Bonnes ou mauvaises nouvelles d’Afrique : qui va l’emporter ?

Bonnes ou mauvaises nouvelles d’Afrique : qui va l’emporter ?

L’année 2013 ne s’est pas très bien terminée sur le continent. Dans tous les médias, internationaux comme locaux, les grands titres ne sont plus centrés sur la croissance résiliente du continent mais sur les guerres et les crises qui frappent certains de ses Etats. Centrafrique et Sud-Soudan, où les tensions sont devenues meurtrières et les évolutions difficilement prévisibles, font bien sûr la une des grands journaux et des télévisions. Mais dans de nombreux autres pays, la fragilité est souvent remise au premier plan. En Afrique du Sud, qui représente près de 25% du Produit Intérieur Brut (PIB) de l’Afrique et la seule nation déjà considérée comme économiquement émergente, l’après-Mandela inquiète et beaucoup se demandent comment évoluera, en économie comme en politique, la « nation arc-en-ciel ». Au Mali, la réunification effective du pays reste en butte à des obstacles de fond tandis que le redémarrage des investissements s’effectue très lentement. En Côte d’Ivoire, la politique de réconciliation nationale est jusqu’ici peu convaincante, ce qui réduit l’impact positif des réformes structurelles engagées et des grands chantiers déjà lancés. Au Niger, le taux de croissance « à la chinoise » obtenu en 2012, soutenu par les débuts d’exploitation du pétrole et la mobilisation bien structurée d’importantes ressources extérieures, n’a pas empêché une crise politique récente. Au Cameroun et au Nigéria, le terrorisme rampant perturbe toujours des parties entières du territoire des deux pays. Au Kenya, le récent attentat terroriste de Nairobi et l’épée de Damoclès du jugement du Président et de son Vice-Président par la Cour Pénale Internationale (CPI) atténuent l’attractivité sur les investisseurs de ce pays au puissant potentiel et aux bonnes performances économiques. Dans la Somalie voisine, la guérison longtemps espérée de cette nation martyrisée est encore faiblement visible. A Madagascar, il aura fallu quatre ans pour espérer une sortie de crise qui est encore incertaine.

Ces exemples pourraient encore être multipliés. De ceux-ci émergent clairement quelques conclusions générales. D’abord, la montée, maintenant admise par tous, du risque alliant terrorisme et brigandage de grand chemin : très présent dans le Sahel et sur les voies maritimes, ce danger menace d’autres pays et peut, de cette base, déborder sur l’Europe. Cette question sécuritaire vient parfois s’envenimer localement de querelles religieuses, tribales ou claniques, rendant les solutions encore plus difficiles à mettre au point. Même lorsque ces risques ne sont pas au devant de la scène, la gestion politique parait frappée par de grands handicaps : faible nombre de leaders charismatiques, désintéressés et capables de concevoir une vision à long terme du pays ; tentations fréquentes de remise en cause des constitutions nationales ; accroissement généralisé des comportements prévaricateurs de décideurs politiques et administratifs. Derrière ces faits apparait surtout la carence croissante des Etats qui ne semblent pas en mesure de choisir les priorités, et a fortiori de les assumer, d’adapter les rythmes d’action à l’urgence et à l’ampleur des problèmes posés, de remplacer les anciennes cohérences sociologiques par de nouvelles organisations mieux ajustées aux  transformations structurelles requises par le développement

Pourtant, l’embellie économique de l’Afrique depuis le début des années 2000 est une réalité incontestable et généralisée. La croissance moyenne du PIB supérieure à 5% sur la période est connue et remarquable. L’évolution positive touche la grande majorité des pays malgré de fortes diversités de situations. L’accent de plus en plus porté sur les infrastructures routières et urbaines transforme la physionomie des pays, et surtout des capitales. Deux principaux facteurs expliquent l’essentiel de cette lame de fond qui a saisi le continent. Le premier est l’amélioration significative du cadre macroéconomique dans lequel fonctionnent une grande partie des nations africaines, et notamment subsahariennes : la diminution relative des déficits budgétaires, les efforts d’accroissement des recettes fiscales, la réduction drastique du volume de dette extérieure et de son poids sur les finances  publiques, l’amélioration des termes de l’échange sur une bonne partie de la période, la meilleure pertinence des politiques suivies ont facilité une meilleure atteinte des grands équilibres, en même temps qu’ils rassuraient et encourageaient les investisseurs. Parallèlement, les vingt années passées ont été pour certains secteurs synonymes de progrès intenses et même de rattrapage vis-à-vis des pays développés. C’est notamment le cas des télécommunications, où les taux de pénétration du téléphone mobile atteignent aujourd’hui près de 60% en moyenne, et des banques, où le dynamisme et la bonne santé du système bancaire subsaharien sont unanimement salués. C’est aussi le cas des productions minières et énergétiques, pour lesquelles sont intervenues de nombreuses découvertes et ont été réalisées de lourds investissements, soutenus notamment par la forte demande de grands pays émergents. La construction dans certains pays d’importantes infrastructures a constitué un autre moteur de la croissance observée, en même temps qu’elle portait à un bon niveau le bâtiment et les travaux publics. Ces diverses composantes de l’activité ont bien résisté à la crise financière majeure de 2008 et aux multiples facettes de la crise économique internationale qui ont suivi. D’autres aspects positifs pourraient être évoqués : progressive montée en puissance d’un secteur privé apportant plus d’efficacité et de dynamisme, même dans sa partie informelle qui reste dominante ; augmentation sensible des revenus moyens d’une frange de la population – cadres salariés, entrepreneurs individuels – qui modifie les niveaux et les modes de consommation ; vive poussée de l’urbanisation, qui facilite la couverture en équipements publics minimaux d’une plus grande partie de la population.

Ces moteurs de l’activité économique en Afrique devraient continuer à tourner à bon régime durant les prochaines années au vu des plans de développement qu’affichent les Etats et les  groupes concernés et de la vive concurrence qui aiguise les efforts de chacun. D’autres secteurs devraient voir leur niveau d’activité se renforcer à bref délai : dans l’hôtellerie par exemple, les projets d’implantation se multiplient, tant de la part de chaines internationales que de groupes africains ; les assurances, la production de ciment, la grande distribution comptent aussi parmi les domaines où se profilent des opérations d’expansion géographique. La rencontre de besoins considérables sur des plans très divers, d’un plus grand intérêt de beaucoup d’investisseurs pour le continent et du dynamisme des secteurs privés locaux, encore embryonnaires mais en essor constant, peuvent ensemble alimenter durablement le taux de progression des économies africaines.

Toutefois, en raison de la forte poussée démographique, ces améliorations amènent une évolution encore modeste et insuffisante du produit net par habitant. Pour accélérer la hausse de cet indicateur et imposer plus solidement la croissance économique africaine face aux dangers qui la menacent, plusieurs transformations majeures s’imposent à bref délai. L’une a trait à l’agriculture qui doit absolument devenir un enjeu prioritaire : il faut à la fois en améliorer  les performances et la productivité, réduire ses déperditions, mieux la sécuriser par rapport aux changements climatiques : au Niger, les mauvaises conditions météorologiques de 2013 ont ainsi entraîné un recul de la production agricole et une division par deux du taux de croissance global par rapport aux prévisions. Un deuxième centre d’intérêt privilégié doit être l’effort considérable à mener, quantitativement et qualitativement, en termes d’éducation et de formation professionnelle : il conditionne l’accroissement des chances de chacun dans une société en mutation et la capacité des pays à fournir des demandeurs d’emploi aptes à occuper les postes requis par les nouveaux secteurs porteurs de l’économie. Faute de cette action de masse, le chômage, déjà très présent, pourrait  devenir un péril socialement insupportable. Un troisième défi est celui du renforcement des capacités énergétiques, très déficitaire en de nombreux endroits par rapport aux besoins de l’économie comme à ceux des populations. Une quatrième orientation doit être d’accentuer au maximum les orientations et les mesures d’intégration régionale : celles-ci  accroissent les synergies, et donc les économies et l’efficacité, protègent mieux les pays membres, grâce à la pression commune, contre les risques de crise ou de corruption, et favorisent le lancement de projets majeurs : l’avancée progressive vers une union monétaire dans l’East African Community et le chantier de Boucle Ferroviaire en Afrique de l’Ouest en sont deux illustrations.

Si ces sujets reçoivent rapidement une réponse adéquate, l’Afrique a de bonnes chances de voir ses atouts triompher progressivement des handicaps qui persistent ou la menacent. La capacité d’imagination et d’innovation pour trouver des solutions efficaces aux maux qui la minent, telle la faiblesse dramatique de nombreux Etats assumant difficilement toutes les responsabilités qui leur incombent, sera décisive dans ce combat pour le développement. Dans celui-ci, il est probable que les nations progresseront en ordre dispersé et que certaines, mieux organisées ou déjà plus puissantes, avanceront en éclaireurs, ouvrant la voie à d’autres qui pourraient les suivre à quelque distance.

Paul Derreumaux

Afrique du Sud ou Nigéria ?

Afrique du Sud ou Nigéria : qui pourrait être le leader en Afrique ?

Dans une Afrique en mouvement, tout le monde n’avance pas au même rythme et ne dispose pas des mêmes forces. Dans cette compétition, le Nigéria et l’Afrique du Sud semblent à ce jour les mieux placés pour devenir le leader continental  et, de façon feutrée, commencent à s’affronter pour tenir ce rôle. Cette concurrence, au résultat fort indécis, amène de toute façon une émulation utile à tous.

Il est d’abord remarquable que les deux économies les plus puissantes du continent soient aujourd’hui celles de deux Etats d’Afrique subsaharienne. Cette primauté est récente. Le Produit Intérieur Brut (PIB) du Nigéria devance en effet celui de l’Egypte depuis 2010  et s’installe désormais derrière celui de l’Afrique du Sud : avec respectivement 371 et 318 milliards de dollars US à fin 2012, ces deux géants représentent ensemble près de 45% du PIB des 55 pays d’Afrique, et l’écart avec l’Egypte s’est creusé par suite des difficultés économiques nées du « Printemps arabe ».

Outre cette puissance inégalée sur le continent, Afrique du Sud et Nigéria ont en commun des richesses naturelles de grande ampleur –en particulier or, diamant et platine pour la première et pétrole pour le second- pour lesquelles ces nations sont au premier rang sur le continent mais aussi au niveau mondial. De même, leur économie est fortement diversifiée et comprend notamment un système industriel développé, spécialement en Afrique du Sud où il bénéficie d’une ancienneté et d’une sophistication souvent comparables à ceux des pays du Nord. Derrière ces ressemblances s’observent de nombreuses différences. En matière de système bancaire, l’Afrique du Sud est un monde à part et citée comme un modèle de solidité: ses quatre principales banques cumulent à elles seules plus de 35% des actifs du système bancaire africain et sont les seules du continent à pouvoir être comparées aux plus grandes institutions mondiales ; elles sont les fers de lance d’un appareil financier concentré dans ses acteurs mais diversifié dans ses modalités de financement de l’économie nationale. Au Nigéria, le système bancaire, longtemps peu crédible, a été brutalement assaini à partir de 2005, grâce à l’action musclée, à deux reprises successives, de la Banque Centrale qui a notamment provoqué une diminution drastique du nombre de banques agréées. Désormais reconnues comme fiables, appuyées par la présence de nombreuses institutions financières spécialisées, les banques nigérianes restent cependant loin derrière celles d’Afrique du Sud. En outre, engagées dans une politique de croissance externe depuis près de dix ans, elles n’ont pas effectué une percée continentale à la hauteur de leur surface financière – à l’exception de Ecobank au statut ambigu de banque à capitaux essentiellement nigérians mais ayant son siège à Lomé – alors que les banques Stanbic et Absa d’Afrique du Sud disposent de larges réseaux bien établis en Afrique de l’Est et Australe.

Pour les autres secteurs d’activité, le système économique nigérian, malgré sa consistance et sa diversification, reste globalement moins sophistiqué et réputé pour sa qualité que celui d’Afrique du Sud. Celle-ci compte dans plusieurs secteurs des champions qui ont essaimé leurs implantations dans de nombreux pays africains et ont même une taille mondiale : compagnies d’extraction aurifère, télécommunications, compagnie d’aviation, brasseries, grandes sociétés  de commerce de détail, hôtellerie, services divers. Au Nigéria, seules les performances de l’industrie cinématographique de Nollywood et des compagnies de nouvelles technologies ont acquis cette réputation internationale.

L’histoire de l’Afrique du Sud explique sans doute pour l’essentiel cette avance du pays. Institué en dominion fortement autonome en 1910, celui-ci a eu 100 ans pour construire une économie solide et fortement inspirée du modèle européen. L’isolement forcé dans lequel il s’est trouvé par suite de la politique d’apartheid a de plus forcé les entreprises à se fortifier dans tous les secteurs et à satisfaire le marché intérieur. L’entrée dans le régime démocratique en 1984 n’a pas profondément modifié le régime économique, resté essentiellement libéral. L’Afrique du Sud est à ce jour le seul pays africain reconnu parmi les grands pays émergents : les « BRICS ». Au Nigéria, l’économie a été très largement dominée dès l’indépendance en 1960 par le secteur pétrolier. La puissance de celui-ci a cependant généré, outre une corruption de grande ampleur à l’origine de nombreuses crises politiques, souvent violentes, un fort « syndrome hollandais » qui s’est longtemps traduit par la faiblesse de beaucoup d’autres activités, notamment agricoles.

Dans les cinq dernières années, le Nigéria a rattrapé une partie de son retard : avec ses 170 millions d’habitants, le pays le plus peuplé d’Afrique, qui occupera le troisième rang dans la population mondiale dès 2050 (1), exerce en effet une attractivité exceptionnelle par la taille de son marché et les potentialités de son économie. Il figure donc parmi les pays les plus prisés pour les Investissements Directs Etrangers (IDE) et enregistre un des taux de croissance du PIB les plus élevés du continent. Présenté comme l’un des plus probables membres de la nouvelle génération à venir des pays émergents, son PIB approche désormais 85% de celui de la République Sud-Africaine. Malgré ce rapprochement des économies, le passé différent des deux nations explique pour une bonne part le maintien de fortes divergences dans leurs orientations majeures : tournée vers le marché intérieur et, accessoirement, vers l’Afrique de l’Ouest et Centrale pour le Nigéria ; davantage focalisée sur l’Afrique de l’Est et Australe et, surtout, sur l’international pour l’Afrique du Sud.

Pour les indicateurs par habitant, le tableau est moins favorable pour le challenger : avec un revenu moyen par habitant proche des 1800 USD, la situation du Nigeria reste plus de quatre fois inférieure à celle de l’Afrique du Sud, illustration conjointe du développement plus ancien mais aussi de la transition démographique déjà effectuée de la seconde. En termes d’indicateurs sociaux, l’écart est moins tranché: certes, l’Afrique du Sud est mieux placée pour le taux d’alphabétisation, qui y approche 90%, et l’indice onusien du Développement Humain, pourtant encore médiocre, mais les espérances de vie moyennes sont presque identiques. Dans les deux pays, les inégalités sociales sont criantes et les quartiers huppés de  Victoria Island à Lagos et de Sandton ou Melrose à Johannesburg ne sont que des ilots de luxe au milieu de la masse des bidonvilles et townships. En Afrique du Sud, en particulier, la politique du Black Empowerment n’a concerné qu’une infime minorité de Noirs sans changer significativement la condition du plus grand nombre et, si les deux pays comptent les deux hommes les plus riches du continent, ils sont aussi recensés parmi ceux où la pyramide de distribution des richesses et des revenus est la plus  inégalitaire.

En matière politique, les deux nations sont bien en compétition. Celle-ci s’exprime d’abord au niveau des organisations régionales et des politiques de coopération/intégration/conciliation qui y sont promues. L’Afrique du Sud domine la Southern African Development Community (SADC) et le Nigéria la Communauté Economique Des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). A travers elles, les deux pays s’efforcent de peser, avec un succès variable, sur le règlement des conflits nationaux relevant de leur zone d’influence : Cote d’Ivoire, puis Mali et Centrafrique à l’Ouest ; Madagascar dans la SADC. Le Nigéria pousse aussi, avec difficulté, à une intégration monétaire de la CEDEAO qui donnerait au naira un rôle dominant et renforcerait son économie. L’Afrique du Sud, bien positionnée à l’Union Africaine, siège au G 20 mondial et cherche  à être le premier Etat à représenter durablement l’Afrique aux Nations Unies. Tous ces efforts sont cependant contrecarrés par les graves difficultés vécues de l’intérieur. Les Autorités Nigérianes doivent notamment affronter en même temps les terroristes de Boko Haram dans le Nord et une corruption à grande échelle qui touche tous les secteurs, et notamment l’exploitation pétrolière. Les dirigeants Sud-Africains sont en butte à une fuite importante de la main d’œuvre la plus qualifiée, qu’ils n’arrivent pas à endiguer, à des tensions sociales persistantes dans le secteur clé des mines et au ralentissement durable de leur économie. Les toutes prochaines élections dans les deux pays sont marquées par la même incertitude en raison du changement normalement obligatoire du principal dirigeant.

Cette mise en parallèle, tant économique que politique et sociale, du Nigéria et de l’Afrique du Sud, ne met donc pas clairement en évidence que l’un des deux champions actuels de l’Afrique est appelé à prendre rapidement l’ascendant sur l’autre. Chacun doit soigner des faiblesses aussi sérieuses que ses atouts sont solides. Le dynamisme actuel supérieur du Nigéria reste fragile et n’efface pas encore l’avance incontestable de l’Afrique du Sud dont les ressorts de croissance semblent érodés. Aucun ne devrait donc s’imposer vraiment dans les deux prochaines décennies même si chacun arrive à renforcer son empreinte dans sa zone d’influence respective. Pendant cette période, quelques outsiders pourraient apparaitre ou revenir dans la course en tête : l’Egypte, si elle règle sa fracture actuelle ; l’Algérie, si elle sait mieux profiter de sa formidable rente pétrolière ; le Maroc si sa stratégie offensive d’alliances subsahariennes sait tenir compte des exigences locales ; une Afrique de l’Est unie emmenée par le Kenya ; une Afrique francophone de l’Ouest revivifiée et solidement alliée avec le Ghana. La bataille promet d’être passionnante au fur et à mesure que les appétits s’éveilleront. Elle montre dans tous les cas que l’Afrique n’a plus le visage des anonymes et veut s’inscrire au rang de ceux qui construisent le monde de demain. Même si le chemin en est encore très long, difficile et incertain, il faudra reconnaitre à l’Afrique du Sud et au Nigéria d’en avoir ouvert  la voie au nom de l’Afrique subsaharienne.

(1) L’Afrique du Sud n’est actuellement qu’à la cinquième place sur le continent avec quelque 50 millions d’habitants.

Paul Derreumaux

Actualité bancaire africaine

Brèves réflexions sur l’actualité bancaire africaine.

En septembre dernier, quelques pronostics paraissaient vraisemblables quant aux possibles évènements marquants du système bancaire d’Afrique subsaharienne sur la période 2013/2014 (1). Quatre mois après, certaines pistes d’évolution annoncées se précisent tandis que d’autres aspects importants pourraient apparaitre.

Une première hypothèse émise concernait le ralentissement probable, à court terme, des spectaculaires opérations de rapprochement/expansion qui avaient marqué les cinq dernières années. Cette orientation semble pour l’instant confirmée et la seule transaction d’envergure présentement sur le devant de la scène vise, comme prévu, la privatisation au Nigéria de trois banques restructurées. Encore ce processus risque-t-il, malgré la pression des prochaines échéances électorales dans le pays, de dépasser les délais attendus en raison de la taille des dossiers et du nombre probablement élevé des candidats acheteurs.

Face à cette temporisation, des groupes ambitieux mais de moindre taille occupent le terrain et continuent à tisser leur toile. La banque camerounaise Afriland First Bank, fort éclectique dans la localisation de ses implantations, vient d’être autorisée à acquérir Access Bank en Côte d’Ivoire et négocie en vue de l’installation d’une filiale au Bénin. Elle retrouvera à Abidjan la banque burkinabé Coris Bank, tout récemment opérationnelle: celle-ci, maintenant numéro deux dans son pays, confirme par cette création « ex nihilo » sa volonté d’expansion régionale, après sa tentative avortée au Niger. Même la Banque de Développement du Mali (BDM), leader jusqu’ici peu remuant du système bancaire malien, affiche sa future expansion au Burkina et en Côte d’Ivoire. L’ivoirienne Bridge Bank, maintenant bénéficiaire, vient d’acheter au Sénégal la Banque Nationale de Développement Economique (BNDE).

A ces mouvements s’ajoute, dans nombre de pays, surtout anglophones, la poursuite de l’arrivée de petites banques privées. L’augmentation du nombre d’établissements bancaires qui en résulte s’observe dans presque chaque système national : le seuil des 20 banques est souvent franchi – 24 en Côte d’Ivoire, 26 au Ghana, 36 en Tanzanie – et la présence d’une bonne quarantaine de banques au Kenya surprend moins qu’auparavant. La concurrence s’intensifie à due proportion et contribue à une progression continue de la bancarisation des populations. Toutefois, les lourds investissements requis par l’activité bancaire et les contraintes croissantes de « compliance » apparaissent difficilement compatibles avec l’augmentation du nombre d’établissements et la survivance d’acteurs de tailles trop diverses faisant tous le même métier.

L’exemple des pays du Nord ou, en Afrique, des pays majeurs comme le Nigéria ou l’Afrique du Sud est à cet égard illustratif des tendances les plus prévisibles à moyen terme. Au plan opérationnel, une différentiation croissante de la profession est probable avec, d’un côté, la diminution du nombre total de banques généralistes et l’augmentation du poids relatif des plus importantes de celles-ci et, face à cette concentration renforcée, la multiplication d’institutions spécialisées : « banques de niche » tournées vers les particuliers haut de gamme, sociétés de crédit à la consommation, sociétés de crédit-bail… Au plan capitalistique, au contraire, le nombre d’acteurs devrait continuer à se réduire, les principales institutions étant souvent appelées à devenir les sociétés mères des sociétés spécialisées.

Cette orientation logique, bien engagée dans les cinq dernières années, pourrait cependant être  plus lente que prévu à se concrétiser. Les principaux groupes africains, moteurs des grandes opérations récentes, doivent consolider leurs implantations et leur organisation centrale, et rechercher des ressources ou des alliés pour étendre la construction de leurs réseaux sans en perdre le contrôle. C’est ce contrôle que cherchent sans doute les puissants acteurs bancaires moyen-orientaux ou asiatiques : ceux-ci disposent en effet des moyens financiers requis, mais leur expertise n’est guère adaptée ni aux économies africaines petites et peu diversifiées, ni aux challenges que leurs équipes devraient obligatoirement relever en cas d’implantation directe de leur part. Les groupes français et anglais restent toujours essentiellement réduits à Barclays et la Société Générale : celles-ci ont cependant visiblement l’une et l’autre la volonté de défendre vigoureusement leurs positions encore solides. La Société Générale, en particulier, annonce un plan ambitieux d’ouverture de 70 agences sur le continent en 2014 et s’efforce de prendre de l’avance sur le « mobile-banking ».

A côté des banques, la seule composante des systèmes financiers qui pourrait enregistrer un renforcement à bref délai est probablement celle des marchés boursiers. Ceux-ci sont maintenant nombreux sur le continent, mais restent dans l’ensemble étroits et peu animés. Ici encore, l’espace francophone se distingue par un retard sensible : dans les dix dernières années, la bourse y a été bien davantage utilisée par les Etats pour le financement de leurs besoins, en remplacement du recours à la Banque Centrale, que par les nouvelles cotations ou les émissions d’actions supplémentaires des grandes sociétés privées.

L’environnement pourrait évoluer favorablement à bref délai. Les Autorités de la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) par exemple, encouragées par quelques institutions internationales, ont adopté ou préparent des mesures pouvant conduire à une dynamisation du marché : remplacement possible des garanties exigées par une notation pour les emprunts obligataires, mise au point d’un calendrier annuel des émissions de titres des Etats, institution d’un mécanisme de protection pour les emprunts publics, annonce en Côte d’Ivoire du recours au marché pour de nouvelles privatisations. Pourtant, les changements doivent être menés plus rapidement et à plus large échelle. Dans tous les pays, la profondeur du gisement d’épargne locale est en effet certaine : toutes les émissions d’actions ou d’obligations, même les plus risquées, sont jusqu’ici entièrement souscrites, souvent très largement. Beaucoup d’investisseurs individuels ou institutionnels, et notamment les compagnies d’assurance, sont en particulier friands d’actions, aussi bien pour la bonne progression récente des cours que pour des raisons réglementaires et d’étroitesse des autres choix possibles. Pour exploiter ces potentialités, il conviendrait d’avancer dans trois directions : créer un marché financier fiable dans les zones où les structures sont absentes ou peu opérationnelles malgré les opportunités existantes, comme en Afrique Centrale francophone ; approfondir et faciliter dans de nombreuses bourses l’accès aux marchés et leur attractivité par des actions simultanées sur les coûts, la diversité des instruments, la souplesse des réglementations ; renforcer partout où nécessaire la liquidité des titres en agissant à la fois sur les comportements des investisseurs et sur les modalités de fonctionnement des bourse.

Pour d’autres aspects, les tendances prévues sont au rendez-vous. La question des risques encourus, qu’ils soient relatifs aux contreparties ou aux opérations, devient de plus en plus centrale : la pression des Autorités s’ajoute aux préoccupations des Groupes eux-mêmes au vu de l’évolution de leurs bilans  et explique que des actions de fond soient entreprises sur ce thème par diverses banques. La baisse des taux d’intérêt se poursuit à un rythme ralenti : malgré le manque d’enthousiasme des acteurs du secteur, elle semble à la fois inéluctable et souhaitable, essentiellement pour que se réalisent le renforcement des investissements des entreprises nationales et l’essor du secteur immobilier. Au plan des activités enfin, la concurrence entre les banques continue à s’intensifier comme prévu : les résultats dans l’ensemble très satisfaisants qui seront atteints en 2013 confortent en effet les établissements sur la pertinence de leur stratégie et sur les bonnes perspectives de profit que peut générer une politique très active dans la densification des réseaux d’agences et de la gamme des produits.

En ce dernier domaine, un terrain encore largement vierge est celui du rapatriement de l’épargne des diasporas africaines. Malgré les crises économiques dans les pays du Nord depuis 2008, ces flux ont continué à  prospérer et représentent pour certains pays subsahariens – Comores, Kenya, Mali, Sénégal par exemple – des montants remarquablement élevés à l’échelle des Etats intéressés. Les banques n’y jouent encore qu’un rôle marginal face à d’autres circuits, parfois totalement informels, alors qu’elles sont logiquement les mieux placées pour résoudre un problème crucial posé par ces mouvements financiers : leur utilisation efficace vis-à-vis des besoins permanents considérables des pays africains pour le financement de leur développement. Une percée des banques africaines sur ce créneau exige de leur part une politique de proximité maximale auprès d’une clientèle très éparse et difficile d’accès. Elle suppose donc une accélération dans la construction des réseaux locaux, une plus grande audace dans les implantations hors d’Afrique et une politique plus accommodante des Autorités des pays où s’est installée cette diaspora vis-à-vis des flux financiers concernés. De fortes avancées sont possibles, mais le temps presse car les sociétés de télécommunications s’installent avec fore et compétitivité sur ce secteur.

Ces observations sont finalement rassurantes sur la cohérence des évolutions constatées. Certes, les concentrations majeures, qui semblent toujours inévitables, n’apparaitront sans doute pas dans les toutes prochaines périodes. Cependant, la vitalité du secteur est confirmée, ainsi que son renforcement en cours et l’importance des nouveaux champs d’activité possibles. Le cap positif est bien maintenu, seule la vitesse d’avancement n’est pas assurée.

(1) Cf. « Quoi de neuf dans les banques subsahariennes pour la rentrée » in African Banker (octobre 2013), repris dans le présent blog en novembre 2013.

Paul Derreumaux

 

L’Afrique de l’Ouest francophone

L’Afrique de l’Ouest francophone en pole position ?

Dans une Afrique subsaharienne qui semble désormais bien ancrée dans le développement économique, la partie francophone de l’Ouest apparait souvent comme moins dynamique et moins bien lotie en termes de résultats. Pourtant, ses atouts actuels pourraient la placer rapidement en position plus avantageuse, surtout si elle parvient à réaliser quelques réformes majeures.

Pour l’Afrique subsaharienne, la globalisation des données économiques a une valeur limitée en raison de la mosaïque qui résulte de l’existence des quelque 50 nations qui la composent.  Certes, l’embellie constatée depuis le début des années 2000, et maintenant ressassée à longueur de conférences, touche plus ou moins tous les pays et rassure donc sur une réelle tendance de fond. Toutefois, pour les économistes comme pour les voyageurs, les réalités sont multiples. Deux d’entre elles ont fortement marqué les dernières années passées : l’Afrique de l’Est anglophone apparait plus ouverte aux réformes et plus performante ; dans l’Afrique francophone, la zone Centrale a davantage d’atouts naturels pour alimenter sa croissance

La position moins privilégiée de l’Afrique de l’Ouest francophone au plan économique a été aggravée par les évènements politiques qui ont frappé ces dernières années plusieurs de ses membres: coup d’Etat au Niger ; guerre civile meurtrière en Côte d’Ivoire ; coup d’Etat et guerre au Mali. De 2009 à 2012, le Kenya a ainsi vu son Produit Intérieur Brut (PIB) croitre de 15% de plus que celui de la Côte d’Ivoire, leader de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), et son PIB par habitant, calculé en termes de Parité de Pouvoir d’Achat (PPA), est passé devant celui du citoyen ivoirien.

Pourtant, quatre facteurs devraient notamment être plus favorables à l’UEMOA sur la période qui s’ouvre.

Le premier est une meilleure stabilité politique, condition permissive essentielle d’un développement durable et inclusif. Aucune élection majeure n’interviendra dans la zone avant fin 2015 et il est probable que les dispositifs constitutionnels actuels seront partout sauvegardés. Dans plusieurs cas, de nouveaux dirigeants, ayant une vision claire et volontariste du destin possible de leur nation et de leur peuple, sont en place et ont une chance raisonnable d’être réélus. Les différents évènements dramatiques récents ont conduit à une présence de longue durée de forces militaires régionales et internationales : celles-ci pourraient empêcher plus efficacement le retour à de graves turbulences, et surtout une résurgence forte du terrorisme, ennemi déclaré du développement.

Le second est la multiplication récente d’importantes nouvelles découvertes minières et pétrolières dans l’Union: or au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire et au Mali; charbon au Niger; pétrole au Bénin, en Côte d’Ivoire et au Niger; uranium au Niger et sans doute au Mali ; zinc au Burkina Faso, zircon au Sénégal,…. Le niveau élevé des cours mondiaux et la vigueur de la demande font que, à la différence de situations passées, ces gisements devraient être mis en exploitation rapidement, ce qui contribuera à une vive poussée des investissements puis des recettes publiques et des exportations. En même temps, attentives aux effets négatifs du syndrome hollandais déjà observé ailleurs, les Autorités nationales tendent à veiller davantage à un meilleur impact de ces investissements sur l’essor d’autres secteurs ou des entreprises nationales, et sur le niveau et l’affectation des recettes publiques.

Le troisième réside dans la priorité accrue donnée à la construction d’infrastructures. Le secteur des télécommunications a montré la voie grâce à quelques grands groupes privés qui ont amené l’Union aux standards moyens du continent. Dans les infrastructures routières et urbaines, les chantiers se sont intensifiés. On circule désormais par route bitumée de Dakar à Maradi et de Cotonou à Agadez. Abidjan construit son troisième pont, Niamey ferait bientôt de même, Bamako pense au quatrième. La future Boucle Ferroviaire régionale, initiée par le Niger mais intéressant quatre Etats voisins, sera un puissant catalyseur de croissance économique et d’aménagement du territoire. Outre leur forte contribution au PIB, ces projets changent la physionomie des capitales, réduisent l’enclavement de nombreuses régions, favorisent la croissance de la production et des échanges. Le secteur énergétique, souvent défaillant, pourrait réduire son retard si les ouvrages en cours ou projetés sont mis en production dans les délais : barrages hydroélectriques en Côte d’Ivoire, au Mali et au Niger, centrales thermiques au Sénégal et au Niger, grande unité de biomasse en Cote d’Ivoire.

Enfin, la solidité des institutions et du fonctionnement de l’UEMOA, l’avancée dans l’intégration des Etats, de leurs économies et de leurs politiques économiques, l’existence d’un espace financier unifié et d’une monnaie commune, la résilience de l’Union face aux crises nationales soutiennent la croissance dans la région. Prises ensemble, elles introduisent un cadre global cohérent et contraignant qui oblige chaque Etat membre à améliorer sa gouvernance, et constituent pour les entreprises une puissante incitation à l’expansion des affaires, et donc des investissements.  Certes, les insuffisances sont encore nombreuses et les progrès pourraient être plus rapides. Mais aucun retour en arrière ne semble constaté et l’UEMOA sert plutôt de référence sur le continent.

Ces éléments expliquent  pour une bonne part le fait que la progression du PIB de la zone, supérieure à 6% en 2012 et, sans doute, en 2013, atteindrait selon diverses estimations 7% en 2014, avec une inflation toujours maîtrisée. Pour les raisons évoquées ci-avant, ce rythme pourrait également s’afficher au moins en 2015. Pourtant, en raison de la forte poussée démographique qui va se prolonger, il faut aller au-delà. Pour gagner chaque année les 1 à 2% qui feront la différence à moyen terme, au moins trois mutations semblent indispensables.

La transformation la plus urgente et la plus pertinente est celle qui contrera la faible efficacité, voire la défaillance, croissante des appareils d’Etat et des secteurs publics. Leur poids et leur influence, nettement plus lourds en zone francophone, rendent ici cet aspect spécialement névralgique. Les actions parfois menées au plus haut niveau en termes de planification et d’assainissement sont largement perturbées par l’inertie destructrice d’une partie de l’administration, la voracité d’une corruption étendue et la mauvaise adaptation fréquente des lois et règlements aux données locales, qui multiplie les occasions de passe-droit. Les seules solutions seront une moindre présence du secteur public dans la sphère productive, l’amélioration rapide et multiforme du climat des affaires, le renforcement de la transparence et de la diligence dans les décisions administratives et judiciaires, l’inculcation d’une culture du mérite dans la fonction publique. L’Etat doit être fort mais juste, rigoureux mais non prédateur, incitatif plutôt que répressif.

Une deuxième priorité est celle d’un secteur primaire plus moderne et plus productif, dans les cultures de rente autant que dans l’agriculture vivrière et dans l’élevage : sa consolidation aurait des conséquences très positives sur la régularité du taux de croissance comme sur l’amélioration de la sécurité alimentaire des populations. Les transformations exigées sont cependant à la fois techniques, organisationnelles et mentales, et demandent donc temps et persévérance : les engagements pris en la matière après la crise alimentaire de début 2008 n’ont pas été respectés. Des actions prometteuses sont entreprises comme l’« Initiative 3N » au Niger, qui vise surtout les productions vivrières et s’illustre par le caractère transversal de sa démarche, ou les « Pôles de croissance intégrés » au Burkina-Faso, qui ciblent le développement équilibré de vastes périmètres, basé sur l’agriculture. Elles sont à multiplier. On peut aussi imaginer que l’Union elle-même promeuve un grand projet régional, telle l’exploitation maximale de l’immense delta de l’Office du Niger, qui rentabiliserait les importantes installations existantes et provoquerait une poussée de la production agricole au niveau communautaire. Le secteur primaire jouerait alors un rôle moteur du développement global, comme il l’a fait sous d’autres cieux ou précédemment en Côte d’Ivoire.

La troisième doit concerner le binôme éducation-formation. Les statistiques encourageantes sur l’accroissement du taux de scolarisation sont en partie virtuelles en raison de la faible qualité moyenne des enseignements de base et secondaire dans beaucoup d’établissements, publics comme privés. Dans les pays où un langage vernaculaire est dominant, l’usage du français, langue officielle, tend même parfois à diminuer, même au niveau professionnel, ce qui pénalise notamment l’introduction des nouvelles technologies. En termes de formation, le paysage est partout caractérisé à la fois par le fort excédent de diplômés insuffisamment qualifiés dans certaines formations tertiaires et le grave manque de techniciens spécialisés dans des secteurs comme l’industrie, le bâtiment ou l’informatique par exemple. Cette situation peut favoriser le retour de jeunes diplômés de la diaspora mais handicape définitivement ceux qui n’ont pu étudier à l’extérieur du pays. Des changements profonds et rapides sur ces terrains sont donc indispensables tant pour assoir la croissance économique sur un socle plus diversifié et inclusif que pour éviter l’explosion sociale pouvant  résulter de la montée massive du chômage..

Des coups de pouce  pourraient favoriser la réalisation de ces préalables, tel celui de l’Initiative pour le Sahel que viennent de lancer conjointement les plus puissantes institutions internationales. Le projet prévoit en effet la mobilisation de plus de 8 milliards de dollars US pour des investissements structurants, centrés en particulier sur les infrastructures, l’énergie et la formation, dans six pays du Sahel : l’UEMOA en serait un bénéficiaire majeur. Celle-ci doit donc saisir sa chance en jouant simultanément de ses points forts et de sa solidarité : même si les pays avancent à leur rythme propre et s’il existe des « locomotives », il est essentiel que l’Union tout entière arrive à destination.

Paul Derreumaux

Relation entre la France et l’Afrique

Quelques prérequis d’une nouvelle relation entre la France et l’Afrique

Le partenariat France/Afrique fait encore rêver. Pourtant sa réalité et son intérêt se réduisent au fur et à mesure que le temps passe et que l’Afrique se développe et multiplie ses alliances. Pour qu’elle puisse encore être privilégiée, il faudrait  que cette relation soit reconstruite sans délai sur d’autres objectifs et de nouveaux chantiers.  

Même si la « France/Afrique » a mauvaise presse, la relation entre la France et l’Afrique, particulièrement dans sa partie francophone, possède une consistance encore multiforme. C’est à partir de ce socle que la France cherche à construire un nouveau partenariat vigoureux et privilégié avec l’ensemble du continent africain, dont le Sommet tenu à Paris en ce début décembre voudrait être l’étape fondatrice.

Un tel objectif est particulièrement ambitieux car l’environnement a changé. En croissance soutenue et unanimement reconnue depuis plus d’une décade, l’Afrique est désormais devenue fréquentable et a fortement diversifié les pays et institutions avec lesquels elle commerce et qui investissent sur son sol. Elle est même courtisée par les grandes nations émergentes, qui voient dans les pays africains des cibles idéales pour la collecte de leurs matières premières, les marchés de leurs grandes entreprises et l’écoulement de leurs produits. Parallèlement, un nombre croissant d’Etats du continent, et notamment ceux qui progressent le plus, ont la volonté de définir eux-mêmes le contenu et les modalités de réalisation du développement économique et social qu’ils recherchent : c’est donc en fonction de la capacité de leurs interlocuteurs à répondre à leurs attentes et à admettre des rapports plus égalitaires qu’auparavant qu’ils seront prêts à poursuivre ou renforcer des relations spécifiques avec un partenaire. Cette diversification des relations et cet égocentrisme des choix sont des acquis auxquels l’Afrique ne renoncera plus. Si ce postulat est admis, tout est toujours possible. En Afrique, surtout francophone, l’attachement à la France reste profond, fondé à la fois sur la langue, l’histoire et la culture, et est à même de justifier une coopération particulière mutuellement profitable. Celle-ci peut et doit concerner les Etats, les peuples, les administrations, les entreprises des deux parties. Elle semble en outre être une chance pour chacun, en un temps où la France peine à retrouver le chemin de la croissance et où l’Afrique souhaite redoubler d’allure pour rattraper ses retards en nombre de domaines.

Pour exploiter cette opportunité, deux voies prioritaires sont à suivre par la France.

L’une, permanente, est de soutenir toutes les actions menées par les pays africains pour un développement accéléré, durable, harmonieux et inclusif. La France possède ici beaucoup d’atouts pour apporter une valeur ajoutée significative : l’expertise éprouvée de ses grandes entreprises en de  nombreux secteurs actuellement jugés prioritaires, leur taille internationale, leur expérience du continent dans certains cas sont des avantages déterminants pour tenir un rôle décisif dans les grands investissements structurants auxquels on porte actuellement une attention particulière. Il en est ainsi pour les infrastructures majeures attendues pour demain : énergie solaire, barrages hydroélectriques, traitement de l’eau, chemins de fer par exemple. C’est vrai également pour l’agriculture dont la modernisation et la montée en puissance sont des exigences premières face à une population en forte croissance : pour les cultures de rente comme pour les cultures vivrières, les sociétés françaises de l’agroalimentaire peuvent renforcer leur position, parfois déjà importante, et aider à l’évolution des pratiques culturales, la constitution de filières performantes, la formation des agriculteurs locaux, l’amélioration de toutes les composantes de l’environnement de la production. La pérennité du développement de l’Afrique est aussi liée à la multiplication de petites entreprises viables et bien équipées. Pour ce point fondamental, et spécialement difficile, les grandes sociétés françaises sont ici encore en mesure de jouer un rôle moteur tant à travers les actions de Responsabilité Environnementale et Sociale (RSE) que certaines mènent déjà à grande échelle, qu’en favorisant une sous-traitance bien professionnalisée du cœur de leur activité. Enfin, dans tous les secteurs productifs, le partenariat envisagé devrait contribuer à une meilleure diffusion sur le continent des technologies nouvelles par suite du bon positionnement de la France sur ce point pour nombre de créneaux. 

La plupart de ces actions relèvent avant tout de la responsabilité des entreprises, grandes ou petites: pour celles-ci, le continent africain n’est qu’un terrain parmi d’autres sur lesquels elles sont amenées à affronter chaque jour leurs concurrents issus du monde entier. Elles sont capables d’y réussir pleinement, comme  certaines l’ont prouvé depuis longtemps,  dès lors qu’elles accomplissent les efforts, les adaptations et les investissements  qui  montrent que leur offre est meilleure que celle des autres. En la matière, l’Etat français doit surtout jouer le rôle de facilitateur en apportant les appuis, notamment financiers, bien adaptés aux besoins des acteurs économiques français, aux exigences justifiées des pays hôtes des projets, à la concurrence vécue sur le terrain et à la nature des opérations concernées.

La seconde voie, peut-être plus conjoncturelle, mais particulièrement pressante, repose davantage sur la responsabilité étatique. Elle vise la réalisation d’actions répondant aux urgences de l’heure qui bouleversent l’ordre des priorités dans les Etats africains et qui risquent de remettre en cause les actions de développement déjà entreprises. Pour certains aspects, la France est certes pionnière. Ainsi, pour les risques sécuritaires, elle est probablement le pays qui a la conscience la plus concrète de la situation et peut, par ses initiatives et son exemple, faciliter la prise en considération de cette contrainte par les autres pays engagés dans le développement de l’Afrique. De même, dans la lutte, qu’elle soutient activement, contre le réchauffement climatique, la France pourrait être particulièrement utile pour aider une Afrique très faiblement armée dans ce combat, techniquement comme financièrement, alors qu’elle est une des zones les plus menacées. Pour l’intégration régionale également, qui est une des clés  de l’amélioration  de la sécurité et de la réalisation des grands investissements stimulant la croissance économique, la position actuelle privilégiée de la France dans de nombreuses instances peut servir de catalyseur.

En d’autres domaines en revanche, beaucoup reste à inventer comme le montrent les quelques exemples suivants. En termes d’emplois, le continent manque cruellement d’une main d’œuvre qualifiée pour des secteurs stratégiques comme les mines, l’informatique ou les nouvelles technologies. Face à ces besoins, la demande de travail, de plus en plus composée de jeunes, va progresser de façon très rapide pendant au moins les trente prochaines années sous l’effet de la poussée démographique. Pour arriver à équilibrer ces deux tendances opposées et éviter une possible crise sociale, une éducation de base et une formation professionnelle quantitativement et qualitativement acceptables sont une exigence fondamentale : la France pourrait y apporter une contribution à la hauteur de la réputation internationale de son enseignement. Toujours sur le plan humain, la France abrite une vaste diaspora, issue de nombreux pays africains, mais n’a pas trouvé jusqu’ici une politique globale permettant de gérer  et d’intégrer au mieux cette population immigrée. Comme l’ont montré les discussions du Sommet, une initiative amenant sur ce point des progrès substantiels est fortement attendue. Une meilleure liberté effective de circulation des acteurs économiques et des étudiants, des mécanismes efficaces d’incitation de retour au pays pour les émigrés en situation régulière grâce à des projets de co-développement, et la facilitation des conditions d’insertion dans l’hexagone des émigrés de la seconde génération seraient symboliques d’une nouvelle approche. Au plan juridique, après l’introduction globalement réussie de l’OHADA, les dysfonctionnements de la justice africaine restent nombreux et sont largement dus à la formation insuffisante des magistrats dans les affaires commerciales. Ici encore, la France possède les compétences qui pourraient fonder un partenariat visant la diffusion rapide de nouvelles structures mieux appropriées et une formation pratique intense des magistrats attachés aux dossiers économiques. En ces domaines spécifiques, un renforcement marqué des relations existantes entre France et Afrique est plus difficile : il impose innovation, capacité d’écoute, engagement dans la durée, esprit de dialogue, rapidité de décision et de mise en œuvre qui sont loin des canons actuels de fonctionnement de l’administration française. Il faut donc, en amont, inventer en France de nouveaux moyens d’action qui aillent au-delà de la volonté politique clairement affichée, faute de quoi l’ambition annoncée au Sommet risque de ne rester qu’une incantation..

Malgré ces difficultés, un grand partenariat France/Afrique basé sur ces deux piliers serait très certainement conforme aux aspirations actuelles des gouvernements et des peuples africains, mais serait aussi gagnant pour la France : l’émergence de l’Afrique ne peut en effet qu’être bénéfique à ceux qui auront su comprendre les besoins réels du continent et aider à les satisfaire. C’est donc bien par une telle approche que la France doit impulser cette nouvelle relation. Il est sans doute déjà tard, mais c’est encore possible.

Paul Derreumaux

 

Espoir au Sahel? A quelles conditions?

Espoir au Sahel? A quelles conditions?

Les promesses d’aide financière au Sahel se sont multipliées ces derniers mois. Ces soutiens financiers peuvent aider la région à rattraper quelques importants retards, à faciliter son développement et à faire face à de nouveaux risques majeurs. Plusieurs conditions  doivent cependant être remplies pour réussir cette ambition.

En novembre 2013, la Banque Mondiale et l’Union Européenne ont décidé, en accord avec les Nations Unies, de lancer une « Initiative pour le Sahel ». Celle-ci prévoit le financement conjoint de grands projets structurants dans six pays de cette zone qui figurent tous au rang des Pays les Moins Avancés (PMA) et que les actuelles difficultés sécuritaires fragilisent encore plus : Sénégal, Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad. Lors d’une mission commune dans ces pays, les dirigeants des trois institutions ont annoncé un volume total d’investissements supérieur à 8 milliards de dollars et l’affectation de ces montants à des secteurs actuellement en retard et que tous  considèrent comme prioritaires : énergie, infrastructures et éducation notamment. La Banque Africaine de Développement (BAD) devrait s’associer à cette Initiative. Celle-ci s’ajoutera, pour le Mali, à l’effort financier considérable de quelque 3 milliards d’Euros annoncé par la Conférence des Bailleurs de Fonds de mai dernier, destiné à aider la reconstruction du pays après la guerre de début 2013. L’intervention pourrait aussi être doublée d’un « Partenariat Réel pour l’Afrique » que vient de lancer le Koweit à la suite d’une réunion avec les Etats africains.

Dans chaque cas, les ambitions sont identiques et classiques. Elles visent d’abord à accélérer et intensifier au maximum des investissements dont la réalisation est perçue comme élément permissif essentiel d’une croissance économique plus solide et plus inclusive. C’est aussi une réponse par l’action à des périls qui s’intensifient comme celui du terrorisme, déstabilisateur de toutes actions de développement, ou du chômage, que l’intense poussée démographique risque de rendre rapidement insupportable. En revanche, la méthode proposée d’une intervention combinée de ces institutions financières dominantes, et l’ampleur des sommes en jeu sont nouvelles. Elles témoignent sans doute d’une prise de conscience – opportune – par ces acteurs internationaux que seul un effort collectif exceptionnel peut traiter efficacement l’urgence majeure que le Sahel doit affronter. Elles sont en tout cas une bonne nouvelle pour les pays bénéficiaires : cette manne financière devrait les aider à mener à bien de multiples investissements de taille suffisamment critique pour modifier rapidement les équilibres passés, lever de fortes inerties et exercer un effet d’entrainement de grande ampleur.

Pour  réussir, ces Initiatives majeures auront bien sûr à affronter tous les risques, locaux ou internationaux, politiques ou techniques, financiers ou humains, inhérents à tous les investissements effectués dans ces environnements. Trois difficultés supplémentaires auront cependant ici une acuité particulière.

La première est celle de la réalité et des modalités de l’aide envisagée. La manie du gigantisme et la contrainte de « l’effet d’image » poussent à la multiplication d’annonces pour les bonnes causes, mais les faits ne suivent pas toujours les paroles. De plus, en cas de plans d’action regroupant plusieurs donateurs de grande envergure, de nombreuses expériences passées ont montré que les exigences propres à chaque bailleur et les egos de ceux-ci rendent très délicate la coordination optimale des actions prévues et ralentissent souvent leur concrétisation. Enfin, l’absence fréquente de bilan d’exécution des plans proposés entrave l’analyse critique et la mise en œuvre de corrections. Or, dans le cas présent du Sahel, la multiplicité des urgences exige que tous les financements annoncés soient confirmés. En même temps, la grande variété des projets nécessaires et des populations visées ainsi que la diversité des procédures des bailleurs rendent la qualité de leur concertation déterminante pour le succès des initiatives prévues.

La seconde difficulté réside dans la capacité des pays bénéficiaires à mobiliser les financements proposés. De façon déjà habituelle, beaucoup d’administrations africaines peinent à satisfaire aux conditions qui leur sont posées pour les programmes décidés, et les décaissements accumulent souvent d’importants retards. L’augmentation massive des montants en jeu va accroitre à due proportion ces risques d’une utilisation ralentie des financements disponibles : la Banque Mondiale vient de le souligner au Mali, où l’ampleur des besoins n’a pas empêché un ralentissement du taux de décaissement des concours, tombé aux environs de 30%. Une telle situation peut décourager certaines institutions extérieures et, surtout, provoquer l’incompréhension, la déception, voire la révolte des populations africaines qui ne verraient qu’au compte-gouttes la concrétisation des projets annoncés. Ces grandes initiatives n’auraient alors qu’un impact réduit, au profit des pays les plus efficaces et organisés, et passeraient pour un leurre dans les autres. Un tel décalage annulerait l’aspect global recherché, qui est une caractéristique fondamentale du projet.

La troisième difficulté consistera dans la pertinence des programmes retenus pour ces investissements censés répondre à des situations critiques et à y apporter des réponses adéquates. Il conviendra en particulier de privilégier les investissements ayant des retombées rapides et profitant au plus grand nombre, d’un côté, quelques grands chantiers ayant un impact multiforme, de l’autre, et la relance des projets en panne pour des pays en sortie de crise, enfin. Les secteurs de la formation professionnelle, des petits projets agricoles, des infrastructures locales devraient aussi figurer dans les dossiers privilégiés. L’effort des institutions prêteuses pour ne pas multiplier à l’excès les interventions de bureaux d’études, dont les choix n’ont pas toujours l’objectivité désirée, sera aussi un bon signe d’une claire volonté, de part et d’autre, de préférer l’action à la parole.

Ne faisons pas la fine bouche. Malgré ces risques, les projets actuels d’aide globale au Sahel sont une chance immense pour cette partie fragile de l’Afrique, tant par leur importance financière que par la probable prise de conscience qu’ils traduisent de l’enjeu. Il reste seulement à espérer que toutes les parties prenantes sauront se saisir de cette opportunité et faire en sorte que cet espoir ne soit pas seulement virtuel.  

Paul Derreumaux

Afrique Subsaharienne : Quoi de neuf dans les banques pour la rentrée ?

Afrique Subsaharienne : Quoi de neuf dans les banques pour la rentrée ?

Après une année 2012/2013 fertile en nouvelles, le secteur bancaire subsaharien a fait peu parler de lui pendant l’été qui s’achève. La vigueur du taux de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) de l’ensemble de cette zone ne s’est pas démentie et atteindrait, selon le Fonds Monétaire International (FMI), 5,4% sur toute l’année en cours. Cette poussée, qui prolonge celle de 2011/2012, devrait soutenir une nouvelle progression des bilans, des activités et des résultats de la profession bancaire durant cet exercice. Le maintien de la bonne santé globale du secteur est donc la première caractéristique probable de celui-ci pour l’année 2013 et le début de 2014. Hors cette bonne nouvelle en continuité avec les années précédentes, plusieurs grandes tendances peuvent être attendues pour la période qui s’engage..

Pour l’expansion des réseaux existants, la nouvelle saison devrait être plus calme que les années précédentes. Les groupes africains actuellement dominants et les plus dynamiques ont d’abord à gérer et, parfois, à consolider ou restructurer les nombreuses entités achetées ou créées ces dernières années, et souvent à renforcer leurs fonds propres, pour préparer l’avenir. Barclays l’a clairement annoncé en réorganisant ses implantations directes et celles de sa filiale sud-africaine ABSA, mais d’autres sont engagés aussi dans cette voie prioritaire, même si c’est de manière plus discrète. De plus, la constitution de nouveaux établissements s’avère de plus en plus couteuse et difficile au fur et à mesure que le capital minimum requis est plus élevé et la compétition plus rigoureuse. Malgré cette probable pause relative, quelques opérations importantes seront sans doute finalisées en 2014 : privatisation au Nigéria par la structure AMCON de trois banques assainies  et vente par le Fonds d’Investissement ECP de sa part dans la banque ivoirienne BIAO par exemple. La taille de ces cibles pourrait  donner l’occasion à de nouveaux groupes, européens ou moyen-orientaux, de renforcer leur position en Afrique subsaharienne ou d’y pénétrer, même si les groupes africains tentent également de se saisir  de ces opportunités rares

Tandis que se calme la frénésie expansionniste, la compétition commerciale entre établissements  devrait s’intensifier dans chaque pays, tous les grands groupes s’efforçant de développer leurs activités, voire leur position locale. Cette concurrence continuera à s’exercer notamment à travers la poursuite de la couverture des territoires nationaux par des réseaux d’agences toujours plus denses, d’une part, et par une diversification des produits servis pour l’équipement de ces réseaux, d’autre part. Les gisements de progression restent en effet nombreux pour cette politique qui vise avant tout la conquête du marché des ménages: perspectives économiques ambiantes généralement positives, marges importantes d’augmentation possible du taux de bancarisation, urbanisation croissante des populations, encouragements des Autorités monétaires et administratives, progrès techniques permettant l’introduction de nouveaux services, en particulier monétiques. En la matière, l’avancée la plus vive pourrait être observée dans les pays francophones, dans lesquels les taux de bancarisation sont encore les plus faibles

Une autre accélération  sera normalement l’expansion attendue du « mobile banking » dans l’éventail des moyens de paiement. Les succès rencontrés au Kenya – compte M’Pesa mais aussi, plus récemment, compte M-Swari qui a des ambitions plus larges – font des émules. L’offensive est souvent menée par les sociétés de télécommunications : Orange mise ainsi activement sur son produit Orange Money dans ses pays d’implantation, notamment au Mali où elle est leader, et commence à traiter des opérations internationales, mais beaucoup de ses concurrents sont sur les mêmes voies. Cette poussée s’appuie sur des considérations techniques, telle l’avance importante du taux de pénétration du téléphone mobile sur celui des comptes bancaires. Elle conjugue aussi l’intérêt des deux parties prenantes : les compagnies téléphoniques fidélisent leurs publics et maintiennent un taux de progression élevé de leurs chiffres d’affaires alors que leur marché initial approche doucement de sa saturation ; les banques accroissent leurs revenus, ont accès à de nouvelles couches de particuliers et soignent leur image de modernité. A moyen terme, cependant, des interrogations importantes émergent : certains acteurs bancaires resteront-ils en dehors de ce mouvement de fond ? Les banques, à l’image des tentatives actuelles de la Société Générale, sauront-elles prendre leur indépendance technique à l’égard des entreprises de communications, qui mènent présentement le jeu ? Le « mobile banking » se laissera-t-il dépasser par les nombreuses autres recherches en cours pour de nouveaux moyens de paiements utilisant d’autres approches, et notamment le « paiement sans contact » ? En forte progression, ce domaine est loin d’être stabilisé.

A côté de ces aspects commerciaux porteurs, les systèmes bancaires subsahariens sont confrontés à une montée en puissance des risques qui pourrait freiner l’élan qui les caractérise depuis près d’une décennie. L’extension des réseaux et des clientèles, la diversification continue  des systèmes de fraude augmentent d’abord les risques opérationnels pour des équipes qui ne sont pas toujours suffisamment aguerries face à ces dangers. L’agence de notation Moodys, tout en reconnaissant la forte croissance et le renforcement des banques africaines, a aussi récemment souligné les contreparties de cette progression, liées en particulier à une persistante faiblesse relative des ressources propres, aux fluctuations rapides des cours des matières premières et à la forte imprégnation de la corruption. Toutefois, la principale difficulté a sans doute trait à la diminution de la qualité des portefeuilles de crédits et à l’accroissement sensible des Créances Douteuses et Litigieuses (CDL) dans bon nombre de réseaux. Cette croissance des CDL n’est pas illogique par suite de l’expansion remarquable des concours à la clientèle les années passées et des conséquences diffuses de la crise économique mondiale. Elle interpelle cependant par sa généralité et illustre à la fois une certaine faiblesse des dispositifs de gestion des risques de contrepartie dans certains groupes et la nécessité  d’y remédier sans délai pour ne pas compromettre les acquis de la période récente. Encore ce niveau déclaré des CDL dépend-il de la transparence de la gestion des banques ainsi que de la rigueur de la réglementation et du suivi des banques centrales : divers exemples montrent que les présentations officielles ne reflètent pas toujours une réalité exhaustive et que des ajustements brutaux sont parfois imposés par les Autorités de contrôle. Le Nigéria a illustré cette situation à plusieurs reprises et, comme en d’autres domaines, l’Afrique de l’Ouest apparait moins performante que l’Afrique de l’Est.

Enfin, l’une des questions qui devrait utilement faire débat est celle des taux débiteurs qui restent en général fort élevés pour les particuliers comme pour les entreprises petites et moyennes. Les banques centrales accentuent les incitations à une baisse de ces intérêts en réduisant elles-mêmes leurs taux directeurs, comme vient de le faire encore la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest, mais les banques commerciales sont peu enclines à réduire leur bonne rentabilité actuelle et arguent notamment du coût élevé du risque de crédit. Celui-ci reste effectivement obéré par la fragilité de nombre d’entreprises, par les fréquents soubresauts de la conjoncture et, surtout, par l’efficacité insuffisante et la grande lenteur des tribunaux, dénoncées de longue date mais toujours présentes.  Ces handicaps sont réels mais la meilleure maîtrise de l’inflation dans nombre de pays rend le loyer de l’argent parfois prohibitif en termes réels. Il est donc nécessaire d’aller au-delà des progrès déjà réalisés : les efforts réels et importants récemment consentis par les banques dans l’allongement de la durée des crédits à long terme n’auront par exemple leur pleine réussite que si les taux baissent, faute de quoi les charges d’intérêt correspondantes rendront insupportable le coût imposé aux emprunteurs. Contrairement à de nombreux domaines, la zone francophone pourrait être ici mieux placée que les autres parties du continent grâce à la stabilité monétaire qu’apporte la zone franc, si les Etats réalisent les ajustements nécessaires de l’environnement bancaire

La saison 2013/2014 pourrait donc voir une inflexion dans les priorités des banques subsahariennes. L’actualité des années récentes était dominée par la croissance des principaux groupes, ponctuée fréquemment par des mouvements capitalistiques de grande ampleur. Une nouvelle donne devrait s’imposer : elle privilégiera d’un côté la croissance interne des entités existantes, grâce au renforcement des canaux commerciaux déjà connus et le développement de nouveaux moyens de paiement ; elle mettra l’accent, de l’autre, sur le renforcement des aspects les plus fragiles des systèmes actuels. Cette période de consolidation permettra sans doute la reprise ultérieure des mouvements de concentration du cycle précédent. Dans tous les cas, la profession a encore de beaux jours devant elle, grâce au tonus actuel de la croissance économique africaine.

Paul Derreumaux

Développement financier et intégration régionale

Développement financier et intégration régionale: quelques interactions en zone Franc

Un secteur bancaire dynamique a été l’un des importants soutiens de la bonne croissance économique en zone Franc depuis le début des années 2000. Quelques facteurs semblent avoir joué un rôle déterminant dans cette mutation positive. D’importants progrès restent cependant à faire  pour compléter le dispositif existant et renforcer les synergies favorables.

Le séisme qui a frappé les banques en zone Franc dans les années 1980 commence à s’estomper de la mémoire collective : les jeunes générations de cadres économiques et politiques ne l’ont pas vécu et observent en revanche une expansion remarquable du système bancaire dans les trente dernières années. Celle-ci a été impulsée par des acteurs presqu’entièrement renouvelés et en intense compétition : ces changements d’identité et de comportement sont très certainement une cause majeure des améliorations observées. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) par exemple, sur les onze principaux groupes que recense la Commission Bancaire fin 2012, neuf  n’existaient pas il y a 35 ans ou sont passés entre les mains de nouveaux actionnaires sur la période. Seuls deux groupes français figurent encore dans ce peloton de tête. Les nouveaux venus, qui représentent une large majorité des bilans bancaires de la zone, sont tous africains : leur croissance sur le continent constitue donc leur objectif prioritaire, voire unique, et la profitabilité des opérations correspondantes le point d’appui de leur rentabilité globale. La montée en puissance des implantations subsahariennes dans le résultat des banques marocaines Atijari et BMCE en donne la preuve éclatante et devrait se poursuivre. Cette situation entraine d’ailleurs les banques françaises encore en place à s’engager fermement dans cette concurrence aiguisée, et la transformation de leur dispositif africain a sans doute été plus intense durant les vingt dernières années que dans les vingt précédentes.

Trois principales conséquences résultent de cette transformation. D’abord, le nombre d’entités bancaires a fortement progressé dans chaque pays, porté par l’émergence de nombreux établissements privés à partir des années 1990 et, surtout, par la volonté des principaux acteurs de se constituer en réseaux couvrant toute l’Union pour mieux servir leurs grands clients : l’effectif a ainsi franchi en 2010 le seuil des 100 unités pour les huit pays. En second lieu, ces banques ont pour la plupart mené une politique offensive d’installation d’agences sur l’ensemble du territoire de leur Etat d’implantation, d’une part, et d’ouverture du nombre maximal de comptes bancaires, d’autre part, pour préserver ou consolider leur part de marché et multiplier leurs opportunités d’opérations : le nombre de guichets bancaires avoisine 2000 fin 2012, en hausse de 16% sur les deux dernières années, tandis que le nombre de comptes bancaires a progressé de 42% sur la même période pour approcher l’effectif de 8 millions. Le principal effet en est la sensible augmentation récente du taux de bancarisation des populations, qui est malgré tout encore en deçà du seuil des 10% et nettement en retard par rapport aux autres parties de l’Afrique. Enfin, tous les intervenants, et principalement les grands acteurs, ont intensément œuvré pour une densification des services et produits mis à la disposition de leur clientèle élargie. Le public des particuliers a été spécialement visé dans cette politique de conquête de la clientèle de masse, grâce notamment à une extension rapide des produits de monétique, à une forte augmentation des prêts personnels et à un allongement de la durée des prêts. Ce dernier point autorise notamment un début de satisfaction des besoins  importants en financement de l’habitat. Les entreprises ont toutefois été également bénéficiaires : la réalité d’un espace monétaire et financier unifié dans l’UEMOA et la consolidation à l’intérieur de celle-ci des réseaux de banques commerciales ont permis un bon soutien  financier, y compris par des financements consortiaux d’investissements, de l’expansion régionale des grandes entreprises, qui contribuait elle-même à la consolidation de l’intégration et de la croissance de la zone.

Pour la Communauté Economique et Monétaire des Etats d‘Afrique Centrale (CEMAC), quelques décalages pourraient être notés sur plusieurs des aspects soulignés pour l’UEMOA. Toutefois les tendances sont analogues : primauté nouvelle des groupes africains, durcissement de la concurrence générant d’importants progrès au profit des clientèles, forte modernisation des produits et services bancaires, approche régionale intégrée appliquée par les acteurs financiers même si le dispositif institutionnel est légèrement moins avancé.

Ce renforcement mutuel progressif du développement financier et de l’intégration économique régionale rencontre cependant encore divers freins qui pourraient être levés.

A l’intérieur des systèmes financiers, quatre faiblesses apparaissent essentielles. La première est la quasi-absence d’établissements financiers non bancaires. A côté de la puissante consolidation du système bancaire, toutes les autres institutions financières restent encore embryonnaires, pour des raisons à la fois réglementaires et fiscales, d’un côté, et par suite de la faiblesse du secteur formel des Petites et Moyennes Entreprises (PME), de l’autre. Les choix de modes de financements, sont donc réduits et le poids des concours à l’économie dans le Produit Intérieur Brut (PIB), qui avoisine 30%, demeure anormalement faible. La deuxième est la cherté persistante des crédits. Certes des efforts importants ont été consentis dans les dernières années par les banques, surtout au profit des grandes entreprises, qui ont su faire jouer à  plein la concurrence entre prêteurs, et sur les places où la compétition bancaire est la plus rude, comme au Sénégal. Dans la plupart des pays et vis-à-vis des autres catégories de clients comme les PME et les particuliers cependant, les taux d’intérêt nominaux restent élevés et l’inflation maîtrisée conduit à des taux réels peu attractifs. Ceci est particulièrement vrai pour les crédits à long terme, que les banques acceptent désormais plus facilement de financer, mais qui ne peuvent se développer à ces conditions peu compétitives. Le prix de collecte des ressources drainées et le coût du risque apparaissent comme les deux principales causes de cette situation et devraient donc être revus. Le troisième est la rareté relative des refinancements interbancaires, dont l’accroissement permettrait d’optimiser l’affectation des ressources entre établissements et entre pays. Même si les dispositifs prudentiels autorisent tous les concours de ce type, ceux-ci restent encore surtout limités aux refinancements, principalement à court terme, entre banques du même groupe ou de la même place. Une généralisation de ces échanges financiers serait de nature à accroitre les moyens d’action des banques dans un cadre régional et à soutenir l’intégration. Enfin, le renforcement de la formation des équipes bancaires devrait être une forte priorité. Face à des métiers qui se sont profondément diversifiés et modernisés, les agents ne sont pas toujours armés pour gérer au mieux des risques opérationnels en forte progression et pour étudier et suivre des concours à des structures informelles qui restent majoritaires. Les développements récents ou souhaités des activités bancaires se heurtent donc à cette contrainte, qui peut provoquer des coûts élevés pénalisant les banques les plus actives.

Pour l’environnement, diverses améliorations sont très souhaitables voire indispensables, qui favoriseraient à la fois développement financier et intégration régionale. La première est d’ordre réglementaire : le dispositif prudentiel reste moins incitatif qu’en d’autres régions du continent pour faciliter la création d’institutions solides et bien adaptées à leur contexte. Certes le ratio relatif à la facilité de transformation des ressources pour une meilleure adéquation à la durée des emplois a été par exemple revu début 2013. Mais d’autres insuffisances et rigidités persistent : ainsi le capital minimum requis pour les banques demeure trop faible par rapport aux normes désormais couramment admises ; dans le même temps, les fonds propres exigés  pour les établissements financiers sont inutilement dissuasifs et expliquent le grand manque de telles institutions dans la zone. Le fonctionnement peu performant de la justice dans la plupart des pays constitue un autre blocage important : cette difficulté était exprimée de longue date par tous les acteurs financiers et de nombreux partenaires étrangers, et l’institution de l’OHADA, il y a déjà vingt ans, avait généré beaucoup d’espoirs en ce domaine. La pratique montre cependant que les changements s’effectuent très lentement et que de nombreuses anomalies subsistent dans les jugements énoncés tandis que la lenteur des décisions est toujours problématique. Par suite, le coût du risque reste lourd et ralentit fortement la baisse souhaitable des taux d’intérêt. Sur un autre plan, des politiques d’intégration plus efficaces et une harmonisation plus poussée des réglementations donneraient aux systèmes bancaires des différents pays davantage de possibilités pour porter leur champ d’action à tout l’espace régional. Les politiques visant une meilleure convergence des économies de chaque pays de la zone Franc peinent jusqu’ici a dégager des résultats probants et ne facilitent pas la mobilisation des institutions financières au profit de l’atteinte d’objectifs communs de développement. En matière d’impôts par ailleurs, les progrès dans l’unification de la fiscalité sur l’épargne, les crédits ou les valeurs mobilières sont récents et encore imparfaits alors qu’ils sont des conditions sine qua non pour l’utilisation optimale par les agents économiques d’un espace monétaire et financier régional unifié. Enfin, la gestion d’une large majorité des entreprises reste d’une qualité insuffisante, tant pour le fonctionnement courant que pour les investissements d’expansion, ce qui rend difficile le partenariat avec les institutions financières. Le renforcement par tous moyens des   PME formelles et de leur poids relatif dans les appareils économiques appuiera donc le développement des systèmes financiers et de ses capacités d’action.

Paul Derreumaux

La tentation de la « Banque Globale »

La tentation de la « Banque Globale »

 

Comme chacun le sait maintenant, les banques subsahariennes grandissent vite et plutôt bien. Les lignes d’expansion qu’elles exploitent depuis près de deux décennies sont connues  et unanimement appliquées: élargissement rapide des réseaux d’agences visant notamment la conquête de la clientèle des particuliers non ou mal bancarisés ; modernisation tous azimuts permettant augmentation sensible de la productivité et bonne profitabilité. Cette évolution s’effectue sur un fond d’intense concurrence entre quelques groupes qui étendent leur emprise sur une ou plusieurs régions d’Afrique et acquièrent parfois une influence continentale. Il en résulte des avantages économiques collatéraux notables: la contribution directe et indirecte de l’activité bancaire à la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB),  l’amélioration de l’accès à l’espace monétaire et au crédit pour les parties les plus vulnérables de la population, la réduction régulière du retard par rapport aux pays avancés en matière de technologie bancaire.

On pouvait penser que ces orientations majeures requièrent encore suffisamment de développements et promettent assez  de rentabilité pour qu’elles mobilisent les énergies des leaders de la profession. Pourtant, ceux-ci semblent maintenant attirés par une autre voie : celle de la création de départements ou de filiales axés sur les activités de banques d’affaires -fusions-acquisitions, conseil, syndications, marchés de capitaux,…- qui, ajoutés à leur champ d’action actuel, les ferait devenir des « banques globales »

Comme souvent, les institutions anglophones ont initié le mouvement. Les quatre grands établissements sud-africains et les principales banques nigérianes –First Bank of Nigeria, Ecobank, UBA,… par exemple –  sont présents, parfois de longue date, sur les places de Londres ou de New-York, voire de Paris. Ils y exercent, outre le « correspondant banking » pour des institutions africaines, des activités relevant des interventions classiques des grandes banques d’affaires internationales : opérations sur devises et produits, financements structurés, montages financiers variés,… Dans tous les cas, les résultats concrets de ces initiatives ont été moins mis en avant que les démarches elles-mêmes et il est peu probable que ces activités aient constitué l’essentiel des évolutions positives observées pour les systèmes bancaires africains. Malgré cette discrétion, le goût de la « haute finance » tend à gagner de nouveaux adeptes. Les banques marocaines renforcent leurs installations en Europe et annoncent l’accroissement de leurs capacités à gérer des opérations de haut de bilan ou des montages financiers sophistiqués pour des clients relevant de leurs nouveaux territoires subsahariens ; certaines des principales banques d’Afrique du Centre ou de l’Est semblent prêtes à suivre le mouvement.

Ce nouveau cap est-il une priorité pour l’Afrique subsaharienne et ses grands acteurs bancaires ? La réponse doit sans doute être nuancée.

La présence croissante des banques africaines dans des rôles jusqu’ici réservés aux plus grandes banques internationales parait justifiée avec la nouvelle image de l’Afrique devenue en 15 ans un continent porteur d’avenir, où les opportunités d’investissement se multiplient et les besoins se diversifient. La montée en puissance des groupes originaires du continent, qui dominent maintenant leurs marchés territoriaux, leur donne le droit de ne plus être exclus des  montages financiers de grande envergure restés jusqu’ici la chasse gardée des banques européennes, américaines et, depuis peu, asiatiques. L’expertise des institutions africaines les plus importantes s’est d’ailleurs renforcée pour les financements de projets ou les négoces internationaux de matières premières grâce aux « tickets » pris dans les contrats de ce type menés sous la conduite d’acteurs plus puissants et plus expérimentés. L’expansion progressive des marchés financiers, ouverts dans un nombre grandissant de pays subsahariens, apporte une autre piste de croissance dans les domaines de la bourse et de la gestion d’actifs. Légitime dans son principe, cette focalisation sur des activités plus financières que bancaires mérite cependant d’être testée avec prudence.

En matière de grands financements internationaux, aucun groupe africain, hormis les ténors sud-africains, ne possède jusqu’ici un bilan qui lui permette de rivaliser avec les mastodontes bancaires des pays développés ou de Chine. Ces activités sont toutes volatiles et reliées assez étroitement à la conjoncture internationale qui demeure fragile, sans doute encore pour quelques années. Certaines d’entre elles comportent des risques de pertes élevées, comme l’ont montré la disparition fracassante de Lehmann-Brothers en 2008 ou les difficultés des banques nigérianes à la fin des années 2000. L’entrée dans ces nouveaux métiers doit donc être avant tout menée sous la forme d’un apprentissage graduel, pour éviter les situations qui pourraient broyer les fonds propres des nouveaux venus : en la matière, les pouvoirs publics des pays africains pourraient jouer un rôle de catalyseur en obtenant que les investissements étrangers incluent plus systématiquement les groupes bancaires présents localement dans les pools constitués pour le financement de grands projets, dès qu’ils en ont les fonds propres nécessaires. Certes, le montage financier et le conseil sont souvent fort rémunérateurs, mais  les composantes essentielles de ces activités sont l’identification de projets fiables et rentables, d’une part, et la mobilisation effective de fonds pour leurs financements, d’autre part, qui peuvent toutes deux être réalisées pour l’essentiel par les filiales locales des groupes grâce à leur action sur le terrain. Ceux-ci pourraient en conséquence négocier une part respectable des commissions versées pour les autres aspects des « deals » auxquels ils participent. Le développement de partenariats entre les champions africains et les grands intervenants internationaux sur ces sujets devrait donc pouvoir être intensifié  à partir des structures actuelles avant  de passer à  la création d’instruments indépendants.

Du côté des marchés financiers locaux, ceux-ci sont encore souvent embryonnaires, avec un petit nombre de valeurs et une médiocre liquidité. Même si leur devenir recèle de grands potentiels, ceux-ci prendront du temps avant d’éclore et l’évolution se fera surtout par un constant et patient approfondissement de l’existant. Ceci semble devoir être surtout atteint par « le bas », c’est-à-dire en obtenant des Etats qu’ils n’assèchent pas l’importante épargne disponible, des entreprises qu’elles fassent davantage appel aux bourses mobilières et des investisseurs qu’ils donnent plus d’importance à ces placements financiers dans leurs portefeuilles d’actifs.

Face à ces perspectives nouvelles, les fondamentaux sur lesquels s’est appuyé l’essor récent des systèmes bancaires paraissent plus que jamais d’actualité. La bancarisation a connu partout des progrès significatifs, mais se maintient encore loin des objectifs possibles. L’accroissement démographique rapide et la poussée encore plus vive de la population urbaine rendent le défi encore plus pressant. La diversification accélérée des services offerts est indispensable pour répondre aux attentes d’une clientèle de plus en plus avertie et dont les besoins croissent avec l’élévation des niveaux de vie et le renforcement des appareils économiques : en particulier, le financement de l’habitat et, surtout, celui des petites et moyennes entreprises n’en sont encore qu’à leurs balbutiements bien qu’ils soient décisifs pour un développement durable des économies africaines. L’élargissement des publics, la pression de la concurrence, les lacunes subsistantes dans les organisations et les procédures ont aussi conduit à une fréquente dégradation de la qualité des portefeuilles qui suppose à court terme des mesures correctrices de première ampleur. La compétition pour la domination des moyens de paiement  désormais ouverte avec de nouveaux acteurs, parmi lesquels les sociétés de télécommunication sont les plus agressives, va mobiliser une énergie et de lourds investissements sur la prochaine décennie. Les exigences croissantes des Régulateurs pour les fonds propres et les normes à respecter apporteront enfin d’autres fortes contraintes.

Au-delà des effets d’annonce, la priorité apparait donc claire. La poursuite des améliorations et des mutations des systèmes bancaires nationaux  est fondamentale  pour la durabilité  de la croissance économique actuellement observée en Afrique. Les banques ont tiré de la première phase de ces transformations de nombreux avantages en termes de puissance et de prospérité : elles devraient donc assumer avec entrain la responsabilité de continuer, même si les obligations correspondantes sont moins séduisantes que celles de la banque d’affaires. Ce choix leur donnera aussi, à condition de maîtriser les nombreuses difficultés qui vont encore jalonner leur parcours, des moyens accrus pour peser ensuite davantage dans les opérations qu’elles commencent à convoiter. Une telle approche par étapes permettrait sans doute d’éviter qu’une ambition justifiée conduise au « syndrome de la grenouille », celle qui voulait se faire plus grosse que le bœuf…

Paul Derreumaux

Afrique Subsaharienne, l’eldorado perdu des banques Françaises.

L’eldorado perdu des banques Françaises

 

Il y a quelque trente ans, des banques françaises détenaient en Afrique francophone une position très dominante et sans véritable concurrence. La crise des systèmes bancaires de cette zone dans la décennie 1970/1980 leur a coûté fort cher en termes de provisions et de recapitalisation. Le traumatisme né de cette charge financière, aggravé par les perspectives alors fort médiocres de l’économie du continent et les alléchantes promesses d’autres  marchés, a décidé les états-majors des institutions concernées à renoncer aux mutations requises dans des filiales trop gérées « à l’ancienne » et à placer l’Afrique dans les périmètres à « alléger ».

Le panorama bancaire actuel au Sud du Sahara montre combien ces choix ont constitué une erreur stratégique notable. La gravité de la crise bancaire d’Afrique francophone rendait indispensable la reconstruction rapide de nouveaux systèmes financiers. Celle-ci a été jugée prioritaire dans les mesures d’ajustement structurel qui ont marqué cette difficile période. Les banques françaises disposaient alors d’une base suffisamment solide pour jouer un rôle majeur dans cette reconstitution d’un appareil bancaire performant : implantations anciennes et souvent puissantes, moyens financiers de premier plan, bonne connaissance des agents économiques locaux et de leurs besoins. Certes, l’évolution de l’environnement et les ambitions d’investisseurs privés régionaux allaient inévitablement amener de nouveaux intervenants dans ce secteur auparavant réservé aux capitaux étrangers et aux Etats. Une réelle politique d’innovation et de conquête des clientèles nationales, à l’image de celle appliquée alors dans les pays du Nord, aurait cependant permis aux banques françaises de garder encore longtemps une place prépondérante.

Ce choix a été écarté. Les banques françaises ont préféré faire profil bas, supportant les coûts du nécessaire assainissement de leurs filiales existantes, mais sans modifier profondément les méthodes et les objectifs de celles-ci, et renonçant de facto à toute politique expansionniste de leur présence. Deux autres évènements ont accentué ce repli relatif : la disparition imprévue et rapide, en fin des années 1980, de l’emblématique BIAO; la fusion Crédit Agricole-Crédit Lyonnais et l’érosion progressive du réseau africain de cet ensemble. Seules deux des « trois vieilles » -la BNP et la Société Générale – restent ancrées au Sud du Sahara, sans avoir véritablement élargi leur assise  historique.

Pendant ces trois décades, le système bancaire africain va vivre plusieurs révolutions. Des banques à capitaux privés nationaux naissent ex nihilo, dans les années 1970 ou 1980 selon les pays. Tournées par nécessité vers des clientèles auparavant négligées, elles démontrent leur viabilité sur ces bases nouvelles et grandissent partout.. En Afrique francophone, les plus ambitieuses engagent la construction de réseaux régionaux, à l’intérieur des unions monétaires en place, exploitant au maximum au profit de leurs clients les synergies possibles entre entités. A compter des années 2004.2005, le cloisonnement du continent entre zones nationales ou régionales quasiment étanches s’efface sous la pression conjointe de quelques groupes subsahariens ambitieux, de banques nigérianes puissamment recapitalisées et de banques marocaines à l’étroit dans leur pays. Entre ces acteurs s’exacerbe une concurrence qui s’exerce notamment par le renforcement accéléré des réseaux d’agences et par la forte diversification et la modernisation de produits offerts. Un cercle vertueux s’instaure entre le développement de ces systèmes bancaires dynamiques, dominés désormais par des acteurs africains et redevenus rentables, et une croissance économique plus soutenue, qui se nourrissent l’une de l’autre.

Face à cette nouvelle donne, quelques banques françaises lorgnent à nouveau vers l’Afrique, mais leurs annonces ne sont pas encore suivies d’effet. La poursuite attendue de la croissance du continent permet de croire que certaines places pourraient encore être prises : elles seront de toute façon de plus en plus rares et chères, et pourront difficilement conduire aux positions dominantes d’autrefois. La chance passe rarement deux fois…..

Paul Derreumaux