Rattrapage énergétique en Afrique : L’UEMOA en bonne position.

Rattrapage énergétique en Afrique : L’UEMOA en bonne position.

L’actualité a montré en 2016 un surcroît inhabituel d’investissements dans le secteur de l’énergie, notamment en Afrique de l’Ouest francophone. Le progrès varie cependant beaucoup selon les pays, surtout pour les énergies renouvelables, et les retards ne sont pas  comblés.

Le ton a été donné en mai 2016 en Zambie par une Assemblée de la Banque Africaine de Développement (BAD) ayant pour thème « Eclairer l’Afrique ». L’objectif était de mettre en évidence à la fois l’importance des efforts que l’institution panafricaine voulait consentir en faveur du secteur énergétique, mais aussi le bouillonnement des capacités d’innovations des initiatives privées sur le continent. Cette mobilisation de la BAD tombe au beau milieu d’annonces de création de nouvelles capacités énergétiques qui se sont multipliées depuis 2015 et sont une bonne nouvelle. L’énergie est en effet, dans toutes les régions d’Afrique subsaharienne, une des infrastructures qui a sans doute connu le moins de progrès dans les 10 dernières années, en comparaison avec les avancées notées dans les routes, les aéroports, les ports, les voiries urbaines et, surtout, les télécommunications. Seuls les adductions d’eau et les chemins de fer enregistrent des manques aussi criards et pénalisants. Au niveau global, quelques chiffres du début des années 2010 restent hélas d’actualité et  posent bien le débat : sur les quelque 95 milliards de USD d’investissements annuels en infrastructures requis pour la prochaine décennie, 44% concernent l’énergie et une majorité des 1,5 milliards d’individus non connectés à un réseau électrique habitent en Afrique.

Au moins trois raisons expliquent cette situation. D’abord, la correction des insuffisances énergétiques impose de traiter à la fois les problèmes de production, de distribution et de commercialisation : les blocages peuvent intervenir sur chaque plan et la mise à niveau est plus complexe à réaliser qu’en d’autres domaines. En second lieu, les choix à opérer sont plus variés que, par exemple, pour les infrastructures routières, et les décisions plus difficiles et donc plus longues à prendre. Enfin, l’impact négatif d’une énergie rare et chère a tardé à s’imposer comme une des explications possibles des difficultés du décollage économique.

Ce panorama d’ensemble vaut aussi pour l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Le pourcentage des personnes connectées dans la population totale s’échelonnait en 2010 de 60% en Côte d’Ivoire à 15% au Niger. Sans surprise, les grandes villes sont privilégiées tout comme les représentants des catégories socioprofessionnelles les plus favorisées et les ménages jeunes, mais, même pour ces groupes et ces zones, les retards sont très importants. Ailleurs, les manques sont souvent dramatiques. Face à ces graves lacunes, la période récente montre de réelles transformations dans l’Union.

Au sein de celle-ci, les annonces récentes d’investissements ont touché quasiment tous les pays de l’Union. Le Sénégal, longtemps frappé par de graves pénuries d’électricité, réalise de lourds investissements aussi bien en énergie thermique que dans le domaine solaire, et semble avoir tourné une page difficile: la Sénélec annonce ainsi un retour à l’équilibre financier et les tarifs d’électricité devraient être abaissés de 10% en 2017. Les nouvelles les plus significatives viennent cependant de la Côte d’Ivoire. Il est prévu que la capacité de production électrique du pays, de 2000 mégawatts (MW) en 2015, devrait passer à 4000 MW en 2020 et approcher les 6000 MW en 2030. Ce bond exceptionnel résultera d’investissements réalisés ici dans les différentes formes d’énergie : thermique, avec par exemple la centrale de Grand Bassam et une nouvelle extension de la Ciprel, des barrages hydroélectriques comme ceux de Soubré puis de Boutoubré, plusieurs unités de biomasse en projet dont celle d’Aboisso qui serait la plus importante d’Afrique. A côté de ces deux pays leaders, les investissements s’accélèrent aussi dans les autres pays. C’est le cas par exemple au Burkina Faso où sont lancées la construction d’importantes unités thermiques à l’Est de Ouagadougou et de plusieurs unités solaires à Kédougou, Kodeny et Pâ, dont certaines seront opérationnelles avant fin 2017 ; c’est également vrai  au Bénin où une centrale thermique de 400MWdevrait être édifiée en plusieurs tranches successives à Maria Gbéta.

Les centrales solaires apparaissent partout. C’est le cas notamment au Sénégal où plusieurs unités de moyenne importance – Bokhal, Malicounda – ont été lancées et seront opérationnelles avant fin 2018 : elles sont construites par des groupes différents et leurs performances pourront donc être comparées. Au Burkina Faso aussi, des investissements en cours pour près de 70 MW de production concernent l’énergie solaire. Même le Mali, malgré son environnement politico-économique difficile, a lancé une centrale solaire à Segou. Certes, la part relative de cette énergie reste très modeste et la région est très loin du Plan Energie du Maroc qui prévoit une part des énergies renouvelables, et notamment du solaire, à plus de 40% du total en 2020. Mais le mouvement est lancé et devrait s’amplifier.

Une autre nouveauté réside dans la diversification des modes de financement pour ces infrastructures énergétiques. Les prêts aux Etats sont toujours une modalité privilégiée et sont désormais accordés par un plus large éventail de bailleurs : institutions multilatérales et bilatérales des pays du Nord, mais aussi fonds arabes, BAD ou Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD), Chine en particulier. On note cependant l’accroissement du nombre d’opérations financées sous forme de Partenariat Public Privé (PPP). L’urgence des projets, les marges de manœuvre réduites des Etats en termes de financement, la meilleure attractivité financière du continent sur les dix dernières années concourent à cette nouvelle approche. Les opérateurs prennent alors le risque financier de la construction et gèrent l’ouvrage sur une vingtaine d’années ou plus, de façon à récupérer leur mise, avant de restituer le barrage ou la centrale à l’Etat. Les nouvelles centrales solaires en exploitation ou le projet de Santrhiou-Mekhe au Sénégal, ou les trois grosses turbines à vapeur de Songon en Côte d’Ivoire ont par exemple suivi cette voie. Elle présente l’avantage de reporter la charge financière supportée par la puissance publique, mais suppose que l’investissement dégagera une bonne rentabilité financière et fiscale pour ne pas compromettre l’avenir.

On constate aussi que les investissements et initiatives prennent un plus large éventail de formes. L’approche centralisée, avec des investissements majeurs concernant tout un pays, reste dominante, avec les projets de plusieurs dizaines ou centaines de mégawatts qui changent brutalement la capacité de production nationale. Mais les projets décentralisés, visant une région, une ville, une industrie, progressent, encouragés par leur plus grande facilité de financement, de gestion et de mobilisation des populations cibles. De grands groupes internationaux s’y intéressent désormais, attirés par le meilleur impact des actions menées et la possibilité de reproduire ensuite ces opérations locales sur d’autres sites. Enfin, a l’autre bout de l’échelle, des Organisations Non Gouvernementales (ONG) ou des « start-up » africaines ou étrangères profitent des nouvelles technologies pour révolutionner  l’environnement, comme dans le secteur de l’ « off-grid » qui fournit un accès à l’électricité aux ménages non raccordés à un réseau national. Ces nouvelles potentialités s’enrichissent d’ailleurs de modalités d’utilisation de plus en plus diversifiées, grâce à une coopération possible de ces start-up avec d’autres secteurs comme les banques ou les sociétés de télécommunications. La « start-up » sénégalaise Nadji-Bi s’engage résolument sur cette voie.

Une dernière originalité réside dans la place croissante des projets régionaux, associant plusieurs Etats, qui apparaissent à la fois dans la fourniture d’énergie comme dans sa distribution rationalisée. Le barrage de Manantali avait été précurseur en la matière, pour le Mali, la Mauritanie et le Sénégal. Les interconnexions entre réseaux nationaux sont un autre exemple de ces investissements transfrontaliers, qui permettent des économies d’échelle et une meilleure utilisation des investissements réalisés. Grâce à ces investissements, la Cote d’Ivoire devrait ainsi être exportatrice nette d’électricité aussi bien au profit du Burkina Faso et du Mali que de pays côtiers allant du Libéria au Bénin.

Malgré leur importance, ces progrès sont encore notoirement insuffisants à plusieurs titres. Beaucoup d’installations sont anciennes, voire près de l’obsolescence, et souffrent d’un manque d’entretien : ceci explique les pannes ou arrêts fréquents, qui réduisent les capacités de production, et la réhabilitation totale de centrales longtemps arrêtées, comme celle du Cap des Biches au Sénégal, sont des évènements rares. En second lieu, les sociétés nationales assumant le développement et la gestion des réseaux d’électricité sont pour la plupart en mauvaise santé financière : leurs capacités d’investissement sont limitées ainsi que leur aptitude à servir au mieux la clientèle. De plus, les ressources financières publiques pour de nouvelles augmentations de capacité de production sont de plus en plus  insuffisantes ; les Etats doivent donc recourir à des financements de marché, qui sont chers et dont le coût variable entraîne de lourds risques sur le long terme. Enfin, les augmentations de l’offre d’énergie rencontrent maintenant une demande en forte progression sous l’effet simultané du fort accroissement démographique et de la croissance économique plus soutenue de la région.

L’effort doit donc être encore intensifié pour qu’il réponde aux besoins présents et d’un futur proche. Les énergies renouvelables, et surtout l’énergie solaire, pourraient permettre un bond en avant. En effet, l’Afrique est particulièrement bien placée sur ce plan, d’une part, et les coûts d’investissement correspondants ont beaucoup baissé ces dernières années, d’autre part. L’exemple du Chili montre que les progrès peuvent être rapides dès lors que les réglementations nationales sont ajustées pour réguler le marché d’une manière constructive: favoriser toutes les formes de production d’électricité, faciliter l’accès au marché des nouveaux producteurs, rationaliser la concurrence dans un sens favorable aux utilisateurs. Ce souci de l’efficacité et de la performance est souvent entravé sur le continent par la toute-puissance de la bureaucratie et la force de l’immobilisme. La transformation des mentalités et des approches sera donc aussi un moyen d’accélérer notre rattrapage énergétique.

Paul Derreumaux

Publié le 07/02/2017

La (VRAIE) lutte contre la corruption n’est pas si facile…

La (VRAIE) lutte contre la corruption n’est pas si facile…

 

Rajasthan, mi-novembre 2016. Dans la douce chaleur brumeuse de ce début de matinée, la foule habituelle se presse à l’entrée du Taj Mahal à Agra pour admirer le somptueux mausolée de marbre blanc construit par Chah Djahan pour son épouse bien aimée Mumtaz Mahal. Tous deux reposent désormais pour l’éternité dans ce qui est considéré comme l’une des sept merveilles du monde moderne. Magique par sa beauté classique, les symétries parfaites de sa construction et le symbole d’amour éperdu qu’il représente, le « Taj » est particulièrement visité par les touristes étrangers, mais aussi très prisé par la population indienne qui vient, de tout le pays, le visiter en famille.

Malgré la beauté du spectacle, les conversations animées des visiteurs nationaux tournent pourtant depuis quelques jours sur un sujet plus prosaïque que poétique. Le 8 novembre au soir, le Premier Ministre Modi a annoncé à la télévision que les coupures de 500 et 1000 roupies – les plus grosses et valant respectivement environ 6,9 et 13,8 Euros – seraient démonétisées dès le lendemain. Elles ne pourraient ensuite qu’être déposées sur un compte bancaire, avec une pénalité de 100% pour tout versement supérieur à 250000 roupies.

L’explication donnée à cette mesure brutale est la lutte contre une corruption qui gangrène le pays. La monnaie fiduciaire, qui représente encore une bonne part de la masse monétaire nationale, abrite en effet les milliards de roupies provenant des dessous de table, des trafics divers, de la fraude fiscale, des détournements, des fausses factures,… C’est particulièrement vrai pour les deux coupures les plus importantes, visées par la mesure gouvernementale, qui constituent à elles-seules plus de 85% de la monnaie fiduciaire totale. La bataille contre l’argent « sale » était une des priorités affichées par le candidat Narendra Modi lors de la campagne présidentielle de 2014. Devant le peu de progrès  face aux pratiques répréhensibles, le Premier Ministre a décidé une attaque frontale : rendre brutalement inutilisables les produits de ces actes délictueux qui restent souvent stockés en billet de banque.

L’objectif est en partie économique. Le gouvernement fédéral veut assainir l’économie en retirant la masse d’ « argent noir », réduire le secteur informel encore largement dominant, augmenter la matière taxable. Il espère ainsi  augmenter les recettes fiscales et accroître la capacité de financement d’investissements de l’Etat, et développer les ressources des banques et donc leurs moyens d’actions. Mais l’ambition est surtout politique : d’abord respecter les engagements pris en termes de moralisation de l’économie ; en même temps réduire les avoirs des partis concurrents, et notamment le puissant Parti du Congrès, qui sont constitués en bonne partie de masses de billets aux origines incertaines et largement distribués lors des campagnes électorales.

La soudaineté et la généralité de la mesure ont pris de court tous les agents économiques. Les banques ont été prises d’assaut pour le dépôt des anciens billets et l’obtention de nouvelles coupures. Cette opération était cependant rendue très complexe par l’énormité de la population, la masse des billets concernés en circulation (plus de 24 milliards de coupures), le nombre élevé de personnes qui ne disposent pas encore de compte bancaire (taux de bancarisation  proche de 50%), mais aussi par les dysfonctionnements dans l’approvisionnement des banques commerciales en nouveaux billets. Dans les villes comme dans les campagnes, les interminables files d’attente aux guichets ont attesté de la mauvaise organisation de cet échange. Les Guichets Automatiques de Banques (GAB), parfois inadaptés aux nouveaux billets, ont connu une situation aussi tendue, émaillée de fréquents dérapages dus à l’exaspération des clients. Dans le même temps, toutes les « ficelles » possibles pour tourner les règles instaurées pour cet échange ont été utilisées par certains citoyens, souvent les plus fortunés ou ceux dont la richesse était d’origine contestable. L’imagination a fait fleurir les moyens envisageables pour se débarrasser sans délai des coupures désormais démonétisées : stockage de produits en grande quantité, achat massifs de billets d’avion ou de train en vue de leur revente ultérieure, achats d’or, … L’Etat fédéral a à chaque fois vigoureusement combattu ces pratiques, malgré les effets collatéraux négatifs que pouvaient parfois entrainer les interdictions édictées, telles le repli des cours de bourse de nombreuses entreprises ou la baisse immédiate du cours international de l’or. Même les contre-attaques politiques et judiciaires n’ont pas fait fléchir les Autorités.

« Donnez-moi 50 jours pour débarrasser l’Inde de la corruption» avait demandé le Premier Ministre. Ce délai ne semble pas avoir suffi. Plus de deux mois après le début de l’opération, la mise en circulation des nouvelles coupures reste problématique et l’encombrement des agences bancaires toujours au maximum. Au niveau économique, l’activité bancaire a été plutôt ralentie par ces difficultés logistiques et l’embellie escomptée est toujours en attente. De dernières prévisions concluent même que la croissance du Produit Net bancaire (PNB) serait réduite d’au moins 0,5% en 2016 en raison des perturbations observées. Dans ce contexte, les plus touchés ont été les membres des classes les plus pauvres, sans compte bancaire, sans autres ressources que les quelques billets qu’ils possédaient et désormais sans valeur, sans autre solution que de patienter des journées entières devant les banques commerciales. Pourtant, toutes les interviews effectuées montrent que ces catégories de la population sont favorables à la poursuite de l’opération, car elles sont persuadées qu’elle portera un grand coup contre la corruption des politiques et des hommes d’affaires qui les exploitent.

L’expérience est intéressante pour les pays, très nombreux, qui clament sans cesse leur volonté de lutter contre la corruption. Elle met en avant quatre principales leçons. D’abord, les actions concrètes sont possibles : elles impliquent seulement, pour sortir du discours, que des réflexions sérieuses soient menées sur les circuits qu’utilisent les fraudeurs et les corrupteurs, en fonction des possibilités de leur environnement national, pour mener à bien leurs délits. En second lieu, ces actions sont pour le moins difficiles en raison de leurs caractéristiques nécessaires : soudaineté voire brutalité, originalité, impossibilité de contournement par le public visé, fréquente hostilité allant bien au-delà de ce public, durabilité des effets provoqués. Par leur nature imprévue et leur opposition aux pratiques en vigueur, ces actions anti-corruption font immédiatement l’objet d’une forte opposition tous azimuts et imposent donc que le pouvoir qui les édicte possède la légitimité et la force nécessaires pour les imposer. De plus, en heurtant de nombreux intérêts ou groupes de pression puissants, ces mesures déclenchent toujours les réactions de catégories sociales ou d’individus qui, même de bonne foi, cherchent à arrêter l’expérience. La troisième leçon est donc celle de la ténacité requise pour que les mesures aient le temps d’être menées à leur terme et de produire leurs effets. L’exemple indien est pertinent à ce point de vue : malgré la gêne occasionnée pour de nombreuses personnes, et notamment pour ceux que l’Etat veut défendre, les longues perturbations sont le prix à payer pour terrasser la corruption. Enfin, même si elles portent leurs fruits, les actions anti-corruption ne peuvent être efficaces à 100% ou de manière définitive. Certains individus ou sociétés visés passent entre les mailles du filet et les circuits de la fraude et de la délinquance financière se reconstituent. En Inde toujours, une démonétisation identique avait eu lieu il y a 38 ans : l’opération conduite en janvier 1978 s’était déroulée pour les mêmes objectifs et avec le même effet de surprise, et avait conduit à la même panique et aux mêmes débordements. Elle n’a visiblement pas éradiqué pour toujours l’argent noir. Avec le développement connu par le pays ces dernières décades et l’expansion correspondante de la circulation monétaire, l’opération actuelle n’est que beaucoup plus délicate.

Malgré leurs difficultés et inconvénients et la modestie de leur intérêt économique, de telles opérations présentent d’importants effets psychologiques positifs : elles renforcent en effet la crédibilité des Autorités politiques qui les réalisent, dès lors qu’elles ont la force et l’assise suffisantes pour mener ces réformes jusqu’au bout. Le Premier Ministre indien a déjà annoncé qu’il réaliserait d’autres actions « musclées » de ce genre, notamment dans le secteur toujours délicat de la propriété foncière.  Les purges de grande ampleur effectuées en Chine au sein des ploutocrates du régime en donnent une autre illustration.

On peut donc se demander pourquoi les Etats africains sont si réticents à suivre cette voie. Les discours des plus hautes Autorités mettent toujours la lutte contre la corruption en bonne place mais en restent la plupart du temps aux grandes intentions tandis que les exemples délictueux se multiplient à tous les niveaux et sont souvent connus de tous. Sans doute la faiblesse généralisée des appareils étatiques et de la priorité donnée au bien public sont-elles les principales raisons de cette trop fréquente inertie. Les mesures, même à des niveaux plus limités, visant à endiguer la corruption seraient pourtant particulièrement appréciées des populations qui subissent chaque jour les conséquences néfastes de celle-ci. Le monnayage de formalités par les fonctionnaires, l’achat des diplômes, la spéculation foncière, sans parler de la déliquescence de la justice, pourraient ainsi faire l’objet d’attaques bien ciblées et intelligemment conçues. L’impunité des fautifs, l’exploitation des plus faibles, le renforcement indu des inégalités figurent parmi les maux les plus graves qui pèsent sur les sociétés en développement et freinent directement leur croissance. Aucun combat contre ces lèpres sociales n’est donc inutile, même s’il est difficile et n’est pas assuré d’un succès total.

Paul Derreumaux

Article publié le 19/01/2017

L’intégration financière régionale en UEMOA : progrès et résistances

L’intégration financière régionale en UEMOA : progrès et résistances

L’intégration financière dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) a été d’abord impulsée par le secteur bancaire. Récemment, les évolutions ont été plus multiformes, moins linéaires et rencontrent diverses résistances. De nouvelles avancées sont possibles mais nécessiteront des mutations.

Une bonne intégration financière dans l’UEMOA peut servir trois principaux objectifs : assurer la meilleure homogénéité possible des systèmes financiers entre les pays de la zone ; faciliter l’application des politiques monétaires et financières régionales sur toute l’Union ; accroitre partout la croissance économique et son caractère inclusif pour tous les agents économiques. En la matière, la période 2000/2010 avait été surtout marquée par la montée en puissance et la transformation du secteur bancaire, redevenu dynamique et rentable après le séisme des années 1980, modernisé dans ses pratiques, plus imaginatif dans ses produits et services, appuyé sur des réseaux d’agences bien densifiés. De plus, ce secteur était profondément renouvelé dans ses acteurs : des groupes à capitaux privés régionaux, nés lors de cette crise systémique, avaient joué un rôle pionnier dans les mutations et progressivement tenu une place essentielle sur chaque place de l’Union. Face à ces deux données favorables, des faiblesses restaient encore recensées. En particulier, les composantes non bancaires du secteur financier demeuraient faibles, en dépit de premières améliorations, telles celles notées sur le marché financier régional. Enfin, l’environnement était toujours fragile en de nombreux domaines –taux débiteurs élevés, carences de la justice, fiscalités disparates, rareté des crédits interbancaires, formation des équipes à renforcer –,  générant autant de freinages.

Depuis 2010, de nouvelles tendances apparaissent, mettant en évidence quelques replis mais aussi de nouveaux moteurs d’intégration. Au niveau des acteurs, les mouvements dans le « tour de table » des principaux groupes depuis 2010 ont accentué la concentration du système bancaire régional mais ont surtout octroyé une place dominante aux banques à l’actionnariat majoritairement étranger à l’Union, inversant ainsi la tendance précédente. Ces groupes  détiennent maintenant à eux seuls plus de 50% des parts de marché de l’espace francophone de l’Ouest, situation inédite depuis longtemps. Ces changements ne sont pas sans effet. Des centres stratégiques importants sont ainsi redevenus extérieurs à l’UEMOA. Pour ces institutions, les liaisons « verticales », entre le siège et les filiales, priment désormais sur les liens « horizontaux » précédemment développés entre les établissements régionaux d’un même groupe, comme le montrent à la fois des montages de crédit ou des structures organisationnelles. Pour la Banque Centrale du Maroc (BCM), le poids des engagements subsahariens des trois principaux établissements marocains, qui représentent les deux tiers des bilans bancaires du pays, est en outre devenu un risque systémique : il entraine une surveillance rapprochée sur toute nouvelle décision d’extension géographique ou même de politique de crédit. Il en résulte pour les leaders du marché une  priorité donnée à la consolidation des structures en place, de préférence à des extensions, et une prise en compte privilégiée des contraintes fixées par les sociétés mères et leurs Autorités de contrôle. La poussée de l’intégration devient aujourd’hui le résultat essentiel des groupes bancaires « outsiders ». Suivant leurs devanciers, ceux-ci accélèrent la construction de leurs réseaux : trois groupes prennent place dans le club restreint de ceux qui rassemblent plus de 2% des actifs bancaires de l’Union et quelques autres suivent. Ainsi, la burkinabé Coris Bank, est présente désormais dans quatre pays et se demarque par sa capacité d’innovation. La remontée en puissance des institutions régionales reste donc envisageable à moyen terme. De nouvelles institutions comme le Fonds Financier Yeelen, impulsé par la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD), pourraient servir de catalyseur à la mobilisation des moyens nécessaires.

La question  des moyens de paiement est sans doute le domaine où les transformations actuelles sont les plus profitables à l’intégration. A côté des circuits bancaires classiques, les sociétés de transfert rapide avaient été, malgré leur cherté, un premier vecteur d’inclusion financière pour les transferts internationaux de petit montant. La monétique a pris le relais : produit initialement élitiste monopolisé par les banques françaises, elle a été démocratisée sous l’impulsion des principales banques privées africaines, puis largement déployée dans l’espace régional, en particulier grâce au groupement GIM-UEMOA. Celui-ci a réduit les difficultés financières et techniques d’accès à ce service et, dix ans après sa création, englobe la quasi-totalité des banques de l’Union -108 sur 129 établissements agréés -, assure une grande interconnexion entre opérateurs et a fortement développé sa palette de produits. Avec l’apparition des cartes prépayées, les banques ont marqué un progrès supplémentaire en ouvrant les services monétiques aux personnes ne disposant pas de compte bancaire. L’introduction récente du « mobile banking »  se situe dans cette même lignée  d’innovations: Grâce à leur formidable expansion, les opérateurs de téléphonie mobile permettent à un large public encore exclu des systèmes bancaires d’effectuer des opérations de paiement basiques par la seule utilisation de leur téléphone. Le système, démarré en Côte d’Ivoire en 2009, est devenu en quelques années un produit courant aux multiples usages. Economique, sécurisé, facile d’accès, répondant à des  besoins prioritaires, il a été plébiscité. Selon la Commission Bancaire ; on compte en 2015 plus de 25 millions d’utilisateurs du paiement par mobile dans l’Union, pour près de 500 millions de transactions avoisinant 15% du Produit Intérieur Brut (PIB) de la zone. Devant l’importance de ce produit, la BCEAO a ajusté sa réglementation et ouvert la possibilité de création de sociétés spécialisées comme Emetteur  de Monnaie Electronique (EME). L’opérateur Orange a déjà utilisé cette possibilité mais il est vraisemblable que la même démarche sera suivie par d’autres sociétés de télécommunications. Le champ d’action de ces EME s’étend en permanence : des accords passés avec certaines banques permettent par exemple d’approvisionner directement le portemonnaie électronique à partir d’un compte bancaire tandis que les cartes prépayées des EME  autorisent leurs clients à sortir du numéraire d’un distributeur de banque. Ainsi se prépare sans doute une troisième génération de monnaie électronique qui sera caractérisée à la fois par une large interopérabilité entre les produits des divers acteurs, par une facilité accrue du passage d’une monnaie à l’autre et par un élargissement constant des secteurs utilisant cette nouvelle monnaie –assurances, crédit à la consommation, transferts internationaux -. Cette mutation profonde et rapide des moyens de paiement va renforcer considérablement l’inclusion financière, en haussant brutalement les taux de bancarisation.

Le troisième trait majeur de la période  est le développement significatif de quelques autres composantes du secteur financier : il constitue également un outil précieux pour l’intégration en apportant aux entreprises et aux ménages un éventail plus large de réponse à leurs besoins. Le plus marquant est celui du marché boursier. Sa progression, longtemps hésitante, s’est fortement accélérée depuis 2013. La hausse cumulée des capitalisations sur les trois exercices 2013-2015 a dépassé 70% et place la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) au 6ème rang des marchés financiers africains, tandis que 2016 voyait pour  la première fois l’entrée en bourse de quatre nouvelles sociétés. Six pays sont aujourd’hui présents sur la BRVM. Celle-ci a pris une nouvelle dimension, avec sa cotation quotidienne désormais en ligne, sa communication plus agressive, ses efforts de partenariat avec des places voisines, l’accroissement de ses transactions quotidiennes.. Une transformation majeure du même type pourrait s’opérer dans les assurances. Le secteur demeure jusqu’ici éparpillé entre de nombreuses compagnies, peu capitalisées et souvent à la limite de la rentabilité, et le poids financier du secteur reste infime – moins de 1% – au sein du PIB régional. La récente décision de l’organisme régional de contrôle, la CIMA, de multiplier par cinq le capital minimum des compagnies pour le porter à 5 milliards de FCFA devrait entrainer un profond renouveau et une grande revitalisation du secteur. La mise en œuvre de cette mesure, normalement génératrice de nombreuses concentrations, va cependant se heurter aux résistances à se regrouper des sociétés existantes et à l’étroitesse du marché actuel. Pour atteindre les objectifs visés, elle doit être accompagnée d’une meilleure adaptation aux besoins des produits offerts, et d’une transformation des canaux de distribution. Pour les autres composantes, les progrès sont plus lents à se concrétiser. En micro-finance, les acteurs grandissent et se multiplient mais manquent souvent de fonds propres et gardent un périmètre d’action purement national, voire local. Quelques groupes, tels Microcred, commencent cependant à construire un réseau pluri-national et pourraient suivre une approche plus intégrée, propice à l’harmonisation des environnements financiers. Pour les fonds d’investissement, la société Cauris, née en 1996, a longtemps été seule présente dans l’Union et ses participations ont avant tout concerné des sociétés de bonne importance. De nouvelles institutions de cette catégorie s’implantent pourtant peu à peu et diversifient leurs cibles. L’initiative la plus récente de  la société IPDEV2 vise même le créneau des micro-entreprises et la création en 10 ans de 50 nouvelles entreprises dans chacun de ses pays d’implantation.

Malgré les progrès réalisés, le chemin à parcourir reste long et nécessite une action conjuguée à au moins trois niveaux.

Le premier est celui des acteurs financiers eux-mêmes. Il s’agit d’abord de renforcer encore massivement la pénétration des institutions financières dans les économies de chaque pays. Les créations par les banques de points de vente supplémentaires produisent leurs effets, mais, en raison de la lourdeur des investissements requis, l’évolution est trop lente face aux retards et à la poussée démographique. La nouvelle concurrence de la monnaie électronique favorise l’accélération de cette bancarisation, sous une nouvelle forme, mais les possibilités ouvertes aux titulaires de ces comptes « virtuels » ne couvrent pas encore toute la palette des produits financiers. Les deux mouvements doivent donc se poursuivre simultanément et les passages possibles entre ces deux circuits se multiplier. Une deuxième obligation est que les banques s’engagent plus profondément dans la révolution de la digitalisation. Leur grande réticence jusqu’à une période récente explique en partie le succès du « mobile banking » et l’avance technique et commerciale prise par les opérateurs téléphoniques. Dans les dernières années, seule la Société Générale apparait avoir retenu cette approche comme un de ses axes stratégiques pour la clientèle de particuliers, tandis que les banques africaines sont restées plus attentistes, à l’opposé de leur politique des deux décennies précédentes. Il est donc impératif que toutes les institutions bancaires s’approprient d’urgence ces nouvelles technologies pour résister à la concurrence musclée des sociétés de télécommunications, et inventent la « banque africaine du XXIème siècle ». Celle-ci concernera aussi bien la réalisation des opérations que les points de contact avec la clientèle ou la politique commerciale : elle sera plus proche, plus facile à comprendre, moins coûteuse, mais aussi plus sûre. Une bonne intégration financière suppose aussi que les flux financiers interbancaires s’intensifient. Ceux-ci restent rares, hormis à l’intérieur d’un même groupe, illustrant la méfiance des institutions entre elles et l’étroitesse d’un marché monétaire manquant d’instruments et d’organisation. Une amélioration de ces divers aspects augmenterait les possibilités de mobilisation de ressources dans l’Union. Les acteurs portent aussi une quatrième responsabilité : celle d’accroître les concours à des secteurs encore délaissés, en imaginant les solutions répondant aux besoins comme aux capacités des bénéficiaires, et aux exigences légitimes de maîtrise des risques: les Petites et Moyennes Entreprises(PME) et l’habitat sont les exemples les plus connus de ces créneaux peu favorisés. Le dernier est aussi lourdement pénalisé par le maintien de taux d’intérêt élevés, spécialement pénalisants pour les crédits à long terme nécessaires à l’immobilier. Ici encore, la baisse des taux est engagée, mais encore insuffisante et inégale selon les pays, ce qui ralentit l’intégration.

Le deuxième niveau relève de la responsabilité des Autorités et s’observe sous plusieurs angles. Pour la fiscalité par exemple, il est remarquable que les décisions prises au plan régional et destinées à encourager l’épargne et les marchés de capitaux soient rendues applicables avec autant de retard, voire encore laissées en attente, dans les législations de certains membres de l’Union : l’adoucissement de la taxation sur l’épargne longue, les avantages accordés aux sociétés cotées, la loi nouvelle sur les établissements d’investissement à revenu fixe ou variable, les dispositions spécifiques aux relations entre « sociétés mère-fille » en sont quelques illustrations. Ces décalages freinent des avancées notables, comme si les Etats n’appréhendaient pas les impacts positifs en résultant pour la modernisation et le dynamisme de leur économie. Les politiques publiques pourraient aussi être utilisées pour stimuler la consolidation de champions financiers régionaux. Même si ceux-ci naissent avant tout des forces naturelles du marché, les politiques des Autorités sont déterminantes pour assurer leur pérennité. Ainsi, l’application à bref délai des normes de Bâle III et de ratios prudentiels plus contraignants jouerait un rôle crucial pour le renforcement des institutions bancaires et leur meilleure résistance face aux risques croissants. La mise au point effective de mécanismes de « résolution » offrant une protection plus efficace des déposants et une meilleure sécurité des opérations en cas de crise bancaire consoliderait aussi tout le système financier régional. De même, une plus grande utilisation par les Etats de la BRVM pour la privatisation d’entreprises publiques ou la cession de leurs participations dans des sociétés privées renforcerait le poids du marché financier régional et sa liquidité. Un troisième vecteur d’intégration réside dans la qualité, la continuité et la cohérence des politiques de convergence économique : plus celles-ci seront pertinentes et suivies avec détermination par chaque Etat, plus les institutions financières des pays de l’Union seront placées dans des contextes analogues qui les inciteront à des orientations stratégiques similaires. L’existence d’une politique monétaire commune a déjà montré les effets favorables d’une telle unicité. Des progrès dans la rapprochement des politiques budgétaires, sociales, environnementales auront les mêmes résultats, qui se renforceront progressivement les uns les autres. Enfin, les Autorités régionales et/ou nationales peuvent impulser elles-mêmes dans toute l’Union les secteurs qui leur paraissent prioritaires. La création, sous l’égide de la BOAD, de la Caisse Régionale de Refinancement Hypothécaire (CRRH) apporte ainsi aux banques des refinancements à long terme qui encouragent le financement de l’habitat. L’apparition dans plusieurs pays de Fonds de Garantie pour les PME apporte des fonds propres ou des cofinancements à cette composante essentielle du système économique régional.

L’évolution positive de l’environnement serait aussi un troisième facteur décisif d’intégration. L’accroissement généralisé de la place du secteur privé et son rôle décisif dans la croissance et l’innovation en sont la meilleure preuve. Toutefois, beaucoup reste à faire. Dans la facilité de création et de fonctionnement des sociétés, dans leur accès dans de bonnes conditions aux financements, dans les conditions d’attribution des marchés, dans les contraintes foncières, les indicateurs du « Doing Business » montrent la diversité des situations selon les Etats et la vitesse variable des progrès. Par ailleurs, alors que les innovations offrent de plus en plus de « sauts technologiques » permettant aux pays en retard de rattraper les pays plus avancés avec un coût limité, les appuis publics financiers ou de formation sont rarement disponibles alors que le dynamisme et la soif de réussite de la jeunesse africaine sont au rendez-vous. L’exemple type est celui de la « fracture numérique » : faute dans certains pays de matériels appropriés, de formateurs disponibles, et surtout de volonté politique, les nations de l’UEMOA, et leurs habitants, risquent d’être dans des positions inégales devant les progrès possibles nés de l’automatisation de certains travaux et du traitement de nombreuses opérations. Mais la remarque vaut aussi pour beaucoup d’autres aspects, allant de la recherche agronomique aux services de santé, où le défaut d’encouragement et de vulgarisation de l’innovation maintient des économies et des populations hors de la modernité. Sur un autre plan, l’obligation qui serait faite d’associer, même pour une part minime, les banques locales aux financements de grande envergure, pour des projets nationaux ou régionaux, aurait très certainement un effet bénéfique pour l’intégration financière et le renforcement de l’expérience des institutions bancaires locales.

Si le rôle moteur des banques dans l’intégration financière régionale tend à marquer une pause, les relais existent donc pour réaliser de nouveaux progrès. Ceux-ci devraient conduire en même temps à un renforcement du poids des crédits au secteur privé dans le PIB Régional : avec un taux moyen présentement inférieur à 30%, tout accroissement de ce pourcentage aurait un important effet induit potentiel sur le développement économique de l’Union. Il reste à ne pas oublier que les systèmes financiers puissants et de qualité sont une condition nécessaire de la croissance, mais pas une condition suffisante pour l’obtention de celle-ci.

Paul Derreumaux

Elections américaines : quelles conséquences pour l’Afrique ?

Élections américaines : quelles conséquences pour l’Afrique ?

Pour les Africains, dirigeants comme citoyens, les dernières élections présidentielles aux Etats-Unis appellent deux questions : Quelle sera la spécificité de l’ « expérience Trump » pour les quatre ans à venir ? Qu’apportera à l’Afrique le nouveau dirigeant de la première puissance mondiale ?

Ainsi donc les sondages ont été démentis, les prévisions contredites et M. Trump a gagné. Une fois la surprise passée, deux explications du résultat peuvent être tentées.

D’abord l’originalité de la démarche de Donald Trump. Celui-ci, qui n’avait rien à perdre vu son statut de riche homme d’affaires, a décidé dès le départ de mener sa bataille électorale sur des attaques personnelles, menées avec outrance contre les minorités raciales, l’immigration,  les lois sociales du Président Obama, le libéralisme, l’ « establishment » sous toutes ses formes. Dépassant les thèmes habituels anti démocrates, ses propos se sont calés sur les problèmes de la masse d’américains blancs, victimes du chômage, de la délinquance, de la pauvreté, du déclassement et d’une montée des inégalités qu’ils considèrent comme irréversible avec les politiques actuellement menées. Les critiques de plus en plus extravagantes contre l’adversaire démocrate ont finalement plu au noyau dur de son public au lieu de lui faire peur : malgré sa richesse, et peut-être grâce à sa violence, Trump leur est apparu comme l’un des leurs.

Face à lui, Hillary Clinton n’a pas pu (ou su) mobiliser avec la même vigueur tout le camp démocrate. Dans celui-ci, on compte en particulier une bonne part des populations noires et hispaniques, de plus en plus nombreuses, dans la ligne de mire des menaces de Donald Trump. Cette partie des électeurs avait été décisive dans la réélection de Barack Obama face à Matt Romney, et devait logiquement l’être davantage ici en raison de son poids croissant dans la population totale. Pourtant, ce soutien n’a pas été à la hauteur escomptée : ni la grande expérience des affaires publiques de la candidate, ni l’appui annoncé de Bernie Sanders, ni l’engagement à ses côtés du Président Obama n’ont suffi pour compenser une campagne insuffisamment orientée vers les préoccupations des classes les plus populaires, ni faire oublier les déceptions ressenties après les deux mandats du Président sortant.

La carte des résultats de l’élection de novembre illustre cette fracture : les régions économiquement « en panne », voire déshéritées, ont été plus favorables à M. Trump que les grandes villes offrant à chacun plus d’occasions de faire sa place. Les manifestations « anti-Trump » après la victoire de celui-ci en sont une démonstration a contrario.

L’élection surprise du candidat républicain conduit de toute façon à de grandes interrogations. Dans son « programme », finalement peu débattu et mal connu, les principales idées frappent par leur brutalité et parfois par leur incohérence. Il est probable, comme le montrent de premiers exemples, que le Président Trump se sentira d’autant moins lié par ses promesses qu’elles étaient imprécises. En bon homme d’affaires qu’il est, il sera surtout pragmatique, soucieux de l’évaluation des effets de ses politiques et capable de modifier celles-ci si nécessaire. Il reste à savoir quels seront dans ce cas ses véritables objectifs puisque sa base électorale se constitue à la fois des populations blanches paupérisées mais aussi des classes républicaines les plus aisées, deux catégories plutôt contradictoires.

Pour les questions économiques et sociales nationales. le vaste programme d’infrastructures et d’investissements publics envisagé peut soutenir l’activité, et redonner vie aux régions en détresse qui ont soutenu sa candidature. Son financement sera cependant difficile. Les baisses d’impôts, déjà annoncées, imposeront un gonflement du déficit budgétaire qui risque d’accélérer la hausse des taux d’intérêt. Celle-ci pourrait protéger le pays de l’inflation mais aussi gêner la consolidation de la croissance économique. Au plan social, les premières orientations fiscales ne semblent pas aller vers une réduction des inégalités tandis que la couverture sociale des populations les plus pauvres, un moment menacée de démantèlement, pourrait finalement être en partie préservée. Le rejet des immigrés clandestins et une politique plus restrictive vis à vis des travailleurs étrangers pourraient défavoriser de nombreux secteurs d’activité. Dans tous les cas, le Président n’aura pas les mains totalement libres pour conduire sa politique de rupture : la Chambre des Représentants et le Sénat, malgré leur majorité républicaine, garderont normalement une vision plus orthodoxe tandis que la puissante Réserve Fédérale maintiendra une vision indépendante des positions présidentielles.

Au plan international, l’avenir devrait être dominé par deux orientations. Incertitudes des alliances d’abord: le Président Trump ne parait pas un fervent admirateur de l’Europe ; le Traité Transatlantique risque d’être jeté aux oubliettes et le Transpacifique profondément réformé ; au Moyen Orient, les relations avec l’allié proche qu’est Israël et avec le partenaire privilégié qu’était l’Arabie saoudite sont perturbées en raison du terrorisme et du rapprochement avec l’Iran ; la Turquie s’engage dans une direction qui inquiète de plus en plus. Face à ces détériorations, la méfiance devrait être encore plus présente et la tendance au repli sur soi plus forte. Accroissement des rivalités ensuite : la compétition pour la place de première puissance mondiale va s’intensifier avec la Chine et les grands pays émergents sur les plans commercial, monétaire, politique et d’influence économique. Une autre inconnue essentielle résidera dans les rapports avec la Russie : les appétits d’Empire de celle-ci se heurteront aux positions américaines, mais le pragmatisme et le tempérament de Trump pourraient s’accommoder d’arrangements avec Vladimir Poutine pour régler des problèmes brulants, notamment en Europe de l’Est et dans la zone Irak-Syrie. D’autres menaces prioritaires sont toujours présentes, tel le terrorisme islamique. Tout en affirmant que « l’Amérique sera plus forte », Donald Trump  souligne que ces combats n’incombent pas aux seuls Etats-Unis et cherchera à réduire cette charge, soit en la partageant avec ses alliés, soit en se retirant du jeu chaque fois que possible.

Dans ce futur semé d’embûches, et sans grand dessein, il est remarquable que l’Afrique est retombée dans l’oubli. Barack Obama avait soulevé un immense espoir, tant parce qu’il était le premier Président de couleur que parce qu’il avait réservé ses premiers voyages officiels en 2009 à l’Afrique -Egypte et Ghana-. La déception avait vite suivi, lorsqu’il apparut que, même si l’Afrique faisait moins peur, les grands principes et orientations des Etats-Unis ne changeaient pas. Après sa réélection, le Président Obama était d’abord parti en Asie et s’est encore moins tourné vers l’Afrique. Cette fois, celle-ci n’a même pas été évoquée lors de la campagne. Il est vrai que l’attractivité de la zone subsaharienne s’est bien affaiblie : moindre intérêt des investissements pétroliers suite à la meilleure indépendance énergétique des Etats-Unis et la chute des prix du pétrole ; médiocres performances économiques récentes moyennes de l’Afrique ; aggravation des risques terroristes dans plusieurs pays ; évolution démocratique négative en divers endroits. Alors que la mondialisation a moins bonne presse et que les centres d’intérêt et de tension géostratégiques sont ailleurs, l’Afrique devrait être la première sacrifiée dans les préoccupations américaines.

Les Etats subsahariens sont moins désarmés qu’auparavant face à ce désintérêt. Leur situation économique s’est globalement améliorée durant les dix années écoulées et a éveillé l’attention de nombreux autres partenaires, au premier rang desquels la Chine et d’autres grands pays émergents. Ils trouvent donc ailleurs les financements, les équipements et les éventuels marchés. En apportant ces soutiens, leurs nouveaux partenaires  se fournissent en matières premières et donnent de l’activité à leurs grandes entreprises. Ils occupent peu à peu,  à côté des anciennes puissances coloniales, un rôle économique essentiel mais aussi une influence politique grandissante. L’Afrique tient ainsi, malgré ses faiblesses, une place non négligeable dans l’écriture des nouveaux équilibres mondiaux.

Malgré leur relative embellie économique et leurs nouveaux partenariats, les Etats africains auraient pourtant bien besoin du soutien des Etats-Unis en de nombreux domaines où ceux-ci ont une expertise de premier plan : ils vont par exemple de la lutte contre le terrorisme aux investissements dans les domaines énergétiques en passant par l’ouverture des marchés américains pour les exportations africaines et un soutien actif dans la lutte pour la protection de l’environnement. Il n’est pas certain que le nouveau Président prête attention à des dossiers qui lui paraitront secondaires ou contraires aux intérêts à court terme des Etats-Unis, mais que  l’Afrique devra pourtant affronter dans tous les cas.

En sortant ainsi la zone subsaharienne de leur champ d’horizon, les Etats-Unis commettent bien sûr une erreur pour au moins trois raisons. Même si l’évolution n’est pas linéaire et sera de plus en plus inégale selon les pays, l’Afrique devrait poursuivre une croissance économique consistante à moyen terme. Quelle que soit la conjoncture internationale, des moteurs internes de croissance existent en effet, si les politiques d’accompagnement sont bien menées par les Autorités nationales. En outre, le marché africain, en grandissant pour des raisons économiques comme démographiques, devient un enjeu croissant pour les pays les plus avancés et leurs grands groupes : les places à prendre seront de plus en plus chères et les Etats-Unis pourraient perdre des opportunités futures. Enfin, le soutien politique des nations africaines jouera inévitablement un rôle dans les recompositions géopolitiques qui s’annoncent avec la montée de nouvelles grandes puissances et le regain du protectionnisme.

Pour l’Afrique comme pour le reste du monde, l’élection de Donald Trump ouvre ainsi une vaste période d’incertitude et de fragilité au moment le moins opportun. Le pire n’est cependant jamais sûr. En brisant les schémas traditionnels, le Président américain ouvre un nouveau champ des possibles. Reste à voir quelle a été sa part de théâtre dans ses discours et, parmi tous les tabous qu’il a dénoncés, ceux auxquels il s’attaquera vraiment et par quoi il les remplacera.

Paul Derreumaux

Publié le 30/11/2016

Banques et télécommunications en Afrique : vers l’affrontement ?

Banques et télécommunications en Afrique : vers l’affrontement ?

Démarré au Kenya il y a moins de dix ans, le « mobile banking » – paiement par téléphone mobile – a déjà révolutionné en Afrique les instruments de paiement. Une lutte pourrait s’engager à bref délai entre banques et sociétés de télécommunications pour la domination de cette partie de l’industrie financière.

Le succès du produit M’Pesa de Safaricom à Nairobi a été fulgurant. Géniale création commerciale ou produit à visée sociale, l’origine de sa création est oubliée. Dans tous les cas et malgré la modestie de chaque transaction traitée, les volumes concernés sont vite devenus gigantesques : 17 millions de kenyans, plus de 35% de la population, utilisent aujourd’hui M-Pesa et les flux annuels  gérés représenteraient plus de 35% du Produit Intérieur Brut (PIB) kenyan, soit 20 milliards de USD. Dans ce pays à la pratique financière sophistiquée, le système s’est étendu dans trois directions : chez des sociétés téléphoniques concurrentes avec des produits similaires ; chez certaines banques comme Equity Bank, qui a repris l’offensive en créant Equitel, opérateur téléphonique virtuel (MVNO) lui permettant d’offrir les mêmes services ; à travers M-Pesa lui-même qui a diversifié sa gamme de services, y compris jusqu’au crédit avec le produit M-Shwari.

Cette réussite a d’abord essaimé dans quelques pays d’Afrique de l’Est et Australe puis, à partir de fin 2008, en Afrique francophone, en particulier sous l’impulsion de la société française Orange, témoin au Kenya de la réussite de M-Pesa. L’environnement de la zone franc est fort différent de celui du Kenya : Autorités monétaires plus conservatrices, système bancaire moins développé, taux de bancarisation plus faible. Pourtant, ce retard du système bancaire va en partie faire le succès d’Orange Money, notamment dans les pays les moins favorisés. Le nouvel instrument apporte en effet à la population un accès plus facile, plus sécurisé et moins onéreux aux opérations très courantes que sont les transferts à la famille. Il permet aussi l’introduction d’autres services comme le paiement de factures et d’achats chez des commerçants, puis, plus récemment, les transferts. Initié en Côte d’Ivoire, Orange Money va particulièrement se développer au Sénégal et au Mali, grâce à la prédominance de l’opérateur. Dans ce dernier pays, Orange Money compte fin 2015, après trois ans seulement d’activité, plus de clients actifs qu’il n’existe de comptes dans tout le système bancaire, et des flux annuels d’opérations représentant plus de 10 % du PIB national. Fort de ces succès, Orange exporte l’initiative dans une bonne part de ses pays d’implantation en Afrique du Nord et Subsaharienne tandis que ses principaux concurrents déploient leurs propres solutions: Mobicash pour Etisalat/Maroc Télécom, Mobile Money pour MTN, Airtel Money pour Airtel. Le paiement par mobile entre progressivement dans les mœurs sur tout le continent et facilite l’inclusion financière.

En la plupart des pays, ce système garde cependant un handicap pour les opérateurs téléphoniques : il nécessite un accord avec une ou plusieurs banques qui gardent la responsabilité, aux yeux des Autorités monétaires, de la monnaie électronique émise et qui maintiennent en leurs livres, à leurs conditions de rémunération, sa contrepartie en numéraire. Maîtres du jeu au plan technique, les sociétés de télécommunication ne retirent pas tous les avantages financiers possibles. Grâce aux modifications de la législation bancaire, elles vont franchir une étape supplémentaire : devant les innovations, un nouveau type d’agrément est apparu, celui d’Emetteur de Monnaie Electronique (EME). Les exigences sont identiques à celles des banques pour ce qui concerne par exemple l’audit interne et la connaissance des clients (le « KYC »), mais plus modérées pour le capital minimum. Cette adaptation a été introduite dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) dès 2006 et le groupe Orange est le premier à franchir le pas. Son Plan Stratégique 2020 met en effet en bonne place à la fois le continent africain, avec un dense programme de nouvelles implantations, et les instruments de paiement, considérés comme un facteur primordial de fidélisation de la clientèle. Sa forte présence dans l’UEMOA lui permet aussi de mutualiser les coûts liés : trois EME ont donc été agréés en 2016 –Côte d’Ivoire, Mali et Sénégal – s’appuyant sur une structure commune, le CECOM, pour le contrôle des opérations de ces nouvelles filiales. D’autres groupes lui emboiteront très certainement le pas et, avec cette nouvelle organisation, les sociétés de télécommunications s’affranchissent des banques et entrent même sur leur terrain.

Dans les nouvelles perspectives qui s’annoncent ainsi, trois éléments apparaissent déterminants. Le premier est l’intérêt du « mobile banking » pour tous les groupes de télécommunications. Après des années de très forte croissance, la période récente est caractérisée par un ralentissement sensible de la progression du chiffre d’affaires et des résultats. L’atteinte de taux de pénétration désormais élevés, le repli des chiffres d’affaires moyens par abonné (l’ARPU) et le durcissement de la concurrence montrent les limites des « business models » antérieurs. Deux mouvements s’observent donc : d’abord, une concentration des acteurs qui s’accélère au profit de quelques groupes qui possèderaient alors la plus large empreinte sur tout le continent ; ensuite, une focalisation des efforts sur les activités les plus porteuses – trafic internet et « mobile banking » -. Celles-ci sont d’ailleurs facilitées par une transition qui se déploie vers la technologie 4G, plus performante, et l’apparition de smartphones à bas prix, plus accessibles au public africain.

Le second résulte des difficultés auxquelles se heurtent en ce moment la plupart des grands groupes bancaires subsahariens : freinage de l’expansion imposé par leur Banque Centrale aux banques marocaines par crainte de risque systémique ; répercussions sur les groupes du Nigéria de la crise qui frappe leur pays ; graves perturbations réglementaires pour les banques kenyanes ; accroissement général des créances en souffrance avec le ralentissement de la croissance économique ; augmentations du capital minimum exigées ou prévues dans plusieurs zones. Plutôt sur la défensive face à ces contraintes, les banques montrent aussi une faible capacité de riposte et d’innovation devant les incursions des géants des télécommunications sur le terrain des moyens de paiement. La création par Equity Bank d’un opérateur virtuel au Kenya est la principale contre-offensive menée à ce jour et son succès n’est pas assuré.

Le troisième est l’émergence de nouvelles technologies susceptibles de prendre une place dans le domaine des instruments de paiement. La plus porteuse est sans doute celle des « paiements sans contact ».Les banques et leurs partenaires des cartes de crédit y ont une longueur d’avance avec la norme « Near Field communication » (NFC) qui commence à s’installer aussi sur les téléphones mobiles, comme chez Airtel au Gabon : banques et opérateurs téléphoniques ont donc tous deux leurs chances. Certaines banques font aussi alliance à de petits acteurs sans licence téléphonique mais disposant d’une application de « mobile banking », espérant que leur réseau d’agences leur permettra d’atteindre les seuils minimaux de rentabilité. Les sociétés de transfert express gardent enfin d’importants atouts, si elles acceptent de réduire leurs coûts face aux nouveaux arrivants.

Même si le jeu reste ouvert, les opérateurs téléphoniques marquent des points. En France, le nouveau produit Orange Cash donne à Orange Money la possibilité de pénétrer le marché juteux des transferts internationaux, et l’opérateur pourrait s’intéresser à de nouveaux services. Mais les limites des périmètres de chaque camp restent floues. Les banques vont-elles se replier sur les gros paiements et les crédits, ou mener une contre-attaque fondée sur de nouvelles technologies ? Les sociétés téléphoniques vont-elles rester sur les territoires récemment conquis ou s’attaquer à d’autres marchés comme celui de la micro-finance ou du crédit, dont l’exemple de M-Schwari au Kenya montre toutes les difficultés ? Rien n’est joué, mais l’Afrique est déjà gagnante : non seulement elle n’est plus techniquement en retard, mais ses enjeux inspirent des stratégies sur d’autres continents.

Paul Derreumaux

Tribune publiée dans l’Opinion.fr le 24 Octobre 2016

Afrique : une année « blanche » en 2016 ?

Afrique : une année « blanche » en 2016 ?

L’Afrique subsaharienne connaitra-telle sa pire année depuis une décennie ? En économie, les prévisions de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) ont déjà été abaissées à trois reprises et s’établissent maintenant à 1,6%. En politique, les élections présidentielles de 2016 ne paraissent pas briller dans l’ensemble par leur transparence. Malgré les discours, la lutte contre le terrorisme marque le pas à l’Est comme, surtout, à l’Ouest. La guerre n’a cessé au Sud-Soudan que pour mieux reprendre. Conséquence directe de ces déceptions, l’attrait du continent s’est réduit auprès des investisseurs.

Ces indicateurs déprimants ne peuvent surprendre. Les réformes appelées de longue date –intégration régionale plus marquée, croissance plus inclusive, créations d’emplois beaucoup plus nombreuses, agriculture plus productive, Autorités politiques et administratives plus exemplaires- ne s’observent qu’au compte-gouttes. Leur caractère indispensable est pourtant reconnu. La hausse soutenue du PIB depuis une quinzaine d’années apporte aussi des moyens accrus et une meilleure justification pour leur réalisation, malgré les sacrifices qu’elles peuvent appeler. L’urgence ne semble donc pas avoir été réellement perçue, au-delà des discours électoraux. Dans les pays pétroliers et miniers, la diversification des économies pour une réduction de leur dépendance est restée au second plan face à l’exploitation maximale et souvent inefficace des rentes. Les actes posés pour une coopération régionale plus poussée sont mis en application avec lenteur dans les Unions qui fonctionnent « bien » ; ailleurs, comme en Afrique Centrale, les égos nationaux bloquent tout progrès significatif, aggravant les difficultés économiques. Dans la plupart des pays, le poids de l’industrie est en recul et la révolution agricole se fait attendre.

Le potentiel de développement reste toutefois réel. En Cote d’Ivoire par exemple, cohérence de la vision économique, fermeté de la volonté gouvernementale et priorité donnée à l’action se conjuguent pour de premiers fruits : la croissance du PIB se maintient au-delà de 8% par an et les investissements privés commencent à relayer les investissements publics, notamment pour la transformation locale des produits agricoles. Le Rwanda, l’Ethiopie, la Tanzanie paraissent suivre un chemin analogue avec les mêmes recettes. La probabilité d’une Afrique à deux vitesses est donc devenue élevée : d’un côté, quelques nations les plus attentives aux exigences du développement économique et à un effort collectif ; de l’autre, hélas dominant, des pays englués dans des contraintes liées à l’absence d’une vision stratégique et à la faiblesse de leur « leadership » étatique.

La frontière entre les deux groupes restera cependant poreuse. Dans les nations les mieux placées, le fléau de la corruption et la rapacité d’intérêts particuliers peuvent ralentir, voire inverser, les évolutions les plus positives. Chez les plus fragiles, les forces du changement restent à l’œuvre et acquerront inévitablement un poids décisif : l’explosion démographique, qui va grossir la foule des déshérités si les créations d’emplois ne suivent pas ; les aspirations impatientes de la jeunesse, dont la voix sera majoritaire ; la place grandissante du secteur privé, riche d’initiatives et d’innovations mais aussi exigeant de nouveaux cadres de fonctionnement. A plus ou moins long terme, ces forces s’exprimeront, fut-ce si nécessaire d’une manière violente. L’Afrique, déjà si handicapée, pourra-t-elle faire l’économie d’une telle révolution ?

Paul Derreumaux

Article publié le 27/10/2016

Vive le FCFA?

Vive le FCFA ?

Comme chaque année, à l’approche des réunions de la zone Franc, les procès contre le FCFA fleurissent. Pourtant, cette monnaie commune plus que soixantenaire ne porte pas toutes les responsabilités négatives dont on l’accable. 

Il y a en réalité deux zones CFA –en mettant à part le cas particulier des Comores- et, dans chaque zone, de l’Ouest comme du Centre, la question globale en englobe trois sous-jacentes : celle de la fixité du lien entre le FCFA et l’Euro, celle de la liberté des changes à l’intérieur de la zone concernée, celle de la gestion du compte d’opérations de la zone. Les anti-CFA s’en prennent indifféremment à une ou plusieurs des caractéristiques de la zone en essayant de démontrer les inconvénients qui en résultent. Leur combat semble erroné à deux points de vue : d’abord, le FCFA n’a pas que les handicaps qu’on lui prête si exclusivement ; surtout, les variables monétaires ne sont pas le déterminant premier de la croissance économique.

Si certains inconvénients du FCFA sont réels, il ne faut pas en revanche imputer au système monétaire de la zone franc des pêchés qu’il ne mérite pas. Sur ce point, quatre exemples au moins méritent l’attention.

D’abord, la fixité de la parité avec l’Euro ne signifie pas son immuabilité comme l’a montré la dévaluation de janvier 1994, intervenue pour corriger une parité devenue intenable. Certes, le changement fut brutal, et hélas douloureux pour les populations les plus vulnérables et certaines entreprises importatrices, en raison d’une attente trop longue pour cet ajustement. Mais il a montré que le changement était possible, et utile, sans que soient remises en cause ni la fixité du lien monétaire avec l’Euro, ni l’intégration entre pays d’une même zone. Ce dernier aspect est en effet capital pour le développement futur de l’Afrique. L’approfondissement d’espaces régionaux solides est unanimement admis comme une condition sine qua non de l’émergence économique attendue. Il impose en revanche que les politiques adéquates soient menées pour protéger les secteurs d’activité naissants, pour empêcher les importations frauduleuses, pour éviter les obstacles intra-régionaux non tarifaires, pour faciliter les financements des entreprises innovantes. Ces conditions n’ont rien de monétaire et leur absence condamne la réussite de toute politique industrielle, parité fixe ou non.

La fixité n’est pas non plus nécessairement exclusive de modifications quant à la base de référence. Le rattachement du FCFA à un panier de devises pourrait ainsi avoir un effet stabilisateur en élargissant cette base de référence, même si la structure actuelle de nos échanges commerciaux donnerait une prépondérance de l’Euro dans cette nouvelle devise, qui ne l’éloignerait pour l’instant que modérément du FCFA actuel. Aucune disposition, heureusement, n’interdit aux chefs d’Etats africains de la zone Franc de préparer une telle alternative. Une monnaie commune « autonome » est d’ailleurs à l’étude depuis plus de vingt ans dans la Communauté Economique Des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) sans progrès notables et avec une échéance de mise au point qui recule chaque année : la domination du Nigéria, et les craintes que cela implique, sont la cause majeure de ce qu’il faut bien appeler jusqu’ici un échec. La fixation des caractéristiques d’une monnaie pose en effet de nombreux et délicats problèmes qui rendent difficile sa création comme le montre aussi l’exemple de l’East African Community ( EAC): malgré le succès commercial de celle-ci et le bon niveau d’intégration des économies qui la composent, les progrès de la création d’une monnaie commune sont fort lents.

La liberté des changes à l’intérieur de la zone FCFA est également souvent présentée comme un avantage exorbitant des entreprises françaises pour leurs investissements et leurs opérations courantes dans les pays africains de la zone, d’un côté, et un encouragement à la fuite des capitaux africains et une incitation à ne pas investir localement dans les activités productives, de l’autre. Cette « liberté » est d’ailleurs loin d’être totale dans les faits. Les transferts directs entre les deux parties de la zone FCFA sont ainsi particulièrement difficiles et la plupart des transactions de ce type passent par la France qui fait la conversion entre les « Francs » de l’Ouest et ceux du Centre. En même temps, les transferts d’un pays africain vers la France font l’objet de nombreuses demandes de justificatifs par les Autorités monétaires, qui ralentissent les transactions, sont pénalisantes pour les entreprises et interpellent quant à la signification de la liberté de change.  Hors ces « restrictions », les risques soulignés sont certains mais non automatiques pour ce qui concerne le côté africain: leur concrétisation dépend avant tout de la volonté politique des dirigeants et des politiques suivies par les Etats concernés. La zone Franc n’empêche pas la Cote d’Ivoire de conduire actuellement des avancées importantes dans la transformation de ses matières premières agricoles et il n’est pas certain que l’absence du FCFA permettrait que le Mali en fasse autant pour retrouver son rôle de « grenier de l’Afrique ».

Dernière cible des critiques, le compte d’opérations où sont bloquées une partie des réserves en devises de la zone. Pour les détracteurs, le pourcentage immobilisé est considéré comme trop élevé et, contraintes de financement oblige, il est jugé que ces fonds devraient plutôt être mis à la disposition des Etats africains qui en feraient meilleur usage. Ici encore, les arguments sont au moins discutables. Outre qu’il est logique que la garantie de convertibilité s’appuie sur une contrepartie, il est à souligner que le pourcentage contesté n’est pas immuable et a d’ailleurs déjà été modifié. Encore faut-il, pour de nouveaux changements, que les demandeurs disposent d’un dossier solide et en débattent dans les instances compétentes. De plus, les chiffres concernés sont sans commune mesure avec les besoins effectifs des Etats : ainsi, pour la partie Ouest, 50% des réserves actuelles de la BCEAO ne représentent environ que l’endettement supplémentaire des Etats pour une seule année.

Quels que soient ses avantages et ses inconvénients, le FCFA ne peut de toute façon être considéré comme responsable d’une incapacité irrémédiable de la zone franc à atteindre un rythme de développement économique analogue à celui des pays subsahariens qui suivent un autre régime de changes.

Sur le long terme, aucun pays subsaharien n’a suivi une trajectoire de croissance montrant que son système monétaire est sans conteste meilleur que tous les autres. Les performances respectives sont en effet surtout variables selon les conjonctures internationales rencontrées et les politiques intérieures. Même dans la période qui a précédé la dévaluation du FCFA, les pays à taux de change variable ont été durement frappés par la détérioration des termes de l’échange et une baisse du Produit Intérieur Brut (PIB). Selon les périodes de comparaison retenues, les résultats sont d’ailleurs différents et mettent en évidence cette influence prédominante d’autres facteurs. Ainsi, sur les quinze dernières années, le Kenya n’a pris le pas sur la Cote d’Ivoire que pendant une courte période pour le PIB par tête, et l’Union Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) connait depuis trois ans une progression de son PIB supérieure à celle de la plupart des autres régions d’Afrique subsaharienne, particulièrement en 2016. Dans le même temps, et malgré ce même FCFA, l’Afrique Centrale francophone subit pleinement les effets négatifs combinés de la crise pétrolière, de structures économiques peu diversifiées et d’errances politiques, rejoignant ainsi le Nigéria qui est pourtant hors de la zone franc.

Les déterminants du développement économique peuvent être regroupés autour de  trois principales composantes connectées. La première réside dans les données naturelles du pays, allant de la position géographique aux dotations en richesses naturelles en passant par la vitalité démographique. La deuxième est la qualité des politiques économiques mettant au mieux en valeur ces données naturelles : ces politiques concernent aussi bien l’environnement juridique que, entre autres, les ressources humaines, la promotion du secteur privé ou la fiscalité, et elles sont toutes fonction de la qualité du leadership qui les définit et, surtout, les transforme en programmes d’actions adaptés à sa vision à long terme de l’espace national. La troisième est basée sur l’articulation optimale du pays avec le reste du monde, et donc sur sa capacité à faire de son environnement international un atout plutôt qu’un handicap. Le « jeu » consiste  à exploiter au mieux la première composante grâce à deux autres.

La monnaie peut être rangée dans la dernière catégorie au même titre que le degré d’isolement ou d’intégration du pays dans un ensemble régional. Elle est donc un facilitateur de croissance ou un élément de freinage parmi d’autres mais ne peut en aucun cas être à elle seule la cause d’un immobilisme de long terme. Ainsi les retards considérables en République Démocratique du Congo (RDC) ou au Zimbabwe ont bien d’autres causes que leurs dérives monétaires respectives et la correction de celles-ci par la « dollarisation » de leur économie n’a pas supprimé tous les autres maux. A contrario, la stabilité apportée par le FCFA était une base favorable mais pas une condition suffisante pour accélérer automatiquement dans chaque partie de la zone Franc la convergence des politiques économiques et fiscales et la création d’industries de substitution aux importations. La politique de réduction à tout-va des barrières douanières imposée par la banque Mondiale et les inerties des dirigeants ont sans doute davantage que le FCFA détruit les industries naissantes d’Afrique francophone.

Le FCFA n’est ainsi ni une panacée ni un repoussoir. En revanche, l’importance des chocs pouvant résulter de décisions prises sur les monnaies impose de traiter ces questions avec toute la prudence requise. En la matière, les exemples fourmillent des risques que peut générer l’arme monétaire, de l’Europe à l’Argentine en passant par la Chine, et doivent nous inciter à l’humilité. Les progrès dans le développement réalisés dans certaines parties de la zone franc sur les 15 dernières années peuvent conduire à des réflexions sur une amélioration du système en place. La réussite de tout changement d’ordre monétaire sera cependant subordonnée à la mise en œuvre de politiques « réelles » permettant d’exploiter au mieux le nouveau cadre qui serait adopté. Propositions de changement et mesures d’accompagnement sont avant tout de la responsabilité des Dirigeants africains. Hors la volonté de ceux-ci, l’immobilisme a de beaux jours devant lui.

Paul Derreumaux

Article publié le 10/10/2016

Ombres et Lumières d’Afrique – Chroniques d’un banquier atypique

OMBRES ET LUMIÈRES D’AFRIQUE – Chroniques d’un banquier atypique

Le livre que je viens de publier sous ce titre donne l’occasion d’analyser, à travers nombre d’actualités bancaires, économiques  et politiques de l’Afrique subsaharienne, les progrès mais aussi les faiblesses du développement constaté sur cette partie du continent sur les dix dernières années.

Publié par la maison ivoirienne d’édition NEI-CEDA, l’ouvrage est actuellement disponible en ligne au titre des publications de cette société, et dans les librairies d’Abidjan et de Bamako (et bientôt à Paris, Dakar et quelques autres villes). http://www.nei-ceda.com/fr/accueil/1067-ombres-et-lumieres-d-afique.html

J’espère que vous serez nombreux à le lire.

En voici l’introduction.

Il y a quarante ans, une offre d’emploi m’a conduit à quitter la France et à m’installer à Abidjan, sans que j’imagine alors l’importance que l’Afrique allait prendre dans ma vie professionnelle comme personnelle. En 1982, j’ai endossé au Mali l’uniforme de banquier et me suis engagé dans l’aventure exceptionnelle de la création, de la direction et du développement du réseau bancaire BANK OF AFRICA. Dès lors, le caractère à la fois prenant et passionnant de cette responsabilité bancaire a fait que je n’ai plus guère eu d’autre horizon jusqu’à fin 2010. A cette date, le  recul que j’ai pris par rapport à ces fonctions pouvait m’amener à me détacher du continent et à poser enfin mes valises dans mon Nord natal: il n’en fut rien. Mon destin sera finalement indissociablement lié à l’Afrique, et le Mali est bien devenu ma seconde patrie.

Durant toutes ces années, j’ai évidemment beaucoup travaillé sur les dossiers techniques les plus divers de pratique bancaire, puisqu’il m’a fallu maîtriser  tous les aspects du métier pour diriger au mieux mes équipes, mais aussi parce que cette profession a considérablement évolué sur cette longue période en Afrique subsaharienne. Toutefois, la partie de ma mission qui m’a le plus intéressé est celle de la construction de toutes les sociétés que nous avons successivement créées et du Groupe dans lequel elles se sont peu à peu intégrées. Assembler toutes les composantes indispensables pour qu’une société existe, les mettre en cohérence optimale pour que chaque entreprise soit placée dans les meilleures conditions pour grandir, ajuster l’organisation des sociétés à leur taille au fur et à mesure de l’évolution de celles-ci, complexifier l’assemblage en multipliant des entités liées entre elles pour en tirer le maximum de puissance et de synergie, m’ont toujours irrésistiblement attiré. Bien que la banque ait totalement focalisé mes pensées professionnelles pendant trois décades, elle n’a donc pas phagocyté ma personnalité : je suis resté un banquier atypique, plus prêt à savourer  la beauté et la solidité de mes constructions que les chiffres que je me retrouvais à manier, finalement plus bâtisseur que comptable.

Il y a quelques temps, une journaliste avide de scoops me réclamait des détails croustillants, des noms, des histoires de pots-de-vin ou autres ragots scabreux qui pourraient exciter la curiosité malsaine de ses lecteurs. J’ai dû beaucoup la décevoir en lui disant que je ne pouvais

guère la renseigner. Non pas parce que je n’avais jamais entendu parler de tels événements ou personnages scandaleux dans les contextes où je me trouvais, mais parce qu’ils ne m’avaient jamais vraiment intéressé et que j’avais réussi à les écarter de mon contexte professionnel. Mes compagnons de route et moi-même avons certes connu des périodes de difficultés et de crises, parfois sérieuses, mais celles-ci relevaient toutes du registre normal de la vie d’une société. Je crois d’ailleurs sincèrement qu’il en est de même pour la plupart des chefs d’entreprise. Ce ne sont pas ces personnages douteux ou les faits auxquels s’attachent leur nom qui feront évoluer positivement le continent et j’ai à leur égard une capacité d’oubli et de mépris étonnante.

L’environnement de l’Afrique subsaharienne dans laquelle je vis sans discontinuer depuis si longtemps et l’affection que je porte aux populations de ce continent m’ont poussé depuis longtemps vers d’autres centres d’intérêt. Autour de moi, depuis le début des années 1980, s’accumulent à la fois tant de changements et d’améliorations, mais aussi tant d’échecs et tant de retours en arrière. Face à ce « tango » permanent, vraisemblablement inévitable, il est d’autant plus difficile de se sentir apaisé que les défis posés au continent sont de plus en plus pressants: la poussée démographique en cours et le retard en innovation par rapport au reste du monde figurent parmi les plus dramatiques de ces challenges. Face à l’immensité et à l’immédiateté des besoins, deux positions m’ont toujours paru naturelles.

Celle de la réflexion critique d’abord : Pourquoi cette lenteur dans l’action et ces hésitations dans les progrès accomplis ? Pourquoi l’urgence n’apparaît-elle pas obsédante pour la plupart des responsables africains ? Pourquoi tant de fourvoiements qui auraient pu être évités et se poursuivent malgré tout? Pourquoi les Présidents, qui passent tant de temps à voyager, manquent-ils de volonté à appliquer dans leurs pays les modèles qu’ils rencontrent ailleurs ? Autant d’interrogations qui s’imposent à moi et que j’ai envie de partager car, j’en suis sûr, beaucoup font la même analyse et s’impatientent, soucieux que les avancées se multiplient et s’accélèrent.

Celle de l’action, ensuite. Quel que soit l’endroit où se porte le regard en Afrique, on ne peut qu’être effaré par l’ampleur des retards à combler et des situations à transformer. Les grands projets, dits « structurants », sont certes nécessaires. Ils se mettent toutefois en place avec trop de lenteur, souvent paralysés par l’impéritie des Etats, les égos des institutions de financement et des investisseurs, et les discussions qui s’éternisent sans raison entre ces différentes parties prenantes. On pourrait y ajouter les discours de ceux qui se complaisent à parler d’investissements gigantesques en rêvant des profits qu’ils peuvent leur apporter mais qui ne savent pas vraiment ce que représentent de telles sommes. Par éducation, par modestie peut-être, par analyse de mon environnement surtout, j’ai au contraire toujours été convaincu que mille petites réalisations bien faites ont évidemment beaucoup plus d’impact qu’un grand projet toujours annoncé et jamais concrétisé. Or l’Afrique fourmille d’initiatives, parfois microscopiques, mais formidablement courageuses. Elles sont souvent le fait de personnes qui jouent ainsi leur survie. Les plus porteuses d’entre elles sont celles de jeunes entrepreneurs qui ont renoncé à frapper à des portes restant fermées et préfèrent agir eux-mêmes. L’exemple des grandes sociétés de « IT » nées dans des garages de la Silicon Valley leur sert sans doute de référence. L’expérience si riche de la BANK OF AFRICA, comme quelques autres « success stories », montre d’ailleurs que, même en Afrique, une grande oeuvre peut commencer petitement dès lors qu’elle correspond à un besoin réel et qu’elle est menée avec persévérance.

Même  en étant en « retraite », comme je le suis maintenant, c’est ce mélange de la réflexion et de l’action qui demeure le moteur de mon existence. Tout en restant très prudent, je m’obstine en effet à penser que le clair-obscur qui caractérise présentement l’Afrique, notamment subsaharienne, peut évoluer vers des paysages davantage baignés de clarté. « Il n’y a pas de lumière sans ombre » disait Aragon. Tâchons donc ensemble d’amplifier les lumières et de les apprécier d’autant mieux que nous aurons combattu avec succès des ombres menaçantes.

Paul Derreumaux

22/09/2016

Banques kenyanes : des leçons pour l’Afrique subsaharienne ?

Banques kenyanes : des leçons pour l’Afrique subsaharienne ?

 

Malgré quelques récents avatars, le Kenya reste une des références pour les systèmes bancaires africains. Les réponses données aux secousses subies sont-elles cependant les plus adéquates ?

La société kenyane de bourse Kestrel Finances vient de publier une analyse des principales banques cotées sur la place de Nairobi après la fermeture inattendue de trois établissements en 2015/2016. Au moins quatre facteurs concomitants ont été décisifs pour déclencher cette crise Le premier tient à l’environnement économique et monétaire, et notamment la forte hausse des taux d’intérêt qui a prévalu pendant une bonne partie de 2015 : elle a perturbé la gestion de nombreux établissements, et notamment des plus petits, tant pour son impact sur le coût des dépôts que sur celui des opérations interbancaires vitales en ce pays pour la plupart des banques. Un autre provient paradoxalement de la densité et de la diversité du système bancaire national, fort de 44 banques commerciales en 2015. Le secteur est aussi soigneusement classifié entre trois groupes de banques : les plus puissantes, celles de moyenne importance et les plus petites, respectivement dénommées Tier 1, Tier 2 et Tier 3. Ces dernières sont pour l’essentiel des banques familiales, notamment à capitaux kenyans mais aussi indiens, apparues en nombre croissant depuis l’ouverture du secteur, et travaillent pour des « niches » de clientèle dans une concurrence  particulièrement rude. En face, les quelque Tier 1 restent ultra-dominantes : les 5 premières d’entre elles représentent toujours plus de 50% du marché et ont aussi la rentabilité la plus régulière et souvent la meilleure. Malgré la grande diversité d’acteurs, le secteur est donc aussi très concentré et inégalitaire. Les fraudes, la voracité et/ou la non-transparence au sein de trois entités ont constitué un troisième facteur : elles ont entrainé leur illiquidité  et un mouvement de fuite généralisée des dépôts des banques Tier 2 et Tier 3, au profit des Tier 1 considérées plus sûres : la crise a mécaniquement renforcé la concentration du système. Le dernier facteur parait provenir des lacunes du système de contrôle de la Banque Centrale du Kenya (CBK) : celles-ci ont empêché d’exploiter correctement le dispositif réglementaire contraignant de la loi bancaire kenyane, qui dispose d’une batterie remarquable de ratios prudentiels, normalement susceptibles de prévenir toute difficulté.

Cette convergence de causes menaçait de conduire à une crise systémique semblable à celle de 1998 durant laquelle près de 30 établissements financiers ont été brutalement fermés. Sous l’autorité de son nouveau Gouverneur, la CBK a donc mené de front plusieurs actions. Elle a décidé très vite la fermeture des trois établissements menacés de faillite. Elle s’est appuyée sur les principales banques -Kenya Commercial Bank (KCB) en particulier- pour gérer la question épineuse de la liquidité des dépôts des banques arrêtées, afin d’éviter la généralisation d’une panique qui aurait pu être fatale à d’autres entités. Elle a rapidement mis en place un nouveau dispositif de liquidité interbancaire, en y engageant sa responsabilité, pour relancer les concours à court terme indispensables au fonctionnement quotidien de l’ensemble du système et éviter l’asphyxie des petits établissements. Elle a vite mis en faillite la Dubai Bank et Imperial Bank et a imposé une courte période transitoire avant que la Chase Bank retrouve une activité normale, éventuellement avec des actionnaires plus puissants. Elle a prévu des amendes pécuniaires encore plus lourdes pour les infractions à la loi bancaire. Elle a donc fait preuve à la fois de fermeté mais aussi d’imagination. Ces réactions musclées n’ont toutefois pas stoppé divers dommages collatéraux pour le système bancaire dont la principale manifestation a été le fort recul des capitalisations des banques cotées : les multiples par rapport à l’actif net sont revenus en moyenne aux environs de 1,5 (contre près de 3 dans la période la plus favorable des années 2005/2009), voire à 1,2 seulement pour la KCB, première banque du pays.

Alors que la crise semble apaisée, l’heure est aujourd’hui aux mesures de moyen et long terme susceptibles d’empêcher, ou de rendre plus rares, de telles situations. L’amélioration de la situation économique et monétaire est la première des conditions exigées et apparait en cours de réalisation. La croissance s’est consolidée et la hausse du Produit Intérieur Brut (PIB) devrait frôler les 6% en 2016, apportant une embellie avant les élections de fin 2017. Les taux de change se sont calmés et les taux d’intérêt ont baissé, réduisant la volatilité des dépôts et redressant la rentabilité des banques.

Surtout, la CBK semble décidée à mettre en œuvre à marche forcée une augmentation massive du capital social des banques kenyanes. Celui-ci devrait passer en 3 étapes de 1 milliard de Shillings kenyans (KES) actuellement à 5 milliards de KES fin 2019, soit d’environ 9 à 45 millions d’EUR. C’est une contrainte légère pour les Tier 1, et même au-delà, puisque 18 banques atteignaient déjà ce seuil  fin 2015. C’est en revanche fort ambitieux pour la bonne dizaine de banques dont le capital social est encore éloigné des 2 milliards de KES. Des absorptions et fusions sont donc attendues, mais les égos développés des dirigeants les rendront peut-être délicates à se concrétiser comme ce fut le cas lorsque le capital passa avant 2010 de 250 millions à 1 milliard de KES et que le nombre de banques resta finalement inchangé. Même si le souhait est de ramener l’effectif des établissements entre 25 et 30, la CBK n’envisage pas pour l’instant d’imposer des regroupements et laisse l’initiative aux actionnaires. Elle a toutefois retenu de ne plus accorder pour l’instant de nouvelles licences bancaires. Avec ces dispositions, la CBK compte concentrer ses forces de contrôle sur un nombre plus restreint d’établissements, qui seraient d’ailleurs eux-mêmes mieux gérés, comme le montre l’exemple des banques Tier 1 actuelles.

Ces mesures seront-elles suffisantes ? On peut en douter au vu de l’histoire bancaire du pays. La CBK est en effet sans doute un modèle pour sa capacité de prise de décision par rapport aux innovations de la profession, telles le « banking agency » et le « mobile banking », pour lesquelles le Kenya a été pionnier et qui sont maintenant copiées en beaucoup d’endroits du continent. Elle est aussi capable d’actions énergiques vis-à-vis d’établissements défaillants comme elle l’a souvent montré. En revanche, la mauvaise qualité des contrôles de la CBK, à la réputation parfois contestée, a été indexée comme un élément déterminant du déclenchement de crises graves, à l’image de celles de 1980 ou 1998. Dans ces cas, ce fonctionnement a paralysé l’effet protecteur que constituaient les règles prudentielles en place. Il faudra donc un nouvel état d’esprit et une forte impulsion des organes dirigeants pour que les choses changent définitivement

Quoi qu’il en soit, les solutions optimales sont difficiles à trouver comme l’indiquent les deux exemples suivants.

L’accroissement du capital minimum des banques est une tendance lourde de la stratégie des banques centrales du continent. Ce mouvement est conforme aux orientations internationales, qui restreignent les facilités d’accès à la profession. Il est souvent accompagné d’exigences particulières sur l’identité des principaux actionnaires, qui doivent être eux-mêmes des banques, ce qui tend à rendre la profession endogamique.  Les nouveaux seuils atteignent d’ailleurs parfois des niveaux très élevés comme au Nigéria, où il est désormais d’environ 200 millions de dollars US, très au-delà des montants demandés dans les pays avancés. Dans la plupart des pays, ces barrières à l’entrée ne sont toutefois pas suffisantes pour éliminer tous ceux qui cherchent un agrément afin d’exercer une activité sans véritable valeur ajoutée ou qui apportent de nouveaux risques spéculatifs, comme l’ont prouvé divers exemples. Ils empêchent en revanche, les « Fintech » de pénétrer le marché et d’y introduire des produits capables d’accélérer à grande échelle la bancarisation des populations, qui doit être une priorité. Cet accroissement est donc nécessaire, mais non suffisant.

Il en est de même pour le durcissement des  conditions de fonctionnement de l’activité bancaire. Les services de contrôle et d’audit prennent une place croissante et cette évolution n’est pas terminée si on en juge par les transformations en cours dans l’Union Européenne. Encore des pans entiers sont-ils encore quasiment vierges, telles les procédures obligatoires en cas de faillite d’une banque ou la supervision des groupes transfrontaliers : ces questions sont pourtant de plus en plus essentielles au fur et  mesure que le nombre et la taille des banques grossissent ainsi que le nombre de leurs clients. Si l’analyse du risque s’avère capitale, son omniprésence incite peu aux innovations qui sont cependant elles aussi décisives pour le futur. A l’exception notable du Kenya, les grands groupes bancaires africains sont ainsi restés au second plan dans la révolution en cours des moyens de paiement, où les leaders du changement sont les puissantes sociétés de télécommunications. Celles-ci commencent d’ailleurs à passer du stade de partenaires des banques à celui de concurrents institutionnels, à l’Est comme à l’Ouest de l’Afrique.

Réglementer au mieux, pour relever les standards et éviter les crises, mais ne pas paralyser les initiatives, de façon à favoriser la contribution des systèmes financiers au développement économique. Tel est l’équilibre délicat à chercher. Le Kenya a penché cette semaine du côté de la réglementation en votant une loi qui plafonne les taux des crédits et impose une rémunération minimale des dépôts. L’avenir dira rapidement si ce choix calme les tensions ou les envenime. Décidément, la construction des systèmes financiers africains n’est pas encore un long fleuve tranquille.

Paul Derreumaux

Banques Africaines : pas grand-chose à craindre du « Brexit » !

Banques Africaines : pas grand-chose à craindre du « Brexit » !

 

Le « Brexit » est-il une menace directe pour les banques africaines ? Un évènement apparemment aussi majeur appelle évidemment cette question. En particulier, le poids du pays au sein de l’Europe et ses liens économiques et politiques étroits avec une bonne partie des nations africaines provoquent de légitimes inquiétudes. Trois raisons principales conduisent cependant à une réponse plutôt négative à la question posée.

D’abord, le contour exact de ce « Brexit » n’est pas encore défini et pourrait se réduire comme « peau de chagrin ». Une fois le geste décisif accompli, les britanniques sont tombés dans la sidération face à leur audace et semblent chercher tous les moyens pour en réduire les conséquences. Si, malgré tout, la rupture prend forme, le Royaume Uni tentera de préserver tous les atouts dont il disposait et qui n’étaient pas directement liés à sa présence dans l’Union Européenne (UE). C’est particulièrement vrai pour la City, un des joyaux économiques du pays. Pour ce qui la concerne, sa puissance actuelle et la qualité de son dispositif devraient lui permettre de rester une plaque tournante majeure des flux financiers mondiaux, et notamment extra-européens. Ceux-qui attendent son rapide effritement pourraient en être pour leurs frais. De plus, l’Etat est sans doute prêt à d’importants sacrifices pour maintenir l’attractivité du pays comme le montre l’annonce d’une forte baisse possible de l’impôt sur les sociétés. Les grands groupes bancaires africains – surtout sud-africains et nigérians – présents à Londres resteront donc sans doute fidèles à la City et en retireront des services inchangés et adaptés à leurs besoins. Tout au plus pourraient-ils chercher dans le futur sur une autre place européenne, si besoin est, comment diversifier le dénouement de leurs opérations avec le vieux continent.

En second lieu, les relations entre banques sont régies davantage par les règles bancaires internationales que par l’appartenance ou non à un ensemble géographique et il n’est pas possible de s’en extraire comme la Grande-Bretagne vient de le faire de l’UE. Les banques anglaises n’auront donc pas plus de réticence qu’auparavant à traiter les opérations des banques africaines si les ratios prudentiels de celles-ci comme les indices de croissance de leurs pays respectifs continuent à s’améliorer. Au contraire, la recherche probable de nouvelles opérations pour compenser celles qui leur échapperaient désormais avec l’Europe pourrait les amener à se tourner davantage vers les meilleures banques subsahariennes ou vers les opérations africaines, dès lors que ces activités sont confortables aves leurs contraintes réglementaires. En la matière, la banque Centrale d’Angleterre a déjà indiqué sa disponibilité à apporter aux banques les ressources de refinancement qui pourraient leur manquer à l’avenir. En retour, les banques africaines, surtout anglophones, continueront à saisir au maximum toutes les perspectives offertes par la place de Londres pour soutenir leur croissance. On peut par ailleurs se demander si le « Brexit » amènera Barclays Bank à annuler ou à suspendre la réalisation intégrale de son projet de vente de son réseau africain, l’un des plus grands et des plus performants du continent. Le maintien de celui-ci, au lieu de son possible dépeçage, pourrait rendre un bon service à l’Afrique.

Enfin, l’Angleterre mène de longue date une politique active de financement du développement grâce à des institutions de grande taille  et expérimentées. Cette tradition lui a donné une place notable dans les instances analogues de l’UE sans que disparaissent toutefois des structures de premier plan comme la Commonwealth Development Corporation (CDC). Celle-ci est spécialement active en Afrique et dans le secteur financier. La position à venir de la Grande Bretagne, extérieure à l’UE, l’amènera sans doute à accroitre encore les actions de la CDC et les opérations de celle-ci aux banques subsahariennes. Elle y sera poussée à la fois par les liens historiques du pays avec le continent et son savoir-faire dans cet espace géographique, mais aussi par son souci de profiter au maximum des opportunités offertes par une zone où la croissance résiste. Ce rééquilibre pourrait s’exercer de même pour les banques africaines, le partenariat et l’appui dont elles peuvent bénéficier déplaçant seulement en partie son origine à l’extérieur de l’UE.

Le « Brexit » devrait donc rester avant tout, vu des établissements bancaires subsahariens, une affaire intra-européenne. L’évènement ne modifie en effet en rien, ni les contraintes et les préoccupations des composantes du système bancaire mondial, ni le rôle clé que le renforcement des systèmes bancaires nationaux joue dans le développement de l’Afrique  sur lequel le monde « développé » compte désormais beaucoup.  

Paul Derreumaux

juillet 2016