Afrique : une année « blanche » en 2016 ?

Afrique : une année « blanche » en 2016 ?

L’Afrique subsaharienne connaitra-telle sa pire année depuis une décennie ? En économie, les prévisions de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) ont déjà été abaissées à trois reprises et s’établissent maintenant à 1,6%. En politique, les élections présidentielles de 2016 ne paraissent pas briller dans l’ensemble par leur transparence. Malgré les discours, la lutte contre le terrorisme marque le pas à l’Est comme, surtout, à l’Ouest. La guerre n’a cessé au Sud-Soudan que pour mieux reprendre. Conséquence directe de ces déceptions, l’attrait du continent s’est réduit auprès des investisseurs.

Ces indicateurs déprimants ne peuvent surprendre. Les réformes appelées de longue date –intégration régionale plus marquée, croissance plus inclusive, créations d’emplois beaucoup plus nombreuses, agriculture plus productive, Autorités politiques et administratives plus exemplaires- ne s’observent qu’au compte-gouttes. Leur caractère indispensable est pourtant reconnu. La hausse soutenue du PIB depuis une quinzaine d’années apporte aussi des moyens accrus et une meilleure justification pour leur réalisation, malgré les sacrifices qu’elles peuvent appeler. L’urgence ne semble donc pas avoir été réellement perçue, au-delà des discours électoraux. Dans les pays pétroliers et miniers, la diversification des économies pour une réduction de leur dépendance est restée au second plan face à l’exploitation maximale et souvent inefficace des rentes. Les actes posés pour une coopération régionale plus poussée sont mis en application avec lenteur dans les Unions qui fonctionnent « bien » ; ailleurs, comme en Afrique Centrale, les égos nationaux bloquent tout progrès significatif, aggravant les difficultés économiques. Dans la plupart des pays, le poids de l’industrie est en recul et la révolution agricole se fait attendre.

Le potentiel de développement reste toutefois réel. En Cote d’Ivoire par exemple, cohérence de la vision économique, fermeté de la volonté gouvernementale et priorité donnée à l’action se conjuguent pour de premiers fruits : la croissance du PIB se maintient au-delà de 8% par an et les investissements privés commencent à relayer les investissements publics, notamment pour la transformation locale des produits agricoles. Le Rwanda, l’Ethiopie, la Tanzanie paraissent suivre un chemin analogue avec les mêmes recettes. La probabilité d’une Afrique à deux vitesses est donc devenue élevée : d’un côté, quelques nations les plus attentives aux exigences du développement économique et à un effort collectif ; de l’autre, hélas dominant, des pays englués dans des contraintes liées à l’absence d’une vision stratégique et à la faiblesse de leur « leadership » étatique.

La frontière entre les deux groupes restera cependant poreuse. Dans les nations les mieux placées, le fléau de la corruption et la rapacité d’intérêts particuliers peuvent ralentir, voire inverser, les évolutions les plus positives. Chez les plus fragiles, les forces du changement restent à l’œuvre et acquerront inévitablement un poids décisif : l’explosion démographique, qui va grossir la foule des déshérités si les créations d’emplois ne suivent pas ; les aspirations impatientes de la jeunesse, dont la voix sera majoritaire ; la place grandissante du secteur privé, riche d’initiatives et d’innovations mais aussi exigeant de nouveaux cadres de fonctionnement. A plus ou moins long terme, ces forces s’exprimeront, fut-ce si nécessaire d’une manière violente. L’Afrique, déjà si handicapée, pourra-t-elle faire l’économie d’une telle révolution ?

Paul Derreumaux

Article publié le 27/10/2016

Vive le FCFA?

Vive le FCFA ?

Comme chaque année, à l’approche des réunions de la zone Franc, les procès contre le FCFA fleurissent. Pourtant, cette monnaie commune plus que soixantenaire ne porte pas toutes les responsabilités négatives dont on l’accable. 

Il y a en réalité deux zones CFA –en mettant à part le cas particulier des Comores- et, dans chaque zone, de l’Ouest comme du Centre, la question globale en englobe trois sous-jacentes : celle de la fixité du lien entre le FCFA et l’Euro, celle de la liberté des changes à l’intérieur de la zone concernée, celle de la gestion du compte d’opérations de la zone. Les anti-CFA s’en prennent indifféremment à une ou plusieurs des caractéristiques de la zone en essayant de démontrer les inconvénients qui en résultent. Leur combat semble erroné à deux points de vue : d’abord, le FCFA n’a pas que les handicaps qu’on lui prête si exclusivement ; surtout, les variables monétaires ne sont pas le déterminant premier de la croissance économique.

Si certains inconvénients du FCFA sont réels, il ne faut pas en revanche imputer au système monétaire de la zone franc des pêchés qu’il ne mérite pas. Sur ce point, quatre exemples au moins méritent l’attention.

D’abord, la fixité de la parité avec l’Euro ne signifie pas son immuabilité comme l’a montré la dévaluation de janvier 1994, intervenue pour corriger une parité devenue intenable. Certes, le changement fut brutal, et hélas douloureux pour les populations les plus vulnérables et certaines entreprises importatrices, en raison d’une attente trop longue pour cet ajustement. Mais il a montré que le changement était possible, et utile, sans que soient remises en cause ni la fixité du lien monétaire avec l’Euro, ni l’intégration entre pays d’une même zone. Ce dernier aspect est en effet capital pour le développement futur de l’Afrique. L’approfondissement d’espaces régionaux solides est unanimement admis comme une condition sine qua non de l’émergence économique attendue. Il impose en revanche que les politiques adéquates soient menées pour protéger les secteurs d’activité naissants, pour empêcher les importations frauduleuses, pour éviter les obstacles intra-régionaux non tarifaires, pour faciliter les financements des entreprises innovantes. Ces conditions n’ont rien de monétaire et leur absence condamne la réussite de toute politique industrielle, parité fixe ou non.

La fixité n’est pas non plus nécessairement exclusive de modifications quant à la base de référence. Le rattachement du FCFA à un panier de devises pourrait ainsi avoir un effet stabilisateur en élargissant cette base de référence, même si la structure actuelle de nos échanges commerciaux donnerait une prépondérance de l’Euro dans cette nouvelle devise, qui ne l’éloignerait pour l’instant que modérément du FCFA actuel. Aucune disposition, heureusement, n’interdit aux chefs d’Etats africains de la zone Franc de préparer une telle alternative. Une monnaie commune « autonome » est d’ailleurs à l’étude depuis plus de vingt ans dans la Communauté Economique Des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) sans progrès notables et avec une échéance de mise au point qui recule chaque année : la domination du Nigéria, et les craintes que cela implique, sont la cause majeure de ce qu’il faut bien appeler jusqu’ici un échec. La fixation des caractéristiques d’une monnaie pose en effet de nombreux et délicats problèmes qui rendent difficile sa création comme le montre aussi l’exemple de l’East African Community ( EAC): malgré le succès commercial de celle-ci et le bon niveau d’intégration des économies qui la composent, les progrès de la création d’une monnaie commune sont fort lents.

La liberté des changes à l’intérieur de la zone FCFA est également souvent présentée comme un avantage exorbitant des entreprises françaises pour leurs investissements et leurs opérations courantes dans les pays africains de la zone, d’un côté, et un encouragement à la fuite des capitaux africains et une incitation à ne pas investir localement dans les activités productives, de l’autre. Cette « liberté » est d’ailleurs loin d’être totale dans les faits. Les transferts directs entre les deux parties de la zone FCFA sont ainsi particulièrement difficiles et la plupart des transactions de ce type passent par la France qui fait la conversion entre les « Francs » de l’Ouest et ceux du Centre. En même temps, les transferts d’un pays africain vers la France font l’objet de nombreuses demandes de justificatifs par les Autorités monétaires, qui ralentissent les transactions, sont pénalisantes pour les entreprises et interpellent quant à la signification de la liberté de change.  Hors ces « restrictions », les risques soulignés sont certains mais non automatiques pour ce qui concerne le côté africain: leur concrétisation dépend avant tout de la volonté politique des dirigeants et des politiques suivies par les Etats concernés. La zone Franc n’empêche pas la Cote d’Ivoire de conduire actuellement des avancées importantes dans la transformation de ses matières premières agricoles et il n’est pas certain que l’absence du FCFA permettrait que le Mali en fasse autant pour retrouver son rôle de « grenier de l’Afrique ».

Dernière cible des critiques, le compte d’opérations où sont bloquées une partie des réserves en devises de la zone. Pour les détracteurs, le pourcentage immobilisé est considéré comme trop élevé et, contraintes de financement oblige, il est jugé que ces fonds devraient plutôt être mis à la disposition des Etats africains qui en feraient meilleur usage. Ici encore, les arguments sont au moins discutables. Outre qu’il est logique que la garantie de convertibilité s’appuie sur une contrepartie, il est à souligner que le pourcentage contesté n’est pas immuable et a d’ailleurs déjà été modifié. Encore faut-il, pour de nouveaux changements, que les demandeurs disposent d’un dossier solide et en débattent dans les instances compétentes. De plus, les chiffres concernés sont sans commune mesure avec les besoins effectifs des Etats : ainsi, pour la partie Ouest, 50% des réserves actuelles de la BCEAO ne représentent environ que l’endettement supplémentaire des Etats pour une seule année.

Quels que soient ses avantages et ses inconvénients, le FCFA ne peut de toute façon être considéré comme responsable d’une incapacité irrémédiable de la zone franc à atteindre un rythme de développement économique analogue à celui des pays subsahariens qui suivent un autre régime de changes.

Sur le long terme, aucun pays subsaharien n’a suivi une trajectoire de croissance montrant que son système monétaire est sans conteste meilleur que tous les autres. Les performances respectives sont en effet surtout variables selon les conjonctures internationales rencontrées et les politiques intérieures. Même dans la période qui a précédé la dévaluation du FCFA, les pays à taux de change variable ont été durement frappés par la détérioration des termes de l’échange et une baisse du Produit Intérieur Brut (PIB). Selon les périodes de comparaison retenues, les résultats sont d’ailleurs différents et mettent en évidence cette influence prédominante d’autres facteurs. Ainsi, sur les quinze dernières années, le Kenya n’a pris le pas sur la Cote d’Ivoire que pendant une courte période pour le PIB par tête, et l’Union Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) connait depuis trois ans une progression de son PIB supérieure à celle de la plupart des autres régions d’Afrique subsaharienne, particulièrement en 2016. Dans le même temps, et malgré ce même FCFA, l’Afrique Centrale francophone subit pleinement les effets négatifs combinés de la crise pétrolière, de structures économiques peu diversifiées et d’errances politiques, rejoignant ainsi le Nigéria qui est pourtant hors de la zone franc.

Les déterminants du développement économique peuvent être regroupés autour de  trois principales composantes connectées. La première réside dans les données naturelles du pays, allant de la position géographique aux dotations en richesses naturelles en passant par la vitalité démographique. La deuxième est la qualité des politiques économiques mettant au mieux en valeur ces données naturelles : ces politiques concernent aussi bien l’environnement juridique que, entre autres, les ressources humaines, la promotion du secteur privé ou la fiscalité, et elles sont toutes fonction de la qualité du leadership qui les définit et, surtout, les transforme en programmes d’actions adaptés à sa vision à long terme de l’espace national. La troisième est basée sur l’articulation optimale du pays avec le reste du monde, et donc sur sa capacité à faire de son environnement international un atout plutôt qu’un handicap. Le « jeu » consiste  à exploiter au mieux la première composante grâce à deux autres.

La monnaie peut être rangée dans la dernière catégorie au même titre que le degré d’isolement ou d’intégration du pays dans un ensemble régional. Elle est donc un facilitateur de croissance ou un élément de freinage parmi d’autres mais ne peut en aucun cas être à elle seule la cause d’un immobilisme de long terme. Ainsi les retards considérables en République Démocratique du Congo (RDC) ou au Zimbabwe ont bien d’autres causes que leurs dérives monétaires respectives et la correction de celles-ci par la « dollarisation » de leur économie n’a pas supprimé tous les autres maux. A contrario, la stabilité apportée par le FCFA était une base favorable mais pas une condition suffisante pour accélérer automatiquement dans chaque partie de la zone Franc la convergence des politiques économiques et fiscales et la création d’industries de substitution aux importations. La politique de réduction à tout-va des barrières douanières imposée par la banque Mondiale et les inerties des dirigeants ont sans doute davantage que le FCFA détruit les industries naissantes d’Afrique francophone.

Le FCFA n’est ainsi ni une panacée ni un repoussoir. En revanche, l’importance des chocs pouvant résulter de décisions prises sur les monnaies impose de traiter ces questions avec toute la prudence requise. En la matière, les exemples fourmillent des risques que peut générer l’arme monétaire, de l’Europe à l’Argentine en passant par la Chine, et doivent nous inciter à l’humilité. Les progrès dans le développement réalisés dans certaines parties de la zone franc sur les 15 dernières années peuvent conduire à des réflexions sur une amélioration du système en place. La réussite de tout changement d’ordre monétaire sera cependant subordonnée à la mise en œuvre de politiques « réelles » permettant d’exploiter au mieux le nouveau cadre qui serait adopté. Propositions de changement et mesures d’accompagnement sont avant tout de la responsabilité des Dirigeants africains. Hors la volonté de ceux-ci, l’immobilisme a de beaux jours devant lui.

Paul Derreumaux

Article publié le 10/10/2016

Ombres et Lumières d’Afrique – Chroniques d’un banquier atypique

OMBRES ET LUMIÈRES D’AFRIQUE – Chroniques d’un banquier atypique

Le livre que je viens de publier sous ce titre donne l’occasion d’analyser, à travers nombre d’actualités bancaires, économiques  et politiques de l’Afrique subsaharienne, les progrès mais aussi les faiblesses du développement constaté sur cette partie du continent sur les dix dernières années.

Publié par la maison ivoirienne d’édition NEI-CEDA, l’ouvrage est actuellement disponible en ligne au titre des publications de cette société, et dans les librairies d’Abidjan et de Bamako (et bientôt à Paris, Dakar et quelques autres villes). http://www.nei-ceda.com/fr/accueil/1067-ombres-et-lumieres-d-afique.html

J’espère que vous serez nombreux à le lire.

En voici l’introduction.

Il y a quarante ans, une offre d’emploi m’a conduit à quitter la France et à m’installer à Abidjan, sans que j’imagine alors l’importance que l’Afrique allait prendre dans ma vie professionnelle comme personnelle. En 1982, j’ai endossé au Mali l’uniforme de banquier et me suis engagé dans l’aventure exceptionnelle de la création, de la direction et du développement du réseau bancaire BANK OF AFRICA. Dès lors, le caractère à la fois prenant et passionnant de cette responsabilité bancaire a fait que je n’ai plus guère eu d’autre horizon jusqu’à fin 2010. A cette date, le  recul que j’ai pris par rapport à ces fonctions pouvait m’amener à me détacher du continent et à poser enfin mes valises dans mon Nord natal: il n’en fut rien. Mon destin sera finalement indissociablement lié à l’Afrique, et le Mali est bien devenu ma seconde patrie.

Durant toutes ces années, j’ai évidemment beaucoup travaillé sur les dossiers techniques les plus divers de pratique bancaire, puisqu’il m’a fallu maîtriser  tous les aspects du métier pour diriger au mieux mes équipes, mais aussi parce que cette profession a considérablement évolué sur cette longue période en Afrique subsaharienne. Toutefois, la partie de ma mission qui m’a le plus intéressé est celle de la construction de toutes les sociétés que nous avons successivement créées et du Groupe dans lequel elles se sont peu à peu intégrées. Assembler toutes les composantes indispensables pour qu’une société existe, les mettre en cohérence optimale pour que chaque entreprise soit placée dans les meilleures conditions pour grandir, ajuster l’organisation des sociétés à leur taille au fur et à mesure de l’évolution de celles-ci, complexifier l’assemblage en multipliant des entités liées entre elles pour en tirer le maximum de puissance et de synergie, m’ont toujours irrésistiblement attiré. Bien que la banque ait totalement focalisé mes pensées professionnelles pendant trois décades, elle n’a donc pas phagocyté ma personnalité : je suis resté un banquier atypique, plus prêt à savourer  la beauté et la solidité de mes constructions que les chiffres que je me retrouvais à manier, finalement plus bâtisseur que comptable.

Il y a quelques temps, une journaliste avide de scoops me réclamait des détails croustillants, des noms, des histoires de pots-de-vin ou autres ragots scabreux qui pourraient exciter la curiosité malsaine de ses lecteurs. J’ai dû beaucoup la décevoir en lui disant que je ne pouvais

guère la renseigner. Non pas parce que je n’avais jamais entendu parler de tels événements ou personnages scandaleux dans les contextes où je me trouvais, mais parce qu’ils ne m’avaient jamais vraiment intéressé et que j’avais réussi à les écarter de mon contexte professionnel. Mes compagnons de route et moi-même avons certes connu des périodes de difficultés et de crises, parfois sérieuses, mais celles-ci relevaient toutes du registre normal de la vie d’une société. Je crois d’ailleurs sincèrement qu’il en est de même pour la plupart des chefs d’entreprise. Ce ne sont pas ces personnages douteux ou les faits auxquels s’attachent leur nom qui feront évoluer positivement le continent et j’ai à leur égard une capacité d’oubli et de mépris étonnante.

L’environnement de l’Afrique subsaharienne dans laquelle je vis sans discontinuer depuis si longtemps et l’affection que je porte aux populations de ce continent m’ont poussé depuis longtemps vers d’autres centres d’intérêt. Autour de moi, depuis le début des années 1980, s’accumulent à la fois tant de changements et d’améliorations, mais aussi tant d’échecs et tant de retours en arrière. Face à ce « tango » permanent, vraisemblablement inévitable, il est d’autant plus difficile de se sentir apaisé que les défis posés au continent sont de plus en plus pressants: la poussée démographique en cours et le retard en innovation par rapport au reste du monde figurent parmi les plus dramatiques de ces challenges. Face à l’immensité et à l’immédiateté des besoins, deux positions m’ont toujours paru naturelles.

Celle de la réflexion critique d’abord : Pourquoi cette lenteur dans l’action et ces hésitations dans les progrès accomplis ? Pourquoi l’urgence n’apparaît-elle pas obsédante pour la plupart des responsables africains ? Pourquoi tant de fourvoiements qui auraient pu être évités et se poursuivent malgré tout? Pourquoi les Présidents, qui passent tant de temps à voyager, manquent-ils de volonté à appliquer dans leurs pays les modèles qu’ils rencontrent ailleurs ? Autant d’interrogations qui s’imposent à moi et que j’ai envie de partager car, j’en suis sûr, beaucoup font la même analyse et s’impatientent, soucieux que les avancées se multiplient et s’accélèrent.

Celle de l’action, ensuite. Quel que soit l’endroit où se porte le regard en Afrique, on ne peut qu’être effaré par l’ampleur des retards à combler et des situations à transformer. Les grands projets, dits « structurants », sont certes nécessaires. Ils se mettent toutefois en place avec trop de lenteur, souvent paralysés par l’impéritie des Etats, les égos des institutions de financement et des investisseurs, et les discussions qui s’éternisent sans raison entre ces différentes parties prenantes. On pourrait y ajouter les discours de ceux qui se complaisent à parler d’investissements gigantesques en rêvant des profits qu’ils peuvent leur apporter mais qui ne savent pas vraiment ce que représentent de telles sommes. Par éducation, par modestie peut-être, par analyse de mon environnement surtout, j’ai au contraire toujours été convaincu que mille petites réalisations bien faites ont évidemment beaucoup plus d’impact qu’un grand projet toujours annoncé et jamais concrétisé. Or l’Afrique fourmille d’initiatives, parfois microscopiques, mais formidablement courageuses. Elles sont souvent le fait de personnes qui jouent ainsi leur survie. Les plus porteuses d’entre elles sont celles de jeunes entrepreneurs qui ont renoncé à frapper à des portes restant fermées et préfèrent agir eux-mêmes. L’exemple des grandes sociétés de « IT » nées dans des garages de la Silicon Valley leur sert sans doute de référence. L’expérience si riche de la BANK OF AFRICA, comme quelques autres « success stories », montre d’ailleurs que, même en Afrique, une grande oeuvre peut commencer petitement dès lors qu’elle correspond à un besoin réel et qu’elle est menée avec persévérance.

Même  en étant en « retraite », comme je le suis maintenant, c’est ce mélange de la réflexion et de l’action qui demeure le moteur de mon existence. Tout en restant très prudent, je m’obstine en effet à penser que le clair-obscur qui caractérise présentement l’Afrique, notamment subsaharienne, peut évoluer vers des paysages davantage baignés de clarté. « Il n’y a pas de lumière sans ombre » disait Aragon. Tâchons donc ensemble d’amplifier les lumières et de les apprécier d’autant mieux que nous aurons combattu avec succès des ombres menaçantes.

Paul Derreumaux

22/09/2016

Banques kenyanes : des leçons pour l’Afrique subsaharienne ?

Banques kenyanes : des leçons pour l’Afrique subsaharienne ?

 

Malgré quelques récents avatars, le Kenya reste une des références pour les systèmes bancaires africains. Les réponses données aux secousses subies sont-elles cependant les plus adéquates ?

La société kenyane de bourse Kestrel Finances vient de publier une analyse des principales banques cotées sur la place de Nairobi après la fermeture inattendue de trois établissements en 2015/2016. Au moins quatre facteurs concomitants ont été décisifs pour déclencher cette crise Le premier tient à l’environnement économique et monétaire, et notamment la forte hausse des taux d’intérêt qui a prévalu pendant une bonne partie de 2015 : elle a perturbé la gestion de nombreux établissements, et notamment des plus petits, tant pour son impact sur le coût des dépôts que sur celui des opérations interbancaires vitales en ce pays pour la plupart des banques. Un autre provient paradoxalement de la densité et de la diversité du système bancaire national, fort de 44 banques commerciales en 2015. Le secteur est aussi soigneusement classifié entre trois groupes de banques : les plus puissantes, celles de moyenne importance et les plus petites, respectivement dénommées Tier 1, Tier 2 et Tier 3. Ces dernières sont pour l’essentiel des banques familiales, notamment à capitaux kenyans mais aussi indiens, apparues en nombre croissant depuis l’ouverture du secteur, et travaillent pour des « niches » de clientèle dans une concurrence  particulièrement rude. En face, les quelque Tier 1 restent ultra-dominantes : les 5 premières d’entre elles représentent toujours plus de 50% du marché et ont aussi la rentabilité la plus régulière et souvent la meilleure. Malgré la grande diversité d’acteurs, le secteur est donc aussi très concentré et inégalitaire. Les fraudes, la voracité et/ou la non-transparence au sein de trois entités ont constitué un troisième facteur : elles ont entrainé leur illiquidité  et un mouvement de fuite généralisée des dépôts des banques Tier 2 et Tier 3, au profit des Tier 1 considérées plus sûres : la crise a mécaniquement renforcé la concentration du système. Le dernier facteur parait provenir des lacunes du système de contrôle de la Banque Centrale du Kenya (CBK) : celles-ci ont empêché d’exploiter correctement le dispositif réglementaire contraignant de la loi bancaire kenyane, qui dispose d’une batterie remarquable de ratios prudentiels, normalement susceptibles de prévenir toute difficulté.

Cette convergence de causes menaçait de conduire à une crise systémique semblable à celle de 1998 durant laquelle près de 30 établissements financiers ont été brutalement fermés. Sous l’autorité de son nouveau Gouverneur, la CBK a donc mené de front plusieurs actions. Elle a décidé très vite la fermeture des trois établissements menacés de faillite. Elle s’est appuyée sur les principales banques -Kenya Commercial Bank (KCB) en particulier- pour gérer la question épineuse de la liquidité des dépôts des banques arrêtées, afin d’éviter la généralisation d’une panique qui aurait pu être fatale à d’autres entités. Elle a rapidement mis en place un nouveau dispositif de liquidité interbancaire, en y engageant sa responsabilité, pour relancer les concours à court terme indispensables au fonctionnement quotidien de l’ensemble du système et éviter l’asphyxie des petits établissements. Elle a vite mis en faillite la Dubai Bank et Imperial Bank et a imposé une courte période transitoire avant que la Chase Bank retrouve une activité normale, éventuellement avec des actionnaires plus puissants. Elle a prévu des amendes pécuniaires encore plus lourdes pour les infractions à la loi bancaire. Elle a donc fait preuve à la fois de fermeté mais aussi d’imagination. Ces réactions musclées n’ont toutefois pas stoppé divers dommages collatéraux pour le système bancaire dont la principale manifestation a été le fort recul des capitalisations des banques cotées : les multiples par rapport à l’actif net sont revenus en moyenne aux environs de 1,5 (contre près de 3 dans la période la plus favorable des années 2005/2009), voire à 1,2 seulement pour la KCB, première banque du pays.

Alors que la crise semble apaisée, l’heure est aujourd’hui aux mesures de moyen et long terme susceptibles d’empêcher, ou de rendre plus rares, de telles situations. L’amélioration de la situation économique et monétaire est la première des conditions exigées et apparait en cours de réalisation. La croissance s’est consolidée et la hausse du Produit Intérieur Brut (PIB) devrait frôler les 6% en 2016, apportant une embellie avant les élections de fin 2017. Les taux de change se sont calmés et les taux d’intérêt ont baissé, réduisant la volatilité des dépôts et redressant la rentabilité des banques.

Surtout, la CBK semble décidée à mettre en œuvre à marche forcée une augmentation massive du capital social des banques kenyanes. Celui-ci devrait passer en 3 étapes de 1 milliard de Shillings kenyans (KES) actuellement à 5 milliards de KES fin 2019, soit d’environ 9 à 45 millions d’EUR. C’est une contrainte légère pour les Tier 1, et même au-delà, puisque 18 banques atteignaient déjà ce seuil  fin 2015. C’est en revanche fort ambitieux pour la bonne dizaine de banques dont le capital social est encore éloigné des 2 milliards de KES. Des absorptions et fusions sont donc attendues, mais les égos développés des dirigeants les rendront peut-être délicates à se concrétiser comme ce fut le cas lorsque le capital passa avant 2010 de 250 millions à 1 milliard de KES et que le nombre de banques resta finalement inchangé. Même si le souhait est de ramener l’effectif des établissements entre 25 et 30, la CBK n’envisage pas pour l’instant d’imposer des regroupements et laisse l’initiative aux actionnaires. Elle a toutefois retenu de ne plus accorder pour l’instant de nouvelles licences bancaires. Avec ces dispositions, la CBK compte concentrer ses forces de contrôle sur un nombre plus restreint d’établissements, qui seraient d’ailleurs eux-mêmes mieux gérés, comme le montre l’exemple des banques Tier 1 actuelles.

Ces mesures seront-elles suffisantes ? On peut en douter au vu de l’histoire bancaire du pays. La CBK est en effet sans doute un modèle pour sa capacité de prise de décision par rapport aux innovations de la profession, telles le « banking agency » et le « mobile banking », pour lesquelles le Kenya a été pionnier et qui sont maintenant copiées en beaucoup d’endroits du continent. Elle est aussi capable d’actions énergiques vis-à-vis d’établissements défaillants comme elle l’a souvent montré. En revanche, la mauvaise qualité des contrôles de la CBK, à la réputation parfois contestée, a été indexée comme un élément déterminant du déclenchement de crises graves, à l’image de celles de 1980 ou 1998. Dans ces cas, ce fonctionnement a paralysé l’effet protecteur que constituaient les règles prudentielles en place. Il faudra donc un nouvel état d’esprit et une forte impulsion des organes dirigeants pour que les choses changent définitivement

Quoi qu’il en soit, les solutions optimales sont difficiles à trouver comme l’indiquent les deux exemples suivants.

L’accroissement du capital minimum des banques est une tendance lourde de la stratégie des banques centrales du continent. Ce mouvement est conforme aux orientations internationales, qui restreignent les facilités d’accès à la profession. Il est souvent accompagné d’exigences particulières sur l’identité des principaux actionnaires, qui doivent être eux-mêmes des banques, ce qui tend à rendre la profession endogamique.  Les nouveaux seuils atteignent d’ailleurs parfois des niveaux très élevés comme au Nigéria, où il est désormais d’environ 200 millions de dollars US, très au-delà des montants demandés dans les pays avancés. Dans la plupart des pays, ces barrières à l’entrée ne sont toutefois pas suffisantes pour éliminer tous ceux qui cherchent un agrément afin d’exercer une activité sans véritable valeur ajoutée ou qui apportent de nouveaux risques spéculatifs, comme l’ont prouvé divers exemples. Ils empêchent en revanche, les « Fintech » de pénétrer le marché et d’y introduire des produits capables d’accélérer à grande échelle la bancarisation des populations, qui doit être une priorité. Cet accroissement est donc nécessaire, mais non suffisant.

Il en est de même pour le durcissement des  conditions de fonctionnement de l’activité bancaire. Les services de contrôle et d’audit prennent une place croissante et cette évolution n’est pas terminée si on en juge par les transformations en cours dans l’Union Européenne. Encore des pans entiers sont-ils encore quasiment vierges, telles les procédures obligatoires en cas de faillite d’une banque ou la supervision des groupes transfrontaliers : ces questions sont pourtant de plus en plus essentielles au fur et  mesure que le nombre et la taille des banques grossissent ainsi que le nombre de leurs clients. Si l’analyse du risque s’avère capitale, son omniprésence incite peu aux innovations qui sont cependant elles aussi décisives pour le futur. A l’exception notable du Kenya, les grands groupes bancaires africains sont ainsi restés au second plan dans la révolution en cours des moyens de paiement, où les leaders du changement sont les puissantes sociétés de télécommunications. Celles-ci commencent d’ailleurs à passer du stade de partenaires des banques à celui de concurrents institutionnels, à l’Est comme à l’Ouest de l’Afrique.

Réglementer au mieux, pour relever les standards et éviter les crises, mais ne pas paralyser les initiatives, de façon à favoriser la contribution des systèmes financiers au développement économique. Tel est l’équilibre délicat à chercher. Le Kenya a penché cette semaine du côté de la réglementation en votant une loi qui plafonne les taux des crédits et impose une rémunération minimale des dépôts. L’avenir dira rapidement si ce choix calme les tensions ou les envenime. Décidément, la construction des systèmes financiers africains n’est pas encore un long fleuve tranquille.

Paul Derreumaux

Banques Africaines : pas grand-chose à craindre du « Brexit » !

Banques Africaines : pas grand-chose à craindre du « Brexit » !

 

Le « Brexit » est-il une menace directe pour les banques africaines ? Un évènement apparemment aussi majeur appelle évidemment cette question. En particulier, le poids du pays au sein de l’Europe et ses liens économiques et politiques étroits avec une bonne partie des nations africaines provoquent de légitimes inquiétudes. Trois raisons principales conduisent cependant à une réponse plutôt négative à la question posée.

D’abord, le contour exact de ce « Brexit » n’est pas encore défini et pourrait se réduire comme « peau de chagrin ». Une fois le geste décisif accompli, les britanniques sont tombés dans la sidération face à leur audace et semblent chercher tous les moyens pour en réduire les conséquences. Si, malgré tout, la rupture prend forme, le Royaume Uni tentera de préserver tous les atouts dont il disposait et qui n’étaient pas directement liés à sa présence dans l’Union Européenne (UE). C’est particulièrement vrai pour la City, un des joyaux économiques du pays. Pour ce qui la concerne, sa puissance actuelle et la qualité de son dispositif devraient lui permettre de rester une plaque tournante majeure des flux financiers mondiaux, et notamment extra-européens. Ceux-qui attendent son rapide effritement pourraient en être pour leurs frais. De plus, l’Etat est sans doute prêt à d’importants sacrifices pour maintenir l’attractivité du pays comme le montre l’annonce d’une forte baisse possible de l’impôt sur les sociétés. Les grands groupes bancaires africains – surtout sud-africains et nigérians – présents à Londres resteront donc sans doute fidèles à la City et en retireront des services inchangés et adaptés à leurs besoins. Tout au plus pourraient-ils chercher dans le futur sur une autre place européenne, si besoin est, comment diversifier le dénouement de leurs opérations avec le vieux continent.

En second lieu, les relations entre banques sont régies davantage par les règles bancaires internationales que par l’appartenance ou non à un ensemble géographique et il n’est pas possible de s’en extraire comme la Grande-Bretagne vient de le faire de l’UE. Les banques anglaises n’auront donc pas plus de réticence qu’auparavant à traiter les opérations des banques africaines si les ratios prudentiels de celles-ci comme les indices de croissance de leurs pays respectifs continuent à s’améliorer. Au contraire, la recherche probable de nouvelles opérations pour compenser celles qui leur échapperaient désormais avec l’Europe pourrait les amener à se tourner davantage vers les meilleures banques subsahariennes ou vers les opérations africaines, dès lors que ces activités sont confortables aves leurs contraintes réglementaires. En la matière, la banque Centrale d’Angleterre a déjà indiqué sa disponibilité à apporter aux banques les ressources de refinancement qui pourraient leur manquer à l’avenir. En retour, les banques africaines, surtout anglophones, continueront à saisir au maximum toutes les perspectives offertes par la place de Londres pour soutenir leur croissance. On peut par ailleurs se demander si le « Brexit » amènera Barclays Bank à annuler ou à suspendre la réalisation intégrale de son projet de vente de son réseau africain, l’un des plus grands et des plus performants du continent. Le maintien de celui-ci, au lieu de son possible dépeçage, pourrait rendre un bon service à l’Afrique.

Enfin, l’Angleterre mène de longue date une politique active de financement du développement grâce à des institutions de grande taille  et expérimentées. Cette tradition lui a donné une place notable dans les instances analogues de l’UE sans que disparaissent toutefois des structures de premier plan comme la Commonwealth Development Corporation (CDC). Celle-ci est spécialement active en Afrique et dans le secteur financier. La position à venir de la Grande Bretagne, extérieure à l’UE, l’amènera sans doute à accroitre encore les actions de la CDC et les opérations de celle-ci aux banques subsahariennes. Elle y sera poussée à la fois par les liens historiques du pays avec le continent et son savoir-faire dans cet espace géographique, mais aussi par son souci de profiter au maximum des opportunités offertes par une zone où la croissance résiste. Ce rééquilibre pourrait s’exercer de même pour les banques africaines, le partenariat et l’appui dont elles peuvent bénéficier déplaçant seulement en partie son origine à l’extérieur de l’UE.

Le « Brexit » devrait donc rester avant tout, vu des établissements bancaires subsahariens, une affaire intra-européenne. L’évènement ne modifie en effet en rien, ni les contraintes et les préoccupations des composantes du système bancaire mondial, ni le rôle clé que le renforcement des systèmes bancaires nationaux joue dans le développement de l’Afrique  sur lequel le monde « développé » compte désormais beaucoup.  

Paul Derreumaux

juillet 2016

Démographie : le casse-tête de l’Afrique

Démographie : le casse-tête de l’Afrique

 

Sans surprise, de nouvelles données démographiques émises début 2016 confirment les tendances des dix dernières années. Deux constats émergent toutefois: le vieillissement de la population mondiale s’intensifie ; la situation de l’Afrique apparait plus originale que jamais. Pour ce continent, la mise à profit d’un possible « dividende démographique » risque d’être de plus en plus difficile.

Les 9 milliards d’individus longtemps perçus comme un plafond vraisemblable de la population mondiale aux environs de 2050 ne sont plus qu’un souvenir. Les analyses menées en 2013 retenaient déjà une croissance à 9,4 milliards de personnes au milieu du siècle. Les nouvelles hypothèses évoquent 10 milliards vers 2055, malgré une décélération déjà commencée, et un plafonnement ultérieur vers les 11 milliards d’habitants. Quelque 2 milliards de personnes supplémentaires sont attendues au milieu de ce siècle : ils proviendront à 99% des pays du Sud et pour plus de 80% d’Afrique. Cette poussée plus vive est pilotée à la fois par la poursuite d’une baisse de la mortalité dans toutes les régions et par le maintien d’une fécondité élevée dans les parties du monde les plus peuplées, et notamment l’Afrique. Ces facteurs conjugués expliquent que notre humanité est globalement frappée par un vieillissement qui s’accélère, mais qu’elle évolue vers un nouvel ordre géo-démographique. Les personnes de plus de 60 ans, qui représentaient 8% de la population en 1950, devraient en constituer environ 22% en 2050. L’ampleur du phénomène et sa probable irréversibilité préoccupent, surtout dans les pays les plus développés. Chez ceux-ci, ce poids croissant des « seniors » va se conjuguer à une stabilisation, voire une diminution, de la population totale, et donc du pourcentage d’actifs : ces deux phénomènes vont peser notamment sur l’économie, avec une probable faiblesse des taux de croissance des Produits Intérieurs Bruts (PIB), sur les dépenses publiques, avec l’augmentation des dépenses sociales et médicales, et plus généralement sur le dynamisme de sociétés préoccupées avant tout par leur survie. Les seuls remèdes seraient, outre un départ en retraite pus tardif qui devrait vite se généraliser, une augmentation massive de la productivité du travail et une forte immigration en provenance de pays moins avancés. Le premier ne semble pas se vérifier actuellement tandis que le second fait l’objet de fortes oppositions et déchaine les populismes.

Faute de rééquilibrages de ce type, les évolutions inégalitaires devraient s’accentuer. Inégalités entre villes et campagnes avec la poussée continue de l’urbanisation : les villes abriteraient en 2050 quelque 65% de la population mondiale, contre environ 50% aujourd’hui, et près de 80% aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest. Ces villes seront de plus en plus gigantesques puisqu’on compte déjà 29 villes de plus de 10 millions d’habitants et 8 de plus de 20 millions – les métapoles – : le grand Tokyo, avec ses 38 millions de personnes, regroupe en 2015 plus d’habitants que le Canada. Inégalités entre pays puisque, dans un nombre croissant de nations, notamment les plus riches, la population va commencer ou continuer à se réduire. Le Japon et la Russie, qui pourraient perdre chacun plus de 10% de leur population  dans les 35 ans à venir, sont les cas les plus connus, mais ce phénomène touchera aussi toute l’Europe de l’Est ainsi que, par exemple, l’Allemagne, l’Espagne et… la Chine. Face à ce repli, les pays en développement, et spécialement l’Afrique, enregistreront une progression soutenue. Inégalités à l’intérieur même des pays, si des politiques adéquates ne sont pas conçues et conduites pour corriger des déséquilibres qui se creusent sous l’effet du seul jeu des variables économiques.

Dans cette évolution mondiale, l’Afrique subsaharienne confirme son originalité au moins sur deux plans. Elle est en effet la seule grande zone géographique où la population va à la fois continuer à croitre massivement et ne pas être encore frappée par le vieillissement. Les prévisions se confirment pour  que sa population, qui dépasserait en 2050 2 milliards d’habitants et 21% de la population du globe, représente plus de 50% de l’accroissement démographique mondial sur les 35 prochaines années. Cette progression se poursuivrait, même d’une manière ralentie, jusqu’en 2100, le sous-continent regroupant alors le tiers de la population totale. Le retard enregistré dans le démarrage de la « transition démographique » -baisse marquée de l’indice de fécondité- explique cette situation spécifique. Cette transition, déjà à l’œuvre dans toutes les autres parties du monde, ne touche pour l’instant qu’une petite minorité de pays africains : Afrique du Sud, Maurice, Namibie, Swaziland. L’Ethiopie, « poids lourd » démographique, le Kenya, le Rwanda et le Ghana ne s’y engagent que depuis peu. En revanche, la plupart des nations restent à l’écart du processus, surtout en Afrique de l’Ouest. Le Nigéria, déjà mastodonte de plus de 170 millions d’habitants, devrait ainsi devenir la troisième puissance démographique mondiale dans vingt ans et compter, si les tendances se confirment, près de 450 millions de personnes en 2050 et de 750 millions en 2100.

Les modalités de cette poussée globale se traduisent par l’augmentation en Afrique subsaharienne du poids relatif des personnes en âge de travailler – les « actifs » – contrairement à la situation observée ailleurs. C’est le fameux « dividende démographique ». Il énonce d’abord que ces actifs proportionnellement plus nombreux vont  permettre une accélération de la croissance grâce à celle de la main d’œuvre disponible et à la demande accrue de tous les types de biens et services qui va pousser la production. Il sous-entend également que la charge relative des équipements sociaux  surtout destinés aux « inactifs » -éducation et santé principalement- va se réduire et être donc plus facile à financer. Ce scénario a effectivement déjà été observé, notamment en Asie et en Amérique latine, et il a été par exemple pour beaucoup dans l’émergence du Brésil et de la Chine. Il n’en demeure pas moins un atout théorique dont la concrétisation est soumise en particulier à deux conditions simultanées: un développement massif d’emplois, si possible à productivité élevée de façon à soutenir au maximum la croissance économique ; une baisse significative du taux de fécondité de façon à ralentir rapidement l’accroissement démographique et accélérer l’augmentation du revenu par habitant. Or ces préalables sont pour l’instant rarement réunis. En beaucoup de pays, la baisse du taux de fécondité se heurte à un manque de volonté politique, à des facteurs religieux et à des obstacles de traditions sociétales. Les évolutions positives sont donc récentes et souvent modestes. Dans certains pays plus fragiles, elles sont mêmes négatives, tel le Niger où ce taux tend à augmenter. La création d’emplois reste par ailleurs trop modeste et est surtout le fait des entreprises informelles, visant avant tout des activités à faible productivité. Au Mali, des statistiques officielles annoncent seulement 120000 nouveaux emplois en 3 ans, sur un objectif de 200000 sur le quinquennat présidentiel actuel, dont moins de 50% dans le secteur productif. Faute d’accélération sur ces  mutations, la vive poussée démographique pourrait être un handicap et non un actif du continent.

Pour faire de la donne démographique actuelle un avantage décisif, plusieurs transformations apparaissent indispensables à bref délai. La première est celle de l’installation d’un environnement plus favorable à la venue et au développement des activités productives. Cet objectif recouvre de nombreux aspects tels par exemple: la poursuite de la modernisation et de la densification d’infrastructures performantes de transport et de télécommunications ; la forte augmentation de la production, la baisse des prix et l’accroissement de la part du renouvelable dans  l’énergie ; le renforcement d’un système financier plus diversifié et davantage tourné vers le financement des activités économiques ; la mise en place d’un cadre juridique et administratif favorable aux entreprises privées créatrices de valeur ajoutée.

La deuxième est la réalisation d’investissements dans le capital humain à la mesure du challenge que celui-ci constitue. Aux importants efforts quantitatifs accomplis dans les trente dernières années, qui doivent se poursuivre, doivent s’ajouter de profondes transformations qualitatives. Celles-ci  viseront à offrir à la jeunesse une formation théorique mais aussi pratique lui permettant de s’insérer dans la vie active, et d’apporter aux entreprises des candidats compétents pour les postes de travail offerts. Cette rencontre entre l’offre et la demande sur le marché du travail suppose des établissements d’enseignement mieux adaptés, une meilleure formation du corps professoral, et des financements en conséquence. Elle exige aussi une diligence nouvelle et une plus grande ouverture d’esprit dans l’administration afin de donner à la nécessaire concertation avec les acteurs privés toute l’efficacité possible.

Le troisième est la présence d’une volonté politique capable de mettre en œuvre les deux premiers facteurs de succès. Les questions de la jeunesse et de l’emploi sont curieusement absentes des thèmes-clés des programmes présidentiels en dehors de lieux-communs sans dimension pratique. Les actions conduites se bornent trop souvent à la réalisation de tables-rondes ou de séminaires sur ce qu’il faudrait faire plutôt qu’à des programmes précis et ambitieux dont on pourrait mesurer la progression – et les retards – dans des bilans réguliers. En un mot, le sentiment de l’urgence et de la priorité à donner à une croissance acceptable par tous ne domine pas encore suffisamment les pensées et les agendas des décideurs, qu’ils soient africains ou partenaires étrangers.

Or ceux-ci peuvent trouver dans la démographie une occasion unique de renforcer leur solidarité. La jeunesse africaine est non seulement un atout essentiel pour soutenir la croissance économique à venir du continent, mais aussi un des éléments des solutions possibles pour le vieillissement de l’Europe. Il faut pour cela conjuguer les efforts de tous pour la formation professionnelle, la création d’emplois, la transformation des pensées et de l’environnement en Afrique, mais en même temps de pas occulter les intérêts de l’immigration pour mieux en maîtriser les risques. Celle-ci peut être une composante utile des politiques économiques, dans les nations de départ comme dans celles d’accueil, dès lors qu’une vision objective et une hauteur de vue suffisante l’emportent sur les égoïsmes et la facilité. La fameuse adjuration « N’ayez pas peur » reste plus que jamais d’actualité.

Paul Derreumaux

Banques subsahariennes : premier avertissement…

Banques subsahariennes : premier avertissement…

Une fois n’est pas coutume. C’est par de mauvaises nouvelles que les banques subsahariennes se sont plutôt jusqu’ici illustrées en 2016. Certes, leur forte croissance depuis plus de vingt ans, leurs larges bénéfices, l’accroissement rapide du nombre d’acteurs, la modernisation constante du secteur restent d’actualité. Mais les évènements ont montré que, à côté des aléas de la croissance économique et des coups de boutoir des concurrents, d’autres risques menacent et mettent en évidence des zones d’ombre parfois inquiétantes.

En République Démocratique du Congo (RDC), la Banque Internationale pour l’Afrique Centrale (BIAC), 4ème banque du pays, au large réseau d’agences, est en situation de crise depuis février 2016. Les dirigeants plaident un manque de liquidités provoqué par l’arrêt brutal d’une ligne permanente de refinancement de la Banque Centrale, alors que l’Etat lui-même reste grand débiteur de la BIAC. De leur côté, les Autorités reprochent des erreurs de gestion au management, et le refus de l’actionnaire unique de recapitaliser l’institution à hauteur de la croissance qu’elle a connue. Dans ce pays aux structures économiques et financières encore fragiles, les interférences politiques ont pu exacerber la crise observée et rendre difficile une intervention efficace de la Banque Centrale : celle-ci a d’ailleurs adopté des positions fluctuantes et parfois discutables pour juguler la crise. Quatre mois après le début de ses difficultés, la BIAC semble encore dans l’œil du cyclone malgré le changement de Direction Générale  et la remise en place de lignes de facilités au profit de l’institution. Les défaillances simultanées des actionnaires, de l’Etat et de la Banque Centrale ont donc convergé pour mettre en risque de faillite une des premières banques du pays – les structures à capitaux familiaux comme la BIAC représentent encore environ 50% du total des bilans des banques de RDC-, compromettre des années d’effort de remise en ordre et effriter une confiance encore modeste des populations envers leurs institutions bancaires.

L’accident de Kinshasa ne surprend pas fondamentalement en raison de la jeunesse et de la fragilité d’un système bancaire encore en reconstruction. Des évènements de même nature se déroulent cependant en 2015 et 2016 dans un pays réputé beaucoup plus solide : le Kenya. En neuf mois, trois banques ont été successivement fermées par les Autorités pour leur incapacité à respecter la réglementation en vigueur : Dubaï Bank, Impérial Bank et Chase Bank. Dans cette nation connue par la puissance et la technicité de son système bancaire, la brutalité et la succession rapprochée de ces défaillances surprennent. Certes, le Kenya a traversé à nouveau de fortes perturbations monétaires en 2015, qui ont entrainé une crise généralisée de liquidités dans le système bancaire au second semestre. Les ratios prudentiels très contraignants du pays devaient permettre une traversée sans encombre excessive de ces turbulences, mais plusieurs établissements ont  rencontré sur la période diverses difficultés internes qui ont imposé l’arrêt de leurs activités. Dubai Bank, la première touchée dès août 2015, était la plus petite des 43 banques kenyanes : elle s’est trouvée rapidement en crise de liquidités et de fonds propres face au brusque resserrement des prêts interbancaires. En l’absence d’actionnaires suffisamment crédibles, sa fermeture a été ordonnée par la Banque Centrale du Kenya (CBK). Pour l’Imperial Bank, des fraudes massives de l’équipe dirigeante sur une longue période ont été mises au jour en octobre 2015. La banque, de moyenne importance -19ème dans le classement par total de bilan-, a donc été placée sans délai et jusqu’à fin mars 2016 sous l’administration provisoire de la Kenya Deposit Insurance Corporation (KDIC) chargée de la protection des dépôts du système bancaire. Grâce à la KDIC, deux des plus importants établissements kenyans ont été chargés d’assurer un retour à la liquidité des dépôts les plus modestes à compter de décembre dernier. Le remboursement des clients créditeurs plus importants et la remise en marche de la banque sont en revanche encore en attente et le délai initial de fin mars a été reporté de trois mois. Ces évènements et le caractère frauduleux de la faillite d’Imperial Bank, survenu en dépit du contrôle rapproché de la CBK, ont provoqué une méfiance croissante vis-à-vis des banques moyennes et des transferts notables de ressources vers les « majors » de la profession. Les difficultés rencontrées par une troisième banque kenyane, la Chase Bank, traduisent partiellement l’effet direct de cette « transhumance » des ressources. En très forte croissance depuis quelques années, audacieuse dans ses prises de risques, partiellement appuyée sur un actionnariat international de premier plan, Chase Bank est en 2015 une des étoiles montantes du panorama bancaire kenyan. Elle subit pourtant, comme toutes ses consoeurs de la catégorie des « Tier II », de lourdes ponctions de trésorerie fin 2015 et début 2016. Les doutes portés sur certaines opérations des dirigeants et la propagation extrêmement rapide de ces rumeurs viennent ajouter un facteur de méfiance supplémentaire et un nouvel important repli des dépôts. Echaudée par les précédents des deux autres banques, la BCK prend en urgence la décision d’arrêt des activités de Chase Bank et la place sous administration provisoire de la KDIC. Elle engage cette fois immédiatement les négociations pour le redémarrage de l’établissement et celui-ci rouvre ses portes le 27 avril sous la gestion de la Kenya Commercial Bank (KCB), première banque du pays. Le risque était grand en effet de voir s’accentuer une fuite des dépôts qui aurait pu fragiliser d’autres banques, perturber la distribution du crédit et développer un impact négatif sur les variables macroéconomiques.

Les exemples congolais et kenyan rappellent, toutes proportions gardées, les jours sombres de la décennie 1980, où fermetures et défaillances des banques africaines ont pris un tour systémique. Ils nous font craindre surtout que de telles mésaventures  menacent d’autres régions, telle la zone francophone. Même si les environnements de la RDC et du Kenya sont fort distincts, ces accidents ont en effet des causes communes.

La première réside dans les spécificités d’un environnement financier africain encore caractérisé par une forte préférence des individus et des nombreuses sociétés informelles pour la monnaie fiduciaire, d’une part, et par une multiplication récente des établissements bancaires dans chaque pays, d’autre part. Le premier élément explique que la plupart des déposants soient prompts à retirer leur argent des comptes bancaires et à fonctionner en « cash ». Le second atténue la traditionnelle inertie des clients africains face à des crises bancaires, dont ils ont souvent été victimes dans le passé et qui leur ont parfois fait perdre une part importante de leur épargne. Cet élément prend une force particulière dans un pays comme le Kenya, où une culture bancaire sophistiquée s’est généralisée, où la clientèle a de nombreux choix possibles qu’elle peut et sait comparer et où les nouvelles se diffusent et enflent avec la force des nouveaux moyens de communication. En la matière, le cas de la Chase Bank pourrait préfigurer des crises futures.

Le deuxième facteur est lié aux banques elles-mêmes. Beaucoup des établissements les plus dynamiques, poussés par leurs actionnaires, privilégient la profitabilité à court terme. La vivacité de la concurrence entre acteurs, la volonté de gagner des places sur chaque marché amènent à prendre des risques de plus en plus élevés. En matière de crédits par exemple, les ratios Dépôts/Crédits progressent partout, allant souvent à des niveaux jamais atteints. Ceux-ci restent certes éloignés des valeurs observées en Europe, mais les banques subsahariennes travaillent la plupart du temps en dehors des refinancements de leurs Banques Centrales. Synonyme d’une plus grande liberté d’action, cette situation porte aussi en elle le germe de risques potentiels élevés en cas de contraction de la liquidité ou de détérioration des portefeuilles qui rendraient brutalement les banques dépendantes de leurs Autorités de contrôle ou d’autres prêteurs. De plus, les crédits accordés restent insuffisamment orientés vers le financement des investissements productifs : les banques contribuent donc encore peu à la diversification et à l’approfondissement des appareils économiques, condition sine qua non de leur propre renforcement à moyen terme. Enfin, le grand appétit pour les dividendes, de façon à rentabiliser les lourds investissements et répondre aux souhaits des actionnaires des maisons mères, ralentissent parfois la progression des fonds propres pourtant indispensable.

La troisième cause provient des Autorités de régulation et de contrôle elles-mêmes. Comme partout dans le monde, les législations bancaires nationales ont connu en Afrique d’importants durcissements  progressifs depuis une trentaine d’années. Les nouveaux dispositifs s’avèrent pourtant encore insuffisamment solides par comparaison aux croissances et transformations impressionnantes des banques subsahariennes sur la même période, et à la multiplication des nouveaux risques qui les a accompagnées. C’est le cas de la BIAC, petit établissement devenu en vingt ans une grande banque à réseau. C’est le cas des banques kenyanes où les initiatives pullulent en termes de nouveaux produits dans un milieu exceptionnellement concurrentiel et sophistiqué, avec des garde-fous règlementaires parfois complexes à expérimenter. En outre, l’arsenal réglementaire s’était jusqu’ici peu penché sur les scénarii de faillite de banques, hypothèse sans doute considérée comme théorique à court terme dans un univers bancaire en pleine expansion. Alors que la Banque Centrale Européenne concentre par exemple une bonne part de ses réflexions sur les cas possibles de « résolution » de crise, les Autorités monétaires subsahariennes affrontent ces difficultés au coup par coup. En l’absence de stratégie globale, la gestion de ces situations peut donner lieu à des appréciations instables susceptibles de générer de nouvelles  difficultés.

La zone CFA a échappé à ces tensions dans la période récente. Son système bancaire tout autant que son arsenal prudentiel recèlent pourtant des faiblesses sans doute aussi grandes qu’au Kenya. Elle doit donc profiter de cet avertissement pour s’armer davantage et écarter autant que possible les dangers de toutes sortes, toujours présents.

Paul Derreumaux

Article publié le 29/06/2016

Systèmes bancaires africains : des signaux contradictoires ?

Systèmes bancaires africains : des signaux contradictoires ?

 

Dans les systèmes bancaires d’Afrique, quatre éléments dominaient les années 2014 et 2015 : coup de frein de l’expansion géographique des leaders ; vive poussée de quelques « outsiders » ; arrivée de nouveaux grands acteurs étrangers – Qatar National Bank (QNB) dans la holding d’Ecobank ; Banque Nationale du Canada (BNC) dans le groupe NSIA – ; renforcement de la réglementation et de la surveillance des Autorités monétaires.

En ce début 2016, les deux premières caractéristiques sont toujours d’actualité.

Les principaux groupes bancaires africains qui ont signé l’expansion des dernières décennies sont presqu’à l’arrêt dans l’évolution de leur périmètre: les nigérians avec la fragilité qu’ils connaissent par suite de la baisse considérable des prix du pétrole et du repli général des activités qui en résulte ; les marocains sous la pression qu’ils subissent de leur banque centrale en raison du poids systémique de leurs investissements subsahariens et des risques qu’ils entraînent. Il est probable que la situation restera inchangée pour ces banques tout au long de l’année en cours. Les cours du brut ne remontent que lentement et sont encore fort défavorables aux pays exportateurs tandis que les grandes incertitudes pesant sur l’économie mondiale laissent craindre, pour la première fois depuis longtemps, un ralentissement de la croissance africaine. Pour ces groupes dominants, le mot d’ordre reste donc avant tout pour 2016 celui d’une poursuite de la consolidation, qui permette à la fois un meilleure contrôle des filiales existantes et une hausse de la rentabilité, à l’image de 2015.

Derrière, les principaux concurrents gardent une allure conquérante. Pour les groupes africains, deux banques se détachent par leur dynamisme: BGFI Bank pour l’Afrique Centrale ; Coris Bank du Burkina Faso pour la partie Ouest. Cette dernière continue à étendre rapidement son réseau dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) : après la Côte d’Ivoire, le Togo et le Mali, c’est le Sénégal et le Bénin qui devraient accueillir une filiale de la banque burkinabé qui propose aussi depuis peu des produits financiers islamiques, rares dans cette zone. La première met de plus en plus l’accent sur l’Afrique de l’Ouest et ses 10 implantations couvrent désormais la plupart des pays subsahariens francophones, du Sénégal à Madagascar. Avec les années qui passent et un champ d’action qui grandit, les questions posées sur la solidité de ces deux groupes se sont estompées au profit du constat de leur développement et de leurs bons résultats. Il leur reste à donner toutes les preuves de leur capacité à accroitre leurs structures à plus long terme, quitte à nouer des alliances nécessaires avec de nouveaux partenaires. Pour les groupes étrangers, la Société Générale, devenue outsider en zone francophone, demeure une des plus offensives comme le montre sa prise de participation majoritaire fin 2015 dans une banque au Mozambique. Elle met aussi un accent accru sur l’innovation et la diversification de ses services, tant vis à vis des entreprises au sein de ses grandes implantations régionales, que pour les particuliers en lançant par exemple une application autonome de « mobile banking » dans l’UEMOA. Ces groupes en progression incontestable maintiennent une vive pression pour une prééminence future, et cette concurrence contribue à augmenter les actions menées au service du public.

L’entrée en Afrique subsaharienne de nouveaux grands acteurs étrangers, autre évolution majeure de l’année écoulée, apparait au contraire plus incertaine cette année. Les arguments favorables sont en effet sérieusement balancés par plusieurs inquiétudes. D’abord, les deux précédentes grandes opérations d’investissement extérieur n’ont pas encore démontré leur réussite. La QNB est entrée dans un groupe Ecobank chahuté par le fort ralentissement des activités et les nouvelles contraintes réglementaires du Nigéria, où le groupe concentre plus de 40% de son Produit Net Bancaire (PNB), mais aussi par une profonde crise interne de management qui n’a pu que compromettre la sérénité des équipes. La prise de participation de la sixième banque canadienne dans la holding de NSIA, toute récente, doit être testée au quotidien pendant une période minimale pour montrer si elle génère tout l’apport escompté, surtout dans la partie bancaire de ce groupe hybride. Ensuite, les perspectives de l’Afrique subsaharienne dans son ensemble sont, pour la première fois depuis quelques années, moins favorables à court terme : le ralentissement économique de la Chine, partenaire de premier plan de l’Afrique, la forte chute des prix des matières premières qui dominent encore l’économie du continent, la montée des incertitudes économiques, monétaires et politiques au plan mondial réduisent l’appétit des investisseurs. Face à ces difficultés, les secteurs bancaires africains restent en revanche fort rentables et donc attractifs, et nombre de pays gardent un trend de croissance élevé, notamment les pays importateurs de pétrole, à l’image de la Cote d’Ivoire qui entraîne avec elle toute l’UEMOA. Devant ces données variées, les grandes opérations d’investissement sont étudiées avec plus de circonspection. Le remplacement du fonds EMP comme actionnaire principal du groupe Orabank, la privatisation de quelques banques ivoiriennes, la cession de la banque CBC en Afrique Centrale risquent ainsi d’enregistrer des retards, ralentissant d’autant les restructurations capitalistiques concernées.

Surtout, l’annonce faite par Barclays d’un retrait de la zone subsaharienne arrive comme un séisme. Le groupe anglais avait pourtant mené depuis 2014 une profonde réorganisation de son dispositif africain, présentement un des réseaux les plus puissants et les plus performants du continent, qui ressemblait fort à la préparation d’une expansion de grande ampleur. Sa décision de repli total est sans doute partiellement provoquée par l’analyse comparative coût/rentabilité des implantations mondiales au vu des nouvelles règles prudentielles européennes, mais résulte surtout de causes extérieures à l’Afrique. Elle prend de toute façon le milieu bancaire africain à contrepied et n’est pas une bonne nouvelle pour le continent. L’annonce immédiate du leader du groupe Atlas Mara – ancien de Barclays – de susciter une reprise globale de ce réseau est également surprenante : si elle n’est pas un effet d’annonce, elle serait sans doute menée selon une approche plus financière qu’industrielle, qui caractérise ce jeune conglomérat, ce qui n’est probablement pas ce dont l’Afrique a le plus besoin. Mais d’autres marques d’intérêt se manifestent déjà et promettent une bataille de grande envergure.

Une autre interrogation pourrait concerner la position des Autorités monétaires et de supervision. Globalement, la tendance est claire et irréversible : le durcissement des conditions d’accès  à la profession bancaire et de  fonctionnement de celle-ci est la règle dans tous les pays, dans le sillage de ce qu’on observe dans le monde avec la généralisation progressive de « Bâle III ». Les modalités peuvent être diverses : forte augmentation du capital minimum des banques comme dans l’UEMOA ; ratios prudentiels plus rigoureux comme au Kenya. Le rythme des réformes varie aussi en fonction de la situation actuelle et des méthodes de management des Autorités. Mais le mouvement est unanime.

Pourtant, on note curieusement qu’apparaissent encore des établissements dont les caractéristiques surprennent. Dans l’UEMOA, on pourrait ainsi citer la Banque de Dakar qui s’est installée sur la place sénégalaise, la plus compétitive de toute l’Union, avec une ambition centrée sur les marchés financiers et les montages de grands projets, ou les deux dernières entités agréées au Bénin avec des visées apparemment voisines. Ces établissements récemment agréés présentent des actionnariats difficiles à cerner, voire inconnus du public. Leurs objectifs centrés sur la banque d’investissement paraissent peu réalistes en raison de leur non-intégration dans de puissants groupes financiers capables de jouer un rôle de catalyseur. Leur apport en matière de bancarisation du public semble très réduit alors que cette question est plus que jamais une priorité dans cette région francophone. Ailleurs sur le continent, quelques situations analogues se recensent également, comme en Afrique centrale francophone, où subsistent des entités à l’actionnariat parfois opaque, ou en Afrique de l’Est, où les efforts pour l’accroissement du capital minimal se heurtent à une forte résistance des nombreuses banques nationales privées. Il est vrai que le renouveau du système bancaire subsaharien dans les années 1990 est né de  banques privées locales dotées de faibles moyens qui sont parfois devenues des géants africains. Mais les temps ont changé et l’environnement n’autorise plus guère l’émergence des expériences isolées comme ce fut le cas il y a trois décennies. Une clarification de ces cas désormais exceptionnels s’effectuera nécessairement à terme, dans le sens de l’orientation la plus intransigeante, conformément aux transformations générales de la profession, et entraînera la disparition des banques qui ne respecteraient pas le cadre fixé. Mais du temps aura été perdu alors que l’urgence s’impose à ce secteur comme à tous les autres en Afrique.

L’année 2016 risque ainsi d’être plus hésitante que les précédentes quant au renforcement du système bancaire subsaharien. De bons résultats dégagés par la majorité des établissements sur 2015 et des tendances macroéconomiques de 2016 montrant la capacité de résilience d’une large partie des pays du continent devraient renforcer l’influence des facteurs positifs des dernières années et la consolidation de la profession. Dans ce cas contraire, un coup d’arrêt momentané à celle-ci pourrait être constaté.

Dans tous les cas, d’autres mouvements de fonds se poursuivent et préparent de futures disparités. L’un d’eux concerne la révolution des nouveaux moyens de paiement, qui s’accélère. Les initiatives des acteurs non-bancaires se multiplient et conquièrent de plus en plus d’indépendance, tandis que de nombreuses banques ne s’intéressent encore que marginalement à ces nouveautés : ces établissements risquent à terme un effritement important de ce pan de leurs activités et, indirectement, une autonomie réduite sur d’autres plans. Un second  a trait au financement des petites entreprises et des nouveaux secteurs en expansion : les banques sont jusqu’ici mal outillées pour répondre aux besoins de ces sociétés alors que celles-ci auront une place croissante avec les nouvelles technologies et l’attention prioritaire qui sera de plus en plus donnée à la question de l’emploi. Elles vont donc être soumises à une concurrence accrue de la part de compagnies de micro-finance ou de « crowdfunding ». Les années à venir promettent bien leurs champs de surprises et de progrès.

Paul Derreumaux

Article publié en mai 2016

UEMOA et CEMAC

UEMOA et CEMAC : Lointains cousins plutôt que frères jumeaux ?

 

Malgré un parallélisme dans la construction des deux blocs, les différences entre ceux-ci pourraient bientôt l’emporter sur leurs ressemblances.

On pourrait croire à première vue que les deux parties de la zone franc – Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), d’un côté, et Communauté Economique et Monétaire des Etats d’Afrique Centrale (CEMAC), de l’autre –  sont les composantes symétriques d’un même ensemble. Il est vrai que ces deux zones partagent au moins trois caractéristiques essentielles : la langue officielle, la valeur de leur monnaie et des structures d’intégration régionale d’apparence fort semblable. Pourtant, les aspects qui les différencient sont nombreux, et sans doute plus importants que leurs ressemblances.

Deux données naturelles les opposent d’abord. Au plan démographique, les 8 pays d’Afrique de l’Ouest francophone sont bien plus peuplés que les 6 d’Afrique Centrale – respectivement 102 et 45 millions d’habitants en 2013 – et, dans cette dernière, quatre pays comptent encore chacun à cette date moins de 5 millions d’habitants. Ce grand écart devrait d’ailleurs s’accentuer puisque l’Ouest progresse plus vite : les dernières prévisions conduisent à 266 et 112 millions de personnes pour chacun des deux blocs à l’horizon 2050. L’Afrique Centrale est en revanche nettement mieux lotie, jusqu’ici, en richesses minières, pétrolières, et forestières. Ces atouts l’ont avantagée dans les années 2000/2014 : la forte croissance africaine s’appuyait alors en bonne partie sur le développement rapide de la Chine et sur ses effets positifs sur la demande de matières premières, ce qui a généré un cycle long de hausse des prix des produits de base. Tous les pays de la CEMAC, mis à part la Centrafrique, en ont profité et ont obtenu sur cette période des taux de progression du Produit Intérieur Brut (PIB) élevés en moyenne. La petite Guinée Equatoriale a été un moment comparée à un Emirat pétrolier.

Une troisième différence majeure semble de plus en plus affirmée: celle de la gouvernance politico-économique, comme en témoignent deux indicateurs. Au plan politique, le fonctionnement des institutions et le renouvellement des dirigeants s’inscrivent progressivement en Afrique de l’Ouest dans le respect des règles fixées. Les soubresauts sont certes encore nombreux : ils ont touché la majorité des pays de la zone dans la dernière décennie, parfois avec violence -coups d’Etat ou même guerre civile-, à l’occasion envenimés par un terrorisme de plus en plus menaçant. Pourtant, les périodes « hors normes » durent de moins en moins longtemps et les élections présidentielles des six derniers mois se sont déroulées sans effusion de sang et, pour la plupart, de manière transparente. En Afrique Centrale au contraire, le mouvement est plus indécis et les constitutions solennellement adoptées sont encore trop facilement remises en question au risque de troubles graves. En matière économique, les intégrations régionales, en théorie parallèles dans les deux zones, recouvrent des réalités éloignées. A l’Ouest, les progrès sont sensibles même s’ils sont encore beaucoup trop lents, et les retours en arrière restent rares. Au Centre, les égos des dirigeants et les priorités nationales prennent le pas sur les actions communes et sur la volonté de constitution d’un espace régional suffisamment puissant et donc crédible. L’incapacité à empêcher la déflagration en Centrafrique avant l’arrivée des troupes internationales et le maintien jusqu’à ce jour de deux bourses mobilières dans la région, dont aucune n’est viable, figurent parmi les exemples les plus criards de ces « ratés ».

La longue période faste des cours des minerais et du pétrole, jointe à une venue en force des financements internationaux en Afrique, constituait sans doute une occasion unique pour les Etats d’Afrique Centrale de réaliser les transformations structurelles visant en particulier à accroître leur diversification sectorielle, et donc à réduire leur dépendance vis-à-vis de marchés internationaux qu’ils ne maîtrisent pas, La faible population des pays les plus favorisés facilitait en outre pendant ce temps la conduite de politiques vigoureuses d’inclusion économique et sociale. Ces objectifs n’ont pas reçu les priorités escomptées.  En conséquence, les structures économiques des pays de cette zone sont restées jusqu’ici particulièrement concentrées sur l’exploitation et l’exportation maximales de quelques produits de base, avec la fragilité associée à cette situation. Dans le même temps, moins favorisée en richesses minières, l’UEMOA a réussi à maintenir une croissance significative grâce aux investissements publics importants, à l’excellente santé des services, emmenés par les télécommunications et les banques, et à de bonnes récoltes agricoles. Certes cette avancée a été certaines années plus modérée que celle des membres de la CEMAC. Toutefois, en mettant à part le cas particulier de la Guinée Equatoriale, l’écart n’a pas été suffisamment consistant et permanent sur toute la période pour entrainer une différence notable dans le niveau de développement moyen des deux zones au milieu des années 2010

Depuis fin 2014, la chute brutale des prix des matières premières, et surtout des hydrocarbures, et les mouvements financiers qui y ont été associés ont inversé les privilégiés. L’UEMOA, forte importatrice de pétrole, a vu sa facture énergétique réduite. . En outre, les mutations engagées par la Côte d’Ivoire, que ce soit par exemple sous la forme d’investissements publics massifs ou de la construction d’une puissante industrie agro-alimentaire, donnent un exemple des possibilités d’accélération permises par une forte volonté politique assortie d’un programme de réalisation suffisamment dense. Représentant à elle seule plus de 35% du PIB de l’UEMOA, la Côte d’Ivoire, avec une croissance de près de 9% par an en moyenne sur 2012/2016, entraine dans son sillage une bomme progression de toute la zone. Celle-ci devient d’ailleurs actuellement une des régions les plus attractives du continent. Au contraire, enfoncée dans la crise qui touche tous les producteurs de pétrole, la CEMAC voit se dégrader ses indicateurs de finance publique, d’endettement extérieur et de balance commerciale. Sa croissance du PIB décélère vers une moyenne de 3% en 2016 tandis que celle de l’UEMOA est prévue au-delà des 7%, y compris pour les quelques années à venir.

Il n’est évidemment pas certain que le renversement du balancier engagé en 2014 se poursuive sur une décennie. Le relèvement des prix du brut est maintenant attendu pour 2017 et les nouvelles sur la Chine se font moins pessimistes. Si ces données se confirment, la situation de la CEMAC pourrait notoirement s’améliorer et un rééquilibrage s’effectuer quant aux perspectives économiques des deux blocs de l’espace CFA. Même si cette hypothèse se matérialise, il restera à l’Afrique Centrale à réaliser toutes les mutations économiques et politiques qui s’imposeront plus que jamais et pour lesquelles l’Afrique de l’Ouest prend une longueur d’avance.

Devant ce fossé qui se creuse entre les deux régions, on peut se demander si leur lien principal d’une monnaie à valeur commune doit être maintenu sans conditions. Les besoins des deux zones sont en effet naturellement différents : la relation qui les attache toutes deux à l’Euro suppose donc une sévère discipline commune et un minimum de convergence des stratégies économiques, pour ne pas conduire à des situations ingérables et globalement pénalisantes. Les difficultés de transfert d’une partie à l’autre de la zone Franc illustrent bien l’existence de cette hétérogénéité. Faut-il s’obstiner à réduire ces difficultés, au profit d’une unité de façade, ou privilégier le renforcement de la solidité de chaque bloc ?    

Paul Derreumaux

Banques et économies subsahariennes:

Un cercle vertueux qui fonctionne depuis vingt ans.

Avec la téléphonie mobile, la banque commerciale est sans doute le secteur qui illustre le mieux la transformation en profondeur de l’économie d’Afrique subsaharienne depuis le redémarrage de sa croissance globale à l’aube des années 2000, et tient une place essentielle dans les perspectives d’évolution future de celle-ci.

Dans les pays francophones, la terrible secousse qui frappa les systèmes bancaires dans les années 1980 avait provoqué à la fois la disparition de la plupart des banques d’Etat et une vague de repli ou d’arrêt d’expansion des banques étrangères. Après cette courte phase de brusque contraction, la renaissance progressive du secteur s’est principalement appuyée sur une catégorie inconnue jusque-là, celles des banques locales à capitaux privés nationaux, à l’image du mouvement observé dans l’Afrique anglophone durant la décennie précédente. L’importance des besoins à satisfaire, les débuts de restauration d’un cadre macroéconomique plus favorable, la volonté des « entrants » de s’adresser à des publics jusque-là négligés par les autres établissements, comme les particuliers ou les entreprises nationales, le dynamisme des jeunes institutions ont assuré leur développement rapide. Celui-ci a favorisé l’accroissement du nombre des établissements et stimulé une concurrence entre eux, créatrice d’innovations favorables à la clientèle. Dans le même temps, l’instauration de réglementations et d’organismes de contrôle plus contraignants, voire la création de nouvelles institutions de supervision quand c’était nécessaire, ont apporté dans chaque pays les garde-fous indispensables pour veiller à ce que cette croissance soit saine  et éviter le retour d’une crise généralisée.  Au début des années 2000, les systèmes bancaires des pays subsahariens avaient donc retrouvé, et souvent dépassé, leur densité d’antan. Dans un marché ouvert et concurrentiel où des places étaient à prendre, ils engageaient la construction de réseaux d’agences, contribuant ainsi à une bancarisation accrue du public, et reprenaient une participation active au financement des entreprises. Au Bénin, par exemple, le financement de la campagne cotonnière, vitale pour le pays, recommença dès 1992 et fut entièrement supporté par les banques privées nouvellement agréées depuis 1990. Une étroite interconnexion entre développement économique et croissance bancaire a donc marqué toute cette période. L’essor de plusieurs réseaux bancaires régionaux illustre cette réciprocité des relations. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) par exemple, la mise en place d’un espace monétaire et bancaire de mieux en mieux unifié a facilité la possibilité pour les banques de s’implanter dans l’ensemble de la zone et d’y réaliser des opérations consortiales. Les entreprises ont été en conséquence mieux épaulées dans leur conquête régionale de marchés plus vastes, ce qui a en retour contribué à l’essor des systèmes bancaires de l’Union.

Après avoir ainsi accompagné les premières phases de la croissance subsaharienne, les nouvelles banques commerciales sont devenues dans la dernière décennie l’un des plus actifs moteurs de celle-ci grâce aux nouvelles mutations qui les ont marquées. Chaque établissement était en effet auparavant resté cantonné dans le pays ou la zone monétaire qui l’avait vu naitre. A compter de 2005 environ, un vaste mouvement de franchissement des limites géographiques traditionnelles va caractériser le secteur et aboutir à la construction de puissants groupes continentaux et régionaux. Les principaux initiateurs en sont quelques institutions d’Afrique de l’Ouest, qui vont s’étendre jusqu’à l’Est du continent, puis certaines banques nigérianes, dont l’augmentation considérable du capital social exigé par leurs Autorités monétaires les pousse à investir à l’étranger, et enfin trois établissements marocains, sous l’effet d’une relative saturation de leur marché national. Derrière cette dizaine de leaders, d’autres banques de taille plus modeste suivent le même chemin et implantent également des réseaux plurinationaux, telles les banques kenyanes dans l’East African Community (EAC). Cette deuxième étape du renouveau du système bancaire africain développe plusieurs effets majeurs. Au dynamisme de la période précédente, déjà générateur de nombreux progrès, viennent s’ajouter la puissance et l’expérience des nouveaux venus marocains, nigérians ou kenyans. Une intensité jamais observée auparavant s’installe dans la compétition entre entités. Celle-ci s’exerce en particulier en direction des particuliers et utilise deux canaux. Le premier est celui d’une densification renforcée des réseaux d’agences : en 20 ans, leur nombre va souvent décupler tandis que l’effectif des comptes bancaires suivra une trajectoire parallèle, accélérant le processus de bancarisation, même si celui-ci est encore beaucoup trop faible en Afrique francophone. Le second est celui d’un grand élargissement de la gamme des offres bancaires : une segmentation plus poussée de la clientèle permet une meilleure différentiation des produits en fonction des besoins de celle-ci ; de coûteux investissements technologiques généralisent des services auparavant presqu’inconnus en Afrique subsaharienne comme la monétique. Les banques du continent deviennent ainsi plus modernes et efficientes et l’écart qui les séparait des systèmes bancaires du Nord se réduit considérablement. Vis-à-vis des entreprises, la montée en puissance des établissements, leur nombre grandissant et une pratique accrue des crédits consortiaux renforcent le rôle des banques africaines dans le financement de l’économie, notamment auprès des grandes sociétés.

La pérennité généralisée sur plus de quinze ans d’un taux soutenu de croissance du produit Intérieur Brut (PIB) amène désormais l’Afrique subsaharienne à espérer atteindre un nouveau stade de développement : celui de l’émergence économique et de ses exigences économiques ou sociales. Dans cette nouvelle étape, les systèmes bancaires peuvent continuer à exercer une influence positive. Le secteur financier connait toujours en effet d’importantes transformations qui favorisent sa participation à la marche en avant du continent à travers notamment deux principaux facteurs. Au plan des acteurs, la concurrence continue à s’intensifier et l’émulation qu’elle exerce profite à plein aux clients. Les plus grands réseaux marquent certes une pause dans leur expansion mais consolident leurs structures et portent l’accent sur l’amélioration de la qualité de leurs services. Derrière, quelques candidats accentuent la pression sur les plus puissants en étendant leurs implantations et en conquérant des parts de marché. Enfin, des groupes bancaires étrangers se sont récemment tournés de nouveau vers l’Afrique ou y ont débarqué pour la première fois : ainsi la Société Générale, après avoir  longtemps stabilisé son réseau de filiales, l’élargit à nouveau tandis que la Banque Nationale du Canada s’engage dans des joint-ventures avec des acteurs locaux à Maurice ou en Côte d’Ivoire. Les excellentes performances d’ensemble du secteur, en termes d’activités comme de résultat, portent à croire que ce bouillonnement d’initiatives n’est pas clos et que d’autres intervenants pourraient encore se manifester dans ce marché en pleine expansion. Au plan des instruments, le principal changement devrait concerner le taux de pénétration des banques auprès du grand public. De ce point de vue, l’Afrique demeure très en deçà des autres parties du monde malgré l’évolution récente. Une accélération peut cependant être attendue sous la pression de la compétition déjà mentionnée, mais surtout de la mutation en cours des moyens de paiement. La révolution du « mobile banking », permise par le « boom » du téléphone mobile, a montré tout son impact au Kenya depuis 2008 et est en train de gagner d’autres parties du continent, telle l’Afrique de l’Ouest francophone. Elle recouvrira peu à peu une variété de plus en plus large de produits bancaires et sera vraisemblablement suivie par d’autres nouveautés technologiques facilitant les relations du public avec les systèmes financiers. Marchés boursiers, secteur des assurances, entreprises de microcrédit semblent aussi s’éveiller à un cycle de réformes structurelles et de dynamisme accru qui élargiraient le spectre des canaux de financement disponibles.

Tous ces changements, dont certains sont révolutionnaires, devraient donner aux systèmes financiers plus de moyens et plus de flexibilité pour répondre aux priorités qui s’accumulent. Celle des investissements structurants, qui sont une condition sine qua non pour que se poursuive la croissance actuelle et qui exigent des systèmes bancaires de plus en plus solides et puissants. Celle de l’essor des Petites et Moyennes Entreprises (PME), qui doivent constituer l’ossature des appareils économiques de demain et le vivier indispensable des créations d’emplois, mais supposent des institutions de financement imaginatives et audacieuses créatrices d’un nouveau « financial model ». Celle de la multiplication des produits et services accessibles au plus grand nombre, qui nécessite un développement à grande échelle de la bancarisation et des prêts aux ménages. Celle d’un habitat décent pour toutes les populations, notamment dans les zones en urbanisation rapide, qui implique en particulier la baisse des taux d’intérêt et l’extension des durées de crédits immobiliers. Celle de l’innovation et du progrès technologique, qui traduiront le degré d’ouverture des pays africains au monde moderne, et qui supposent des instruments renforcés pour l’apport de capitaux propres comme de financements par prêts.

Systèmes bancaires et autres structures économiques se nourrissent donc mutuellement dans le mouvement de développement qui a marqué l’Afrique subsaharienne ces vingt dernières années. Il est indispensable que ce cercle vertueux se prolonge et les évolutions des dernières années autorisent à penser qu’il en sera ainsi. Les diverses avancées que devraient connaitre les banques africaines, en puissance d’action comme en qualité de travail, continueraient alors à être un important facteur d’entrainement des économies dans lesquelles s’insèrent ces établissements

Paul Derreumaux