Croissance, pétrole, euro : de bonnes nouvelles pour l’Afrique

Croissance, pétrole, euro : de bonnes nouvelles pour l’Afrique

Le deuxième semestre 2014 et le début de 2015 sont marqués par la chute du prix du pétrole, la forte baisse de l’euro et une croissance économique globalement inférieure aux prévisions. Pour l’Afrique, ce contexte apparait plutôt positif. La diversité des effets et l’incertitude sur la durée des ces changements imposent cependant d’exploiter ceux-ci rapidement et avec justesse.

Les bonnes nouvelles pour l’Afrique sont suffisamment rares pour qu’on les souligne. La fin de l’année 2014 et le début de 2015 nous en apportent simultanément trois.

La première est celle des dernières prévisions sur la croissance mondiale, malgré l’accueil pessimiste qu’elles ont reçu. Le rapport publié début 2015 par le Fonds Monétaire International (FMI) annonce en effet une augmentation de 3,5% du Produit Intérieur Brut (PIB) mondial, inférieure de 0,3% à ce qui était précédemment escompté. L’Europe mais aussi la Chine et diverses régions en développement, dont l’Afrique, sont visées comme responsables de ce décalage. L’atonie de l’économie européenne, après plusieurs années de mesures d’ajustement plus ou moins sévères selon les pays, est effectivement décevante sauf si on admet que la croissance économique n’est peut-être pas le régime normal de nos économies, contrairement à ce que croient beaucoup de politiques. Les reproches faits au ralentissement de la « locomotive » chinoise peuvent en revanche surprendre. Dans le passé récent, les craintes liées à sa croissance trop rapide étaient au contraire nombreuses, et souvent justifiées : existence de bulles spéculatives, comme la construction ou l’énergie ; institutions financières au portefeuille encombré de créances douteuses; modification nécessaire du modèle économique afin de mettre l’accent sur les progrès de la consommation intérieure. Le ralentissement constaté pourrait donc être plutôt salué comme la conséquence de l’adoption par la Chine de mesures salutaires pour éviter la surchauffe et assainir ses structures économiques. Un taux de croissance, même « réduit » à quelque 7%, parait de toute façon constituer une performance honorable, voire plus saine à moyen terme pour ce pays.

Pour l’Afrique subsaharienne, le FMI évoque aussi pour 2015 un repli à 4,9%, contre 5,8% prévus, du taux de hausse annuel du PIB, juste en-deçà des 5% devenus au fil des ans une espèce de « norme » minimale. La plongée des prix du pétrole, la baisse de cours de quelques matières premières et la morosité économique prolongée en Afrique du Sud semblent les principaux facteurs explicatifs de ce retard. Malgré celui-ci, le taux espéré pour 2015 montre que l’Afrique trouve désormais en elle-même une bonne partie des ressorts de sa croissance et est globalement moins vulnérable aux chocs extérieurs. Cette moyenne dissimule aussi le fait que les pays africains non producteurs de pétrole devraient même voir la croissance de leur PIB s’accélérer : le taux atteindrait ainsi +7,4 % en Afrique de l’Ouest francophone, rejoignant en conséquence la croissance chinoise. De plus, le ralentissement dans plusieurs des régions les plus avancées est une occasion pour un grand nombre de pays du continent de réduire, même modestement, l’écart qui les sépare des nations les plus riches.

Même si ces constats sont encourageants, il reste primordial de constater sur le terrain si le progrès du PIB se traduit au quotidien dans les principaux indicateurs économiques et, surtout, dans l’évolution du pouvoir d’achat de la majorité de la population. Pour qui s’oblige à cette analyse, il apparait bien que l’Afrique a vraiment changé en 15 ans, mais aussi que le chemin à parcourir reste plus long encore, et qu’il ne sera sans doute pas en ligne droite.

Une deuxième  donnée positive est l’évolution du cours du pétrole. Durant les premiers mois de la forte baisse engagée depuis l’été 2014, celle-ci a été surtout présentée comme un facteur supplémentaire de modération de la croissance mondiale, en raison de ses effets négatifs sur un secteur pesant lourd dans les économies de nombreux pays. L’amplification de la chute (actuellement plus de 60% par rapport aux niveaux de juin 2014) et son caractère durable ont modifié les conclusions des experts : le baril moins cher soutient, au moins pour un temps, la croissance en allégeant partout les lourdes factures énergétiques.

En Afrique, les situations sont bien sûr contrastées entre pays, selon qu’ils soient importateurs ou exportateurs d’or noir. Les nations exportatrices voient leur balance commerciale se détériorer significativement, leurs recettes budgétaires se réduire et leur économie ralentir, en particulier si celle-ci est faiblement diversifiée. L’Angola et le Nigéria subissent particulièrement ces orientations négatives, même si leur impact est modéré par la forte hausse du dollar. La large majorité des pays subsahariens est cependant à classer au rang des pays importateurs nets de pétrole et bénéficie donc de cette chute inattendue des prix pétroliers internationaux. Les économies ainsi réalisées reçoivent toutefois des affectations variées. Les consommateurs peuvent parfois être directement avantagés en cas de diminution du prix des carburants à la pompe : le Côte d’Ivoire et le Togo ont ainsi appliqué cette politique fin 2014. L’effet le plus généralisé reste toutefois cantonné à la baisse des subventions que les Etats mobilisent habituellement pour  éviter une hausse excessive des produits pétroliers. Cette épargne imprévue dans les finances publiques pourrait alors être utilement affectée à des investissements destinés à accélérer l’emploi d’énergies nouvelles en remplacement à venir du pétrole. Le développement des capacités énergétiques est en effet une question centrale pour la plupart des pays et la situation actuelle du pétrole offre une opportunité de renforcement des actions à court terme capables d’améliorer la situation. Si la situation persiste, les Etats les mieux gérés pourraient même envisager la création de fonds « intergénérationnels » permettant des investissements physiques ou financiers à long terme, à partir des montants dégagés sur la baisse des cours internationaux du pétrole (une espèce de « rente à rebours »), comme l’a fait avec succès la Norvège grâce à sa rente issue des champs pétroliers de Mer du Nord. Le temps risque de manquer pour tenter ce scénario optimal : la remontée des cours internationaux du pétrole est souvent annoncée pour le second semestre 2015, surtout si la reprise économique se manifeste mieux. Il incombe donc obligatoirement aux Etats dont les économies sont actuellement favorisées une vigilance extrême dans la dépense des sommes rendues disponibles, sous peine d’avoir gâché la chance qui leur était ainsi offerte et qui risque de ne pas se retrouver rapidement.

Le troisième atout actuel est la hausse du dollar, qui a prévalu face à toutes les monnaies. C’est vrai en particulier pour l’euro qui a perdu plus de 20% de sa valeur par rapport à son sommet de mai 2014, ce qui, en favorisant les exportations, donne d’ailleurs quelques meilleures perspectives aux entreprises européennes pour 2015

Pour l’Afrique, le principal impact positif de cette évolution concerne les exportations qui sont pour une très grande part constituées de matières premières, donc libellées en dollars et caractérisées par une faible élasticité-prix. Il en résulte en même temps une meilleure santé financière de pans entiers des économies africaines, une amélioration de leurs balances commerciales et des recettes plus conséquentes des droits à l’exportation pour les Etats. Pour les producteurs de pétrole, les effets négatifs de l’effondrement des cours sont ainsi  probablement éliminés d’environ 30%. Certes, la situation n’est pas exempte de conséquences négatives. La première est liée au renchérissement des importations exprimées en dollars, telles celles des biens d’équipement dont l’objectif d’un développement accru augmente aussi la demande. En revanche, pour les pays des deux zones CFA, cet inconvénient est très limité puisque la majorité de leurs importations viennent de la zone euro. De plus, ce contexte devrait être un profond stimulant pour le développement du commerce intra-africain, et notamment régional lorsqu’existent déjà des unions douanières ou économiques. Les performances promise à l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) pour 2015, évoquées ci-avant, donnent une idée de ce que pourrait apporter une accentuation de ces tendances. Le second effet pervers de ces ajustements monétaires mondiaux est fonction des endettements en dollars des pays africains sur les marchés internationaux. La hausse du dollar entrainera l’augmentation mécanique des charges de ces emprunts, pour les pays francophones comme pour  tous ceux qui laissent leur monnaie « dévisser » par rapport au dollar. Le maintien actuel de taux d’intérêt très bas et la modestie, à ce jour, des montants concernés limitent pour l’instant les dégâts. La fragilité des nations concernées s’en trouve toutefois aggravée et se détériorerait vite en cas de hausse des taux. Malgré ce risque, l’exigence de ressources financières accrues et la diminution de l’aide publique expliquent l’appétit élevé pour ces endettements de marché, comme le montre le projet actuel de la Côte d’Ivoire d’une nouvelle levée de fonds à moyen terme, pour 1 milliard de dollars. Pour satisfaire avec prudence ces besoins incompressibles de capitaux, il reste donc indispensable de consolider les solutions alternatives tels le développement des marchés locaux de capitaux, la modernisation de la fiscalité et l’amélioration du taux de recouvrement des impôts

Une telle conjonction de données extérieures plutôt favorables est exceptionnelle. L’enchevêtrement des effets  positifs et négatifs qui en découlent empêche bien sûr que les obstacles structurels au développement économique s’en trouvent profondément allégés. Ces circonstances apportent en revanche aux Etats et aux entreprises la possibilité d’une facilitation de leurs actions quotidiennes et de moyens financiers supplémentaires. Il importe donc que tous les acteurs africains sachent réagir avec rapidité, efficacité et sagesse au nouvel environnement pour en saisir ses opportunités. Cette capacité de réaction sera un bon test de leur détermination à obtenir l’accélération indispensable de la croissance économique.

Paul Derreumaux

Afrique : Les opérateurs téléphoniques supplanteront-ils les banques pour les moyens de paiement ?

Afrique : Les opérateurs téléphoniques supplanteront-ils les banques pour les moyens de paiement ?

 

Touchant un nombre croissant de pays et concernant de plus en plus de compagnies de télécommunications, « le mobile banking » devient un vecteur clé de la croissance de ces dernières. Certaines d’entre elles s’apprêtent donc à franchir le pas et à demander un agrément bancaire. Les banques vont-elles perdre ainsi une partie de leurs activités de base ?

Les paiements par téléphone portable –le « mobile banking » – en Afrique sont somme toute récents. Apparu avec un succès d’abord mitigé dans quelques pays au début des années 2000, ce mode de paiement s’est surtout développé à partir de 2007 au Kenya. Avec son produit M’Pesa – M comme mobile et Pesa comme monnaie en swahili -,  l’entreprise Safaricom a en effet connu très vite un succès phénoménal. Selon des statistiques récentes, M’Pesa compterait maintenant quelque 17 millions d’abonnés – soit un kenyan sur trois – et plus de deux millions de transactions quotidiennes, celles-ci représentant en une année environ 1/10ème du Produit Intérieur Brut (PIB) national.

Cette explosion repose sur plusieurs facteurs. Le premier est bien sûr le succès extraordinaire du téléphone mobile sur le continent africain. Démarré dans la décennie 1990, il a vite permis de rattraper le retard existant en matière de lignes téléphoniques fixes. Avec des taux de couverture désormais proches de ceux des pays du Nord , il met en œuvre toutes les révolutions technologiques avec un bref décalage sur les nations les plus développées. En 2014, près de 700 millions d’Africains ont un téléphone mobile, soit plus de 60% de la population, et les licences 4G sont en train d’apparaitre dans quelques pays. Grâce à sa simplicité d’usage, à la forte baisse des coûts, à sa généralisation très rapide, le « mobile » a véritablement bouleversé le mode de vie des populations, même pour les plus bas revenus ou les habitants des zones les plus isolées. La seconde raison est celle du grand retard des systèmes bancaires pour l’élargissement de leur base de clientèles de particuliers. Leur intérêt pour ce public, en particulier dans l’espace francophone, n’a en effet commencé qu’avec l’avènement des banques privées africaines qui a suivi le cataclysme bancaire des années 1980. L’effort d’ajustement des réseaux et des produits aux besoins des particuliers s’est alors progressivement renforcé, mais le retard est tel qu’il prendra des années avant d’être résorbé. Ainsi, dans l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA), le taux de bancarisation a probablement doublé dans les dix dernières années mais ne s’élève encore qu’aux environs de 10%. La troisième raison résulte des nouvelles stratégies qui s’imposent aux groupes de télécommunications. Les taux de pénétration déjà atteints et la concurrence accrue amènent un ralentissement des taux de progression. Il faut donc chercher à fidéliser la clientèle acquise, notamment en diversifiant les services offerts comme le permettent des technologies en constante amélioration. Le paiement par téléphone mobile est donc un relais idéal de croissance en Afrique par suite des lacunes des systèmes bancaires traditionnels.

Le Kenya a été le grand précurseur en la matière et le succès de M’Pesa constitue la référence absolue. Il a été servi en particulier par la prédominance de Safaricom dans le paysage kenyan des télécommunications, par le dynamisme des banques locales et par la souplesse de la Banque Centrale. M’Pesa est un porte-monnaie électronique qui permet à la fois les échanges de cet argent virtuel entre clients et le paiement de factures aux entreprises ayant adhéré au réseau. Le système recensait en 2012 des transactions pour plus de 7 milliards de dollars par an. Ces dernières années, ce produit test a largement essaimé.

Dans le pays phare du « mobile banking » qu’est le Kenya, l’évolution a été double. Les principales banques de la place ont développé des offres permettant à leurs clients de mettre en relation aisée leur compte bancaire et leur compte M’Pesa : M’Benki pour la Kenya Commercial Bank, Hello Money pour la Barclays, Eazzy 24/7 pour Equity Bank répondent à cet objectif. Afin de maintenir son avance, Safaricom a par ailleurs noué fin 2012 un partenariat avec la Commercial Bank of Africa pour la création de M’Schwari. Ce produit offre des comptes d’épargne et des prêts, se posant ainsi de plus en plus en rival direct des services bancaires. Ces interconnexions et ces nouveautés créent une puissante émulation, qui reflète la performance du système kenyan, et apportent un progrès rapide de la bancarisation du pays.

Hors du Kenya, le mobile banking, maintenant maîtrisé par tous les plus grands groupes internationaux de télécommunications, est surtout utilisé dans les pays en développement où il se substitue aux guichets bancaires pour l’importante clientèle non bancarisée. Le pionnier Safaricom commercialise ainsi ce type de service en Tanzanie et en Afrique du Sud, mais aussi en Afghanistan et en Inde. En Afrique, où le secteur reste pour l’essentiel un club très « select » dominé par quelques « majors », l’indien Airtel, l’Emirati Etisalat, le Sud-Africain MTN, par exemple, déploient progressivement des produits analogues dans leurs nombreuses filiales. Le groupe français Orange fait partie de ces leaders. Son produit Orange Money, lancé avec prudence en décembre 2008 en Côte d’Ivoire, s’est d’abord implanté lentement, mais connait depuis les années 2010 une croissance exponentielle. Le produit est désormais présent dans 14 pays d’Afrique et du Moyen Orient où il compte 12 millions d’abonnés. Orange y annonçait un volume annuel de transactions gérées supérieur à 2 milliards d’Euros en 2013. Divers accords globaux se sont noués à partir de 2012, notamment avec Visa ou Western Union, pour élargir les possibilités d’utilisation du produit et traiter les transferts internationaux. Dans certaines implantations, le chiffre d’affaires généré par le mobile banking est la composante en plus forte expansion du chiffre d’affaires global. Forte de ces résultats, Orange multiplie les initiatives. Au Sénégal, sa filiale Sonatel a ainsi engagé en octobre dernier un partenariat avec la banque Bicis: il propose une connexion automatique possible entre le compte bancaire et celui d’Orange Money, à l’image des dispositifs offerts au Kenya. Surtout, Orange annonce son intention de demander à court terme une licence bancaire pour émettre de la monnaie électronique.

Ces licences spécifiques sont apparues dans divers pays depuis le début des années 2000 pour tenir compte des mutations technologiques de l’époque en termes de moyens de paiement. Elles ont reçu jusqu’ici peu d’applications, sans doute par suite des difficultés de mise au point d’une réglementation bien adaptée et des fortes exigences des Autorités de contrôle.. L’UMOA s’est dotée de cette réglementation en 2006 et c’est dans cette zone que le Groupe Orange prévoit de tester son projet. L’obtention de l’autorisation d’émettre de la monnaie électronique qui lui serait ainsi accordée le libèrerait de toute dépendance vis-à-vis des banques locales, moins ouvertes aux nouvelles approches qu’en Afrique de l’Est. Elle le mettrait au contraire en position de force pour négocier avec celles-ci d’éventuels accords, tels que celui d’une bonne rémunération de la monnaie scripturale qui reste associée à cette monnaie « virtuelle ». Cette expérience, menée par un acteur de tout premier plan qui bénéficie déjà d’une forte base de clientèle, devrait réussir. Elle pourrait alors modifier significativement le poids relatif des principaux moyens de paiement et des intervenants sur ce marché des moyens de paiement. Il est d’ailleurs vraisemblable que l’initiative du groupe français soit reproduite par ses concurrents, en Afrique de l’Ouest et ailleurs, ce qui génèrerait alors un nouveau bouleversement des systèmes bancaires africains.

Poussées par des contraintes de pérennisation à tout prix de leur clientèle dans une concurrence toujours plus vive, les grandes sociétés de télécommunications ont les moyens financiers nécessaires d’effectuer cette intrusion frontale dans ce qui reste pour l’essentiel une chasse gardée des banques. La partie n’est toutefois pas jouée. Les banques seraient d’abord elles-mêmes en mesure de contre-attaquer et de s’installer dans le secteur des télécommunications. Elles peuvent en effet trouver des alliés capables de combler leurs faiblesses techniques ou d’imaginer avec eux de nouvelles solutions. C’est la voie que veut emprunter au Kenya la puissante Equity Bank qui crée un opérateur virtuel en s’appuyant sur Airtel. De plus, les opérateurs de télécommunications, prompts à communiquer sur les masses d’argent qu’ils brassent et les volumes d’affaires qu’ils réalisent grâce au « mobile banking », sont plus que discrets sur la rentabilité qu’ils en tirent jusqu’ici. Celle-ci reste probablement très inférieure à celle de leurs activités classiques, voire encore négative pour la plupart des acteurs concernés. La pertinence financière du créneau est donc encore à démontrer.  L’arrivée sur de nouveaux terrains s’accompagne aussi la plupart du temps de nouveaux risques. Les opérateurs téléphoniques l’apprennent à leurs dépens : au Kenya plus de 100000 impayés sont déjà recensés avec M’Schwari, moins de deux ans après le lancement de ce produit de « mobile loan ». Enfin, il ne faut pas oublier que les moyens de paiement ne sont qu’un pan limité du champ d’action des banques : la diminution de leur place en ce domaine pourrait les amener à des actions plus vigoureuses sur d’autres aspects, comme celui du crédit, ainsi que l’attendent les populations et les entreprises.

Même si les évolutions à venir demeurent encore très ouvertes, il est certain que le « mobile banking » apporte un progrès considérable dans la panoplie des moyens de paiement disponibles  pour les populations, en particulier en Afrique subsaharienne. Il contribue à ce titre de manière exemplaire au caractère inclusif du développement du continent, qui est probablement l’enjeu majeur des trente prochaines années.   

Paul Derreumaux

Mon voisin le jardinier

Mon voisin le jardinier

Mon voisin le jardinier s’appelle Ousmane F. Quand nous avons emménagé sur cette rive droite du Niger  à Bamako il y a maintenant plus de quinze ans, il a d’abord regardé avec méfiance cette famille qui venait s’installer dans ce qui était encore un coin de brousse, se demandant s’il avait à craindre pour ses cultures maraîchères et fruitières. Il s’est bien vite rassuré en voyant que je ne chercherais pas à étendre ma propriété aux dépens de son potager et de ses quelques agrumes. Tranquillisé sur le maintien de son gagne-pain, il m’a alors rapidement toléré dans son voisinage, et nos relations se sont détendues.

Ousmane est petit de taille -court comme on dit ici-, pas très souriant, peu causant mais sympathique. Avec lui, pas de fioritures ou de temps perdu. Comme pour tout paysan dans le monde, le temps c’est le travail, et le travail compte pour que la terre produise. Chaque matin, il arrive, courbé, les mains derrière le dos, puis s’arrête au bord du champ, sans doute pour réfléchir quelques instants à ce qui va l’occuper aujourd’hui. Alors il commence, tantôt plié en deux, tantôt accroupi, tantôt assis, piochant, désherbant, binant, semant, plantant, arrachant, récoltant, selon les saisons et les produits. Très souvent, sa femme et une jeune fille l’accompagnent. Toute la journée, ils travaillent tous trois sans relâche, se partageant les tâches. Presque sans causer, ou alors si bas que le piaillement des oiseaux au plumage bleu électrique, si nombreux sur ce site, couvre la conversation de leurs cris. Ses seuls moments d’arrêt sont pour les deux prières qu’il effectue, sous le gros manguier planté au centre de son territoire, et pour un rapide repas. Son âge doit être supérieur à l’espérance de vie nationale, mais le corps reste musculeux et les gestes agiles. Avec ses joues rebondies, ses bras toujours vigoureux et sa démarche rapide, il a des allures d’un Popeye indestructible. Le noir de sa peau a presque pris sur son torse nu la teinte du cuivre sous les brûlures du soleil.

Les échanges avec mon voisin sont peu nombreux: les mots français qu’il connait sont aussi limités que ceux  que je sais dire en bambara. Nous nous cantonnons donc aux salutations d’usage répétées plusieurs fois, à la manière malienne, pour être certain de n’oublier rien ni personne, mais ces quelques mots s’échangent presque chaque jour. Nous alternons souvent le français et le bambara, pour que chacun se sente à l’aise. Parfois, il me montre fièrement ses productions : salades, oignons, gombos, choux, mangues, quelques oranges. Je le félicite du geste et des yeux. Comme nous en avons convenu dès l’origine, sans plus en reparler depuis lors, il s’approvisionne chez nous en eau potable selon ses besoins. J’aimerais lui poser les  questions qui m’interpellent. Quel revenu approximatif lui amènent ses activités (plus ou moins que les fameux 1,25 dollar/jour des sèches statistiques de « pauvreté »)? Comment écoule-t-il ses produits ? Ressent-il un progrès dans sa situation quotidienne ? Reçoit-il des aides ? Sa fille (ou petite fille) va-t-elle à l’école ? La difficulté de communication m’empêche de faire correctement ce questionnement et c’est peut-être mieux ainsi puisqu’il n’oserait sans doute pas me renvoyer des questions qu’il se pose de son côté sur moi-même. Nous maintenons donc une distance que nous acceptons tous deux et qui facilite nos relations.

Durant toutes ces années, le travail d’Ousmane ne s’est guère modifié. Il travaille toujours à la main ou avec sa houe qui ne le quitte guère. Son seul instrument mécanique est sa petite pompe à gaz oil, avec laquelle il puise l’eau du fleuve pour l’arrosage de ses cultures durant la longue  saison sèche et qui est devenue de plus en plus poussive au fil des ans. A la saison des pluies, nous luttons tous deux contre la crue qui envahit les berges, lui pour aménager en conséquence son espace cultivé, moi pour protéger notre maison. Lorsque les eaux  redescendent, nous partageons parfois, à grand renfort de gestes, notre tristesse de voir l’ensablement gagner le Niger à grande vitesse et les arbres pousser avec vigueur dans le lit du fleuve. Pendant les deux années si difficiles – 2012 et 2013 – que le Mali a vécues, notre tranquillité dans ce petit coin de Bamako n’a jamais été menacée et la vie a continué sans grand changement. Ousmane n’a vraisemblablement pas attendu grand-chose du « retour à l’ordre » et, depuis un an, son impatience doit donc être bien moins grande que la mienne. Il continue son travail au  quotidien, avec la même ardeur, sans se préoccuper des discussions de paix pour le Nord du pays qui s’éternisent, ni du blocage des financements extérieurs qui a freiné le redémarrage des investissements publics, ni des multiples colloques et réunions qui, sur tous sujets, se réjouissent des progrès intervenus mais annoncent peu d’étapes concrètes pour les changements restant à accomplir. La seule préoccupation que j’ai décelée est sa récrimination contre les oranges marocaines qui déferlent maintenant du Nord et envahissent le Mali. Leur goût plus sucré chasse souvent du marché les oranges maliennes malgré leur prix plus élevé et il n’est donc pas sûr que mon voisin apprécie les charmes du « co-développement Mali/Maroc »

Ousmane a fait relâche deux jours la semaine dernière. J’ai craint qu’il soit malade. Mais il est revenu ce matin, tard dans la matinée, avançant de ses petites enjambées saccadées. Il a certainement voulu éviter le «  froid » qui s’est emparé brutalement de Bamako, comme un envahisseur pressé qui sait bien qu’il devra battre en retraite dans deux mois au plus tard. Nous nous sommes salués un peu plus chaleureusement que d’habitude, avant qu’il commence sa journée de travail.

Que puis-je lui souhaiter pour cette année nouvelle, même si je ne suis guère capable de le lui exprimer ? J’essaie d’imaginer ses plus grandes craintes, même s’il ne se plaint jamais.

La maladie, j’en suis convaincu. Si elle frappe, tout s’écroulera pour Ousmane faute d’argent de réserve pour  la combattre: plus de culture, plus de revenus, peut-être plus de maison. Et si l’Etat et ses partenaires donnaient à ce problème la priorité qu’il mérite ? Un doux rêve ? Peut-être mais dont le contenu existe au moins partiellement si la volonté de changer les choses est bien présente: multiplication de centres de soins basiques, gratuité des secours de base, encouragement de la micro-assurance, coopération accrue avec les grandes entreprises bousculées par de nombreux intervenants pour faire plus de « RSE » (Responsabilité Environnementale et Sociale). Et les effets positifs seraient vraisemblablement considérables en de nombreux domaines allant de la productivité du travail à la diminution possible de l’indice de fécondité en passant par une meilleure crédibilité du « vivre ensemble ».

La panne de sa pompe, très probablement, en raison de la trésorerie nécessaire pour la réparation ou le remplacement. Car celle-ci est plus que rare, avalée par la pression du quotidien, où s’agglomèrent pêle-mêle les besoins du champ et ceux de la vie de tous les jours. Ousmane a sans doute renoncé à rêver à une plus grande audace des banques ou des sociétés de micro-crédit, ou de n’importe quelle institution qui pourrait voir le jour et lui apporter, enfin, une solution à coût raisonnable à ce terrible manque. Sait-il que le financement des Petites et Moyennes Entreprises (PME) est un éternel sujet de colloques ? Sûrement pas. Devine-t-il, lui qui n’a même pas de compte bancaire, que la solution viendra peut-être de son téléphone portable, son seul « luxe », grâce à la grande offensive que mènent les sociétés de télécommunications avec le « mobile banking » ? Pas encore mais il apprendra vite si un espoir réel se met en place.

Peut-être ces souhaits de changement ne sont-ils pas clairement matérialisés dans son esprit. Mais il doit au moins désirer que quelqu’un, quel qu’il soit, ayant le pouvoir de changer les choses, prête enfin attention à lui, l’écoute et, sait-on jamais, lui réponde et apporte des solutions à ses préoccupations. Qu’il soit en quelque sorte pris en compte. N’est-ce pas cela l’inclusion dont on parle tant ?

Bonne année Ousmane!

 

Paul Derreumaux

 

La Côte d’Ivoire est-elle assez « en forme » pour entraîner l’UEMOA.

La Côte d’Ivoire est-elle assez « en forme » pour entraîner l’UEMOA.

L’éléphant d’Afrique s’est remis à barrir au bord de la lagune Ebrié. Croissance soutenue et premières réformes structurelles sont en effet au rendez-vous en Côte d’Ivoire. Si ce mouvement dure et s’étoffe assez pour triompher des nombreux obstacles existants, le pays pourrait être un moteur essentiel pour faire de l’Afrique de l’Ouest une aire privilégiée de développement.

Le Président Alassane Ouattara voulait que le « 3ème Pont » d’Abidjan soit une des réalisations exemplaires de son quinquennat. La réussite de ce pari semble bien engagée. Mené à bien en 25 mois, terminé à la date prévue, réalisé sous la forme moderne d’un Partenariat Public Privé (PPP), cet investissement de 126 milliards de FCFA – près de 200 millions d’Euros – allie impact économique, visibilité politique et mobilisation citoyenne. Son inauguration en grandes pompes a donné aux Autorités une occasion exceptionnelle de communication sur tous ces plans. Il reste maintenant à vérifier que le trafic attendu répondra aux attentes et que le montage financier était pertinent, mais le « coup de fouet » psychologique de cette réalisation et l’impact d’autres projets en cours devraient faciliter cette issue positive.

En cette fin 2014, la Côte d’Ivoire termine donc trois années de rebond spectaculaire. Après dix années d’incertitudes et la guerre de début 2011, le pays a renoué avec une croissance économique très soutenue : le Produit Intérieur Brut (PIB) a ainsi progressé de 9,8% en 2012, 10% en 2013 et sans doute au moins 8,5% en 2014. Cette performance s’est bien sûr appuyée sur le rattrapage des années de crise et, comme en nombre de pays, sur le lancement par l’Etat d’importants chantiers d’infrastructures et sur quelques secteurs dynamiques comme les télécommunications et la finance. Toutefois, la Côte d’Ivoire a l’avantage de compter aussi deux atouts majeurs.

Le premier est celui de sa structure économique, sans doute l’une des mieux équilibrées de l’Afrique de l’Ouest. Le pays est d’abord et entend rester une grande puissance agricole. L’agriculture représente en effet près de 30% du PIB national et est une large pourvoyeuse de devises grâce à ses exportations. Premier pays au monde dans la production de cacao, avec environ 40% de la récolte totale de cette denrée, la Côte d’Ivoire figure aussi parmi les ténors internationaux pour l’hévéa, l’huile de palme, le cajou et, à un degré moindre, le café et  le coton. Ce qui constituait la principale substance du « miracle ivoirien » conçu par le Président Félix Houphouet Boigny reste donc toujours en place. Les réformes en cours des principales filières et les investissements des plus grands groupes internationaux concernés, en particulier dans la transformation du cacao, accroissent encore les perspectives. L’industrie est un second pilier : le pays possède l’appareil industriel le plus puissant et le mieux organisé de l’Afrique francophone. Centré sur les industries de transformation, sa compétitivité s’est certes dégradée, faute d’investissements, durant la longue période de ralentissement puis de crise. Mais la base reste présente et sans véritable concurrence régionale, et  les fondamentaux sont prometteurs à court terme. Le fort accroissement démographique, l’intensification de l’urbanisation, la reprise d’une hausse des pouvoirs d’achat, tant dans le pays que dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), ouvrent des perspectives jamais observées, notamment pour l’agro-alimentaire. De premiers investissements internationaux devraient confirmer rapidement cette nouvelle attractivité. Le secteur minier et énergétique, moins développé, connait lui-même une embellie : nouvelles mines d’or, importantes centrales à gaz par exemple, mais aussi exploration pétrolière et production d’autres métaux -.

Le second point fort est celui d’indicateurs macroéconomiques essentiels. Le montant de la dette publique extérieure, un des points noirs majeurs des deux dernières décennies, a été ramené depuis 2012 en deçà de 30% du PIB grâce à l’annulation de près de 80% de l’encours antérieur. Réduisant fortement la charge correspondante sur le budget de l’Etat, cette évolution autorise aussi le Gouvernement à être plus actif dans la recherche de ressources pour les investissements de relance. La Côte d’Ivoire a ainsi pu se présenter sur le marché international des capitaux en 2014 et y lever un emprunt à moyen terme de 750 millions de dollars US, signe de la confiance revenue des marchés vis-à-vis du pays. Le solde budgétaire primaire, redevenu à l’équilibre,  témoigne de l’évolution favorable des recettes fiscales et facilite ce recours accru à l’endettement. Enfin, la Côte d’Ivoire est le seul pays de l’Union à avoir de longue date une balance commerciale structurellement positive, grâce notamment à ses exportations agricoles, ce qui lui permet de faire face plus aisément au surcroit d’importations liées aux investissements.

Ces données ne doivent pas occulter toutes les difficultés restant à résoudre. Malgré l’impulsion donnée par l’Etat, le taux global d’investissement, qui atteint maintenant 18%  du PIB, reste sensiblement en dessous de la moyenne subsaharienne et est insuffisant pour maintenir à long terme le taux de croissance actuel du PIB. Le secteur privé n’est en effet pas encore au rendez-vous autant qu’il l’est annoncé et les retards sont nombreux, tant dans le démarrage des projets prévus que dans leur rythme de réalisation. Ces lenteurs résultent au moins partiellement des dysfonctionnements de l’administration, d’autant plus remarqués que celle-ci est plus sollicitée par une activité économique en hausse, et des graves faiblesses de la  sécurité foncière. Les difficultés de gouvernance ont d’ailleurs été soulignées par les Partenaires financiers et risquent d’entraver de plus en plus le mouvement que veulent imprimer les plus hautes Autorités de l’Etat. L’endettement intérieur public a fortement augmenté dans les dernières années, tant vis-à-vis des entreprises que du marché financier, et le règlement à bonne date des échéances est parfois difficile ou exige des reconductions d’emprunt, illustration de la persistance des contraintes budgétaires de trésorerie. Malgré les efforts signalés ci-avant, le poids des recettes fiscales dans le PIB demeure modeste, en particulier face à des besoins de ressources qui croissent rapidement avec les ambitions économiques du pays. Malgré les améliorations récentes, le PIB par tête remonte à peine à celui des années 2000. Il est donc fondamental pour l’Etat de corriger dans les meilleurs délais ces différentes faiblesses et d’accélérer les réformes institutionnelles. Celles-ci devront viser tout spécialement le retour à une administration plus performante, l’encouragement du secteur privé formel, la facilitation des investissements de compétitivité, l’obtention d’une croissance plus inclusive. Ces défis exigent du temps pour être relevés : il sera donc important que la prochaine élection présidentielle ne brise pas la volonté actuelle de les mener à bien. Alors seulement, les progrès actuels seront pérennisés et la Côte d’Ivoire pourra être un véritable pôle de développement en Afrique.

Car les enjeux dépassent effectivement le pays. Malgré  un réel effritement, la Côte d’Ivoire, avec quelque 35% du PIB de l’Union, en reste la principale composante. Le retour en cours de la Banque Africaine de Développement (BAD) à son siège d’Abidjan, autre réussite symbolique de l’équipe en place, contribue aussi à rehausser la notoriété du pays. Il en est de même du rôle clé que la Côte d’Ivoire a tenu ces dernières années dans diverses institutions régionales. Ce leadership psychologique se double de fondements économiques: croissance la plus vive des pays de la région depuis trois ans, appareil économique le plus diversifié, fort engagement des Autorités dans l’atteinte des objectifs économiques. Ces atouts font que la Côte d’Ivoire peut d’abord largement tirer profit de la carte régionale, comme le montrent quelques exemples. L’industrie ivoirienne est la mieux placée pour répondre aux besoins croissants de consommation des populations des pays voisins. Grâce aux progrès dans l’interconnexion des réseaux, la production nationale d’électricité, qui dépasse les besoins immédiats, peut être exportée et atténuer les gaps cruciaux de quelques pays voisins. L’avance actuelle dans certains secteurs, comme celui de la grande distribution, attire des investissements étrangers qui, en cas de réussite, pourront être reproduits ailleurs dans l’Union.

Mais le poids régional de la Côte d’Ivoire fait aussi que celle-ci peut servir de courroie d’entrainement pour les autres nations de l’UEMOA, par les références qu’elle apporte comme par les opportunités qu’elle offre. Le pays est ainsi à ce jour l’un des seuls de l’Union où la « transition démographique » semble esquissée alors que cette question de la population est cruciale pour l’UEMOA qui devrait dépasser les 220 millions d’habitants en 2050. Il peut aussi, dans l’Union, offrir des débouchés accrus aux productions agricoles de certains membres, augmenter les opportunités d’emplois de services qualifiés pour d’autres. Il peut encore être l’animateur de grands projets régionaux d’infrastructures.

Après une décennie de croissance généralisée en Afrique due à l’immensité des retards à combler, la période à venir devrait être marquée par une plus grande différentiation des futurs progrès selon les pays ou les régions économiques, en fonction de la qualité de leur vision à moyen terme pour l’exploitation optimale des richesses locales, et de l’intensité des réformes pour lever tous les handicaps existants. Dans cette phase, l’Afrique de l’Ouest francophone pourrait être une des zones favorisées dès lors que deux conditions sont remplies. D’abord, en Côte d’Ivoire, la consolidation des points forts du pays, d’une part, et l’élimination à marche forcée des  obstacles à la libération des énergies nécessaires à un développement accessible à tous, d’autre part. Ensuite, dans l’UEMOA, une accélération et une multiplication des mesures et une mobilisation plus marquée de tous les Responsables, en vue d’une intégration forte, juste et solidaire. Alors le dynamisme de chacun profitera à tous et le bien-être de la communauté régionale pourra dépasser celle de chacun des Etats qui la composent.

Paul Derreumaux

Démographie : tendances mondiales, contrastes africains

Démographie : tendances mondiales, contrastes africains

La population mondiale augmente toujours à vive allure, mais sa répartition géographique poursuit également de profondes transformations. Dans ces changements globaux, l’Afrique tient une place croissante. Pourtant, les données démographiques du continent traduisent autant de défis que d’atouts.

La démographie est une des rares sciences sociales où il est possible de prévoir l’avenir, même à l’horizon de 30 ans, avec de bonnes chances d’être proche de la vérité future. Les mouvements démographiques sont en effet difficiles à modifier et leur réorientation ne peut souvent s’observer qu’à l’horizon minimal d’une ou deux générations, ce qui est du véritable long terme au plan économique. Les statistiques que le « Population Reference Bureau » (PRB) a récemment publiées sur la population mondiale en 2013 et sur les estimations d’évolution jusqu’en 2050 confirment cet état de fait. Elles s’inscrivent en effet dans les prévisions précédemment parues tout en mettant à jour diverses nouvelles inflexions.

Au plan global, la poursuite d’une forte croissance, la profonde modification de l’équilibre entre continents et l’urbanisation croissante restent les trois évolutions majeures, mais de nouvelles tendances apparaissent. La population mondiale devrait croître de 40% sur la période, passant de 7,1 milliards d’individus en 2013 à 8,1 milliards en 2015 et 9,7 milliards en 2050. Cette évolution est supérieure aux prévisions antérieures et l’humanité ne plafonnera donc normalement pas aux quelque 9 milliards de personnes un moment annoncées. Toutefois, l’inflexion à la baisse de la courbe de croissance s’observe dès 2025 et devrait s’accentuer après 2050. L’indice synthétique de fécondité est désormais inférieur 2,2 sur tous les continents, à l’exception de l’Afrique où il s’élève encore à 4,4. Cet indice, principal indicateur de la capacité de renouvellement des générations, a même plongé en deçà de 2 en beaucoup d’endroits et enregistre notamment ses minimaux, voisins de 1,5, en Europe, en Chine et au Japon. Ces fortes variations expliquent que le mouvement de répartition de la population entre continents, entamé de longue date, s’accentue encore. Sur les 35 prochaines années, la population européenne restera stable, mais celles de toute l’Europe de l’Est, d’Espagne et de Grèce devraient reculer de 10%. Dans le même temps, l’Asie, toujours largement dominante, verrait son poids relatif se réduire de 60% à 54% : la stabilisation de la Chine aux environs de 1,35 milliard de personnes et le repli de 20% de la population japonaise pèsent lourdement sur cette évolution. La forte croissance de l’Inde, qui serait en 2050 la nation la plus peuplée avec 1,65 milliard d’habitants, est la principale cause de la prééminence que garderait le continent asiatique.

Comme prévu, l’urbanisation va s’intensifier sur la période à venir. La part de la population urbaine, qui atteint déjà 52% du total, en représentera sans doute dans une génération plus de 55%. Cette tendance ne connait d’exception en aucune partie du monde : elle est seulement plus marquée dans les pays du Sud sous le double impact de la pression démographique et d’un exode rural plus intense. En 2011, 30 villes comptaient déjà plus de 9 millions d’habitants et, en 60 ans, les mégalopoles des pays industrialisés sont devenues minoritaires face à celles des pays du Sud. L’Inde est à ce jour la seule nation à avoir deux cités de plus de 20 millions d’habitants

Dans ce monde en évolution, l’Afrique reste une exception à bien des égards. Dépassant toutes les estimations précédentes, l’accroissement désormais annoncé serait de 33% jusqu’en 2025 puis de 66% ensuite, soit une augmentation totale de 120% portant la population à 2,4 milliards au milieu de ce siècle, soit 24,9% de la population mondiale contre 15,4% aujourd’hui. Pour la seule Afrique subsaharienne, la population serait multipliée par 2,4 et approcherait les 2,2 milliards d’habitants. Cette progression est en bonne part le résultat du maintien d’un indice de fécondité très élevé et désormais très éloigné de ceux des autres parties du monde : 4,8 pour le continent ; 5,2 pour sa seule région subsaharienne. Les dix pays où cet indice est supérieur à 6, sont désormais tous africains et le Niger, qui détient présentement le record avec un taux de 7,6, connait même une accélération de sa croissance démographique. Sur le continent, seuls les pays d’Afrique du Nord et d’Afrique Australe ont réalisé ou largement entamé leur transition démographique. Ailleurs, la population augmentera d’environ 150% d’ici à 2050. Sous cette poussée, le Nigéria – avec 440 millions de personnes -, la République démocratique du Congo (RDC) et l’Ethiopie deviendront respectivement la 3ème, la 9ième et la 10ème nation du monde par leur population avant le milieu de ce siècle, tandis que trois autres pays du continent pèseraient à cette date plus de 100 millions d’habitants. Deux grands blocs confirmeront leur puissance démographique à cet horizon : l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) avec près de 270 millions d’habitants et, surtout, l’East African Community (EAC) dont les 5 pays approcheraient un total de 400 millions d’individus.

Une autre particularité africaine est celle d’une urbanisation en retard par rapport aux autres continents. Avec un taux de 40% en 2012 -37% pour la seule partie subsaharienne -, l’Afrique demeure loin derrière l’Asie, où ce taux est de 46%, tandis qu’en Amérique et en Europe plus de sept personnes sur dix habitent les villes. Même si l’augmentation de ce ratio est indéniable, il n’est pas certain que le seuil des 50% sera atteint par les urbains avant 2050. Le poids démographique de la zone Est, où ce taux d’urbanisation ne dépasse pas encore les 25%, freinera en effet l’évolution d’ensemble. La place des mégalopoles confirme cette occupation différente de l’espace : face aux 16 villes de plus de 9 millions d’habitants en Asie à ce jour, l’Afrique ne compte que Lagos et Le Caire à franchir ce nombre.

Cette population africaine est la plus jeune du monde. Il est en effet estimé qu’en moyenne les moins de 15 ans sont actuellement quelque 41% du total – contre 26% sur la planète – et dix fois plus nombreux que les plus de 65 ans, qui rassemblent seulement 4% de l’ensemble. Une telle structure par âges va permettre à la population active du continent de poursuivre sur les trente prochaines années une croissance de son poids relatif, situation qui va disparaitre ailleurs. Ces spécificités apportent à l’Afrique des atouts mais aussi des challenges : à court terme, de lourds besoins en investissements en matière d’éducation mais aussi de grandes potentialités pour une forte croissance de la production ; à moyen et long terme, d’immenses marchés de consommateurs mais la nécessité  de créer des emplois à la dimension d’une offre de main d’œuvre en progression vive et prolongée.

Plusieurs indicateurs socio-démographiques illustrent par ailleurs la gravité du retard économique et social de l’Afrique. Le taux de mortalité infantile dépasse encore de près de 75% la moyenne mondiale : respectivement 68‰ et 40‰, l’Afrique francophone se démarquant par les chiffres les plus défavorables. L’espérance de vie, en progrès, s’élève maintenant à 59 ans, et 56 pour l’Afrique subsaharienne, alors qu’elle atteint désormais 70 ans pour la moyenne mondiale et même 83 ans au Japon. L’accès à l’assainissement dépasse à peine 54% et se limite à 42% dans les pays subsahariens, contre 79% en moyenne mondiale, pour ce qui concerne les parties urbaines. Il plonge respectivement à 31% et 24% dans les zones rurales, où le taux mondial avoisine les 46%. Par rapport aux pays du Nord, le VIH-Sida touche une proportion de la population 7 fois plus importante sur le continent, et plus de 10 fois pour la seule Afrique subsaharienne, où il apparait en forte croissance, spécialement en Afrique Australe. L’analyse par revenu met enfin en évidence de fortes inégalités puisque les 10% les plus pauvres de la population possèdent quelque 6% du revenu national alors que les 10% les plus riches en détiennent 48% : moins accentués qu’aux Etats-Unis, ces écarts le sont davantage qu’en Europe et illustrent une des lacunes de la croissance africaine. Le croisement de certains indicateurs montre d’ailleurs une aggravation de ces tendances générales : dans de nombreux pays, un important écart existe par exemple pour l’indice de fertilité, déjà exceptionnellement élevé, entre les groupes les plus aisés et ceux dont le revenu est le plus faible. Au plan géographique, seuls les pays de la zone Australe, emmenés par l’Afrique du Sud, apparaissent en avance notable sur divers indicateurs, grâce à leur développement économique plus marqué, mais les inégalités y sont aussi nettement plus fortes.

La puissance démographique croissante de l’Afrique et les données qui la caractérisent ou en découlent peuvent donc être aussi perçues comme le reflet immédiat des faiblesses du combat pour le développement. Les  statistiques collectées mettent notamment en évidence la forte interaction entre démographie, culture et économie. Les progrès de la médecine se propagent plus vite que ne le font les changements de mentalités. La rationalité économique qui expliquait les grandes familles n’a pas été relayée jusqu’ici par une nouvelle rationalité qui justifierait la réduction significative du nombre d’enfants pas ménage. La poussée de l’urbanisation semble résulter davantage de l’espoir d’un meilleur accès aux services sociaux de base que de l’attente d’un hypothétique emploi stable. Les caractéristiques présentes de la croissance économique en Afrique subsaharienne, telles  qu’elles sont observées aujourd’hui, s’accommodent, voire favorisent, une accentuation des inégalités financières et sociales qui pénalisent elles-mêmes l’introduction d’un développement plus performant en termes de création d’emplois et l’amélioration des indicateurs sociaux. Divers cercles vicieux viennent ainsi freiner la propagation des effets positifs d’une croissance soutenue mais qui ne touche encore que quelques secteurs. Pour briser ces cercles, il faut agir vite, avec courage, lucidité et solidarité. Autant de qualités qu’il est difficile de rassembler, en Afrique comme ailleurs.

Paul Derreumaux

Banques Subsahariennes : reconfigurations inattendues

Banques Subsahariennes : reconfigurations inattendues

Le terme vient du langage informatique mais, en l’occurrence, pourrait s’appliquer à deux transformations récentes du système bancaire subsaharien. La plus importante, à court terme, est sans doute celle du réseau Ecobank touché en septembre 2014 par deux changements capitalistiques majeurs : l’entrée en force de la Banque Nationale du Qatar (BNQ) dans la holding du Groupe ; le passage de la banque sud-africaine Nedbank du statut de prêteur à celui d’actionnaire.

Pour les observateurs du système bancaire subsaharien, la venue de la BNQ n’est surprenante que par la discrétion et les modalités avec lesquelles s’est effectuée cette opération. La banque qatarie s’est en effet investie massivement en Egypte dès 2012, par le rachat majoritaire de la filiale locale de la Société Générale, et visait récemment une acquisition possible au Maroc. Dès cette période, l’Afrique subsaharienne était donc logiquement sa cible prochaine. La taille relativement modeste des banques africaines et une méconnaissance des caractéristiques de fonctionnement des banques dans ce périmètre conduisaient sans doute la QNB à préférer l’achat d’un groupe déjà présent lui-même dans cette zone plutôt qu’une entrée directe dans celle-ci. Les difficultés d’une opération marocaine et l’opportunité offerte par les soubresauts actuels d’Ecobank ont amené la QNB à franchir le pas et à réaliser cet investissement qui la fait détenir 23,5% du capital de la holding du Groupe, ETI, pour un montant quatre fois inférieur à celui de l’opération égyptienne.

La décision de Nedbank est moins surprenante : la conversion possible en actions du prêt consenti à ETI était prévue dès la mise en place du concours et était le schéma le plus couramment envisagé. Il aurait signifié une substitution vraisemblable du leadership des intérêts sud-africains à ceux du Nigéria au sein de ce groupe panafrician. L’arrivée de la BNQ pouvait laisser penser que Nedbank ne réaliserait pas cette conversion. Au contraire, cette dernière a annoncé avant la date butoir qui lui était imposée sa souscription effective à 20% du capital de ETI et l’a fait de belle manière, en payant ses actions en numéraire et en encaissant le remboursement de son prêt par ailleurs.

Les deux géants disposent donc ensemble d’environ 40% du capital social – QNB a indiqué qu’elle laisserait redescendre sa part à 20% – et, compte tenu de l’actionnariat « flottant » sont théoriquement en mesure d’imposer la politique qu’ils définiraient en commun. Le jeu n’est peut-être pas aussi simple. L’ « alliance stratégique » Nedbank/Ecobank conclue en 2008 a conduit les deux réseaux à une première connaissance réciproque tandis que la banque sud-africaine peut être tentée de s’appuyer sur le fonds de pension de même nationalité Public Investment Corporation (PIC), qui détient 19% de ETI, pour prendre une position dominante dans la gestion d’Ecobank. BNQ pourrait chercher à tenir un rôle plus directif en raison de sa puissance financière et de l’appui qu’elle pourrait apporter au réseau subsaharien, en particulier grâce à ses connexions internationales et à sa forte présence dans le financement  des infrastructures. Les actionnaires nigérians, largement majoritaires depuis l’origine, souhaitent vraisemblablement maintenir leur primauté d’influence et récolter les fruits de l’expansion du Groupe. Grâce à la grande diversité de l’actionnariat et à l’absence de bloc homogène dominant, le management lui-même a été habitué jusqu’ici à une forte indépendance : elle a été utilisée pour imprimer au Groupe une expansion géographique remarquable et une présence progressive sur tous les aspects de la banque commerciale. Dans ce jeu à plusieurs personnages clés, l’équilibre reste à trouver, des aménagements institutionnels seront sans doute nécessaires et beaucoup d’alliances sont a priori envisageables. Il faut espérer que celle qui se dégagera sera stable et acceptée par tous, pour que le Groupe puisse exploiter au mieux tous les atouts que lui donnent sa large implantation, ses moyens financiers désormais consolidés, et l’expérience de ses équipes et de ses actionnaires banquiers.

Tandis que cette rude partie s’engage à l’Ouest du continent, une autre apparait dans la zone australe autour du groupe African Banking Corporation (ABC). Celui-ci, implanté dans 5 pays, est certes plus de 10 fois plus petit que Ecobank et n’affiche pas les mêmes performances. Il vient cependant de connaitre lui aussi une reconfiguration capitalistique qui pourrait le propulser sur l’avant-scène, suite à la reprise de la totalité du capital de sa société mère par la holding Atlas Mara. Cette dernière, créée fin 2013, a mobilisé en un temps record d’importants capitaux sur le marché londonien, qu’elle ambitionne d’investir en Afrique et surtout dans le secteur financier. L’acquisition du Groupe ABC a été sa première opération, menée avec une certaine discrétion. Elle s‘est accompagnée d’une prise de participation minoritaire dans une banque nigériane et dans un établissement rwandais.

Atlas Mara reste pour l’instant peu explicite sur l’orientation commerciale et l’organisation qu’elle veut donner aux cibles ainsi conquises. Elle semble afficher en revanche une grande ambition de principe : celle de construire un groupe panafricain décentralisé, structuré autour de « hubs » régionaux qui couvriraient chacun une des grandes parties du continent, s’érigeant ainsi en rival des réseaux actuellement les plus étendus. Si l’idée semble séduisante, son application soulève encore plusieurs inconnues majeures au niveau d’Atlas Mara: l’importance des fonds que cette société pourra concrètement mobiliser pour l’atteinte de son objectif, la compatibilité du schéma proposé avec les contraintes réglementaires de certaines Autorités monétaires des pays visés, le contenu précis du projet industriel. Le Groupe ABC, principal point de départ de la construction envisagée,  dispose d’indicateurs qui demandent à être sérieusement renforcés, compte tenu des multiples changements qui ont marqué sa gestion et son actionnariat passés. Il doit aussi confirmer la profitabilité de son nouveau « business model » de banques « tous publics », dans lequel il est entré depuis quelques années, et reprendre rapidement son expansion géographique. Il a besoin pour cela de ressources financières et humaines importantes et d’un actionnaire recherchant un développement à long terme et non des plus-values financières rapides. Les prochaines années permettront de tester le nouveau réseau sur ce plan et de voir si son actionnaire principal peut répondre à toutes les exigences du défi lancé.

Pendant que ces deux Groupes vont devoir régler dans les meilleurs délais ces incertitudes, tout en se défiant sans doute à distance pour jouer les premiers rôles,  d’autres  transformations s’enclenchent, notamment en Afrique de l’Ouest. La Banque Centrale Populaire (BCP), dernière venue des banques marocaines à la suite de son rachat de 50% de Banque Atlantique, annonce sa prochaine montée à 65% du capital de la holding de ce réseau et la création d’une filiale de micro-finance. La plus puissante des banques du royaume chérifien vise ainsi à rattraper ses devancières et à élargir l’éventail de ses activités. A une échelle plus modeste, l’établissement burkinabé Coris Bank poursuit son expansion à marche forcée – créations « ex nihilo » au Mali et au Togo – et innove en étant la première banque de la région à ouvrir un Département islamique au sein de son activité de banque commerciale « classique ».

Après une période plutôt calme en mouvements capitalistiques et en ouverture de nouvelles banques, l’année 2015 sera donc normalement plus agitée. Elle montrera que la physionomie du système bancaire subsaharien est toujours en construction et susceptible de nouvelles importantes mutations, qui ne viendront pas nécessairement des entités les plus importantes. Il apparait déjà qu’en Afrique subsaharienne, particulièrement francophone, l’actionnariat  régional continue globalement son repli au profit d’actionnaires extérieurs : ce mouvement, à contresens de celui des années 1990, semble difficile à inverser, en dehors d’un cataclysme bancaire comme celui qui s’était abattu dans les années 1980. Il conviendra maintenant de voir si les aménagements purement capitalistes conduisent bien à un renforcement des systèmes bancaires de la zone, autour de projets industriels solides, et dans une optique conforme aux besoins de développement des pays concernés. Les changements positifs intervenus depuis deux décennies ont en effet donné aux banques subsahariennes une croissance et une rentabilité enviables et une responsabilité accrue dans le financement des économies locales. Ces avancées ont été un des catalyseurs de la croissance africaine et doivent être poursuivies, pour une meilleure bancarisation des populations comme pour la facilitation du financement des entreprises et des Etats. Elles génèrent de plus leur inévitable contrepartie de solutions nouvelles à rechercher, notamment vis-à-vis de la montée et de la diversification des risques opérationnels, ou de l’élévation du coût du risque. C’est davantage à leur efficacité face à ces défis, plutôt qu’à l’identité de leurs actionnaires, que les établissements bancaires subsahariens seront jugés par leur public et par les Autorités.

Paul Derreumaux

Endettement public : de la marge en Afrique si…

Endettement public : de la marge en Afrique si…

L’endettement public en Afrique est  aujourd’hui globalement modeste et des marges de progression significative existent de nouveau dans la plupart des pays. Un accroissement de cet endettement reste cependant soumis à des conditions exigeantes pour être pertinent avec une accélération du développement.

Durant les vingt dernières années, l’Afrique subsaharienne s’est progressivement libérée d’une très lourde dette publique qui étouffait le budget des Etats et bloquait les nouveaux investissements. Les douloureuses économies réalisées lors des Programmes d’Ajustement Structurel (PAS), les réformes menées, en particulier à travers diverses privatisations, et les importants efforts d’allègement de la dette consentis par les créanciers ont été simultanément mis en œuvre pour transformer cette situation. L’endettement extérieur, souvent supérieur à 100% du Produit Intérieur Brut (PIB) dans les années 1980, a été ramené à un ratio moyen de l’ordre de 30% au début de la présente décennie. Pour les 33 pays africains bénéficiaires de l’initiative exceptionnelle des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE), il en résulte une réduction pouvant représenter 85% de leur endettement. Pour certains, l’aboutissement de ce processus est récent : 2012  pour la Côte d’Ivoire par exemple. La forte diminution conséquente du service de la dette a facilité la remise en ordre des finances publiques et du cadre macro-économique, et permis la relance des investissements par les Etats. Il est aujourd’hui admis que cette évolution, jointe à de meilleurs choix quant aux programmes et options prioritaires, sont à l’origine de la phase de croissance soutenue du continent depuis les années 2000.

La situation est toutefois loin d’être figée. A partir des minimaux atteints ces dernières années, le niveau et le poids relatif de cet endettement des Etats repartent logiquement à la hausse sous l’effet d’au moins trois facteurs.

Le retour à la croissance économique sur le continent incite les Etats à mettre en œuvre des projets de plus en plus ambitieux. Parmi ceux-ci, la nouvelle approche dominante met avec juste raison l’accent sur les infrastructures et l’énergie, très consommatrices en capital. Les initiatives renforcées de coopération régionale comme l’apparition plus fréquente de plans globaux de développement à moyen terme ont aussi pour effet de multiplier les projets de grande envergure : si ceux-ci apportent souvent à terme une meilleure efficacité et des économies d’échelle, ils exigent au départ des financements de montant plus élevé et une plus grande utilisation de concours extérieurs.

L’offre de financements publics classiques s’est par ailleurs largement diversifiée depuis vingt ans. Du côté des institutions multilatérales, la Banque Africaine de Développement ou la Banque Islamique de Développement, par exemple, ont consolidé leur action, aidées par une forte augmentation de leurs ressources et, souvent, une meilleure compréhension des préoccupations prioritaires des pays bénéficiaires de l’aide. Pour les appuis bilatéraux, le fait essentiel est la présence accrue des pays émergents. Leurs interventions sont guidées à la fois par des raisons politiques (démonstration de leur nouvelle puissance économique, lutte d’influence pour prétendre à des responsabilités mondiales) et économiques (recherche de matières premières pour leurs industries ou de marchés pour leurs nouvelles grandes sociétés). La Chine est l’exemple le plus marquant de cette catégorie, mais celle-ci englobe d’autres pays comme l’Inde, Singapour, le Brésil, la Malaisie ou la Turquie. Face à cet éventail plus vaste, tant en termes d’acteurs que de modalités d’interventions, la demande des Etats trouve à la fois un volume plus important de concours disponibles, qui compense la diminution de certaines sources traditionnelles, et des durées et conditions de financement parfois mieux adaptées aux besoins. Il en résulte une plus grande incitation à s’endetter.

Enfin, des circuits ont émergé ou sont réapparus. Avec l’intérêt plus marqué des grandes entreprises pour des investissements en Afrique dans des secteurs financièrement rentables, les Partenariats Public Privé (PPP) étalent dans le temps des charges incombant aux Etats. Le boom des marchés financiers sur le continent a développé en outre le recours aux émissions publiques sur les marchés nationaux de titres à court ou moyen terme, pour le financement des dépenses courantes comme pour les investissements. Même les pays francophones, dont les pouvoirs publics se finançaient antérieurement par le canal de leur Banque Centrale, se sont tournés depuis les années 2000, en particulier en Afrique de l’Ouest, vers leurs nouveaux marchés financiers régionaux sur lesquels ils sont devenus le principal émetteur. Enfin, la prolifération des capitaux disponibles sur le marché international et la baisse des taux amènent un nombre croissant de pays à émettre des emprunts extérieurs : pour la seule année 2014, six pays ont ainsi émis pour plus de 7 milliards de dollars US.

Cette tendance générale conduit à une reprise du mouvement ascendant de la dette de beaucoup d’Etats africains, exprimée en pourcentage par rapport au PIB. Pour la seule dette extérieure, ce taux tombé en deçà des 30% en 2011 serait ainsi déjà remonté à plus de  35% en 2014. Encore ces données ne tiennent compte ni des emprunts sur les marchés nationaux ni des dettes vis-à-vis des fournisseurs qui sont parfois une variable d’ajustement importante. La question majeure devient donc celle de la charge supplémentaire d’endettement qui resterait supportable à court et moyen terme. La réponse varie bien sûr selon les Etats et leur situation actuelle. Pourtant, la plupart disposent bien d’une marge de manœuvre significative, dès lors qu’au moins trois conditions sont simultanément remplies.

La première, et primordiale, est celle de la durabilité escomptée d’un taux de croissance élevé. L’analyse met en effet en valeur deux conclusions essentielles : le ratio Dette/PIB s’alourdit dès lors que le taux d’intérêt nominal moyen de l’endettement est supérieur au taux de croissance du PIB ; l’endettement augmente dès que l’excédent primaire des finances publiques ne peut couvrir les intérêts annuels de la dette.  Une progression sans dommage de la dette publique est donc  d’abord corrélée positivement avec le taux de progression du PIB. Si l’environnement actuel est favorable sur ce plan aux pays africains, il importe que les actions menées assurent la pérennité et la solidité de cette croissance. La qualité des investissements effectués, la maîtrise de leurs coûts et le suivi rapproché de leur mise en œuvre sont ici indispensables pour éviter les errements du passé et pour optimiser l’efficacité de toutes les actions menées. La rapidité et la force de l’impact favorable des investissements et de la croissance sur l’amélioration des équilibres budgétaires seront aussi un élément déterminant pour permettre aux Etats de faire face à des échéances, même croissantes, sans devoir souscrire à de nouveaux emprunts.

La seconde est que les contraintes posées par les institutions internationales de référence soient desserrées. Leur vigilance repose certes sur de nombreuses justifications, anciennes ou plus récentes, quant aux situations difficiles dans lesquelles peuvent tomber les Etats. Pourtant les choses ont changé positivement en deux décades, tant dans la situation économique des pays africains que, pour un nombre croissant d’entre eux, dans les méthodes de gestion des finances publiques et la définition de visions stratégiques servant de fil conducteur aux programmes d’actions. De plus, il ne semble pas exister de taux plafond universel et permanent d’endettement tolérable : celui-ci varie en fonction de la pertinence des politiques menées, comme le montre bien l’histoire de tous les pays du Nord et du Sud. Il est donc vital, alors que se bousculent les urgences de toutes sortes, ainsi que des défis nouveaux et gigantesques pour la population et le climat, que les plus grands partenaires fassent preuve d’imagination et de souplesse pour soutenir efficacement ceux qui ont la volonté d’accélérer leur développement et de le faire avec sérieux. Les moyens existent : renforcement des systèmes d’information préalable, en particulier sur les financements innovants ; aménagement des critères de « concessionnalité » ; modification dans le temps, selon les résultats obtenus, des limites autorisées ;… Une souplesse maximale de ces relations, couplée avec un contrôle attentif de leur application, sera sans doute le meilleur garant contre les dérapages et le recours à des financements hasardeux.

La troisième est que les Etats gèrent avec prudence la composition et les conditions de leur dette, notamment vis-à-vis de leurs nouveaux partenaires. Les taux d’emprunt sur le marché international sont pour l’heure exceptionnellement favorables et rendent acceptable le « spread » du risque africain, mais cette situation lénifiante pourrait se modifier rapidement avec la hausse prévisible des taux américains. Le dollar, monnaie d’émission par excellence de ces dettes, devrait aussi suivre une pente ascendante, qui pénalisera par exemple les pays liés à l’euro ou ceux dont la monnaie « décroche » brutalement comme le Ghana. Dans les  PPP, les propositions des partenaires privés incluent parfois des contreparties de monopole ou de traitement de faveur qui peuvent être à terme fort coûteuses pour les économies. Le recours excessif des Etats aux marchés financiers locaux engendre un risque de pénalisation des investissements productifs privés. Chaque offre de financement doit donc être soupesée avec soin et comparée aux conditions de l’encours existant pour maintenir un profil acceptable de la dette globale et un impact positif des actions menées sur le développement économique.

Les pays africains ont désormais une maturité plus affirmée leur permettant de profiter au mieux de leur situation favorable en termes d’endettement public. A eux de montrer que les difficultés du passé sont encore suffisamment dans les esprits, et de faire preuve d’audace et d’imagination sans retomber dans une situation dans laquelle même les nations les plus riches sont maintenant elles-mêmes engluées.

Paul Derreumaux

Les classes moyennes en Afrique : mythe ou réalité ?

Les classes moyennes en Afrique : mythe ou réalité ?

 

L’émergence à grande échelle en Afrique de classes moyennes, au sens utilisé dans les pays du Nord, est un thème récent, mais le succès de la formule est à la hauteur de l’espoir de changement qu’elle reflète. La réalité couverte est pourtant loin d’être précise et indiscutable.

Lancée en 2010 par un bureau international d’études et d’organisation, l’idée s’est surtout répandue à la suite du Rapport publié par la Banque Africaine de Développement (BAD) en 2011. Selon la définition retenue par ces institutions, les classes moyennes engloberaient en Afrique toutes les personnes au revenu quotidien compris entre 2 et 20 dollars US par jour (en parité de pouvoir d’achat), et capables, après la couverture de leurs besoins incompressibles, d’affecter le solde de leur revenu à des consommations librement choisies. Elles compteraient en 2012 environ 300 millions d’individus. La portée psychologique de cette annonce est forte. Elle montre un des premiers effets positifs concrets de la croissance économique ininterrompue de l’Afrique depuis près de 15 ans:  cette dernière n’est plus seulement un continent d’assistés, porté à bout de bras par des donateurs ou des prêteurs, mais aussi un réservoir de consommateurs pour les entreprises, étrangères ou locales, des secteurs de l’industrie, des services et de la grande distribution. Pour les grands bailleurs comme la BAD, ce constat est aussi le signe que les options prises depuis quelques années à travers des politiques visant la transformation structurelle de l’Afrique et la réduction de la pauvreté commencent à porter leurs fruits. La poursuite attendue de la croissance et la forte expansion démographique dans les trente prochaines années complèteraient le tableau pour en faire une parfaite invitation à investir.

Une analyse plus fine relativise pourtant cette analyse optimiste. Un revenu quotidien de 2 dollars représente par exemple présentement à Bamako ou Abidjan un revenu mensuel d’environ 30 000 FCFA. Ce montant correspond approximativement au Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti (SMIG) en vigueur au Mali. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), ces niveaux de rémunération sont en moyenne ceux de salariés urbains de catégories modestes (employés de maison peu qualifiés, ouvriers du bâtiment,..). En l’absence de compléments liés à une seconde activité, ce revenu ne permet en aucune façon aux personnes concernées, soumises par ailleurs aux coûts élevés des familles élargies, de consacrer leurs disponibilités à d’autres affectations que la nourriture ou le loyer de l’habitation, qui ne sont sans doute même pas entièrement satisfaites. Avec un revenu double de ce minimum, qui correspond au montant du nouveau SMIG ivoirien ou au salaire de beaucoup de fonctionnaires débutants, la contrainte se desserre à peine dans les pays où le coût de la vie n’est pas le plus élevé. Le respect effectif de ce minimum officiel semble d’ailleurs jusqu’ici difficilement appliqué par nombre d’entreprises. La fourchette haute retenue pour la définition des classes moyennes, soit la contrevaleur d’environ 300000 FCFA par mois ou 7200 dollars par an, permet cette fois d’incorporer dans les dépenses mensuelles de nouveaux postes budgétaires, tels notamment la santé, les frais scolaires, les biens d’équipement ménager et le moyen de déplacement. En particulier, l’achat d’une voiture (d’occasion) est généralement faisable à ce niveau de rémunération et peut sans doute être considéré comme un seuil essentiel. En revanche, les populations concernées sont très minoritaires. De plus, l’achat d’un logement demeure exclu à ce niveau: en effet, si les prêts immobiliers d’une durée supérieure à 10 ans deviennent courants, les taux d’intérêt pratiqués, très souvent supérieurs à 8%, et le coût élevé des terrains et des constructions exigent pour l’octroi d’un prêt bancaire des revenus familiaux sensiblement supérieurs sauf en cas d’auto-construction. L’exemple de pays hors zone franc ne conduit pas à des conclusions différentes. Les statistiques de la Banque Mondiale de revenu moyen annuel par habitant (en parités de pouvoir d’achat) sur la période 2009/2013 donnent en effet une fourchette de 910 (Niger) à 2900 (Côte d’Ivoire) dollars US pour l’UEMOA, mais aussi d’environ 2250 dollars US pour le Kenya et 5400 dollars US pour le Nigéria.

Le choix de seuils financiers modestes était sans doute le seul cohérent avec la volonté de donner à cette classe moyenne une masse significative, pour frapper les esprits. Il parait cependant manquer de réalisme à court terme. Une étude publiée en août 2013 par la banque sud-africaine Stanbic le confirme, puisque cette institution retient pour les classes moyennes une rémunération annuelle par ménage comprise entre 4500 et 42000 dollars US, soit une moyenne 6 fois plus élevée que la précédente, et arrive bien sûr à une population nettement moins nombreuse. Malgré cette restriction quantitative, l’importance de cette classification apparait fondée dès lors que diverses données sont bien prises en compte.

L’essor des classes moyennes permet d’imaginer les changements attendus de la croissance, et les nouvelles opportunités d’investissement qui en résultent dans de nombreux secteurs. Le revenu moyen par tête a en effet considérablement augmenté sur les trente dernières années, parfois en décuplant dans certains pays, et tout laisse à penser que cette poussée va s’accélérer. Dans cette évolution, les nouvelles classes moyennes ne possèdent cependant pas l’homogénéité de leurs homologues européens en termes de modes de vie et de consommation, d’aspirations, ou d’origine professionnelle, ni même celle des classes moyennes des pays africains dans les années 1970, alors essentiellement composées des cadres de l’administration et des sociétés d’Etat. Elles sont aujourd’hui plus disparates, et probablement constituées surtout d’entrepreneurs du secteur informel. Il est donc nécessaire et urgent de préciser les catégories visées et leurs caractéristiques, de mieux cerner leurs demandes réelles, de connaitre leurs contraintes et de réinventer la manière de les servir. Le placage en Afrique d’analyses issues des expériences européennes risquerait de ne pas insuffler tous les impacts positifs possibles, tant pour les économies que pour les populations.

Une autre caractéristique majeure est la forte variation selon les pays de la présence significative de ces classes moyennes  consommatrices. Celle-ci est d’ailleurs souvent en corrélation directe avec le niveau de développement des économies concernées et, surtout, de la transformation structurelle des environnements nationaux. La force de l’urbanisation, un début d’industrialisation, la présence marquée de grandes entreprises internationales sont en particulier un soubassement décisif pour la consolidation et l’homogénéisation des catégories visées. Celles-ci se concentrent aussi surtout dans les capitales, au moins pour les pays subsahariens avec quelques exceptions comme l’Afrique du Sud et le Nigéria. Cette disparité entre nations pourrait s’accentuer à l’avenir par suite de l’élargissement probable des écarts de croissance entre celles qui engageront les mutations sociétales souhaitables et celles où la pesanteur sociale sera plus forte que la volonté de changement.

L’effet favorable sur l’économie de la hausse des revenus distribués sera en outre d’autant plus notable que sera prise en charge par d’autres acteurs la couverture de dépenses sociales, notamment de santé, qui seraient autrement la destination première des augmentations de rémunérations constatées. Du côté de l’Etat, la mise en place d’une assurance santé efficace, la construction de centres de soins bien équipés et ouverts à tous à des conditions financières avantageuses concourront donc directement à alléger certaines charges des individus et à libérer à due conséquence leurs moyens financiers, pour les biens d’équipement ou l’habitat par exemple, fournies par le secteur marchand. Du côté des entreprises, et en particulier des filiales des compagnies internationales, des avancées sont envisageables dans le cadre de la politique de Responsabilité Environnementale et Sociale (RES) à laquelle adhèrent de plus en plus de groupes : le développement des systèmes d’assurance complémentaire ou les mutuelles de santé apporteraient une contribution de même nature.

Enfin, l’impact de la montée en puissance des classes moyennes sera d’autant plus facilement ressenti sur l’économie que celles-ci trouveront à leur disposition des moyens de financement bien adaptés. Les institutions financières, et en premier lieu les banques, ont donc un rôle clé. L’élargissement de la bancarisation, la baisse des taux d’intérêt, l’inventivité des types de garanties jugés acceptables par les prêteurs, la diversification des produits offerts aux emprunteurs seront des éléments importants pour épauler la hausse régulière des rémunérations. Cette évolution est surtout nécessaire pour l’immobilier où l’allongement des concours rend les coûts insupportables lorsque les taux d’intérêt demeurent élevés. Elle est aussi indispensable pour les entrepreneurs informels, qui devraient constituer une bonne part de ces nouvelles classes moyennes, afin qu’ils puissent accéder aux financements bancaires pour la satisfaction de leurs besoins malgré l’absence de flux réguliers de revenus.

Sans surprise, ces différents aspects rejoignent ceux souvent soulignés pour que, dans chaque pays, la croissance africaine soit réellement inclusive et les inévitables inégalités soient correctement maitrisées et limitées. Les nations qui s’attelleront le mieux à ces défis seront certainement celles qui transformeront le plus vite le rêve des classes moyennes en réalité.

Paul Derreumaux

La Bourse Régionale des Valeurs Mobilières d’Abidjan : Interrogations et Perspectives

La Bourse Régionale des Valeurs Mobilières d’Abidjan : Interrogations et Perspectives

Au terme de quinze ans de fonctionnement, la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) affiche un bilan plutôt positif : après un démarrage difficile, elle a en particulier fait la preuve de sa viabilité et montré sa capacité à développer progressivement ses activités. Ses détracteurs lui reprochent toutefois de progresser trop lentement et de souffrir encore d’importantes faiblesses de fonctionnement. Face à eux, les dirigeants de la BRVM affichent de fortes ambitions et une grande confiance dans l’avenir de l’institution

Chaque appréciation comporte bien sûr ses arguments. En l’état actuel, la BRVM nécessite encore des améliorations sur plusieurs plans et subit diverses contraintes de son environnement. Dans le même temps, les développements escomptés sont justifiés et plausibles, mais ils supposent que soient réunies des conditions précises.

En termes de faiblesses, il apparait en premier lieu que le contenu du marché financier n’a pas évolué selon les attentes majeures de ses fondateurs. Les sociétés déjà présentes sur l’ancienne Bourse des Valeurs d’Abidjan (BVA) sont restées en place pour la plupart, mais peu d’entre elles ont eu recours au marché pour leur expansion. Moins de dix sociétés, surtout issues des secteurs de la banque et des télécommunications, sont venues s’ajouter sur la liste des sociétés cotées. Les privatisations d’entreprises publiques, qui devaient être la principale origine d’accroissement de l’offre, ont été pour l’essentiel retardées ou se sont réalisées selon d’autres voies, à l’exception notable de Sonatel et d’Onatel. Le financement des grandes sociétés régionales s’est donc peu tourné vers ce nouveau marché alors que celui-ci avait été créé à son profit. Les Etats eux-mêmes sont au contraire devenus l’émetteur dominant, mais leurs opérations obligataires ont été rarement tournées vers la réalisation d’investissements. Les contraintes à court terme  rencontrées les ont plutôt conduits à utiliser le marché boursier pour financer des besoins de trésorerie qui ont cru partout de manière très importante. A fin 2012, les opérations étatiques représentaient près de 70% du total des actifs du compartiment obligataire alors qu’elles étaient quasiment inexistantes 10 ans auparavant. Pour la seule année 2014, plus de 1700 milliards de FCFA de titres publics, toutes durées confondues, ont été émis. Cette situation génère deux risques majeurs. Le premier est celui d’un assèchement du marché, dont la profondeur effective est très mal connue, et de l’apparition de difficultés de placement ou de cherté excessive pour les émetteurs privés d’emprunts obligataires. Le second est que certaines émissions effectuées se retrouvent à un moment en difficultés de paiement, même provisoires, et compromettent ainsi sérieusement la crédibilité des Etats comme celle de la Bourse. Certes, l’analyse effectuée en amont par les Instances responsables permet de vérifier la fiabilité des besoins sous-tendant ces mobilisations de ressources, mais les priorités des Etats sont parfois difficilement discutables. De plus, des évènements exogènes graves peuvent perturber le cours normal des choses, comme ce fut le cas de la crise ivoirienne en 2010.

A côté de ces difficultés externes, le marché financier régional Ouest Africain laisse encore apparaitre diverses faiblesses internes. Même si des progrès significatifs ont été accomplis ces dernières années pour les corriger, des améliorations restent urgentes.

D’abord, les coûts demeurent élevés pour ceux qui ont accepté de s’engager sur l’un ou l’autre des compartiments de la BRVM, en comparaison avec des modalités alternatives de financement. Il s’y ajoute, hormis pour les émissions étatiques, des fiscalités dont le caractère attractif, décidé au plan régional, n’est pas encore appliqué intégralement dans tous les pays. Outre cette pénalisation financière, les contraintes administratives fixées, notamment pour les émissions obligataires, peuvent décourager les candidats. Il en est ainsi des garanties exigées, étonnantes par exemple pour les banques émettrices d’emprunts. Les aménagements récemment introduits, en particulier par la substitution à ces garanties financières de notations d’agences spécialisées, sont une avancée notable, mais la souplesse de ce nouveau système doit encore être renforcée et son coût abaissé. Enfin, le processus d’agrément à la Bourse par les structures compétentes reste nettement trop long pour les opérateurs privés, ce qui exige des mises à jour répétées des données requises. Bien sûr, la rigueur des procédures et le niveau élevé des exigences sont parfaitement compréhensibles, mais les enseignements tirés des quinze ans écoulés doivent permettre désormais de nouveaux ajustements. En la matière, il est essentiel que tous les émetteurs, publics ou privés, soient traités sur un pied d’égalité. C’est à la fois une question d’équité, mais aussi de crédibilité vis-à-vis des investisseurs étrangers.

Le troisième facteur à prendre en compte est celui de l’environnement économique sous deux principaux aspects. Avant tout, le marché financier est le reflet, en particulier pour les actions, du niveau de développement atteint et de l’histoire économique constatée. Rappelons que les bourses de Paris et de New York sont nées respectivement en 1724 et 1817 et que leur croissance a été notamment soutenue par celle des grandes sociétés ferroviaires, minières, industrielles et d’infrastructures qui ont été à la base de la révolution économique du XIXème siècle en Occident. L’évolution de ces deux marchés, comme celle de nombreux autres, prouve que le marché financier et la croissance économique se nourrissent mutuellement. De plus, la comparaison du ratio des financements d’intermédiation par rapport au Produit Intérieur Brut (PIB) est un autre élément de relativisation de la taille respective des marchés financiers. La jeunesse de la BRVM, le niveau encore limité du développement économique de la région doivent être intégrés dans l’analyse : ils justifient, au moins en partie, la modestie de notre capitalisation boursière et du nombre de sociétés cotées. A contrario, l’accélération et la meilleure régularité de la croissance régionale depuis plus de 10 ans sont des facteurs décisifs de l’avancée régulièrement constatée sur la BRVM sur les dernières années. La capitalisation du compartiment actions, qui avait atteint 5000 milliards de FCFA en 2011 a ainsi dépassé les 6000 milliards de FCFA dès le début de 2014. Un second élément de contexte jouant sur le dynamisme de la Bourse régionale est la rigidité du lien qui unit le FCFA à l’Euro. Pour les investisseurs étrangers, qui retrouvent une confiance dans les fondamentaux des économies africaines, cette parité n’est une caractéristique protectrice qu’en cas de fortes incertitudes sur d’autres monnaies mais pas en cas de turbulences mondiales. C’est pourquoi ces acteurs extérieurs ont été croissants avant 2008, se sont plutôt retirés après cette date et auraient plutôt tendance à revenir. Pour les investisseurs nationaux, au vu de cette stabilité du FCFA, les placements boursiers sont surtout une modalité de placements à long terme orientés vers des titres au bon rendement annuel plutôt qu’un moyen de se prémunir contre une perte régulière de valeur de leur monnaie. Ceci explique le comportement davantage patrimonial de nos épargnants à la différence de ceux des pays africains à la monnaie moins stable.

Malgré ces handicaps liés au contexte autant qu’à la jeunesse de la structure, les perspectives d’évolution de la BRVM devraient être nettement favorables pour les prochaines années. Afin de concrétiser ces potentialités, plusieurs conditions ou directions sont cependant à  réunir.

La première concerne la poursuite,  et si possible le renforcement, de la croissance économique de l’UEMOA, point d’ancrage de la vitalité et de l’expansion du marché financier. Sur ce plan, les hypothèses sont optimistes et un taux de croissance annuel moyen d’au moins 6% est escompté jusqu’à 2016 pour la sous-région. Ce taux pourrait sans doute être porté à un minimum de 7% si la croissance  s’accompagne d’une nette amélioration de l’environnement des affaires et d’une meilleure efficacité des administrations, qui transformeraient en profondeur nos économies et nos sociétés. La force de notre intégration régionale, souvent citée en exemple, pourrait alors être mise à profit pour amener tous les pays de l’Union dans un cercle vertueux de développement. Notre Bourse régionale, expérience unique au monde, serait bien placée pour être un des moteurs de cette évolution homogène. Sur cette base, l’objectif fixé à la BRVM d’entrer à bref délai dans le groupe des cinq plus importantes places africaines semble très réaliste et pourrait constituer une première étape tangible de notre consolidation..

Une seconde condition est la poursuite des transformations structurelles engagées pour rendre la BRVM plus attractive. Les directions déjà engagées sont pertinentes et pourraient être accentuées dans les meilleurs délais. Une nouvelle réduction des coûts d’entrée et de présence sur le marché, toutes commissions incluses, est d’abord souhaitable pour que les émetteurs puissent donner une préférence au recours au marché financier, en particulier par rapport aux crédits bancaires dont les conditions s’adoucissent régulièrement sous la pression d’une compétition accrue entre banques et du très faible niveau des taux internationaux. Cette baisse des coûts sera certes d’autant plus réalisable que les valeurs inscrites et les opérations effectuées seront plus nombreuses. Elle est cependant avant tout la conséquence de choix politiques que la BRVM et les différents acteurs du marché doivent assumer pour justifier leurs ambitions. Les procédures de sécurisation pourraient utilement continuer à être diversifiées  en admettant d’autres garanties, en allégeant celles-ci dans certains cas ou pour certains secteurs, en acceptant l’intervention des agences de notation internationales. La rapidité de réaction à des demandes d’émission obligataire, d’augmentation de capital, voire de nouvelle cotation en bourse sera aussi un élément déterminant pour convaincre les sociétés de la région de la performance du marché et de l’opportunité d’y avoir recours. Ici encore, toutes les Instances de décision se doivent d’être compétitives, faute de quoi le marché ne pourra profiter des opportunités que génère l’embellie actuelle de la croissance africaine.  On pourrait également ranger dans ce chapitre les mesures nécessaires pour préserver un équilibre acceptable entre les émetteurs publics et privés, aussi bien en termes de volume d’opérations que de calendrier de celles-ci. La création récente de l’Agence UMOA Titres montre à la fois la prise de conscience du risque existant et la possibilité de le réduire grâce à une meilleure coordination des offres des Etats. Toutes ces dispositions apporteraient à la fois une plus grande attractivité financière et une meilleure organisation de la place d’Abidjan, toutes deux de nature à stimuler l’intérêt des acteurs économiques extérieurs comme régionaux.

Enfin, la dernière piste de progression de notre Bourse réside évidemment dans l’élargissement de sa gamme de produits. Les avancées passées, comme par exemple la création de quelques SICAV ou FCP, sont encore insuffisantes et la multiplication des OPCVM est très certainement de nature à multiplier les transactions sur tous les compartiments grâce à un rôle accru des professionnels. Le projet de création d’un Département réservé  aux Petites et Moyennes Entreprises est en cours de concrétisation. Une autre voie d’expansion pourrait être celle d’un marché spécialement réservé aux Start Up dans quelques secteurs d’activité reconnus au niveau mondial comme particulièrement porteurs d’avenir. Des restrictions pourraient alors être apportées aux agents admis à investir sur ce marché hautement risqué, pour éviter les possibles désillusions futures d’acteurs peu expérimentés. Dans l’UEMOA comme ailleurs, une bonne partie des entreprises futures n’existe sans doute pas encore. Les jeunes talents africains, qui ont parfois déjà fait leurs preuves sous d’autres cieux, pourraient alors trouver localement les fonds qui leur manquent et faire profiter pleinement la région de leur créativité. Le renforcement qualitatif pourra aussi trouver sa source dans les coopérations accrues avec d’autres bourses, comme les dirigeants de la BRVM l’ont déjà commencé avec les places d’Accra et de Lagos, et dans l’appui technique que sont en mesure d’apporter les intervenants de marchés plus développés. Sur ce plan, la forte présence des groupes bancaires marocains dans l’Union est une excellente opportunité. Tous sont des acteurs majeurs sur un marché boursier national très mature et sophistiqué : leur implication renforcée dans les activités boursières de leurs filiales subsahariennes sera essentiel pour accélérer les évolutions en cours. Enfin, si ces ouvertures complémentaires sont nécessaires, il faut en même temps que la BRVM consolide les garde-fous empêchant autant que possible les opérations à caractère spéculatif ou hasardeux. Tout impact négatif qui serait lié à de telles opérations aurait des effets dévastateurs sur la confiance qui commence à s’installer et projetterait notre région dans des espaces de turbulences évités jusqu’à présent.

En quinze ans, la BRVM a donc su s’imposer comme un marché financier fiable, viable et profitable, pour ses émetteurs aussi bien que pour ses investisseurs. Certaines de ses caractéristiques sont encore fragiles et doivent faire l’objet d’améliorations, parfaitement explicables par sa jeunesse. Malgré cela, beaucoup d’expériences concrètes observées confirment les apports possibles que ce marché a déjà amenés. Les transformations introduites ces dernières années témoignent bien de la ferme volonté d’aller plus loin en ce sens et du soutien des Autorités politiques de l’UEMOA.  Cet état d’esprit est sans doute le meilleur gage des développements que peut encore réaliser la BRVM et de la responsabilité qu’elle porte au sein de notre zone. Il faut maintenant que les actions annoncées soient menées à bien avec diligence. Le marché financier est un terrain réservé aux hommes d’action. L’Histoire des grands devanciers de Paris ou d’ailleurs montre que, à côté des temps de facilité ou des  réussites éclatantes, chaque place doit subir aussi ses moments difficiles et ses jours d’échec. Pour devenir l’instrument irremplaçable de financement des économies qu’ils sont aujourd’hui, ces marchés ont su faire montre à chaque instant d’imagination des acteurs, de soutien des Autorités, d’exploitation des opportunités et de vitesse de réaction. C’est ce cocktail d’atouts que la BRVM devra mettre en œuvre pour gagner la partie qu’elle a engagée.

Paul Derreumaux

Afrique de l’Ouest : une année manquée ?

Afrique de l’Ouest : une année manquée ?

 

L’Afrique de l’Ouest va-t-elle manquer le coche de l’année en cours et ne pas profiter au mieux des opportunités qui lui étaient offertes pour être en 2014 un des champions de la croissance subsaharienne ?

Certains des atouts annoncés ont bien été concrétisés. Les investissements en infrastructures se sont effectivement accélérés et quelques projets phares sont lancés comme la Boucle Ferroviaire qui devrait concerner 5 pays de l’Union Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Le secteur minier est resté très actif et quelques nouveaux gisements ont été identifiés. Le fonctionnement de l’UEMOA demeure une référence en Afrique Subsaharienne et permet de progresser sur divers grands chantiers comme celui de la fiscalité. La Côte d’Ivoire a repris son rôle de moteur économique de la zone, avec un taux de croissance supérieur à 10% en 2013 comme en 2014, et attire des investisseurs étrangers en nombre croissant.

Pourtant, alors que la fin d’année approche, le sentiment d’ensemble est la déception.  

L’occasion offerte d’une concentration de l’attention sur les grands sujets économiques, grâce à l’absence d’élections majeures en 2014 et à la fin des crises ivoirienne et malienne, a été rarement mise à profit. Au Mali, les faibles progrès dans les négociations avec les touarègues et une sécurité encore fragile ont bloqué une bonne part des projets de relance dans la partie Nord du pays tandis que les insuffisances constatées dans la gouvernance freinent le soutien des grands partenaires financiers. Les investissements publics comme privés s’effectuent donc au ralenti et le taux de croissance de 6,5% annoncé pour 2014 semble difficile à justifier. Au Niger, les actions menées dans le cadre d’un ambitieux Plan de Développement à moyen terme ont vu leurs effets pénalisés par de vives tensions politiques et par les grandes faiblesses persistantes de l’administration. Au Burkina Faso, les bonnes performances des années précédentes risquent d’être amoindries en 2014 par les problèmes énergétiques rencontrés et par l’impact négatif sur les investissements des contestations déjà engagées à propos des élections présidentielles de novembre 2015. Au Sénégal, les résultats obtenus par la nouvelle équipe ne sont pas jusqu’ici à la hauteur des attentes. Dans le voisinage de l’UEMOA, deux  pays qui semblaient être des piliers de la croissance régionale font face à de sérieux handicaps : le Ghana en raison de la forte chute de valeur de sa monnaie ; le Nigeria par suite de la montée en puissance du terrorisme dans le Nord du pays.   

Deux principales raisons peuvent être avancées pour ce contretemps généralisé. La région s’est d’abord heurtée à deux handicaps exogènes. Les risques instillés par les groupes terroristes n’ont pas disparu malgré la défaite de ceux-ci au Mali : la menace s’est faite moins directe mais reste toujours pesante dans toute la bande sahélienne et y gêne les investissements, des entreprises comme de l’Etat. Les dégâts causés par le virus Ebola depuis début 2014 se sont rapidement amplifiés et propagés : l’épidémie frappe maintenant officiellement quatre pays, y compris le géant nigérian, mais l’étendue réelle de la contagion est mal connue et les moyens de la stopper non encore identifiés, ce qui provoque parfois une panique contreproductive. A côté de ces éléments externes, le retard croissant pris dans les transformations structurelles constitue sans doute l’élément déterminant des performances décevantes. Les financements requis sont en effet désormais plus facilement mobilisables grâce au renouveau de la confiance envers toute l’Afrique subsaharienne et la diversification continue des bailleurs de fonds. Les priorités stratégiques d’investissements font partout l’objet d’un large agrément, ce qui facilite leur mise en œuvre. En revanche, faute de volonté politique, les réformes les plus difficiles mais aussi les plus décisives sont reportées ou menées à pas trop lents : transformation en profondeur de l’administration afin d’accroitre son efficacité et son honnêteté ; lutte contre la corruption sous toutes ses formes; appui effectif à l’initiative privée tournée vers les activités productives ; modernisation et renforcement de l’agriculture, maîtrise des inégalités et amélioration du caractère inclusif de la croissance. En Afrique francophone plus qu’ailleurs, ces mutations sont indispensables pour détruire les blocages à une croissance économique plus vive et mobiliser au profit de cet objectif toutes les énergies disponibles. L’Etat est en effet dans cette région un acteur économique encore trop important. Il lui faut absolument concentrer ses efforts sur la création d’un environnement mieux adapté au développement, laisser plus de champ libre au secteur privé en exigeant de lui en contrepartie qualité des projets et respect des règles fixées, et veiller à une nette amélioration de la répartition des fruits de la croissance.

L’année 2015 ne sera guère propice à des avancées majeures en ces domaines difficiles. En Côte d’Ivoire et au Burkina Faso, qui semblent être les pays plus enclins à ce type de réformes, l’attention sera très vite focalisée sur les élections de fin d’année, ce qui devrait ralentir le traitement des sujets les plus difficiles. Ailleurs, il restera d’abord nécessaire de passer en la matière des paroles aux actes. Pour cela, les Autorités doivent être convaincues du caractère vital de ces transformations pour leurs pays. Pour les en convaincre, deux influences extérieures pourraient être déterminantes. Après avoir soutenu très justement la mise à niveau des infrastructures, les partenaires financiers devraient renforcer leur appui financier et technique à ces mutations et en faire une nouvelle priorité. C’est en effet une condition nécessaire pour atteindre l’accélération de la croissance que certains, comme la Banque Africaine de Développement (BAD) appellent maintenant de leurs vœux. Il  faudra cependant de la part de ces institutions un grand effort de réflexion stratégique et de meilleure écoute des contraintes locales pour que leur message soit entendu. L’autre acteur essentiel devrait être l’UEMOA : sa solidité, son fonctionnement sans heurts lui donnent une responsabilité décisive en la matière. Il sera toujours plus facile aux Etats de mettre en œuvre des actions délicates  décidées en commun que de les imposer seuls face à des oppositions ou des lobbys peu soucieux de l’intérêt général. L’Union pourrait donc utilement renforcer son rôle aussi bien dans la promotion de grands investissements structurants que dans celle de réformes institutionnelles ou environnementales.

Le pari est difficile mais il est fondamental. En plus des menaces actuelles déjà évoquées, l’Afrique de l’Ouest doit affronter, peut-être encore plus que d’autres parties de l’Afrique subsaharienne, trois challenges essentiels. A court terme, celui des emplois à offrir en masse à une jeunesse exigeante, mais à laquelle sont données des formations souvent mal adaptées et des opportunités de travail en nombre insuffisant. A moyen terme, une explosion démographique encore non maîtrisée et exceptionnellement rapide. Selon les estimations du « Population Reference Bureau » et faute d’infléchissement des tendances présentes, la population des 8 pays de l’Union devrait être multipliée par 2,5 en 35 ans et dépasser les 250 millions de personnes en 2050, après avoir franchi un seuil de 140 millions d’habitants dans 10 ans. Il est facile d’imaginer l’immensité des actions à accomplir pour apporter à ceux-ci un niveau de vie et de progrès social acceptables. A plus long terme enfin, des modifications climatiques notables, dont les effets sont jusqu’ici très peu pris en compte.

L’urgence devait donc être le maître mot. Le temps politique n’est cependant pas le même que le temps économique… jusqu’à ce que les faits reprennent le dessus sur les promesses.

Paul Derreumaux