Banques subsahariennes : premier avertissement…

Banques subsahariennes : premier avertissement…

Une fois n’est pas coutume. C’est par de mauvaises nouvelles que les banques subsahariennes se sont plutôt jusqu’ici illustrées en 2016. Certes, leur forte croissance depuis plus de vingt ans, leurs larges bénéfices, l’accroissement rapide du nombre d’acteurs, la modernisation constante du secteur restent d’actualité. Mais les évènements ont montré que, à côté des aléas de la croissance économique et des coups de boutoir des concurrents, d’autres risques menacent et mettent en évidence des zones d’ombre parfois inquiétantes.

En République Démocratique du Congo (RDC), la Banque Internationale pour l’Afrique Centrale (BIAC), 4ème banque du pays, au large réseau d’agences, est en situation de crise depuis février 2016. Les dirigeants plaident un manque de liquidités provoqué par l’arrêt brutal d’une ligne permanente de refinancement de la Banque Centrale, alors que l’Etat lui-même reste grand débiteur de la BIAC. De leur côté, les Autorités reprochent des erreurs de gestion au management, et le refus de l’actionnaire unique de recapitaliser l’institution à hauteur de la croissance qu’elle a connue. Dans ce pays aux structures économiques et financières encore fragiles, les interférences politiques ont pu exacerber la crise observée et rendre difficile une intervention efficace de la Banque Centrale : celle-ci a d’ailleurs adopté des positions fluctuantes et parfois discutables pour juguler la crise. Quatre mois après le début de ses difficultés, la BIAC semble encore dans l’œil du cyclone malgré le changement de Direction Générale  et la remise en place de lignes de facilités au profit de l’institution. Les défaillances simultanées des actionnaires, de l’Etat et de la Banque Centrale ont donc convergé pour mettre en risque de faillite une des premières banques du pays – les structures à capitaux familiaux comme la BIAC représentent encore environ 50% du total des bilans des banques de RDC-, compromettre des années d’effort de remise en ordre et effriter une confiance encore modeste des populations envers leurs institutions bancaires.

L’accident de Kinshasa ne surprend pas fondamentalement en raison de la jeunesse et de la fragilité d’un système bancaire encore en reconstruction. Des évènements de même nature se déroulent cependant en 2015 et 2016 dans un pays réputé beaucoup plus solide : le Kenya. En neuf mois, trois banques ont été successivement fermées par les Autorités pour leur incapacité à respecter la réglementation en vigueur : Dubaï Bank, Impérial Bank et Chase Bank. Dans cette nation connue par la puissance et la technicité de son système bancaire, la brutalité et la succession rapprochée de ces défaillances surprennent. Certes, le Kenya a traversé à nouveau de fortes perturbations monétaires en 2015, qui ont entrainé une crise généralisée de liquidités dans le système bancaire au second semestre. Les ratios prudentiels très contraignants du pays devaient permettre une traversée sans encombre excessive de ces turbulences, mais plusieurs établissements ont  rencontré sur la période diverses difficultés internes qui ont imposé l’arrêt de leurs activités. Dubai Bank, la première touchée dès août 2015, était la plus petite des 43 banques kenyanes : elle s’est trouvée rapidement en crise de liquidités et de fonds propres face au brusque resserrement des prêts interbancaires. En l’absence d’actionnaires suffisamment crédibles, sa fermeture a été ordonnée par la Banque Centrale du Kenya (CBK). Pour l’Imperial Bank, des fraudes massives de l’équipe dirigeante sur une longue période ont été mises au jour en octobre 2015. La banque, de moyenne importance -19ème dans le classement par total de bilan-, a donc été placée sans délai et jusqu’à fin mars 2016 sous l’administration provisoire de la Kenya Deposit Insurance Corporation (KDIC) chargée de la protection des dépôts du système bancaire. Grâce à la KDIC, deux des plus importants établissements kenyans ont été chargés d’assurer un retour à la liquidité des dépôts les plus modestes à compter de décembre dernier. Le remboursement des clients créditeurs plus importants et la remise en marche de la banque sont en revanche encore en attente et le délai initial de fin mars a été reporté de trois mois. Ces évènements et le caractère frauduleux de la faillite d’Imperial Bank, survenu en dépit du contrôle rapproché de la CBK, ont provoqué une méfiance croissante vis-à-vis des banques moyennes et des transferts notables de ressources vers les « majors » de la profession. Les difficultés rencontrées par une troisième banque kenyane, la Chase Bank, traduisent partiellement l’effet direct de cette « transhumance » des ressources. En très forte croissance depuis quelques années, audacieuse dans ses prises de risques, partiellement appuyée sur un actionnariat international de premier plan, Chase Bank est en 2015 une des étoiles montantes du panorama bancaire kenyan. Elle subit pourtant, comme toutes ses consoeurs de la catégorie des « Tier II », de lourdes ponctions de trésorerie fin 2015 et début 2016. Les doutes portés sur certaines opérations des dirigeants et la propagation extrêmement rapide de ces rumeurs viennent ajouter un facteur de méfiance supplémentaire et un nouvel important repli des dépôts. Echaudée par les précédents des deux autres banques, la BCK prend en urgence la décision d’arrêt des activités de Chase Bank et la place sous administration provisoire de la KDIC. Elle engage cette fois immédiatement les négociations pour le redémarrage de l’établissement et celui-ci rouvre ses portes le 27 avril sous la gestion de la Kenya Commercial Bank (KCB), première banque du pays. Le risque était grand en effet de voir s’accentuer une fuite des dépôts qui aurait pu fragiliser d’autres banques, perturber la distribution du crédit et développer un impact négatif sur les variables macroéconomiques.

Les exemples congolais et kenyan rappellent, toutes proportions gardées, les jours sombres de la décennie 1980, où fermetures et défaillances des banques africaines ont pris un tour systémique. Ils nous font craindre surtout que de telles mésaventures  menacent d’autres régions, telle la zone francophone. Même si les environnements de la RDC et du Kenya sont fort distincts, ces accidents ont en effet des causes communes.

La première réside dans les spécificités d’un environnement financier africain encore caractérisé par une forte préférence des individus et des nombreuses sociétés informelles pour la monnaie fiduciaire, d’une part, et par une multiplication récente des établissements bancaires dans chaque pays, d’autre part. Le premier élément explique que la plupart des déposants soient prompts à retirer leur argent des comptes bancaires et à fonctionner en « cash ». Le second atténue la traditionnelle inertie des clients africains face à des crises bancaires, dont ils ont souvent été victimes dans le passé et qui leur ont parfois fait perdre une part importante de leur épargne. Cet élément prend une force particulière dans un pays comme le Kenya, où une culture bancaire sophistiquée s’est généralisée, où la clientèle a de nombreux choix possibles qu’elle peut et sait comparer et où les nouvelles se diffusent et enflent avec la force des nouveaux moyens de communication. En la matière, le cas de la Chase Bank pourrait préfigurer des crises futures.

Le deuxième facteur est lié aux banques elles-mêmes. Beaucoup des établissements les plus dynamiques, poussés par leurs actionnaires, privilégient la profitabilité à court terme. La vivacité de la concurrence entre acteurs, la volonté de gagner des places sur chaque marché amènent à prendre des risques de plus en plus élevés. En matière de crédits par exemple, les ratios Dépôts/Crédits progressent partout, allant souvent à des niveaux jamais atteints. Ceux-ci restent certes éloignés des valeurs observées en Europe, mais les banques subsahariennes travaillent la plupart du temps en dehors des refinancements de leurs Banques Centrales. Synonyme d’une plus grande liberté d’action, cette situation porte aussi en elle le germe de risques potentiels élevés en cas de contraction de la liquidité ou de détérioration des portefeuilles qui rendraient brutalement les banques dépendantes de leurs Autorités de contrôle ou d’autres prêteurs. De plus, les crédits accordés restent insuffisamment orientés vers le financement des investissements productifs : les banques contribuent donc encore peu à la diversification et à l’approfondissement des appareils économiques, condition sine qua non de leur propre renforcement à moyen terme. Enfin, le grand appétit pour les dividendes, de façon à rentabiliser les lourds investissements et répondre aux souhaits des actionnaires des maisons mères, ralentissent parfois la progression des fonds propres pourtant indispensable.

La troisième cause provient des Autorités de régulation et de contrôle elles-mêmes. Comme partout dans le monde, les législations bancaires nationales ont connu en Afrique d’importants durcissements  progressifs depuis une trentaine d’années. Les nouveaux dispositifs s’avèrent pourtant encore insuffisamment solides par comparaison aux croissances et transformations impressionnantes des banques subsahariennes sur la même période, et à la multiplication des nouveaux risques qui les a accompagnées. C’est le cas de la BIAC, petit établissement devenu en vingt ans une grande banque à réseau. C’est le cas des banques kenyanes où les initiatives pullulent en termes de nouveaux produits dans un milieu exceptionnellement concurrentiel et sophistiqué, avec des garde-fous règlementaires parfois complexes à expérimenter. En outre, l’arsenal réglementaire s’était jusqu’ici peu penché sur les scénarii de faillite de banques, hypothèse sans doute considérée comme théorique à court terme dans un univers bancaire en pleine expansion. Alors que la Banque Centrale Européenne concentre par exemple une bonne part de ses réflexions sur les cas possibles de « résolution » de crise, les Autorités monétaires subsahariennes affrontent ces difficultés au coup par coup. En l’absence de stratégie globale, la gestion de ces situations peut donner lieu à des appréciations instables susceptibles de générer de nouvelles  difficultés.

La zone CFA a échappé à ces tensions dans la période récente. Son système bancaire tout autant que son arsenal prudentiel recèlent pourtant des faiblesses sans doute aussi grandes qu’au Kenya. Elle doit donc profiter de cet avertissement pour s’armer davantage et écarter autant que possible les dangers de toutes sortes, toujours présents.

Paul Derreumaux

Article publié le 29/06/2016

Systèmes bancaires africains : des signaux contradictoires ?

Systèmes bancaires africains : des signaux contradictoires ?

 

Dans les systèmes bancaires d’Afrique, quatre éléments dominaient les années 2014 et 2015 : coup de frein de l’expansion géographique des leaders ; vive poussée de quelques « outsiders » ; arrivée de nouveaux grands acteurs étrangers – Qatar National Bank (QNB) dans la holding d’Ecobank ; Banque Nationale du Canada (BNC) dans le groupe NSIA – ; renforcement de la réglementation et de la surveillance des Autorités monétaires.

En ce début 2016, les deux premières caractéristiques sont toujours d’actualité.

Les principaux groupes bancaires africains qui ont signé l’expansion des dernières décennies sont presqu’à l’arrêt dans l’évolution de leur périmètre: les nigérians avec la fragilité qu’ils connaissent par suite de la baisse considérable des prix du pétrole et du repli général des activités qui en résulte ; les marocains sous la pression qu’ils subissent de leur banque centrale en raison du poids systémique de leurs investissements subsahariens et des risques qu’ils entraînent. Il est probable que la situation restera inchangée pour ces banques tout au long de l’année en cours. Les cours du brut ne remontent que lentement et sont encore fort défavorables aux pays exportateurs tandis que les grandes incertitudes pesant sur l’économie mondiale laissent craindre, pour la première fois depuis longtemps, un ralentissement de la croissance africaine. Pour ces groupes dominants, le mot d’ordre reste donc avant tout pour 2016 celui d’une poursuite de la consolidation, qui permette à la fois un meilleure contrôle des filiales existantes et une hausse de la rentabilité, à l’image de 2015.

Derrière, les principaux concurrents gardent une allure conquérante. Pour les groupes africains, deux banques se détachent par leur dynamisme: BGFI Bank pour l’Afrique Centrale ; Coris Bank du Burkina Faso pour la partie Ouest. Cette dernière continue à étendre rapidement son réseau dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) : après la Côte d’Ivoire, le Togo et le Mali, c’est le Sénégal et le Bénin qui devraient accueillir une filiale de la banque burkinabé qui propose aussi depuis peu des produits financiers islamiques, rares dans cette zone. La première met de plus en plus l’accent sur l’Afrique de l’Ouest et ses 10 implantations couvrent désormais la plupart des pays subsahariens francophones, du Sénégal à Madagascar. Avec les années qui passent et un champ d’action qui grandit, les questions posées sur la solidité de ces deux groupes se sont estompées au profit du constat de leur développement et de leurs bons résultats. Il leur reste à donner toutes les preuves de leur capacité à accroitre leurs structures à plus long terme, quitte à nouer des alliances nécessaires avec de nouveaux partenaires. Pour les groupes étrangers, la Société Générale, devenue outsider en zone francophone, demeure une des plus offensives comme le montre sa prise de participation majoritaire fin 2015 dans une banque au Mozambique. Elle met aussi un accent accru sur l’innovation et la diversification de ses services, tant vis à vis des entreprises au sein de ses grandes implantations régionales, que pour les particuliers en lançant par exemple une application autonome de « mobile banking » dans l’UEMOA. Ces groupes en progression incontestable maintiennent une vive pression pour une prééminence future, et cette concurrence contribue à augmenter les actions menées au service du public.

L’entrée en Afrique subsaharienne de nouveaux grands acteurs étrangers, autre évolution majeure de l’année écoulée, apparait au contraire plus incertaine cette année. Les arguments favorables sont en effet sérieusement balancés par plusieurs inquiétudes. D’abord, les deux précédentes grandes opérations d’investissement extérieur n’ont pas encore démontré leur réussite. La QNB est entrée dans un groupe Ecobank chahuté par le fort ralentissement des activités et les nouvelles contraintes réglementaires du Nigéria, où le groupe concentre plus de 40% de son Produit Net Bancaire (PNB), mais aussi par une profonde crise interne de management qui n’a pu que compromettre la sérénité des équipes. La prise de participation de la sixième banque canadienne dans la holding de NSIA, toute récente, doit être testée au quotidien pendant une période minimale pour montrer si elle génère tout l’apport escompté, surtout dans la partie bancaire de ce groupe hybride. Ensuite, les perspectives de l’Afrique subsaharienne dans son ensemble sont, pour la première fois depuis quelques années, moins favorables à court terme : le ralentissement économique de la Chine, partenaire de premier plan de l’Afrique, la forte chute des prix des matières premières qui dominent encore l’économie du continent, la montée des incertitudes économiques, monétaires et politiques au plan mondial réduisent l’appétit des investisseurs. Face à ces difficultés, les secteurs bancaires africains restent en revanche fort rentables et donc attractifs, et nombre de pays gardent un trend de croissance élevé, notamment les pays importateurs de pétrole, à l’image de la Cote d’Ivoire qui entraîne avec elle toute l’UEMOA. Devant ces données variées, les grandes opérations d’investissement sont étudiées avec plus de circonspection. Le remplacement du fonds EMP comme actionnaire principal du groupe Orabank, la privatisation de quelques banques ivoiriennes, la cession de la banque CBC en Afrique Centrale risquent ainsi d’enregistrer des retards, ralentissant d’autant les restructurations capitalistiques concernées.

Surtout, l’annonce faite par Barclays d’un retrait de la zone subsaharienne arrive comme un séisme. Le groupe anglais avait pourtant mené depuis 2014 une profonde réorganisation de son dispositif africain, présentement un des réseaux les plus puissants et les plus performants du continent, qui ressemblait fort à la préparation d’une expansion de grande ampleur. Sa décision de repli total est sans doute partiellement provoquée par l’analyse comparative coût/rentabilité des implantations mondiales au vu des nouvelles règles prudentielles européennes, mais résulte surtout de causes extérieures à l’Afrique. Elle prend de toute façon le milieu bancaire africain à contrepied et n’est pas une bonne nouvelle pour le continent. L’annonce immédiate du leader du groupe Atlas Mara – ancien de Barclays – de susciter une reprise globale de ce réseau est également surprenante : si elle n’est pas un effet d’annonce, elle serait sans doute menée selon une approche plus financière qu’industrielle, qui caractérise ce jeune conglomérat, ce qui n’est probablement pas ce dont l’Afrique a le plus besoin. Mais d’autres marques d’intérêt se manifestent déjà et promettent une bataille de grande envergure.

Une autre interrogation pourrait concerner la position des Autorités monétaires et de supervision. Globalement, la tendance est claire et irréversible : le durcissement des conditions d’accès  à la profession bancaire et de  fonctionnement de celle-ci est la règle dans tous les pays, dans le sillage de ce qu’on observe dans le monde avec la généralisation progressive de « Bâle III ». Les modalités peuvent être diverses : forte augmentation du capital minimum des banques comme dans l’UEMOA ; ratios prudentiels plus rigoureux comme au Kenya. Le rythme des réformes varie aussi en fonction de la situation actuelle et des méthodes de management des Autorités. Mais le mouvement est unanime.

Pourtant, on note curieusement qu’apparaissent encore des établissements dont les caractéristiques surprennent. Dans l’UEMOA, on pourrait ainsi citer la Banque de Dakar qui s’est installée sur la place sénégalaise, la plus compétitive de toute l’Union, avec une ambition centrée sur les marchés financiers et les montages de grands projets, ou les deux dernières entités agréées au Bénin avec des visées apparemment voisines. Ces établissements récemment agréés présentent des actionnariats difficiles à cerner, voire inconnus du public. Leurs objectifs centrés sur la banque d’investissement paraissent peu réalistes en raison de leur non-intégration dans de puissants groupes financiers capables de jouer un rôle de catalyseur. Leur apport en matière de bancarisation du public semble très réduit alors que cette question est plus que jamais une priorité dans cette région francophone. Ailleurs sur le continent, quelques situations analogues se recensent également, comme en Afrique centrale francophone, où subsistent des entités à l’actionnariat parfois opaque, ou en Afrique de l’Est, où les efforts pour l’accroissement du capital minimal se heurtent à une forte résistance des nombreuses banques nationales privées. Il est vrai que le renouveau du système bancaire subsaharien dans les années 1990 est né de  banques privées locales dotées de faibles moyens qui sont parfois devenues des géants africains. Mais les temps ont changé et l’environnement n’autorise plus guère l’émergence des expériences isolées comme ce fut le cas il y a trois décennies. Une clarification de ces cas désormais exceptionnels s’effectuera nécessairement à terme, dans le sens de l’orientation la plus intransigeante, conformément aux transformations générales de la profession, et entraînera la disparition des banques qui ne respecteraient pas le cadre fixé. Mais du temps aura été perdu alors que l’urgence s’impose à ce secteur comme à tous les autres en Afrique.

L’année 2016 risque ainsi d’être plus hésitante que les précédentes quant au renforcement du système bancaire subsaharien. De bons résultats dégagés par la majorité des établissements sur 2015 et des tendances macroéconomiques de 2016 montrant la capacité de résilience d’une large partie des pays du continent devraient renforcer l’influence des facteurs positifs des dernières années et la consolidation de la profession. Dans ce cas contraire, un coup d’arrêt momentané à celle-ci pourrait être constaté.

Dans tous les cas, d’autres mouvements de fonds se poursuivent et préparent de futures disparités. L’un d’eux concerne la révolution des nouveaux moyens de paiement, qui s’accélère. Les initiatives des acteurs non-bancaires se multiplient et conquièrent de plus en plus d’indépendance, tandis que de nombreuses banques ne s’intéressent encore que marginalement à ces nouveautés : ces établissements risquent à terme un effritement important de ce pan de leurs activités et, indirectement, une autonomie réduite sur d’autres plans. Un second  a trait au financement des petites entreprises et des nouveaux secteurs en expansion : les banques sont jusqu’ici mal outillées pour répondre aux besoins de ces sociétés alors que celles-ci auront une place croissante avec les nouvelles technologies et l’attention prioritaire qui sera de plus en plus donnée à la question de l’emploi. Elles vont donc être soumises à une concurrence accrue de la part de compagnies de micro-finance ou de « crowdfunding ». Les années à venir promettent bien leurs champs de surprises et de progrès.

Paul Derreumaux

Article publié en mai 2016

UEMOA et CEMAC

UEMOA et CEMAC : Lointains cousins plutôt que frères jumeaux ?

 

Malgré un parallélisme dans la construction des deux blocs, les différences entre ceux-ci pourraient bientôt l’emporter sur leurs ressemblances.

On pourrait croire à première vue que les deux parties de la zone franc – Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), d’un côté, et Communauté Economique et Monétaire des Etats d’Afrique Centrale (CEMAC), de l’autre –  sont les composantes symétriques d’un même ensemble. Il est vrai que ces deux zones partagent au moins trois caractéristiques essentielles : la langue officielle, la valeur de leur monnaie et des structures d’intégration régionale d’apparence fort semblable. Pourtant, les aspects qui les différencient sont nombreux, et sans doute plus importants que leurs ressemblances.

Deux données naturelles les opposent d’abord. Au plan démographique, les 8 pays d’Afrique de l’Ouest francophone sont bien plus peuplés que les 6 d’Afrique Centrale – respectivement 102 et 45 millions d’habitants en 2013 – et, dans cette dernière, quatre pays comptent encore chacun à cette date moins de 5 millions d’habitants. Ce grand écart devrait d’ailleurs s’accentuer puisque l’Ouest progresse plus vite : les dernières prévisions conduisent à 266 et 112 millions de personnes pour chacun des deux blocs à l’horizon 2050. L’Afrique Centrale est en revanche nettement mieux lotie, jusqu’ici, en richesses minières, pétrolières, et forestières. Ces atouts l’ont avantagée dans les années 2000/2014 : la forte croissance africaine s’appuyait alors en bonne partie sur le développement rapide de la Chine et sur ses effets positifs sur la demande de matières premières, ce qui a généré un cycle long de hausse des prix des produits de base. Tous les pays de la CEMAC, mis à part la Centrafrique, en ont profité et ont obtenu sur cette période des taux de progression du Produit Intérieur Brut (PIB) élevés en moyenne. La petite Guinée Equatoriale a été un moment comparée à un Emirat pétrolier.

Une troisième différence majeure semble de plus en plus affirmée: celle de la gouvernance politico-économique, comme en témoignent deux indicateurs. Au plan politique, le fonctionnement des institutions et le renouvellement des dirigeants s’inscrivent progressivement en Afrique de l’Ouest dans le respect des règles fixées. Les soubresauts sont certes encore nombreux : ils ont touché la majorité des pays de la zone dans la dernière décennie, parfois avec violence -coups d’Etat ou même guerre civile-, à l’occasion envenimés par un terrorisme de plus en plus menaçant. Pourtant, les périodes « hors normes » durent de moins en moins longtemps et les élections présidentielles des six derniers mois se sont déroulées sans effusion de sang et, pour la plupart, de manière transparente. En Afrique Centrale au contraire, le mouvement est plus indécis et les constitutions solennellement adoptées sont encore trop facilement remises en question au risque de troubles graves. En matière économique, les intégrations régionales, en théorie parallèles dans les deux zones, recouvrent des réalités éloignées. A l’Ouest, les progrès sont sensibles même s’ils sont encore beaucoup trop lents, et les retours en arrière restent rares. Au Centre, les égos des dirigeants et les priorités nationales prennent le pas sur les actions communes et sur la volonté de constitution d’un espace régional suffisamment puissant et donc crédible. L’incapacité à empêcher la déflagration en Centrafrique avant l’arrivée des troupes internationales et le maintien jusqu’à ce jour de deux bourses mobilières dans la région, dont aucune n’est viable, figurent parmi les exemples les plus criards de ces « ratés ».

La longue période faste des cours des minerais et du pétrole, jointe à une venue en force des financements internationaux en Afrique, constituait sans doute une occasion unique pour les Etats d’Afrique Centrale de réaliser les transformations structurelles visant en particulier à accroître leur diversification sectorielle, et donc à réduire leur dépendance vis-à-vis de marchés internationaux qu’ils ne maîtrisent pas, La faible population des pays les plus favorisés facilitait en outre pendant ce temps la conduite de politiques vigoureuses d’inclusion économique et sociale. Ces objectifs n’ont pas reçu les priorités escomptées.  En conséquence, les structures économiques des pays de cette zone sont restées jusqu’ici particulièrement concentrées sur l’exploitation et l’exportation maximales de quelques produits de base, avec la fragilité associée à cette situation. Dans le même temps, moins favorisée en richesses minières, l’UEMOA a réussi à maintenir une croissance significative grâce aux investissements publics importants, à l’excellente santé des services, emmenés par les télécommunications et les banques, et à de bonnes récoltes agricoles. Certes cette avancée a été certaines années plus modérée que celle des membres de la CEMAC. Toutefois, en mettant à part le cas particulier de la Guinée Equatoriale, l’écart n’a pas été suffisamment consistant et permanent sur toute la période pour entrainer une différence notable dans le niveau de développement moyen des deux zones au milieu des années 2010

Depuis fin 2014, la chute brutale des prix des matières premières, et surtout des hydrocarbures, et les mouvements financiers qui y ont été associés ont inversé les privilégiés. L’UEMOA, forte importatrice de pétrole, a vu sa facture énergétique réduite. . En outre, les mutations engagées par la Côte d’Ivoire, que ce soit par exemple sous la forme d’investissements publics massifs ou de la construction d’une puissante industrie agro-alimentaire, donnent un exemple des possibilités d’accélération permises par une forte volonté politique assortie d’un programme de réalisation suffisamment dense. Représentant à elle seule plus de 35% du PIB de l’UEMOA, la Côte d’Ivoire, avec une croissance de près de 9% par an en moyenne sur 2012/2016, entraine dans son sillage une bomme progression de toute la zone. Celle-ci devient d’ailleurs actuellement une des régions les plus attractives du continent. Au contraire, enfoncée dans la crise qui touche tous les producteurs de pétrole, la CEMAC voit se dégrader ses indicateurs de finance publique, d’endettement extérieur et de balance commerciale. Sa croissance du PIB décélère vers une moyenne de 3% en 2016 tandis que celle de l’UEMOA est prévue au-delà des 7%, y compris pour les quelques années à venir.

Il n’est évidemment pas certain que le renversement du balancier engagé en 2014 se poursuive sur une décennie. Le relèvement des prix du brut est maintenant attendu pour 2017 et les nouvelles sur la Chine se font moins pessimistes. Si ces données se confirment, la situation de la CEMAC pourrait notoirement s’améliorer et un rééquilibrage s’effectuer quant aux perspectives économiques des deux blocs de l’espace CFA. Même si cette hypothèse se matérialise, il restera à l’Afrique Centrale à réaliser toutes les mutations économiques et politiques qui s’imposeront plus que jamais et pour lesquelles l’Afrique de l’Ouest prend une longueur d’avance.

Devant ce fossé qui se creuse entre les deux régions, on peut se demander si leur lien principal d’une monnaie à valeur commune doit être maintenu sans conditions. Les besoins des deux zones sont en effet naturellement différents : la relation qui les attache toutes deux à l’Euro suppose donc une sévère discipline commune et un minimum de convergence des stratégies économiques, pour ne pas conduire à des situations ingérables et globalement pénalisantes. Les difficultés de transfert d’une partie à l’autre de la zone Franc illustrent bien l’existence de cette hétérogénéité. Faut-il s’obstiner à réduire ces difficultés, au profit d’une unité de façade, ou privilégier le renforcement de la solidité de chaque bloc ?    

Paul Derreumaux

Banques et économies subsahariennes:

Un cercle vertueux qui fonctionne depuis vingt ans.

Avec la téléphonie mobile, la banque commerciale est sans doute le secteur qui illustre le mieux la transformation en profondeur de l’économie d’Afrique subsaharienne depuis le redémarrage de sa croissance globale à l’aube des années 2000, et tient une place essentielle dans les perspectives d’évolution future de celle-ci.

Dans les pays francophones, la terrible secousse qui frappa les systèmes bancaires dans les années 1980 avait provoqué à la fois la disparition de la plupart des banques d’Etat et une vague de repli ou d’arrêt d’expansion des banques étrangères. Après cette courte phase de brusque contraction, la renaissance progressive du secteur s’est principalement appuyée sur une catégorie inconnue jusque-là, celles des banques locales à capitaux privés nationaux, à l’image du mouvement observé dans l’Afrique anglophone durant la décennie précédente. L’importance des besoins à satisfaire, les débuts de restauration d’un cadre macroéconomique plus favorable, la volonté des « entrants » de s’adresser à des publics jusque-là négligés par les autres établissements, comme les particuliers ou les entreprises nationales, le dynamisme des jeunes institutions ont assuré leur développement rapide. Celui-ci a favorisé l’accroissement du nombre des établissements et stimulé une concurrence entre eux, créatrice d’innovations favorables à la clientèle. Dans le même temps, l’instauration de réglementations et d’organismes de contrôle plus contraignants, voire la création de nouvelles institutions de supervision quand c’était nécessaire, ont apporté dans chaque pays les garde-fous indispensables pour veiller à ce que cette croissance soit saine  et éviter le retour d’une crise généralisée.  Au début des années 2000, les systèmes bancaires des pays subsahariens avaient donc retrouvé, et souvent dépassé, leur densité d’antan. Dans un marché ouvert et concurrentiel où des places étaient à prendre, ils engageaient la construction de réseaux d’agences, contribuant ainsi à une bancarisation accrue du public, et reprenaient une participation active au financement des entreprises. Au Bénin, par exemple, le financement de la campagne cotonnière, vitale pour le pays, recommença dès 1992 et fut entièrement supporté par les banques privées nouvellement agréées depuis 1990. Une étroite interconnexion entre développement économique et croissance bancaire a donc marqué toute cette période. L’essor de plusieurs réseaux bancaires régionaux illustre cette réciprocité des relations. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) par exemple, la mise en place d’un espace monétaire et bancaire de mieux en mieux unifié a facilité la possibilité pour les banques de s’implanter dans l’ensemble de la zone et d’y réaliser des opérations consortiales. Les entreprises ont été en conséquence mieux épaulées dans leur conquête régionale de marchés plus vastes, ce qui a en retour contribué à l’essor des systèmes bancaires de l’Union.

Après avoir ainsi accompagné les premières phases de la croissance subsaharienne, les nouvelles banques commerciales sont devenues dans la dernière décennie l’un des plus actifs moteurs de celle-ci grâce aux nouvelles mutations qui les ont marquées. Chaque établissement était en effet auparavant resté cantonné dans le pays ou la zone monétaire qui l’avait vu naitre. A compter de 2005 environ, un vaste mouvement de franchissement des limites géographiques traditionnelles va caractériser le secteur et aboutir à la construction de puissants groupes continentaux et régionaux. Les principaux initiateurs en sont quelques institutions d’Afrique de l’Ouest, qui vont s’étendre jusqu’à l’Est du continent, puis certaines banques nigérianes, dont l’augmentation considérable du capital social exigé par leurs Autorités monétaires les pousse à investir à l’étranger, et enfin trois établissements marocains, sous l’effet d’une relative saturation de leur marché national. Derrière cette dizaine de leaders, d’autres banques de taille plus modeste suivent le même chemin et implantent également des réseaux plurinationaux, telles les banques kenyanes dans l’East African Community (EAC). Cette deuxième étape du renouveau du système bancaire africain développe plusieurs effets majeurs. Au dynamisme de la période précédente, déjà générateur de nombreux progrès, viennent s’ajouter la puissance et l’expérience des nouveaux venus marocains, nigérians ou kenyans. Une intensité jamais observée auparavant s’installe dans la compétition entre entités. Celle-ci s’exerce en particulier en direction des particuliers et utilise deux canaux. Le premier est celui d’une densification renforcée des réseaux d’agences : en 20 ans, leur nombre va souvent décupler tandis que l’effectif des comptes bancaires suivra une trajectoire parallèle, accélérant le processus de bancarisation, même si celui-ci est encore beaucoup trop faible en Afrique francophone. Le second est celui d’un grand élargissement de la gamme des offres bancaires : une segmentation plus poussée de la clientèle permet une meilleure différentiation des produits en fonction des besoins de celle-ci ; de coûteux investissements technologiques généralisent des services auparavant presqu’inconnus en Afrique subsaharienne comme la monétique. Les banques du continent deviennent ainsi plus modernes et efficientes et l’écart qui les séparait des systèmes bancaires du Nord se réduit considérablement. Vis-à-vis des entreprises, la montée en puissance des établissements, leur nombre grandissant et une pratique accrue des crédits consortiaux renforcent le rôle des banques africaines dans le financement de l’économie, notamment auprès des grandes sociétés.

La pérennité généralisée sur plus de quinze ans d’un taux soutenu de croissance du produit Intérieur Brut (PIB) amène désormais l’Afrique subsaharienne à espérer atteindre un nouveau stade de développement : celui de l’émergence économique et de ses exigences économiques ou sociales. Dans cette nouvelle étape, les systèmes bancaires peuvent continuer à exercer une influence positive. Le secteur financier connait toujours en effet d’importantes transformations qui favorisent sa participation à la marche en avant du continent à travers notamment deux principaux facteurs. Au plan des acteurs, la concurrence continue à s’intensifier et l’émulation qu’elle exerce profite à plein aux clients. Les plus grands réseaux marquent certes une pause dans leur expansion mais consolident leurs structures et portent l’accent sur l’amélioration de la qualité de leurs services. Derrière, quelques candidats accentuent la pression sur les plus puissants en étendant leurs implantations et en conquérant des parts de marché. Enfin, des groupes bancaires étrangers se sont récemment tournés de nouveau vers l’Afrique ou y ont débarqué pour la première fois : ainsi la Société Générale, après avoir  longtemps stabilisé son réseau de filiales, l’élargit à nouveau tandis que la Banque Nationale du Canada s’engage dans des joint-ventures avec des acteurs locaux à Maurice ou en Côte d’Ivoire. Les excellentes performances d’ensemble du secteur, en termes d’activités comme de résultat, portent à croire que ce bouillonnement d’initiatives n’est pas clos et que d’autres intervenants pourraient encore se manifester dans ce marché en pleine expansion. Au plan des instruments, le principal changement devrait concerner le taux de pénétration des banques auprès du grand public. De ce point de vue, l’Afrique demeure très en deçà des autres parties du monde malgré l’évolution récente. Une accélération peut cependant être attendue sous la pression de la compétition déjà mentionnée, mais surtout de la mutation en cours des moyens de paiement. La révolution du « mobile banking », permise par le « boom » du téléphone mobile, a montré tout son impact au Kenya depuis 2008 et est en train de gagner d’autres parties du continent, telle l’Afrique de l’Ouest francophone. Elle recouvrira peu à peu une variété de plus en plus large de produits bancaires et sera vraisemblablement suivie par d’autres nouveautés technologiques facilitant les relations du public avec les systèmes financiers. Marchés boursiers, secteur des assurances, entreprises de microcrédit semblent aussi s’éveiller à un cycle de réformes structurelles et de dynamisme accru qui élargiraient le spectre des canaux de financement disponibles.

Tous ces changements, dont certains sont révolutionnaires, devraient donner aux systèmes financiers plus de moyens et plus de flexibilité pour répondre aux priorités qui s’accumulent. Celle des investissements structurants, qui sont une condition sine qua non pour que se poursuive la croissance actuelle et qui exigent des systèmes bancaires de plus en plus solides et puissants. Celle de l’essor des Petites et Moyennes Entreprises (PME), qui doivent constituer l’ossature des appareils économiques de demain et le vivier indispensable des créations d’emplois, mais supposent des institutions de financement imaginatives et audacieuses créatrices d’un nouveau « financial model ». Celle de la multiplication des produits et services accessibles au plus grand nombre, qui nécessite un développement à grande échelle de la bancarisation et des prêts aux ménages. Celle d’un habitat décent pour toutes les populations, notamment dans les zones en urbanisation rapide, qui implique en particulier la baisse des taux d’intérêt et l’extension des durées de crédits immobiliers. Celle de l’innovation et du progrès technologique, qui traduiront le degré d’ouverture des pays africains au monde moderne, et qui supposent des instruments renforcés pour l’apport de capitaux propres comme de financements par prêts.

Systèmes bancaires et autres structures économiques se nourrissent donc mutuellement dans le mouvement de développement qui a marqué l’Afrique subsaharienne ces vingt dernières années. Il est indispensable que ce cercle vertueux se prolonge et les évolutions des dernières années autorisent à penser qu’il en sera ainsi. Les diverses avancées que devraient connaitre les banques africaines, en puissance d’action comme en qualité de travail, continueraient alors à être un important facteur d’entrainement des économies dans lesquelles s’insèrent ces établissements

Paul Derreumaux

L’histoire de Mohamed.

La (belle ou triste?) histoire de Mohamed.

Mohamed T. est un grand jeune homme de 33 ans. Cuisinier de son état, disponible et travailleur, il a eu la chance d’avoir des emplois presque sans interruption dans des hôtels ou restaurants de Bamako ou chez des expatriés résidant au Mali. Il a servi chez nous durant un an, avec application et gentillesse, avant de chercher un autre poste plus près de son domicile.

Mohamed frappe d’abord par son large sourire. Il a l’air d’être chez lui une seconde nature et lui envahit le visage, de la bouche jusqu’aux yeux. Grâce à lui, il est adoré des petits enfants. Mohamed est aussi athlétique, en bon champion de tae-kwando qu’il revendique être : il multiplie sans mollir les allers et retours et n’affiche jamais une nonchalance qui pèse à certains moments sur nombre de ses collègues. Bon négociateur, il bénéficiait en plus de son salaire de la prise en charge d’une bonne part de ses frais de santé et de ceux de sa fillette. Comme pour tous les membres de notre petite entreprise domestique,  un prêt lui avait été accordé pour l’acquisition d’une moto, dont la créance a été effacée au bout de quelques mois. Il a normalement disposé ensuite des mêmes avantages chez ses autres employeurs.

Même si ce n’est pas le paradis, la vie de Mohamed n’est donc pas dramatique. Sa rémunération le classerait d’emblée dans la fameuse « classe moyenne » de la Banque Africaine de Développement (BAD).Un rêve s’est pourtant installé sournoisement dans son esprit depuis début 2015, qui l’obsède de plus en plus avec le temps : partir en France pour devenir chef cuisinier, voire pour créer ensuite son propre restaurant.

Comme pour beaucoup de Maliens, cette aspiration est née des discours de ceux qui reviennent au pays et qui décrivent la France comme un pays de cocagne où toutes les ambitions peuvent devenir réalité : travail, argent, considération,… Difficile de résister à l’appel de telles sirènes quand on est assailli tous les jours par le poids des contraintes sociales du Mali et quand les moyens financiers, même grandissants, restent dérisoires face aux aspirations qui croissent à l’infini avec les transformations de la vie quotidienne. Mohamed a donc fini par s’ouvrir à nous et à d’autres de son souhait devenu irrésistible. Une fois le moment de surprise passé, nous lui expliquons que les informations qu’il a reçues laissent de côté tous les revers de la médaille de la vie de la diaspora : impossibilité d’avoir un visa d’entrée en Europe pour ces motifs, difficultés de trouver sur place un travail, instabilité probable de celui-ci dans tous les cas, coût de la vie absorbant une bonne part de l’épargne constituée, prépondérance des échecs impliquant un retour sans gloire. Rien n’y fait. La voix de la prudence qui assène les risques encourus pèse peu par rapport aux espoirs d’une vie meilleure dont les contours sont décrits avec approximation, et souvent avec mensonge, par ceux qui vivent à l’extérieur, surtout quand l’environnement local évolue avec tant de lenteur.

Pour poursuivre son projet, Mohamed compte beaucoup sur sa sœur, installée de longue date avec sa famille en France, pour l’obtention d’un visa pour ce pays. Faute d’explications acceptables ou d’une méconnaissance des « circuits » possibles, sa demande est évidemment rejetée et Mohamed tente donc sa chance vers d’autres pays de l’ « Espace Schengen ». Après diverses tentatives, un point d’entrée possible est identifié mais il requiert, comme pour la France, un lourd tribut financier. Mohamed mobilise en conséquence ses économies, et le soutien de sa famille et de ses amis. Il lui faut en effet réunir l’argent nécessaire au billet, à la réservation d’hôtel, à la caution demandée, et aux coûts évalués pour les dépenses quotidiennes de son séjour. Les quelque 4 millions de FCFA que représente ce total sont un défi gigantesque, très au-delà de ce qu’il aurait pu rassembler lui-même après de longues années et avoisinent les sommes que réclament les passeurs pour des voyages sordides accumulant les dangers. Curieuse équation mathématique : les coûts sont proches, mais ne remplissent pas les mêmes poches. Malgré ces questionnements, la solidarité  a bien  fonctionné et la somme est finalement rassemblée. Après quelques allers et retours explicatifs, le Sésame tant attendu est enfin obtenu.

L’incrédulité initiale s’est effacée d’un coup et tous les proches s’affairent pour faciliter le départ. Papiers, argent, bagages, contacts, conseils, chacun y va de son apport, petit ou grand, comme s’il était concerné par ce voyage. Ses camarades les plus instruits l’entrainent à remplir ses formulaires de police et lui expliquent comment se comporter pour inspirer confiance. Mohamed a le tournis devant ce remue-ménage qu’il n’imaginait pas. Il note fébrilement, pour retenir le maximum de choses, avec son sourire gêné qui ne le quitte pas.

Durant les quelque soixante-douze heures du voyage en avion, en train et en bus qui va le mener à Paris, il rend compte régulièrement de l’avancée de son périple. Pour économiser ses cartes téléphoniques, Mohamed « bipe » et se fait rappeler, comme le font tant d’africains, passés maîtres de l’usage de ce tam-tam moderne. Par chance, mais aussi sans doute par bonne préparation, cette longue expédition se révèle être proche d’une promenade touristique et Mohamed n’a sans doute pas conscience de sa « chance » par rapport à  ceux, si nombreux, qui vivent la même aventure.

Reste maintenant le plus dur : trouver un travail et s’intégrer. Un peu déboussolé, le nouvel expatrié se retrouve confronté aux dures réalités de la vie parisienne et doit aussi s’insérer dans les règles de la diaspora malienne faites d’une savante imbrication de solidarité et de dépendance au clan.

Frappant à toutes les portes et aidé par son beau-frère, Mohamed ne trouve d’abord que quelques activités totalement temporaires et sans qualification : plonge dans des restaurants, « extras » pour un ou deux jours, videur de night-club,….. La situation se prolonge ainsi plusieurs mois tandis que décembre s’approche. Nous sommes loin de l’Eldorado qu’on lui avait décrit et le moral de Mohamed décline comme la lumière des jours qui raccourcissent et les températures de cet hiver qui n’en est pourtant pas un. Son teint devient plus gris et son sourire plus rare. Sa patience africaine est mise à rude épreuve. Écoutant une fois encore les discours enthousiasmés de certains de ses compagnons, il tente une filière imprévue qu’il expose confusément: celle de la Légion Étrangère qui recruterait et où la question des bons documents de séjour serait accessoire. Convoqué deux fois – à des séances d’information ? -, il s’entendrait dire finalement que les sélections sont terminées pour cette fois et que de nouveaux tests auront lieu à une période inconnue. Nouvelle douche froide et nouvelle course aux emplois. Comme tout jeune aujourd’hui, Mohamed navigue bien sur Internet et écume les sites en s’efforçant de rester dans son secteur pour garder une chance d’un emploi qualifié. Enfin, la proposition d’un vrai contrat temporaire surgit : deux mois comme assistant du chef cuisinier dans un modeste restaurant, payés légèrement au-dessus du S.M.I.C., avec possibilité de prolongement. Pour passer les derniers obstacles administratifs de cette embauche, Mohamed utilise la méthode classique : celui de la carte de séjour d’un ami qui lui ressemble. Ce soutien est-il gratuit ou synonyme d’une redevance sur le salaire reçu ? Mystère que nous ne  cherchons pas à percer quand nous recevons quelques nouvelles. Quoi qu’il en soit, le sourire de Mohamed a repris de la force. Sa bonne étoile parait l’accompagner encore. Notre ami cuisinier sait qu’il devra affronter durablement une semi-clandestinité, mais cette inquiétude semble s’effacer devant la certitude qui l’emplit à nouveau de pouvoir approcher de son rêve.

Pendant les quelque six mois où se forge ainsi le nouveau destin, au moins provisoire, de Mohamed, le paysage reste hélas sans changement significatif sur ces questions.

En France, et dans toute l’Europe, le dossier des migrants économiques a été supplanté dans les esprits par celui, plus dramatique encore, des migrants provenant de différentes régions en guerre. Incapables jusqu’ici d’extirper le mal à sa racine, ou même de trouver une solution aux flux de déplacés qui se poursuivent, pressurés par les urgences du chômage et de la montée des partis d’extrême droite, les Etats du Vieux Continent ferment les portes, au risque de désagréger la construction engagée il y a cinquante ans par ceux qui surent mobiliser les peuples autour de quelques idéaux. Les diasporas africaines subissent ce ressac des esprits qui risque fort de mettre aussi à mal l’idée relancée fin 2014 à Paris d’un nouveau Partenariat entre la France et l’Afrique. Et pourtant, il y a très certainement place pour accueillir pour un temps une population d’immigrés, ne serait-ce que pour la former efficacement aux nombreuses catégories de salariés qualifiés – dans le bâtiment, les nouvelles technologies, l’industrie alimentaire, l’éducation, la santé par exemple –  dont l’Afrique a tant besoin et pour lesquelles la France regorge de compétences. Il faudrait simplement un peu plus de réflexion et de générosité bien conçue. Trop difficile ?

Au Mali, et en d’autres pays du continent, le discours politique reste désespérément silencieux sur les dangers et les inconvénients de cette émigration de masse, sur les actions concrètes menées pour la création d’emplois, sur les risques de l’explosion démographique en cours. Quoi qu’en disent beaucoup de bien-pensants, le probable doublement minimal en trente ans de la population dans la plupart des nations d’Afrique subsaharienne ne peut être un « actif » si des mesures de grande ampleur ne sont pas prises en urgence pour apporter les solutions qu’impose cette  révolution démographique totalement nouvelle en termes d’éducation, d’emplois et d’urbanisation. Or cette priorité absolue n’apparait pas. A moins que les dirigeants aient déjà renoncé à se battre face à cet afflux prochain de jeunes, et se disent que l’exode sera inévitablement la variable d’ajustement de cet équilibre et que le problème ne sera plus de leur ressort mais de celui des pays d’accueil. Je préfère penser que je déraisonne.

Mohamed vient d’appeler ses amis à Bamako. Son contrat est confirmé pour trois mois, il a envoyé son premier transfert par mobile et il recherche un travail pour son jeune frère, apprenti électricien, qui pourrait le rejoindre. Pas facile de changer le cours du fleuve…..

Paul Derreumaux

29/02/2016

La résilience de la BRVM illustre celle de l’UEMOA

La résilience de la BRVM illustre celle de l’UEMOA

 

La Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) d’Abidjan s’est distinguée en 2015 avec une progression globale de sa capitalisation de l’ordre de 14%. Elle a non seulement eu les meilleures performances par rapport aux marchés financiers africains mais a aussi fait mieux que la plupart des bourses mondiales qui, après un début d’année euphorique, ont connu une fin d’année difficile. Cette évolution est d’autant plus remarquable qu’elle fait suite à des progressions soutenues et ininterrompues observées depuis 2012 : en 4 ans, l’indice « BRVM composite » aura plus que doublé. Alors que l’année 2016 démarre avec une forte chute des principales bourses, que peut-on attendre pour l’Afrique de l’Ouest ?

L’une des premières chances de la BRVM est qu’elle ne compte dans ses 39 sociétés cotées aucune société pétrolière ou minière, contrairement à ses principales concurrentes du Nigéria ou du Ghana. Elle a donc évité les forts impacts négatifs de la chute des prix du pétrole sur les valeurs de ces secteurs. Au contraire, ses compagnies « phares » sont des sociétés de télécommunications et des banques, de plusieurs pays de l’Union, qui pèsent ensemble près des 2/3 de la capitalisation du marché régional. Ces activités demeurent des moteurs essentiels de la croissance en Afrique : la progression continue et la bonne santé financière des entreprises concernées soutiennent donc leurs cours et permettent de bonnes distributions de dividendes, ce qui contribue à la poussée générale des indices. La détérioration sensible en 2015 des valorisations des entreprises agricoles –hévéa et palme-, seules influencées par les cours internationaux, justifie a contrario cette analyse

Une analyse plus fine montre cependant que, à la différence des exercices précédents, la hausse de l’année 2015 a davantage été portée par d’autres secteurs et par des sociétés parfois de moindre envergure. L’indice le plus large de la BRVM a cru en effet deux fois plus vite que celui de ses « Top 10 » : 18% contre 9%. Avec une hausse sectorielle de plus de 90%, les activités commerciales ont enregistré de loin les plus belles évolutions : certaines entreprises de vente de petits et gros équipements, implantées de longue date, tout comme des sociétés de distribution pétrolière ont notamment largement attiré les investisseurs. L’industrie a également été  attrayante et une entreprise textile a été de façon surprenante la favorite de la cote avec une progression annuelle d’environ 250%. La quasi-totalité de ces sociétés est ivoirienne : leurs performances bénéficient donc à la fois d’un effet de rattrapage après les années de crise qui ont particulièrement frappé ces secteurs et de la forte croissance de ce pays en 2015.

Depuis début 2016, la BRVM n’a pas totalement résisté au mouvement général de baisse qui a saisi tous les marchés. Le recul y reste cependant pour l’instant plutôt plus contenu qu’ailleurs. Les indices se sont en effet repliés à Abidjan de 5% depuis le 1er janvier dernier contre plus de 10% en France, 16% à Lagos, 8% à Nairobi. Accra, Casablanca et Maurice  ont toutefois par exemple fait mieux. Beaucoup de titres ont été à la base de cette baisse mais quelques grandes valeurs ont été spécialement touchées. La chute boursière des pays émergents a pu en effet amener certains investisseurs étrangers à se désengager de ces investissements jugés présentement trop exotiques. Les valeurs préférées de 2015, orientées vers les secteurs de l’équipement et de la consommation, continuent en revanche à être relativement préservées.

Ces quelques données sont porteuses de leçons plus générales. En Afrique, comme ailleurs, les marchés financiers reflètent au moins partiellement la structure des économies locales. En étant peu exposée aux risques actuels des secteurs pétroliers et miniers, en s’appuyant sur la Cote d’Ivoire dont le taux de croissance élevé et les bonnes perspectives à moyen terme peuvent entrainer les pays voisins, l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) dispose pour l’instant d’atouts solides et apparait comme une des régions prometteuses du continent. Il reste à la BRVM à en profiter au mieux en accroissant au plus vite le nombre de ses valeurs, en stimulant la densité des transactions et en élargissant au maximum son public d’investisseurs.

Paul Derreumaux

Bancassurance: du rêve à la réalité

Bancassurance en Afrique Subsaharienne : comment passer du discours à la réalité ?

 

La percée de la « bancassurance » en Afrique subsaharienne fait partie des objectifs que se fixent depuis plus de dix ans les principaux groupes bancaires et d’assurance présents sur cette partie du continent. Cette approche s’inspire bien sûr de la voie déjà tracée par les sociétés analogues en Europe, voire dans certains pays d’Afrique du Nord comme le Maroc, où la synergie possible des deux secteurs est maintenant largement et positivement exploitée.

En zone subsaharienne, la bancassurance progresse au contraire faiblement, hormis quelques exceptions comme l’Afrique du Sud. Deux principales raisons expliquent cette lenteur, et montrent également comment ce constat pourrait être corrigé.

Les deux secteurs ont d’abord l’un et l’autre une maturité différente et d’importants gisements spécifiques de croissance. Malgré le développement remarquable des systèmes bancaires subsahariens depuis trente ans, les progrès à accomplir restent notables, notamment en matière de taux de bancarisation des ménages et des petites entreprises. Le renforcement des banques et de leur rôle dans le financement des économies est donc une priorité pour tous, depuis les Autorités politiques jusqu’aux actionnaires des banques. Malgré leur croissance régulière depuis plus d’une décade, les compagnies d’assurances restent en retard et occupent moins le devant de la scène. Hors Afrique du Sud, qui constitue prés de 80% de l’industrie continentale du secteur, elles drainent environ 0,2% des primes émises dans le monde entier. De plus, au contraire de la moyenne mondiale, l’assurance non-vie (IARD) domine encore largement le marché (près de 69% du total), pour des raisons autant internes que d’environnement économique. Les actions de consolidation et de modernisation sont donc à elles seules des chantiers majeurs.

Un autre handicap de la bancassurance est l’absence de réseaux majeurs présents à la fois dans la banque et l’assurance. Les groupes bancaires sont restés sur leur terrain, sans nouer de grandes alliances capitalistiques avec les assureurs qui ont procédé de manière similaire. Les tentatives parfois menées, comme entre BANK OF AFRICA et Colina dans les années 2000, n’ont pas duré et sont restées trop timides. Il en a été de même dans l’espace anglophone, Afrique du Sud exclus. Les efforts des deux parties pour approfondir et diversifier leur coopération passent donc souvent en second plan par rapport à leurs priorités internes respectives. Les rapprochements souhaités par les états-majors sont aussi freinés par les objectifs de terrain des filiales, qui préfèrent souvent garder des relations commerciales étroites avec plusieurs sociétés de l’autre secteur plutôt que d’en privilégier une seule.

Les  groupes subsahariens qui possèderont dans leur périmètre à la fois  un solide réseau bancaire et une importante activité d’assurance seront donc les mieux placés pour s’engager davantage dans la bancassurance et en tirer un profit maximal. La densité accrue des agences bancaires fait par exemple de celles-ci un canal idéal pour le placement de nombreux produits d’assurance -vie ou non vie-, alors que la faiblesse et le coût élevé des circuits de distribution actuels pénalise les assureurs. L’expansion rapide des concours bancaires génère une clientèle captive pour des produits-vie. Les banques peuvent consentir des taux créditeurs privilégiés aux dépôts des compagnies de leur Groupe, favorisant en conséquence l’octroi par celles-ci de  rémunérations plus attractives à leur clientèle. Par leurs liens étroits avec les marchés financiers, les banques peuvent obtenir une intervention plus forte des compagnies d’assurance sur ceux-ci, comme investisseurs ou émetteurs. Enfin, banques et assureurs d’un même Groupe s’associeront plus facilement pour le financement commun d’un client.

En l’état actuel du marché, le groupe NSIA apparait avoir pris une longueur d’avance dans cette stratégie. Il disposait déjà de 11 sociétés d’assurance en Afrique de l’Ouest et Centrale- y compris au Ghana et au Nigéria- et de la BIAO, quatrième banque de Cote d’Ivoire. L’entrée à son capital de la Banque Nationale du Canada (BNC), sixième banque du pays et largement présente dans le financement des petites entreprises comme dans l’assurance, devrait lui donner un atout essentiel pour aller plus loin dans une telle démarche : créer ou acheter des établissements bancaires là où il est déjà présent comme assureur; élargir sa gamme de produits de bancassurance en s’appuyant sur l’expérience de son nouvel actionnaire ; innover en matière d’instruments en s’appuyant aussi bien sur des technologies maîtrisées par la BNC que sur le « mobile banking » bien introduit en Afrique de l’Ouest. Le tout récent changement de nom de la BIAO, rebaptisée en NSIA Bank, tend à montrer que cette approche unitaire est bien en cours.

Le  dynamisme déjà prouvé de NSIA, d’une part, et la puissance des moyens de son allié canadien, d’autre part, ont de bonnes chances d’impulser un progrès important de la bancassurance en Afrique subsaharienne. Il n’est nul doute que ce résultat ferait des émules. La concurrence étant la meilleure protection du consommateur, celui-ci en serait d’autant plus gagnant.

Paul Derreumaux

Ralentissement de la croissance chinoise : Quel impact pour l’Afrique ?

Ralentissement de la croissance chinoise : Quel impact pour l’Afrique ?

 

L’affaire semble maintenant entendue. La hausse du Produit Intérieur Brut (PIB) de la Chine à des taux annuels régulièrement supérieurs, parfois de loin, à 8% devrait bien faire partie du passé, la question principale étant de savoir si le ralentissement déjà observé va rester modéré et progressif, ou s’intensifier rapidement.

Il parait d’abord étonnant de reprocher à la Chine cet adoucissement de sa croissance. Depuis dix ans, le dynamisme du développement économique chinois a été un des moteurs de la croissance mondiale et a notamment réduit les impacts négatifs de la crise financière et économique de 2008. La crainte des effets d’une « surchauffe » de ce pays par suite de fragilités du système financier, de « bulles » sectorielles prêtes à éclater, de dégradations de l’environnement, d’une nécessaire adaptation du modèle de croissance ont alimenté les analyses des experts durant quelques années et amené beaucoup de ceux-ci à prôner un rythme moins soutenu de cette progression. L’apparente prise en compte par les Autorités chinoises de ces difficultés réelles les conduit à retenir de nouvelles priorités, telles l’augmentation de la consommation intérieure et l’accroissement du pouvoir d’achat qu’elle impose. Celles-ci entrainent logiquement le ralentissement de la hausse du PIB, préconisé par les économistes. Les politiques ont un autre raisonnement : les craintes de fortes répercussions du ralentissement chinois les conduisent à regretter celui-ci pour des considérations essentiellement égoïstes.

Pour l’Afrique, cette peur est encore amplifiée au vu du rôle tenu par la Chine dans la croissance du continent observée depuis une quinzaine d’années. Les bonnes performances d’évolution du PIB de beaucoup de pays africains doivent en effet beaucoup à l’appétit pour les matières premières et les ressources énergétiques nécessaires pour alimenter l « usine du monde » qu’est devenue la Chine. La demande de celle-ci en métaux de toutes sortes, mais aussi en pétrole a entrainé à la fois la forte croissance des exportations correspondantes et la hausse des prix unitaires de ces produits. Pour sécuriser et accroître ses approvisionnements, l’Empire du Milieu est aussi devenu un important investisseur direct pour ces secteurs dans plusieurs pays et a augmenté considérablement les concours financiers aux Etats africains. Il en est résulté pour ces derniers une meilleure diversification possible de  leurs sources de financements et une diminution de leur dépendance à l’égard de partenaires traditionnels  multipliant les exigences préalables à leurs décaissements. En retour, les marchandises et prestations chinoises à bas prix sont maintenant, pour une large part des populations africaines, un moyen d’accès à des produits et services auparavant inabordables, et ont contribué à améliorer le mode de vie du plus grand nombre. De même, de grandes entreprises chinoises, spécialement dans le bâtiment et les travaux publics, ont permis la réalisation de grands chantiers à des prix plus compétitifs. En 15 ans, la Chine est donc devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique, avec plus de 250 milliards de USD d’échanges en 2014 et une multiplication de ceux-ci de plus de vingt fois par rapport à 2000. Même si les investissements chinois sur le continent n’ont pas suivi le même rythme, leur stock dépassait 25 milliards de USD dès 2013 et tenait une place déterminante dans certains secteurs comme l’extraction de matières premières et de pétrole. Cette place désormais incontournable de la Chine sur le continent n’est d’ailleurs pas exempte de frictions diverses au niveau local: la manière selon laquelle des contrats de travaux ont été « troqués » contre des fournitures de matières premières, le faible appel aux travailleurs africains sur certains chantiers confiés à des entreprises chinoises ou  l’arrivée surprise en Afrique de l’Ouest de petits commerçants chinois venant concurrencer le secteur informel national sont des exemples de ces difficultés.

Face à l’étroitesse de ces liens économiques, toute décélération du développement de la Chine génère donc a contrario des inquiétudes en Afrique. Ces appréhensions devraient pourtant être limitées pour deux principales raisons.

Depuis quelques années, les moteurs de la croissance africaine se sont diversifiés et intériorisés. Les secteurs des télécommunications, des banques et de tous les types d’infrastructures sont désormais des piliers de cette hausse du PIB aussi importants que celui des mines. Ils ont en outre l’avantage, à la différence de ce dernier, de toucher la quasi-totalité des pays subsahariens. Ils portent en eux, pour des raisons technologiques ou de marché, des gisements de progression tels que celle-ci devrait encore avoir un fort impact au moins à moyen terme. La poussée démographique extraordinaire dans laquelle est entrée toute la zone pour les trente ans à venir sera un autre facteur d’entrainement pour les services, les commerces et l’agriculture, surtout si les réformes nécessaires accroissent la productivité de cette dernière. L’évolution des activités industrielles est plus incertaine et a conduit jusqu’ici à beaucoup d’échecs : les révolutions techniques présentement observées et une révision des stratégies suivies en matière de priorités sous-sectorielles pourraient cependant améliorer les perspectives de ce secteur. En matière financière, même si l’aide publique continue son repli, l’Afrique peut d’abord compter sur un intérêt croissant des investisseurs privés de la plupart des pays du Nord ou des grands émergents, à la recherche de nouveaux projets à fort potentiel de croissance. Les Etats comme les entreprises peuvent aussi recourir de façon croissante aux marchés boursiers et aux systèmes financiers locaux ou régionaux qui se développent et, accessoirement, aux marchés internationaux de capitaux où les liquidités sont pléthoriques. Enfin, au moins dans certains pays, allant par exemple du Rwanda à la Côte d’Ivoire, des stratégies globales et cohérentes de développement, incluant les réformes de structures indispensables, sont établies et effectivement conduites par les Autorités politiques : elles devraient jouer un rôle essentiel d’accélération du progrès.

Dans le même temps, l’apport de la Chine restera sans doute important même s’il perd de sa puissance. Une fois la période d’ajustement passée, le poids du continent dans la fourniture des indispensables matières premières et  ressources énergétiques justifiera d’autant plus le maintien de flux commerciaux intenses que les coûts qui y sont liés pèsent modestement dans les investissements chinois étrangers. Le ralentissement des importations chinoises de biens de consommation frappera beaucoup plus les voisins asiatiques que les économies africaines actuelles. Dans la vaste rationalisation qui marque les nouvelles orientations de la politique économique de la Chine, les pays d’Afrique de l’Est et Australe devraient au contraire garder une place déterminante, voire être relativement plus avantagées. Ces régions sont incluses dans le périmètre des « Nouvelles Routes de la Soie » et devraient donc bénéficier des investissements massifs qui y sont prévus, notamment dans les infrastructures ferroviaires, maritimes, ou énergétiques, qui vont soutenir l’activité des très grandes entreprises chinoises. L’Afrique peut aussi aider la Chine à résoudre certaines de ses difficultés actuelles : les exportations vers le continent de produits finis présentant un bon rapport qualité /prix soutiennent d’importants secteurs de l’économie chinoise ; parallèlement, l’essor dans certains pays d’entreprises industrielles grosses consommatrices de main d’œuvre et appartenant aux investisseurs chinois est un moyen pour ceux-ci de contourner la hausse des salaires dans leur pays et de faire face aux autres économies asiatiques émergentes. L’Ethiopie est l’exemple le plus cité de cette nouvelle synergie sino-africaine « à rebours » mais des velléités identiques apparaissent dans quelques pays d’Afrique de l’Ouest. L’Afrique demeurera donc normalement un enjeu de première importance dans la stratégie économique internationale de la Chine. Le continent continuera d’abord d’être un important champ d’action pour ses entreprises et, comme pour le monde entier, une zone attractive tant par sa démographie que par ses perspectives d’expansion économique. Le Président Xi Jinping l’a rappelé en décembre 2015 à Johannesburg lors du dernier Forum de Coopération Afrique-Chine, avec la promesse que les échanges commerciaux avec le continent seraient portés à 400 milliards de USD d’ici 2020 et des annonces d’investissement visant à rassurer ses interlocuteurs. Par ailleurs, l’Afrique restera un des canaux privilégiés par lesquels peuvent s’exercer les ambitions politico-économiques de la Chine, notamment en matière monétaire : renforcement du rôle du yuan comme monnaie d’échange et de réserve ; adoption du yuan comme devise de référence dans certains pays comme le Zimbabwe.

Malgré la donne économique qui la caractérise aujourd’hui, la Chine devrait donc continuer à être une des grandes courroies d’entrainement de l’économie africaine, en raison du nombre et de l’intensité des liens tissés depuis au moins deux décennies. Cet impact positif pourrait cependant prendre des formes différentes, issues à la fois des nouveaux objectifs chinois et de l’évolution des économies africaines. L’Afrique dispose aussi fin 2015 de leviers de croissance endogènes qui donnent plus d’autonomie à son développement. Sur cette question des relations économiques avec le puissant partenaire chinois comme en bien d’autres domaines, les Etats africains qui auront les meilleurs résultats seront ceux qui ne se seront pas contentés de la « rente chinoise », mais auront réalisé les meilleures réformes pour profiter de leurs nouveaux atouts et limiter les effets négatifs de leur environnement.

Paul Derreumaux

article publié le 05/01/2016

Quelques grands challenges des banques subsahariennes pour la décennie à venir

Quelques grands challenges des banques subsahariennes pour la décennie à venir

Malgré deux décennies de « success story », les systèmes bancaires africains sont loin d’avoir atteint une phase de sérénité. Leur fort développement, la vive concurrence en leur sein, les ambitions croissantes qui les animent et les modifications des contextes économiques nationaux et internationaux leur posent au contraire de nouveaux défis. Ceux-ci semblent pouvoir être regroupés en au moins quatre principales catégories : la bancarisation des ménages et des petites entreprises ; un financement plus intense de l’économie ; la maîtrise de risques qui se multiplient ; la croissance des intérêts locaux au sein des « tours de table ».

Le renforcement continu des taux de bancarisation dans tous les pays va rester pour la décennie à venir un objectif prioritaire. Malgré les avancées observées avec les transformations successives des systèmes bancaires, l’accès des populations aux banques demeure très en retard par rapport aux autres parties du monde, et disparate entre les régions du continent. Hors l’Afrique du Sud et l’Afrique du Nord, les marges de progrès restent immenses tandis que la rapidité de l’accroissement démographique durcit encore ce challenge d’une meilleure bancarisation. L’Afrique francophone, où ces taux de pénétration culminent aujourd’hui aux environs de 15%, ferme d’ailleurs la marche dans l’évolution en cours. Trois facteurs devraient toutefois accélérer l’évolution.

En premier lieu, l’implantation de larges réseaux d’agences et la diversification des produits offerts demeurent deux composantes majeures de la stratégie de toutes les banques africaines, qu’elles soient ou non filiales de groupes internationaux. Ces politiques ont en effet un rôle clé dans la collecte de ressources peu coûteuses : en visant ce but, les banques contribuent aussi à amener vers elles un public de particuliers et d’entreprises informelles, jusqu’alors exclu des systèmes financiers modernes. A côté de ces instruments classiques, des innovations surgissent pour multiplier les canaux d’accès aux systèmes bancaires. Le plus connu est bien sûr le « mobile banking ». Né en 2008 au Kenya sous l’impulsion de la principale société locale de télécommunications, ce système y a connu un succès phénoménal, est en train de conquérir l’Afrique de l’Ouest et parait appelé à s’étendre sur toute l’Afrique. Alliant simplicité, faible coût et larges possibilités d’application, cette monnaie électronique prend logiquement une place croissante dans la gamme des moyens de paiement et permet un bond en avant de la bancarisation. Mais d’autres outils apparaissent. En Afrique anglophone, les « agency banking » conduisent à une délégation par les banques de leurs fonctions de base à des intermédiaires non banquiers qui travaillent sous leur responsabilité mais gagnent en souplesse, efficacité et coût. Un peu partout, les cartes prépayées offrent leur service à des détenteurs qui n’ont pas nécessairement de compte bancaire. La généralisation des informations sur les comptes et des possibilités d’opérations bancaires par internet développe aussi l’attractivité des banques. Enfin, en troisième lieu, la hausse rapide de l’urbanisation favorise la bancarisation, plus aisée dans les villes que dans les campagnes. Innovations techniques et concurrence entre institutions se combinent donc favorablement. Au rythme actuel, un taux moyen de pénétration de 50% à l’échéance de 2025 peut être escompté. Il est probable en revanche que des entreprises étrangères au monde bancaire seront alors devenues de véritables acteurs financiers, au moins dans le domaine des moyens de paiement, à l’image de ce que commencent à obtenir les sociétés de télécommunications.

Un deuxième objectif majeur est celui d’un financement plus intense des économies. Hormis en Afrique du Sud et à Maurice, et à un moindre degré en Afrique du Nord, le ratio des actifs financiers au Produit Intérieur Brut (PIB) reste modeste – souvent inférieur à 30% – et encore très éloigné de ceux observés par exemple en Asie et en Amérique du Sud. Deux principaux leviers permettront d’améliorer cette situation. Le premier va résulter de l’élargissement des secteurs de financements directement pris en charge par les banques. Celui de l’habitat est déjà largement en cours. En une dizaine d’années, les systèmes bancaires ont complètement changé leur position vis-à-vis de ce créneau, désormais jugé bancable et utile au développement. L’allongement important de la durée des crédits – les financements à 15 ans sont désormais monnaie courante- en donne la preuve. Il reste à réduire maintenant encore sensiblement les coûts de ces emprunts pour que ceux-ci connaissent l’essor rencontré dans des pays comme le Maroc. Le financement des Petites et Moyennes Entreprises (PME) est un challenge plus difficile. Il connait toutefois des progrès à travers les crédits structurés, mieux adaptés, l’affacturage, les cofinancements avec des partenaires financiers internationaux. Ces évolutions témoignent que les banques commerciales sont désormais véritablement généralistes et que l’utilité des banques spécialisées est contestable. Elles confirment également que les efforts des systèmes bancaires seront d’autant plus efficaces qu’ils auront l’appui de stratégies économiques pertinentes des Etats et d’une plus grande souplesse des institutions internationales.

Le second levier en matière de financement est celui d’une diversification plus poussée des systèmes financiers africains. Si les banques ont déjà fait au moins partiellement leur révolution, des transformations restent attendues des autres composantes de ces systèmes. C’est le cas des assurances dont le poids économique est encore très réduit, hormis en Afrique de Sud. Beaucoup d’ingrédients sont toutefois réunis pour une consolidation de ce secteur à bref délai: l’émergence de groupes régionaux plus solides, l’intérêt des grandes compagnies étrangères, la force de la croissance économique africaine et l’augmentation des revenus qui l’accompagne, le mouvement d’urbanisation. De même, les marchés financiers sont appelés à monter en puissance dans la prochaine décennie. Ils sont en effet nombreux mais, avec la notable exception de l’Afrique du Sud, de petite taille et caractérisés par un faible achalandage de titres, une médiocre liquidité et une modeste diversification. Le renforcement du rôle des bourses africaines passe donc nécessairement par une multiplication des titres cotés – actions comme obligations, notamment privées- et, en conséquence, par un meilleur appui des pouvoirs publics à cet instrument, permettant une modification du comportement des entreprises vis-à-vis de ces marchés. Le rôle croissant des fonds d’investissement en Afrique appelle d’ailleurs inévitablement à une croissance future des marchés financiers, pour faciliter les opérations de sortie de ces fonds. Enfin  la micro-finance devrait aussi continuer à progresser : les besoins qu’elle satisfait croissent avec la forte augmentation des populations, le renforcement de l’entrepreneuriat individuel et la difficulté des banques d’élargir leur champ d’action au rythme souhaité par la demande. Pour tous ces secteurs, les systèmes bancaires peuvent jouer un rôle moteur : les réseaux d’agences sont un canal idéal pour la diffusion des produits d’assurance ; les banques sont des acteurs majeurs des marchés financiers ; enfin, elles complètent en de nombreux aspects les institutions de micro-finance.

Le troisième défi principal est celui d’une meilleure maîtrise des risques encourus. Inévitable avec l’accroissement du nombre des opérations et leur diversification, la prolifération des risques va faire l’objet d’une chasse toujours plus intense, en raison du souci des Autorités d’améliorer la qualité des établissements et de la volonté des banques elle-même de rehausser leur rentabilité. Cette politique visera d’abord les risques de crédits : la part des crédits en souffrance dans les portefeuilles des banques reste fort élevée –plus de 15% en moyenne pour les montants bruts-, ce qui contrecarre notamment les actions de baisse des taux d’intérêt que tous les acteurs économiques souhaitent. Dans tous les grands groupes africains qui se sont constitués, de vastes programmes sont en cours pour renforcer les procédures et la formation des équipes concernées. Ce mouvement devrait se poursuivre car il conditionne la montée en puissance des portefeuilles de crédits, notamment en direction des petites entreprises. Les risques opérationnels sont aussi de plus en plus présents, à la fois en raison des nouveaux métiers auxquels s’attellent désormais les établissements – monétique, bourse, crédits structurés, – et de la sophistication des fraudes correspondantes favorisées par l’évolution rapide des techniques. Dans cette lutte perpétuelle « du gendarme et du voleur », les institutions bancaires doivent veiller à réagir promptement à toute faille décelée. Les exigences accrues de la « compliance » en matière de collecte d’informations sur la clientèle et sur les opérations traitées constituent un enjeu supplémentaire, exigeant des banques africaines une prompte adaptation à ce nouvel environnement sous peine de se voir écartées de nombre de transactions et de partenaires. Les progrès qui seront réalisés dans la gestion de ces divers risques à une échéance de cinq ans seront un signe tangible de la capacité des systèmes bancaires  à se hisser en termes de fonctionnement au niveau des standards internationaux après cette période de croissance remarquable.

Un dernier challenge pourrait consister, surtout en Afrique de l’Ouest francophone, à redonner aux capitaux privés régionaux la place qu’ils avaient acquise avant 2010 au « tour de table » des institutions de la zone et qu’ils ont reperdue depuis. Si les évolutions capitalistiques les plus récentes ont en effet renforcé la puissance des groupes régionaux constitués à partir des années 1990, elles ont fortement réduit leur ancrage local qui comporte aussi de nombreux avantages. Certaines données rendent la période à venir propice à un retournement de situation: augmentation du capital minimum des banques, mise en place de fonds d’investissements régionaux, bonne santé du marché financier de la zone, existence d’une importante épargne mobilisable. L’apparition de nouveaux « champions régionaux » serait alors possible. Elle stimulerait une concurrence, toujours profitable à la clientèle, en y insérant une meilleure prise en compte des contraintes locales.

Même si ces défis sont de taille, l’histoire récente des banques africaines nous montre que celles-ci peuvent les affronter avec réussite. L’attractivité du secteur sur les capitaux étrangers illustre d’ailleurs la confiance dont il bénéficie. La banque africaine devrait donc encore nous réserver bien des surprises agréables et rester un des moteurs du développement du continent.

Cet article sera inclus dans l’ouvrage collectif « Banque et Finance en Afrique », qui sera publié début 2016,  par le Club des Dirigeants de Banques d’Afrique Francophone  en collaboration avec les éditions Revue Banque

Paul Derreumaux

Afrique Subsaharienne : A-t-on encore besoin des banques ?

Afrique Subsaharienne : A-t-on encore besoin des banques ?

 

Dans l’analyse des questions de financement des entreprises en Afrique, et particulièrement en zone subsaharienne, une place croissante est réservée à la désintermédiation. La donne est simple : face aux insuffisances des financements actuellement disponibles auprès des banques locales, la solution ne serait-elle pas de recourir beaucoup plus aux financements « désintermédiés », directement consentis par des agents non bancaires.

L’origine de cette approche résulte d’abord de l’observation de la situation des pays les plus avancés, et notamment des Etats-Unis. Dans ces derniers, les financements désintermédiés sont devenus majoritaires, atteignant 60% du total. En Europe, les banques demeurent l’acteur principal, mais leur place est désormais ramenée à environ 60% de l’ensemble et tend toujours à baisser. Pour les régions du globe moins avancées économiquement et dans lesquelles le système bancaire est encore très dominant, il est donc logique d’imaginer que les tendances à venir laisseront aussi une part plus réduite aux banques.

Même si cette prévision peut également concerner l’Afrique subsaharienne, le contexte exige de l’apprécier avec prudence. Les banques devraient encore rester longtemps l’intervenant essentiel dans le financement des entreprises. En revanche, certaines autres composantes des systèmes financiers semblent prêtes à accélérer leur développement et les banques pourraient  être activement associées à cette émergence d’une meilleure diversification.

Le système bancaire africain a connu des progrès considérables depuis environ trente ans. Sa solidité, sa densification, sa profitabilité se sont renforcées sur la période. Il a été un des facteurs permissifs mais aussi un des moteurs de la croissance retrouvée dans l’espace subsaharien. Il comprend maintenant des groupes puissants, majoritairement d’origine africaine, qui disposent le plus souvent de réseaux plurinationaux, voire continentaux. Il est le principal bailleur de fonds des grandes entreprises, y compris les filiales de sociétés multinationales, mais aussi l’interlocuteur unique des Petites et Moyennes Entreprises (PME). L’accroissement régulier du nombre d’acteurs avive la concurrence et met au service de la clientèle un panel toujours plus large et mieux adapté de produits et de services. Pour les entreprises en particulier, on note dans la période récente, au moins dans les pays francophones, une nette tendance à la réduction des taux d’intérêt et à l’allongement des durées de crédit, qui constituaient auparavant deux faiblesses notoires. En zone anglophone, ce « trend » est parfois perturbé par les contraintes momentanées de politique monétaire, mais constitue aussi l’orientation fondamentale. On constate également que les crédits bancaires progressent globalement de plus de 10% par an depuis 2008, soit plus vite que la croissance économique, et que le ratio concours directs/dépôts collectés s’élève. Cette place accrue  trouve sa principale logique dans le fait que, en raison de la rareté et de la faible fiabilité des informations en Afrique,  les banques sont les seules à posséder la connaissance du terrain et des emprunteurs, qui est le meilleur garant du bon déroulement des prêts consentis.

La banque subsaharienne n’a cependant pas encore fait le plein des étapes à franchir. Même en incluant la puissante Afrique du Sud, les concours bancaires, avec un total de quelque 750 milliards de dollars en 2014, dépassent à peine 30% du Produit Intérieur Brut (PIB) du continent, contre plus de 45% pour la moyenne des pays émergents. Encore ces chiffres d’ensemble gomment-ils la grande disparité qui existe entre régions et pays. Certains secteurs d’activité sont encore très délaissés, comme celui des plus petites PME, très souvent informelles, qui constituent pourtant la grande masse des sociétés existantes. Quelques statistiques indiquent qu’environ 20% seulement des entreprises disposent d’un crédit bancaire contre près de 80% dans les pays du Nord, et que les PME ont trois fois moins de chance que les grandes entreprises d’avoir accès au crédit.

La priorité absolue pour améliorer le financement des entreprises est donc de consolider et de rendre plus performant le rôle des banques. Deux pistes paraissent primordiales. La première est celle de la poursuite du renforcement des banques elles-mêmes, afin qu’elles soient à la fois plus offensives et plus innovantes. Les effets convergents de la concurrence et de la réglementation devraient produire ce résultat : l’augmentation du nombre de banques, l’accroissement de leurs fonds propres, la multiplication d’agences bancaires de proximité, la hausse rapide des ressources collectées, la consortialisation des crédits aux grandes entreprises, l’extension des cofinancements permettant le partage des risques, une plus grande incursion dans les pratiques innovantes, une meilleure formation et expérience des équipes bancaires figurent parmi les manifestations les plus apparentes de cette transformation. En marge des banques elles-mêmes, la poussée impressionnante du « mobile banking » va accélérer la bancarisation des petites entreprises et favoriser l’octroi de crédits bancaires à de nouvelles catégories de clients. La deuxième source de changement est l’amélioration de l’environnement, qui prendra plusieurs formes. Les Etats pourront y avoir un rôle déterminant s’ils veulent véritablement soutenir le secteur privé en émergence : meilleur fonctionnement de la justice réduisant le coût du risque et donc les taux d’intérêt, incitations fiscales diverses pour l’épargne à long terme, encouragement de la formalisation des entreprises facilitant le travail des établissements bancaires. La généralisation prévisible de « bureaux de crédit » et d’agences de notation apportera un surcroît d’informations propices aux octrois de crédits, surtout aux PME. Enfin, l’augmentation probable du poids relatif et du nombre des entreprises grandes ou moyennes, « boostées » par la vive poussée des PIB nationaux sur une longue période, constituera un autre élément favorable au développement souhaité des banques.

Même si les institutions bancaires sont ainsi de plus en plus performantes, les financements désintérmédiés, qui ne satisfont en effet jusqu’ici en Afrique que 5% des besoins des entreprises, sont inévitablement appelés à croître. Compte tenu des caractéristiques actuelles des économies et des entreprises africaines, l’avancée de ces modalités financières sera vraisemblablement lente. Trois canaux possibles pourraient cependant montrer la voie.

Le secteur des assurances est le premier. Il n’a pas encore fait sa mue comme le système bancaire et connait un grand retard, hormis en Afrique du Sud et dans quelques rares pays d’Afrique du Nord ou anglophone. Les ingrédients sont cependant en place pour une prochaine « révolution » en de nombreux endroits: croissance soutenue des compagnies existantes, fort intérêt de grands acteurs internationaux, accélération spécifique de l’assurance vie en liaison avec l’urbanisation et la croissance économique, poussée au renforcement des sociétés sous la pression des réglementations. Si cette mutation s’engage. L’augmentation rapide des primes collectées contribuera à développer l’épargne longue, qui manque le plus, et à renforcer les moyens financiers du secteur. Les assurances pourront alors faciliter la transformation, par leurs dépôts accrus auprès des banques, et investir davantage sur les marchés financiers, jouant ainsi pleinement leur rôle d’investisseurs institutionnels. Dans cette évolution, banques et assurances ont des synergies à activer. En connectant mieux leurs réseaux respectifs par la « bancassurance », elles ont ensemble les moyens de rendre plus performants leurs circuits de collecte de ressources, de fidéliser leurs clientèles respectives et de promouvoir l’attraction des produits financiers. En élargissant leur gamme de produits, en introduisant des mécanismes de titrisation, les banquiers répondront au vœu des assureurs de diversifier et de mieux rentabiliser leurs placements. En invitant les assurances à des syndications de prêts, les banques initieront celles-ci aux financements désintermédiés.

A la différence des assurances, les fonds d’investissement jouent un rôle pour lequel le secteur bancaire est mal placé : celui de l’apport en capital aux entreprises. Ces fonds ne s’intéressent guère à l’Afrique que depuis la relance de sa croissance. Si leur rôle reste modeste (0,1% du PIB en 2013), leur progression est très rapide (plus de 1,8 milliards de USD investis annuellement). De plus, les acteurs se multiplient et se diversifient, les fonds africains occupant maintenant une place importante. Dans la période récente, ces fonds ont puissamment aidé à la réalisation de grands investissements structurants. Leur intervention se heurte cependant à deux principales limites : concentration sur de grandes entreprises, rares en Afrique ; par suite, champ géographique et sectoriel fort restreint. Un renforcement significatif suppose des changements, pour lesquels, ici encore, les institutions bancaires peuvent être d’utiles alliés. Une première exigence consistera à abaisser la taille des investissements ciblés et à diversifier les secteurs visés afin de toucher un nombre accru d’entreprises : la multiplication de fonds à dimension plus modeste, dans lesquels les banques pourraient être actionnaires, irait dans ce sens. Les « fonds d’impact » locaux en cours de lancement par la structure IPDEV en Afrique francophone pour de très petites entreprises vérifient ce principe et pourraient, malgré leur petitesse, être une référence stimulante pour d’autres initiatives. Une deuxième piste consisterait à recourir davantage, dans les opérations menées, à de l’injection simultanée de capital et de dettes, ce qui permettrait une présence conjointe, sous des formes variées, de financements directs et désintermédiés.

Les marchés financiers, malgré leur faible dynamisme à de rares exceptions,  constituent un troisième canal possible de croissance des financements directs. Les banques y sont de longue date des acteurs majeurs. Sur la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) d’Abidjan par exemple, les établissements bancaires de la zone détiennent la majorité des sociétés de bourse agréées et animent le plus le marché. Là comme sur les autres marchés financiers du continent, le secteur bancaire est un de ceux qui comptent le plus de valeurs cotées, se portent le mieux et sont donc les plus attractifs pour les investisseurs privés locaux ou étrangers. Enfin, au quotidien, les banques sont souvent les meilleurs prescripteurs des bourses de valeurs, soit auprès des entreprises pour leur suggérer des solutions de financement, soit auprès des épargnants pour leur amener à compléter leur patrimoine et le rentabiliser. La consolidation des marchés financiers peut alors s’effectuer en pleine symbiose avec les acteurs bancaires et les deux partenaires y trouvent pleinement leur compte.

La répartition actuelle entre financements bancaires et financements désintermediés n’est donc pas en soi  un motif d’inquiétude. Elle n’est qu’une illustration supplémentaire du retard de l’Afrique par rapport au reste du monde. A ce jour, la consolidation des premiers est une nécessité et ne peut qu’aider à l’avancée des seconds. Les évolutions en cours montrent que, ici encore, le secteur financier est un de ceux qui concourent fortement à la transformation du continent. Reste à voir si cela sera suffisant…

Paul Derreumaux