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB), comme une diminution ou une stagnation de la pauvreté. En revanche, les données « monétaires » peuvent faciliter ou pénaliser les financements, publics comme privés, dans le pays, et donc « booster » ou freiner sa croissance. Le Ghana, le Kenya et le Zimbabwe ont par exemple tous une monnaie nationale mais ne progressent pas au même rythme. Il en est de même des deux parties de la zone franc qui ont pourtant une monnaie analogue et soumise aux mêmes règles. De plus, l’adéquation d’une monnaie et de ses caractéristiques à son environnement peut varier avec le temps en fonction notamment du degré de compétitivité de l’économie nationale, ou du contenu et des directions des flux commerciaux : ses caractéristiques n’ont pas vocation à être permanentes et aucune monnaie n’est « parfaite ».

Une seconde contrainte est que le fonctionnement optimal d’une monnaie, quelle qu’elle soit, exige de la part de l’Etat et des responsables de la politique monétaire et économique des actions soutenues et durables pour tenir le cap fixé. Clarté des objectifs, discipline vis-à-vis des engagements pris, contrôle régulier des évolutions et correction des déviances, maîtrise technique par les responsables et qualité de leur organisation, respect des partenariats financiers extérieurs, limitation dans le temps et dans l’ampleur des déséquilibres et des déficits, doivent être appliqués simultanément. En résumé, il convient d’accorder aux questions économiques une attention et une priorité suffisantes pour faire accepter par tous la discipline requise pour le succès des chantiers ouverts. En la matière, une monnaie commune à plusieurs Etats peut permettre une mise en commun des efforts individuels pour un même objectif de défense de la monnaie et une réduction des risques pour chacun si cette solidarité est permanente et suffisamment équilibrée. A contrario, ce scénario est plus pertinent lorsque les nations sont assez homogènes par leurs puissances démographique et économique, mais aussi suffisamment diversifiées par la structure de leurs activités.

De ces exigences découle une troisième donnée : le besoin permanent de la confiance de tous les partenaires étrangers, politiques comme économiques. C’est la condition sine qua non pour éviter au maximum les effets spéculatifs qui viendraient se greffer sur les facteurs de variation des cours de change découlant directement des échanges de biens et services, et qui aggraveraient les risques de détérioration de la valeur de la devise du pays. Ainsi le FCFA est parfois utilisé dans la période présente comme monnaie d’échange et d’épargne dans les pays voisins de l’UEMOA, en raison de sa plus grande solidité actuelle par rapport à celle de leurs monnaies respectives. Cette confiance se nourrit patiemment de la transparence des actions menées, de la véracité des données communiquées et de la pertinence des comportements des dirigeants. Elle assure le soutien des financiers extérieurs et des alliés en cas de difficultés temporaires et d’attaques monétaires délibérées. Elle se détruit en revanche rapidement par suite des erreurs commises, de la fragilité des politiques conduites ou d’anomalies vites décelées par les analystes. 

Dès lors que ces conditions sont respectées, toutes les options sont envisageables en matière monétaire, en Afrique de l’Ouest comme ailleurs, même si certaines sont plus difficiles que d’autres. Elles se font logiquement en deux étapes. La première est celle du choix par le pays de l’isolement ou de l’association, et, dans le second cas, de l’identité des partenaires prévus. Il relève nécessairement de la responsabilité des plus hautes Autorités nationales et, soixante ans après les indépendances en Afrique subsaharienne, il est souhaitable qu’il soit fait en dehors des influences extérieures. Le choix doit en effet être guidé avant tout par les intérêts, les forces et les faiblesses à moyen et long terme de l’économie locale et la recherche de la meilleure manière dont les caractéristiques du système monétaire adopté peuvent servir ces intérêts. Une fois la décision prise, l’engagement de l’Etat au profit du projet retenu aura à être total, permanent et publiquement affirmé, même si, en cas d’association entre pays, des désaccords momentanés apparaissent sur d’autres plans. L’Union Européenne a montré à diverses reprises sa capacité à résister à des tensions entre membres pour la préservation de sa monnaie commune. L’East African Community (AEC) s’efforce de faire de même pour poursuivre le développement de sa zone. La seconde étape est au contraire avant tout technique et doit être menée dans un cadre de sérénité et de discrétion maximale compte tenu du caractère sensible des questions en jeu. Cette phase prend obligatoirement du temps par suite des nombreux aspects complexes à régler -indépendance ; missions et modalités de travail de la Banque Centrale ; parité flexible ou non de l’unité monétaire ; base de référence de la valeur de la monnaie ; mécanismes de solidarité entre nations en cas d’association ; ….. Il est seulement essentiel que les délais annoncés soient tenus et suffisamment courts pour ne pas alimenter inquiétudes et spéculations et pour donner au projet la crédibilité optimale.  

Si on admet la réalité des contraintes ci-avant, les questionnements entendus depuis un an sur le FCFA semblent placer la zone à l’orée de la première étape. Il reviendrait maintenant à chaque pays de se prononcer après avoir pris en considération les avantages et les inconvénients de l’expérience passée, et la part des questions monétaires dans les succès et échecs constatés, d’une part, et avoir analysé comment l’option pour l’avenir peut favoriser le développement futur du pays et la prospérité de toute sa population, notamment en assurant le financement de toutes les actions à mener, d’autre part. Le choix à opérer par rapport au système actuel – substitution, révision, statuquo, choix individuel ou collectif,.. – est stratégique, et engage le pays et ses citoyens pour une longue période. Mais c’est le lourd privilège des Autorités politiques que d’assumer cette responsabilité et de veiller ensuite à se conformer aux contraintes qu’elle impose.

Paul Derreumaux

Publié le 29/07/2024

FCFA Afrique de l’Ouest : éléments de réflexion

I- La nouvelle donne

L’année 2019 avait été marquée par d’étonnantes nouvelles pour les questions monétaires en Afrique de l’Ouest. En juin, la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) prenait par surprise analystes et médias pour annoncer pour l’année 2020 la création effective d’une monnaie commune, l’ECO, dans cet espace de près de 400 millions d’habitants. En décembre de la même année, les Présidents de Côte d’Ivoire et de France surprenaient encore davantage en déclarant ensemble pour l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) la fin du FCFA « ancienne formule » et une évolution rapide de l’Union vers une monnaie commune plus indépendante.

Ces transformations soudaines, presque révolutionnaires après tant d‘échéances de changement reportées et de critiques subies, n’ont hélas pas été entièrement concrétisées depuis lors. La paralysie née du Covid-19 justifiait certes des retards importants, mais peut difficilement expliquer que, à mi-2024, on reste sans nouvelle de ces mutations décisives. Le silence de l’UEMOA et l’information récente de la CEDAO d’un nouveau décalage dans les travaux conduits sur ces questions monétaires font craindre légitimement que des changements promis ne sont pas prêts à être mis en oeuvre. Difficultés inattendues, renoncement à la mutation, blocages divers ? Un lourd silence a pesé depuis 2020 sur le report des engagements pris et les éventuels nouveaux délais envisageables.  

Dans l’intervalle, l’Afrique de l’Ouest a été secouée par des changements politiques essentiels. Des coups d’Etat ont eu lieu dans quatre pays de la CEDEAO – Guinée, Mali, Burkina Faso et Niger, les trois derniers étant aussi membres de l’UEMOA-. Il en est résulté au moins deux conséquences essentielles dans les deux Unions régionales touchées par ces évènements. D’abord, la condamnation de ces évènements inconstitutionnels, assortie souvent de sanctions économiques et politiques à l’encontre des pays concernés, a profondément détérioré les relations internes à ces regroupements de pays, pourtant constitués de longue date : 30 ans pour l’UEMOA (et 61 ans pour sa devancière l’UMOA), 50 ans en 2025 pour la CEDEAO. Pour cette dernière, la décision unilatérale de sortie prise en janvier 2024 par trois pays -Burkina Faso, Mali, Niger- et les reports des échéances convenues pour le retour à des régimes constitutionnels confirment l’ampleur inédite de la crise régionale. En second lieu, face à ces tensions avec leurs voisins et une partie de la « communauté internationale », les pays ayant connu des coups d’Etat ont mis au premier plan le critère de la souveraineté nationale comme centre de gravité de leurs stratégies sécuritaire, politique et économique : la monnaie est apparue dès 2023 comme un aspect essentiel, voire prioritaire, de la reconquête de cette souveraineté. La récente constitution de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) traduit cette détermination.

Ainsi, après quelque quatre années d’accalmie, le Franc CFA est à nouveau l’objet de remises en question, sans d’ailleurs qu’une référence soit faite aux décisions communautaires de 2019, aux mutations déjà réalisées- – en particulier fin de l’obligation de constitution de dépôts auprès du Trésor français à hauteur de 50% des réserves en devises de l’Union, et suppression du « compte d’opérations » lié à cette contrainte- ou à celles en attente  Les problèmes posés diffèrent cette fois de ceux évoqués dans la période 2005/2019 sur quatre principaux plans.

En premier lieu, la volonté de changement est désormais plus politique qu’économique. Il est difficile de reprocher aujourd’hui au FCFA d’être un frein au développement alors que l’UEMOA est une des régions subsahariennes où le Produit Intérieur Brut (PIB) progresse le plus depuis plus d’une décennie, que cette avancée touche, avec une force voisine, tous les pays de l’Union, et que la monnaie commune n’a pas empêché de grandes transformations structurelles dans certains Etats de la zone. De plus, dans plusieurs circonstances, des innovations de la Banque Centrale de l’Union ont montré sa capacité à appuyer l’action des Etats face à des difficultés exceptionnelles, comme l’émission de Bons Covid en 2020 ou des rachats de dette publique plus récemment Les « attaques » techniques sont d’ailleurs rarement remises en avant aujourd’hui. En revanche, la dépendance du FCFA par rapport à l’EUR et à la France constitue désormais la critique fondamentale. Il est vrai qu’aucune information n’est disponible sur l’avancée des autres mutations requises en direction de cette autonomie– et notamment le remplacement de la référence à l’EUR par celle à un « panier de monnaies » et la mise en œuvre d’une politique monétaire plus déliée de celle de l’EUR.

En outre, dans le passé, la contestation concernait le FCFA et ses handicaps économiques, et non l’UEMOA, dont la mise en synergie des forces et ambitions de huit nations était au contraire généralement considérée comme un atout essentiel pour le développement économique. En 2024, au contraire, la critique de la monnaie commune s’accompagne souvent de celle de l’Union telle qu’elle se présente actuellement. Il en résulte la formulation d’hypothèses multiples pour la sortie de crise : création par les éventuels Etats « partants » d’une monnaie commune ou d’une monnaie nationale pour chacun d’eux ; maintien du FCFA, réformé ou non, pour les Etats « restants » ; statu quo ; retour généralisé à des monnaies nationales.

Par ailleurs, aucun pays de l’Afrique centrale francophone ne semble emboiter jusqu’ici le pas à cette nouvelle fronde, alors que le FCFA avait aussi souvent été contesté dans le passé sur ce périmètre. Une réforme en Afrique de l’Ouest, telle qu’engagée en 2019 ou sous une autre forme, pourrait donc mettre fin définitivement à la gémellité des deux zones monétaires francophones.

Surtout, la critique est exprimée par les Autorités de certains pays, et non plus par des opposants politiques ou économiques aux pouvoirs en place. Or, celles-ci ont à tout moment le pouvoir d’engager la modification des conditions d’émission et de gestion de leur monnaie nationale. La probabilité de transformations effectives s’en trouve ainsi renforcée.

Face à cette situation inédite, les solutions possibles sont variées mais, pour réussir, seront soumises à plusieurs contraintes (A suivre… le 29 juillet)

Paul Derreumaux

Article publié le 22/07/2024

BANK OF AFRICA-KENYA : THE BOA GROUP’S PAN-AFRICAN AMBITION

From its creation in 1983 until 2002, the BANK OF AFRICA network grew steadily: it gradually established a presence in 7 countries; its activities now extended beyond commercial banking; and its increased power illustrated these developments. In its quest for all-out expansion, the Group seized an exceptional opportunity: its first presence in English-speaking Africa.

This opportunity arose in Kenya. Banque Indosuez, which was in the process of merging with Crédit Agricole, had long had a subsidiary there, a product of its colonial past. Based in Nairobi and Mombasa, the bank is small but well managed by a quality team: it has very large international corporate clients, a good reputation and a healthy loan portfolio. 

It was a very risky gamble; the Kenyan banking sector is one of the most efficient and competitive – with almost 45 banks – in Africa, and our Group was unknown in the region. But the temptation was too good to resist: discussions began in 2002 with Indosuez and lasted two long years. This exciting adventure will leave some unforgettable memories.

During the negotiations, BOA first had to be accepted as an acceptable partner. This was achieved fairly quickly, thanks to a network that was now well established, a good image and an original shareholding structure. Discussions on the price of the transaction were more delicate: Indosuez raised the stakes. Negotiations, conducted in the utmost secrecy in Paris and Nairobi, were difficult and sometimes came close to breaking down. It took all the experience of the negotiators and lawyers representing BOA to find the arguments for the price reductions requested. Despite everything, Indosuez, which was above all sensitive to the buyer’s reputation and the commitments he would make, appreciated BOA’s methods and objectives, and an agreement was finally reached.

In the meantime, BOA has had to find an original legal arrangement to meet the requirements of the Central Bank of Kenya (CBK) for the shareholding of commercial banks. Thanks to the participation of BANK OF AFRICA of Benin, Côte d’Ivoire and Madagascar alongside the Group’s holding companies, the application for approval is progressing. The trust between the holding company and its subsidiaries, eased by the transparency of the decisions taken and everyone’s support for the development programmes, has once again enabled this new project to succeed. The subsequent arrival of the FMO and the Aureos Investment Fund will consolidate this initial « round table ».

The final preparatory work, carried out in the open at last, enabled us to meet the teams in place. They had to be convinced of the quality of the project. It was going to shake up previous habits – with a bank focused in future on Kenyan businesses, product innovation and the creation of new branches – and would include strong growth forecasts. In exchange, everyone is offered a place in the new entity and real opportunities for future development. The frankness of the pitch and the positive feedback from the Group outweighed the handicap of the network’s French-speaking origins, and the unreserved commitment of all parties was quickly secured. After a final legal hiccup over the adoption of our name, the BANK OF AFRICA-KENYA was approved on 30 June 2004.

BOA is extremely pleased to be entering Kenya. With a population of already 35 million and a powerful economy that is the jewel in the crown of East Africa, the country offers unhoped-for prospects. But the pleasure of this success is immediately accompanied by an awareness of the challenges ahead. In particular, two major projects need to be completed as a matter of urgency if we are to brighten up the horizon. The first is internal: the Group needs to build an organisation in Nairobi that is faithful to its philosophy but adapted to the working methods and commercial approaches that are relevant in Kenya, to master the new regulatory context, To keep the former customers, to obtain the support of the local teams for the objectives of developing and diversifying the clients base, and to ensure that the new subsidiary is properly integrated into the network. Thanks to everyone’s efforts, we are making progress on these objectives, but progress is slow. The management changes introduced in 2008 and the massive support of shareholders – with capital already quintupled in 2010 – will speed up the adaptation process and give the bank a new dimension. The second is external. While the entity gradually took its place on the Kenyan market, the Group succeeded in establishing itself in two neighbouring countries: Uganda in 2006 and Tanzania in 2007. BOA’s presence in the three countries of the East African Community (EAC) has changed the situation and breathed new life into BOA-KENYA.

Building on this strengthened base, the bank will gradually consolidate its position among its local peers and become the Group’s hub in the AEC. Thanks to the experience and efficiency of its teams and the support of the whole Group, the bank is now present in corporate and household finance as well as in the national financial markets, and its audience is growing. Admittedly, fluctuations in the Kenyan shilling do not always allow foreign shareholders to reap the rewards of growth and profits. But all the parties involved are confident: BOA-KENYA creation, which celebrates its twentieth anniversary on 30 June, was an act of faith in the future of the continent, the coming boom in trade between its major regions and the construction of interconnected regional banking groups.

Twenty years on, these hopes are more alive than ever and there is no doubt that BOA-KENYA will confidently and successfully make its contribution.

We wish you a happy anniversary

Paul Derreumaux

BANK OF AFRICA-KENYA : L’ambition panafricaine du GROUPE BOA

De sa création en 1983 jusqu’en 2002, le réseau BANK OF AFRICA a connu un développement régulier : une implantation progressive dans 7 pays ; des activités désormais élargies au-delà des banques commerciales ; une puissance accrue illustrant ces développements. En recherche d’expansion tous azimuts, le Groupe va alors saisir une occasion exceptionnelle : celle d’une première présence en Afrique anglophone.

C’est au Kenya que se situe cette opportunité. La Banque Indosuez, en cours de fusion avec le Crédit Agricole, y possède depuis longtemps une filiale, issue de ses antécédents coloniaux. Installée à Nairobi et Mombasa-, la banque est petite mais elle est bien gérée par une équipe de qualité : elle compte de très grandes entreprises clientes à l’international, possède une bonne réputation et son portefeuille de crédits est sain.  

Le pari est très risqué : le secteur bancaire kenyan est un des plus performants et compétitifs -près de 45 banques – d’Afrique, et le Groupe BOA est absent de la zone. Mais la tentation est trop belle : les discussions s’engagent donc en 2002 avec Indosuez et dureront deux longues années. Cette aventure passionnante laissera plusieurs souvenirs inoubliables.

Pour les négociations, il faut d’abord faire admettre BOA comme interlocuteur acceptable, ce qui est assez vite obtenu grâce à un réseau désormais consistant, une bonne image et un actionnariat original. Les débats sur le prix de la transaction sont plus délicats : Indosuez met haut les « enchères ». Les négociations, menées dans le plus grand secret à Paris et Nairobi, sont difficiles, parfois au bord de la rupture. Il faut toute l’expérience des négociateurs et avocats représentant BOA pour trouver les arguments pour les diminutions de prix demandées. Toutefois, Indosuez, avant tout sensible à l’honorabilité du repreneur et aux engagements qu’il prendra, apprécie les méthodes et les objectifs de ce candidat, et un accord est finalement trouvé.

Dans l’intervalle, BOA a dû trouver un montage juridique original pour répondre aux exigences de la Banque Centrale du Kenya (BCK) pour l’actionnariat des banques commerciales. Grâce à la participation, aux côtés des holdings de tête du Groupe, des BANK OF AFRICA du Bénin, de Côte d’Ivoire et de Madagascar, le dossier d’agrément progresse. La confiance entre la holding et ses filiales, grâce à la transparence des décisions prises et l’adhésion de tous aux programmes de développement, permet encore une fois de réussir ce nouveau projet. L’arrivée ultérieure du FMO et du Fonds d’Investissement Aureos consolideront ce « tour de table » initial.

Les derniers travaux préparatoires, menés enfin à découvert, permettent de rencontrer les équipes en place. Il faut les convaincre de la qualité du projet. Celui-ci va bouleverser les habitudes antérieures – avec une banque surtout tournée à l’avenir vers les entreprises kenyanes, l’innovation dans les produits et la création de nouvelles agences – et inclura de fortes prévisions de croissance. Il offre en échange à chacun le maintien au sein de la nouvelle entité et de réelles possibilités d’évolution à l’avenir. La franchise du discours et les bons échos émis par le Groupe parviennent à l’emporter sur le handicap de son origine francophone, et l’engagement sans réserve de tous est rapidement obtenu. Après une dernière péripétie juridique rencontrée pour l’adoption de notre nom, la BANK OF AFRICA-KENYA est agréée le 30 juin 2004.

L’entrée au Kenya est une immense satisfaction pour la BOA. Les 35 millions d’habitants que compte déjà le pays et sa puissante économie, fleuron de l’Afrique de l’Est, ouvrent des perspectives inespérées. Mais le plaisir de ce succès s’accompagne sans délai de la conscience des défis à relever. Il faudra notamment réussir dans l’urgence deux lourds chantiers pour éclaircir l’horizon. Le premier est interne : le Groupe doit à la fois construire à Nairobi une organisation fidèle à sa philosophie mais adaptée aux méthodes de travail et aux approches commerciales pertinentes au Kenya, maîtriser le nouveau contexte réglementaire, conserver toute la clientèle antérieure, obtenir l’adhésion des équipes locales aux objectifs de développement et de diversification, et assurer une bonne intégration de la nouvelle filiale au sein du réseau BOA. La mobilisation de tous -salariés comme Administrateurs- permet de progresser sur ces objectifs, mais l’avancée est lente. Les aménagements du management introduits en 2008 et le soutien massif des actionnaires -avec un capital déjà quintuplé en 2010-accélèreront l’adaptation et donneront à la banque une autre dimension. Le second est externe. Pendant que l’entité prend peu à peu sa place sur le marché kenyan, le Groupe parvient à s’implanter dans les deux pays voisins : l’Ouganda en 2006, la Tanzanie en 2007. La présence de la BOA dans les trois pays de l’East African Community (EAC) change la donne et apporte à BOA-KENYA un souffle nouveau.

Appuyée sur cette base renforcée, la banque va pouvoir consolider peu à peu son rang parmi ses consoeurs locales et devenir le « hub » de BOA dans l’AEC. Grâce à l’expérience et l’efficacité de ses équipes et à l’appui du Groupe, elle est présente aussi bien dans le financement des entreprises et des ménages que sur les marchés financiers nationaux, et son public s’élargit. Certes, les variations du Shilling Kenyan ne permettent pas toujours aux actionnaires étrangers de récolter le fruit de la croissance et des résultats dégagés. Mais toutes les parties prenantes sont confiantes : l’implantation au Kenya, qui fête ce 30 juin son vingtième anniversaire, a été un acte de foi sur l’avenir du continent, l’essor prévisible des échanges entre grandes régions de celui-ci et la construction de groupes bancaires régionaux interconnectés.

Vingt ans plus tard, ces espoirs sont plus que jamais vivaces et il n’est nul doute que la BOA-KENYA y apportera avec assurance et succès sa contribution.

Joyeux anniversaire.

Pau Derreumaux

Article publié le 24/06/2024

Sénégal : retour sur les marchés internationaux de capitaux

L’émission réussie par le Sénégal d’un Eurobond de 750 millions de USD est une bonne nouvelle à trois titres.

Pour le pays, elle constitue un apport peu attendu de ressources financières additionnelles qui aideront les nouvelles Autorités politiques à concrétiser un ambitieux programme, aussi bien économique que social. Elle montre aussi la confiance des prêteurs internationaux dans la vision comme dans le pragmatisme des dirigeants récemment élus, dans la solidité de leur base politique, et dans les évolutions à court et moyen terme de l’économie sénégalaise Pour l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine, elle illustre la vision optimiste que les investisseurs étrangers continuent à avoir de la solidité de la zone. En 2024, trois des quatre Eurobonds émis en Afrique subsaharienne ont en effet concerné la région : Côte d’Ivoire, Bénin, Sénégal (le 4ème étant réussi par le Kenya). Les tensions politiques et risques sécuritaires sur le territoire de certains membres demeurent donc pour l’instant moins prééminentes que les performances économiques récentes et attendues de l’ensemble de l’Union et que sa capacité à trouver des solutions aux problèmes de l’heure.

Pour l’Afrique subsaharienne entière, elle représente l’espoir reconnu à l’étranger que les transformations positives à l’œuvre dans certains pays et regroupements régionaux peuvent se renforcer et s’étendre, et l’emporter sur tous les risques possibles de dégradation. Vue de l’intérieur du continent, elle constitue un encouragement à consentir les efforts requis pour conduire ces mutations et mobiliser à cette fin une jeunesse impatiente.

Toutefois, cette réussite n’est pas sans risques.

D’abord, l’emprunt est à un taux élevé et sa durée courte. Son remboursement pèsera sur les finances publiques d’un Etat parfois considéré comme trop endetté, qui devra peut-être réaliser des économies de charges compensatoires ou une restructuration en bon ordre de certaines parties de sa dette   

Surtout, les Autorités auront la lourde responsabilité d’assurer une affectation optimale de ces ressources complémentaires. L’atteinte d’un bon équilibre entre deux impératifs est déterminante. D’abord, répondre en actes aux aspirations populaires en matière de cherté de certains coûts ou d’amélioration des protections sociales, trop attendues pour être reportées, mais d’une application souvent délicate. Par ailleurs, procéder aux dépenses productives requises pour un lancement optimal des activités pétrolière et gazière et la poursuite d’investissements urgents, comme dans l’énergie. Enfin, des questions clés, comme celle de la monnaie commune, auront à être traitées sans perturber les autres priorités.

Ces défis sont complexes. Ils exigeront innovation et audace, mais aussi rigueur. La superbe élection démocratique de juin dernier, qui interdit l’immobilisme, a toutefois montré qu’un combat juste peut triompher de beaucoup d’obstacles.

Paul Derreumaux

BANQUE DE CREDIT DE BUJUMBURA ET BANK OF AFRICA : 16 ans d’une coopération réussie

C’est dès 2006, et en raison de ses contacts étroits avec la banque Belgolaise, que le Groupe BANK OF AFRICA envisage une implantation au Burundi. Les relations entre les deux groupes bancaires existent alors depuis plusieurs années et sont excellentes : le puissant réseau international de la grande banque belge facilite les opérations étrangères des BANK OF AFRICA qui grandissent ; la Belgolaise a de son côté choisi la BOA pour négocier le possible rachat par cette dernière de certaines de ses filiales africaines. Pour l’heure, ces tentatives de cession n’ont pas abouti, mais les deux réseaux demeurent proches et ont établi des liens de confiance.

Alors que la Belgolaise subit une pression grandissante pour « alléger » son réseau africain, l’intérêt de la BOA pour ses filiales est-africaines s’accroit à la suite de l’ouverture de la BANK OF AFRICA-KENYA en juin 2004. La Banque de Crédit de Bujumbura (BCB) est donc une des entités, avec celles de l’Ouganda et de la Tanzanie, pour laquelle s’engagent des négociations. Figurant parmi les deux premières banques de la place bancaire de Bujumbura, elle permettrait une entrée en force du Groupe dans le pays. Toutefois, compte tenu de cette place essentielle, la BCB a aussi valeur de symbole et l’Etat tient à devenir majoritaire dans l’actionnariat en cas de départ de la Belgolaise. Le réseau BOA n’a nulle part l’expérience d’un partenariat avec des Autorités locales détenant la majorité des actions de la filiale et sa notoriété est loin d’atteindre celle de la Belgolaise dans cette zone géographique. Une fois la décision de principe validée, il faudra donc du temps, un montage spécifique et une forte volonté mutuelle d’aboutir pour conclure en mai 2008 l’accord pour la reprise de la Banque. Selon le schéma adopté, l’Etat renforce sa participation et détient désormais 55% du capital. Les 45% restants sont acquis par trois actionnaires, à parts quasiment égales : la holding de BOA ; l’institution BIO, structure officielle belge d’appui au secteur privé des pays en développement ; et la banque De Groof, importante banque privée belge. Tous les actionnaires acceptent de confier à BOA la responsabilité de la gestion de la banque et un contrat d’assistance technique est signé à cette fin par le Conseil d’Administration de la nouvelle BCB, qui garde son appellation antérieure. Le Directeur Général est désigné par l’Etat et son Adjoint par la BOA qui accepte, à titre exceptionnel, de renoncer à donner son nom à la Banque.

Chaque partie prenante a ainsi préservé ses préoccupations premières tout en s’efforçant de satisfaire au mieux celles des autres intervenants. L’Etat domine maintenant l’actionnariat et maintient le nom chargé d’histoire de l’institution. La BOA aura les moyens de mettre toute sa compétence technique et commerciale pour piloter la banque et maximiser le développement de celle-ci. Les autres actionnaires privés sont rassurés par le rôle confié à la BOA et, au moins pour BIO, sont bien connus de l’Etat, ce qui devrait faciliter le fonctionnement du Conseil d’Administration. Ce bon équilibre formel sera surtout servi par la volonté que mettront toujours en œuvre tous les Administrateurs, les dirigeants et l’ensemble des équipes de la Banque pour faire prévaloir les intérêts à court et moyen terme de la structure face à l’ensemble des défis à relever.

Les longues négociations pour obtenir cet accord équilibré n’ont en effet entrainé aucune perturbation dans la gestion de la BCB. Les équipes de celle-ci ont assuré avec un soin efficace pendant la transition tous les services fournis de longue date à la nombreuse clientèle, et notamment aux grandes entreprises du pays. Dans cette période, les banques Belgolaise et BOA ont coopéré pour que la crédibilité de la BCB soit maintenue au Burundi comme à l’étranger. Dès la conclusion des accords, le Groupe BOA a mis à la disposition de la Banque son expertise technique, son réseau de correspondants étrangers, ses approches commerciales innovantes et l’appui d’un réseau de filiales en expansion, et son équipe d’assistance technique a coopéré avec détermination et transparence avec le personnel local. Comme promis, et respecté partout par le réseau BOA, aucun licenciement collectif n’est intervenu. Dans le Conseil d’Administration, tous les Administrateurs ont eu à cœur d’intensifier le développement et la solidité de la Banque. En effet, il a vite été reconnu par tous que l’atteinte d’une gestion harmonieuse, d’une croissance régulière et d’une rentabilité optimale de la Banque, dans le respect des contraintes réglementaires fixées par les Autorités monétaires, était la meilleure voie pour satisfaire aux objectifs de chaque acteur, y compris au souci de l’Etat de continuer à faire de la BCB une référence historique et une institution leader du marché bancaire national.

Seize ans après ces changements, la BCB apparait avoir gagné son pari. Certes, le système bancaire est nettement plus dense, désormais relié à l’espace prometteur de l’East African Community qui a amené au pays les puissantes banques kenyanes et tanzaniennes. Mais la BCB demeure une des grandes institutions de la place, grâce à ses performances et à l’attachement que lui portent toutes les catégories de clients. Le Groupe BOA, pour sa part, a contribué activement à faciliter la modernisation de la Banque, tel qu’au plan informatique, et a développé avec la BCB une coopération permanente et multiforme : la BCB est ainsi bien intégrée dans un Groupe bancaire panafricain en gardant son autonomie

Puisse cet équilibre se renforcer continûment pour conduire la BCB et tous ceux qui participent à ses activités et à sa croissance vers d’autres succès futurs.

Paul Derreumaux

Article publié le 29/05/2024

BOA-FRANCE : Vision stratégique et ténacité

La création d’une institution financière en France est sans conteste un des projets du Groupe BANK OF AFRICA qui a mis le plus de temps à voir le jour, mais il sera peut-être un de ceux qui joueront un rôle crucial pour son futur.

Dès la naissance de la BANK OF AFRICA-MALI en 1983, l’intérêt de disposer d’une agence à Paris apparait comme une évidence au vu de l‘importance des rapatriements réguliers d’épargne de la diaspora malienne en Europe et des actions déjà menées par d’autres banques du pays pour collecter ces flux. Les rencontres en 1991 avec des représentants de la Banque de France « douchent » cependant cet enthousiasme. La jeune banque, à l’actionnariat africain privé et éparpillé, sans institution de référence, ne peut répondre aux critères des Autorités françaises de contrôle des banques. Il faudra alors se contenter d’un bureau de représentation réservé aux contacts avec la clientèle malienne installée en France et trouver des partenariats avec des structures françaises comme La Poste pour les transferts des migrants.

Cette solution est très imparfaite et produit des résultats limités. Elle est très éloignée des ambitions des dirigeants du réseau BANK OF AFRICA qui a commencé à grandir. Une nouvelle tentative est donc lancée en 1996 par la holding du Groupe. Celle-ci prendrait une participation majoritaire, en étant épaulée par une banque française partenaire de l’époque. Mais la holding n’est pas régulée par une Autorité monétaire, ce qui empêche le projet de satisfaire aux règles en vigueur : c’est un nouvel échec.

L’idée va reprendre vie en 2008. Le schéma s’est modifié. L’élargissement du réseau BOA en Afrique subsaharienne permet de composer un « tour de table » avec plusieurs BANK OF AFRICA dûment agréées par des Autorités monétaires locales : toutes celles qui sont contactées acquiescent avec engouement et détiendront ensemble une large majorité d’un capital de 5 millions d’Euros. Notre partenaire Proparco s’engage aussi pour une participation de 20%. L’agrément est cette fois accordé au début de 2009. La Banque Marocaine du Commerce Extérieur, désormais actionnaire principal du Groupe, a approuvé cet investissement, mais n’y est pas associée. Il faudra ensuite une bonne année pour installer cette nouvelle filiale, embaucher l’équipe, concevoir des procédures et une organisation adaptées aux normes françaises bancaires. Le bureau de représentation de la BOA-MALI va être intégré à la nouvelle filiale et donnera à celle-ci un premier point de contact avec la clientèle. Sur ces bases, BOA-FRANCE ouvre ses portes en mai 2010, avec un statut d’établissement financier.

La nouvelle entité affiche un double objectif : d’abord, imposer sa présence dans les rapatriements d’épargne des migrants des pays subsahariens où elle est implantée ; à moyen terme, devenir un « hub » pour les opérations internationales des filiales africaines du réseau BOA. Dans la mise en œuvre de cette stratégie, elle va affronter pendant une dizaine d’années d’importantes difficultés. Les deux nouvelles agences créées à Paris pour la clientèle africaine assurent un premier essor des activités de détail, mais la concurrence est toujours plus intense et diversifiée et freine le mouvement. Surtout, les exigences de conformité sur ces opérations se durcissent constamment et les caractéristiques de la clientèle de BOA-FRANCE rendent difficile le respect par celle-ci des contraintes fixées en la matière. L’institution doit rapidement mettre au second plan ses actions commerciales et « mettre à plat » toutes ses procédures et méthodes de travail   pour que celles-ci soient en parfaite harmonie avec les standards requis. Ceci constituera une priorité pesante et de longue haleine, menée avec patience et détermination par toute l’équipe de BOA-FRANCE et l’appui multiforme et décisif du Groupe BOA. Les buts visés seront atteints, mais la compétition féroce sur ce créneau et le durcissement du traitement en France des opérations en espèces conduisent BOA-FRANCE à fermer ses agences et à restreindre ses activités dans ce créneau qu’elle avait privilégié. Ces handicaps retardent la rentabilité de l’institution et contraignent les actionnaires à accroitre à plusieurs reprises leur investissement initial. Convaincus du bien-fondé de leur projet et confiants dans la solidité et la qualité de l’équipe et de son management, les BOA actionnaires adhèrent à chaque nouvel effort financier.

A partir de 2015, des hésitations stratégiques du Groupe entraineront une nouvelle période d’incertitudes pour BOA-FRANCE et son positionnement. Il faudra toute la volonté et la force de conviction du Directeur Général, appuyé sur l’expérience et la ténacité de son personnel, pour faire admettre les perspectives de développement de la filiale française, basculer le « centre de gravité » de la structure vers sa seconde composante stratégique, celle d’un centre d’opérations internationales pour les BOA, et même au-delà de ce périmètre, et lancer BOA-FRANCE dans une nouvelle vie sans délaisser totalement son orientation première. Près de 5 ans et des actions opiniâtres quotidiennes seront encore requises pour démontrer que cette option était pertinente. La confiance constante de toutes les BOA à BOA-FRANCE, la croissance continue du Groupe ont alimenté cet essor, que la réticence de plus en plus forte des banques françaises à coopérer avec les banques africaines a en outre involontairement renforcé. A l’aube de 2024, BOA-FRANCE est bien armée pour progresser dans cette voie prometteuse, tandis que de nouvelles possibilités éclosent pour exploiter des relations innovantes avec la clientèle privée africaine. La double orientation stratégique de l’entité, jamais abandonnée, retrouve ainsi toute son actualité.

Une bonne nouvelle pour saluer les 14 ans d’activité de BOA-FRANCE et lui souhaiter un brillant avenir !

Paul Derreumaux

L’exemple de l’East African Community (AEC) : une autre approche d’Union Economique Régionale

L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) est une des régions de l’espace subsaharien les plus remarquées pour sa robuste croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) depuis plus d’une dizaine d’années, et une bonne maitrise de l’inflation grâce à l’arrimage de sa monnaie à l’EUR, mais elle préoccupe par les tensions politiques et sécuritaires qui la touchent aujourd’hui. A plusieurs milliers de kilomètres de là, une autre Union se distingue aussi par son dynamisme, ses ambitions et ses réussites récentes : l’East African Community (AEC). S’il est vraisemblable que les deux zones pourraient peser sur le destin du continent en raison de leur poids croissant, elles offrent en tout cas des « modèles » de construction assez différents.

Le périmètre de l’AEC a connu ces deux dernières années une augmentation considérable. Reconstituée en 2000, après une mise en parenthèse de plus de 20 ans, par ses trois fondateurs -Kenya, Ouganda et Tanzanie-, la Communauté Est Africaine s’est étendue en 2007 au Burundi et au Rwanda, puis au Sud-Soudan en 2016. Elle a surtout inclus en 2022 la République Démocratique du Congo (RDC) et ses quelque 100 millions d’habitants, et vient d‘accueillir la Somalie comme 8ème membre.

L’ensemble pèse lourd. L’AEC couvre aujourd’hui 16% de la surface du continent – plus de 20% de sa partie subsaharienne-, traverse l’Afrique d’Ouest en Est et s’ouvre désormais à la fois sur l’Océan Atlantique et, largement, sur l’Océan Indien. Sa population globale dépasse maintenant 300 millions d’habitants, soit 25% de toute l’Afrique subsaharienne et plus de 2 fois celle de l’UEMOA. Elle augmente de plus de 2% par an et compte quatre poids lourds de la démographie africaine : Tanzanie, Ouganda et Kenya, et surtout la RDC dont la croissance est la plus rapide du continent et qui pourrait être le 2ème Etat subsaharien le plus peuplé en 2050. Le PIB cumulé des 8 pays atteint en 2022 307 milliards de dollars US, ce qui en fait globalement la 3ème puissance subsaharienne et représente environ 1,65 fois le PIB de l’UEMOA. La répartition est cependant fort inégale : le Kenya assure à lui-seul le tiers de l’ensemble, et la Tanzanie et l’Ouganda réunis un second tiers ; pour le reste, la RDC fournit l’essentiel malgré le faible niveau du revenu par habitant.

L’évolution et la situation actuelle de l’AEC sont pour une bonne part le résultat de l’approche pragmatique et libérale des trois pays fondateurs de l’Union, caractéristique de leur culture anglophone : s’appuyer sur le dynamisme et les atouts respectifs de chacun pour construire un grand marché où l’essor des entreprises locales peut s’exprimer le plus aisément avec des contraintes politiques communes minimales et la préservation optimale par les Etats des intérêts nationaux. Le Kenya a joué le rôle de pionnier et de premier bénéficiaire dans cette approche de terrain, grâce notamment à l’avance d’un appareil industriel puissant et diversifié, et à la sophistication de son système financier. Mais Tanzanie et Ouganda ont pu en tirer profit en restant vigilants sur les particularités – historiques, politiques, sociologiques, ..- qui leur semblaient essentielles à sauvegarder tout en utilisant au maximum cette ouverture des économies. Beaucoup des entreprises et des banques ont donc adopté une stratégie régionale qui a permis à la fois de stimuler leur propre croissance et de diffuser dans les trois pays des progrès structurels. Les structures communautaires ont veillé par ailleurs à encourager ces tendances de renforcement des liens économique régionaux – création d’une zone de libre-échange en 2008 ; mise en place d’un marché commun régional en 2010 pour favoriser la circulation des biens, personnes et capitaux, avec une protection de l’extérieur assurée par un tarif unique. Mais cette libéralisation a laissé à chaque Etat beaucoup de prérogatives régaliennes : on compte ainsi dans l’AEC autant de monnaies et de banques centrales que de pays et plusieurs Etats ont créé leur propre bourse mobilière.  Les ambitions fortes comme une monnaie commune et une construction plus fédérale restent affichées, mais le terme de leur réalisation a été mis au second plan.

En adoptant cette optique, les dirigeants de l’EAC ont donc visé avant tout des objectifs limités en termes d’intégration structurelle, mais surtout volontaristes en matière de croissance économique, en s’appuyant sur des politiques suffisamment concrètes et solides pour être utiles à des acteurs dynamiques dans un marché en expansion rapide. L’évolution historique de l’AEC observée depuis 2007, rappelée ci-avant, témoigne de l’attraction de cette politique et quelques exemples montrent ses impacts positifs. Les données géographiques et démographiques, déjà citées, parlent d’elles-mêmes. Au plan des ressources naturelles, on trouve maintenant dans l’immense espace de l’AEC aussi bien de riches cultures d’exportation -café, thé, fleurs du Kenya, d’Ouganda, de Tanzanie – que des zones forestières et, surtout, une large gamme de produits miniers allant du pétrole en Ouganda aux métaux rares -cobalt, coltan,..- dont est si bien dotée la RDC. Les puissantes banques kenyanes -le bilan d’Equity Bank, première banque kenyane, est 2 fois supérieur à celui de la Société Générale de Côte d’ivoire -, grâce à des rachats ou de nouvelles implantations, sont en train de devenir dominantes en RDC comme elles l’avaient fait au Sud-Soudan où elles ont ouvert des filiales vite florissantes dès l’indépendance de ce pays. Elles accélèrent ainsi l’inclusion financière dans toute la région. L’AEC a aussi la chance de posséder des membres précurseurs dans certaines infrastructures. Le Kenya est numéro 1 en Afrique pour l’éolien, grâce à son parc géant de Turkana, et pour la géothermie, par ses installations dans la vallée du Rift. Il pourrait être une locomotive pour rattraper le retard considérable de la RDC ou de la Somalie. L’AEC est aussi une exception en matière ferroviaire avec plus de 7000 kms de voies ferrées opérationnelles et de nouveaux projets d’extension. Le Kenya abrite un appareil industriel de grande envergure et de large composition qui a déjà commencé à inspirer ses deux voisins immédiats. Le tourisme est un secteur prospère, sous des formes variées, aussi bien en Tanzanie et au Kenya qu’au Rwanda.

D’autres impacts espérés devraient être cependant plus lointains ou incertains à l’avenir. En particulier, le nouvel ensemble, s’il a gagné en taille, a aussi perdu en homogénéité -linguistique, culturelle, de niveau de vie-, ce qui peut rendre plus difficiles les mutations structurelles profitables à plusieurs pays. De plus, les investissements industriels et en infrastructures, stratégiques pour les derniers membres arrivants, risquent de prendre du temps pour se concrétiser et porter leurs fruits. Surtout, deux questions majeures interpellent. La première, ancienne, est d’ordre monétaire. Le shilling kenyan, le moins fragile dans l’EAC, a ainsi perdu plus de 50% de sa valeur par rapport au Dollar US de 2000 à 2024 contre 15% seulement pour le FCFA sur la même période, le repli ayant été plus élevé pour l’Ouganda et la Tanzanie. Cette situation a des effets variés. Ainsi, selon les données de la Banque Mondiale, le revenu par habitant du Kenya en dollars courants a crû deux fois plus vite que celui de la Côte d’Ivoire sur ces deux décennies, mais la même variable exprimée en parité de pouvoir d’achat a été dans le même temps plus performante de 10% en Côte d’Ivoire. De même, les soubresauts du Shilling absorbent souvent une partie notable des bénéfices des sociétés pour les actionnaires extérieurs et peuvent freiner des investissements encouragés par d’autres motifs.  Ces constats tendent à confirmer qu’une monnaie, quelle qu’elle soit, ne constitue ni un handicap dirimant pour le développement économique, ni un avantage décisif face à cet objectif. Le secret de la performance se trouve davantage dans d’autres facteurs, liés à la sphère réelle et à la qualité de la vision et des politiques économiques. La seconde interrogation, plus récente, est que les élargissements récents de l’EAC ont eu lieu alors même que des tensions politiques semblaient s’exacerber entre membres et postulants, le cas le plus marquant concernant la RDC et le Rwanda. Certaines adhésions ont aussi été agréées alors qu’elles pouvaient gêner les relations avec de puissant voisins, tels le Soudan pour le Sud-Soudan et l’Ethiopie pour la Somalie.  Il apparait donc que les motivations et critères d’adhésion sont essentiellement économiques, tablant sur une espérance d’amélioration par effet d’entrainement dans un espace performant, mais aussi que les différences politiques entre membres, même majeures, n’ont pas entrainé jusqu’ici d’arrêt des synergies ni de volonté de scission. Il reste à voir si cette conception saura être maintenue alors que des tensions s’avivent entre certains membres de l’EAC.

L’évolution des vingt dernières années ne semble pas encore indiquer si, dans la comparaison possible entre l’AEC et l’UEMOA, l’une des deux Unions aurait durablement pris le pas sur l’autre en termes de perspectives. En économie, les indicateurs témoignent des importantes avancées des deux espaces régionaux, les atouts et handicaps de l’un et de l’autre l’emportant tour à tour selon la conjoncture, notamment internationale. En politique, le niveau variable d’intégration des deux communautés rend difficile l’appréciation de leurs succès et échecs respectifs. Cette « compétition » peut être bénéfique. En cette période où surgissent beaucoup de remises en question, fortifier de toutes manières les constructions régionales les plus crédibles, parfois en imaginant qu’elles peuvent susciter des inspirations réciproques, est sans doute un bon moyen de faire progresser à la fois la paix et le mieux-être pour tous.

Paul Derreumaux