Systèmes bancaires d’Afrique de l’ouest francophone : Inquiétudes et perspectives

Systèmes bancaires d’Afrique de l’ouest francophone : Inquiétudes et perspectives

Trois chocs réglementaires successifs sont venus secouer les systèmes bancaires d’Afrique de l’Ouest francophone depuis début 2017 : la limitation stricte du financement des titres publics suite à la modification des règles fixées en la matière par la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) ; la mise en place de nouvelles normes prudentielles nettement plus contraignantes, notamment pour les ratios de solvabilité et de liquidité ; l’imposition de règles de gouvernance faisant une large place à des administrateurs « indépendants » et multipliant les Comités spécialisés auprès des Conseils d’Administration. Même si  toutes ces dispositions n’ont pas été introduites à ce jour dans la zone de la CEMAC, il est probable qu’elles le seront à bref délai en raison du grand parallélisme de la réglementation monétaire et bancaire des deux composantes de la zone franc.

Ces importantes modifications ont un double objectif qui doit être salué: consolider le système financier régional, au plan financier comme à celui de sa gestion, et accroitre ses financements à l’économie. Les effets de ces mesures restent cependant encore à démontrer.

La fixation aux banques agréées d’un plafond de 200% de leurs capitaux propres pour la détention d’obligations publiques et le relèvement brutal du taux fixé par  la BCEAO pour le refinancement de ces titres par les banques commerciales a d’abord marqué début 2017 un coup d’arrêt brutal des souscriptions par les banques commerciales à ces titres d’Etat. Mais des ajustements ont été rapidement réalisés par divers canaux. Face aux difficultés rencontrées pour le placement de leurs émissions à la suite de ce changement, les Etats ont du accepter une hausse des taux d’intérêt de ces emprunts obligataires pour obtenir les ressources dont ils avaient besoin et, pour ceux qui le pouvaient comme la Cote d’Ivoire et le Sénégal, se tourner à nouveau vers le marché international des capitaux. Les manques de liquidités rencontrés par certaines banques en raison des difficultés de refinancement ont été résorbés par une augmentation des crédits interbancaires. Ceux-ci restent cependant surtout pratiqués entre établissements du même Groupe et n’ont pas encore connu le développement et la généralisation souhaités. Un adoucissement a été progressivement consenti par la BCEAO sur certaines des conditions précédemment durcies. Finalement, la croissance des concours à l’économie n’a pas jusqu’ici enregistré l’embellie attendue : celle-ci dépend en effet avant tout de la qualité de l’environnement économique national, des capacités d’analyse des risques de la part des établissements et de l’impact de tels concours sur les ratios réglementaires.

Or ceux-ci sont profondément modifiés depuis le 1er janvier 2018 avec l’entrée en vigueur des principales normes de Bâle II et III dans la zone. Les banques ont pris connaissance avec une certaine méfiance de ce grand « chambardement » qui va s’étaler sur cinq ans et tous ses contours ne sont pas encore perçus. Le relèvement des exigences de fonds propres en pourcentage des actifs totaux pondérés, les règles plus dures de comptabilisation des risques par type de contrepartie, la nouvelle exigence de déclassements automatiques des créances dès que certaines conditions sont remplies, l’apparition de contraintes sévères en termes de liquidité conduisent au moins à deux certitudes : des capitaux propres supplémentaires devraient être nécessaires à court terme ; les nouvelles décisions de crédit seront désormais prises en intégrant leur impact automatique sur les fonds propres qu’ils requièrent. L’année qui s’achève, première période d’application de ces nouvelles règles, permettra de mieux apprécier tous les impacts sur le système bancaire de la zone, mais deux conclusions devraient vite apparaitre. D’abord, la différentiation va s’accroitre entre les banques qui ont déjà accompli dans la période passée des efforts importants pour relever leur capital et leurs réserves et celles qui ne l’ont pas fait. Ces dernières, et notamment les quelques-unes qui n’ont pas encore atteint le nouveau capital minimum exigé, devraient connaitre très vite le « gap » qu’elles auront à combler au vu de leurs résultats de fin 2018 : elles seront alors contraintes de revoir à la baisse leurs prévisions de croissance si elles ne sont pas en mesure de disposer très vite de fonds propres supplémentaires. Par ailleurs, pour la grande majorité des banques, une stratégie de prudence conduira sans doute à réduire par rapport aux années antérieures les taux de dividendes distribués même s’il n’est pas besoin immédiat de recapitalisation. Ces deux scenarii de réduction généralisée de la rémunération immédiate des actionnaires et de distorsion croissante entre les banques les plus solides et les autres devraient favoriser la concentration du secteur. En termes opérationnels, certains publics tels que les Petites et Moyennes Entreprises (PME), les particuliers et l’immobilier, paraissent avantagés par les dispositions actuelles pour la distribution du crédit. Il est probable que toutes les banques auront cependant pour priorité de maîtriser les nouvelles méthodes de fonctionnement qui s’imposent à elles avant de s’engager plus massivement dans ces créneaux dont certains, comme les PME, gardent une très grande fragilité.

Enfin, l’application depuis juillet dernier des circulaires de janvier 2017 sur la gouvernance bancaire exige à la fois une profonde recomposition de la quasi-totalité des Conseils d’Administration des banques commerciales, avec la présence obligatoire d’Administrateurs indépendants pour 1/3 des membres du Conseil, et une inflation des Comités Spécialisés au sein de celui-ci. Ces aménagements sont fortement inspirés des réglementations anglo-saxonnes, qui dominent désormais la scène internationale. Ils ne peuvent bien sûr qu’être soutenus dans leur principe et leurs objectifs. Ils n’empêchent toutefois pas les « accidents de gouvernance » comme le montrent quelques exemples d’actualité au sein de très grands groupes. Dans la plupart des pays de la zone, il sera aussi difficile d’allier compétence professionnelle de premier plan, excellente connaissance du terrain et véritable indépendance par rapport aux banques concernées. Quoi qu’il en soit, cette exigence supplémentaire engendrera un formalisme accru, parfois salutaire, mais qui n’impliquera pas une plus grande agressivité des banques dans le financement de l’économie.

Outre ces changements réglementaires multiples, le système bancaire de la zone affronte deux autres contraintes. L’une est la montée en puissance continue des paiements par téléphone mobile. Le groupe Orange dispose désormais de filiales avec une licence d’Emetteur de Monnaie Electronique (EME) en Cote d’Ivoire, au Mali et au Sénégal. La croissance de leur public est remarquable et chacune compte dans chaque pays plus de clients actifs qu’il n’y existe de comptes bancaires. Leur périmètre s’étend aussi, notamment vers le micro-crédit, grâce à une coopération avec des sociétés financières décentralisées. Dans le même temps, d’autres sociétés de télécommunications comme MTN ou Maroc Télécom se font plus visibles dans ce créneau du « mobile banking » et Orange envisage la création d’une banque de plein exercice dans la zone. Si cette évolution contribue avant tout à progresser à grands pas vers l’objectif d’un meilleur accès du public au système financier, elle marque aussi une pénétration croissante des grands groupes de télécommunications sur le terrain réservé des banques. La puissance financière, technique et d’organisation de ces entreprises en fait des concurrents redoutables. Le second élément, lié au premier, est le retard confirmé de la plupart des banques en matière de digitalisation des opérations, qui les empêche de rivaliser avec ces opérateurs téléphoniques en matière de relations avec la clientèle et de réalisation des micro-opérations. Pour certains établissements, la difficulté est sans doute d’ordre financier en raison des investissements demandés. Pour d’autres, plus importants, la complication est surtout technique par suite des besoins de transformation des systèmes informatiques existants ou de liaison performante de ceux-ci avec les nouveaux applicatifs liés à ces méthodes de travail différentes. Manquant d’agilité, les banques disposent pourtant aussi d’atouts non négligeables. L’aide possible des « fintechs » qui se multiplient, la bonne maîtrise des actions à mener en termes de conformité et de lutte anti-blanchiment – la gestion du fameux « Know Your Customer (KYC) -, préoccupation désormais essentielle des Autorités monétaires, ou la capacité d’appréciation des risques de crédit, si difficile et longue à acquérir, sont quelques exemples de ces points forts. La concurrence demeure donc très ouverte et les positions à conquérir ou à garder feront l’objet d’âpres batailles

La simultanéité de l’élévation soudaine et de grande ampleur des règles prudentielles et d’une concurrence  d’une intensité plus redoutable que jamais avec des acteurs « du troisième type » créent cependant une situation disruptive. Elle pourrait rappeler celle de la fin des années 1980 qui a vu à la fois l’apparition « ex nihilo » et la rapide croissance des jeunes banques privées africaines et la naissance des Commissions bancaires régionales : malgré sa nouveauté et les inquiétudes qu’elle a suscitées, cet écosystème a rapidement montré sa viabilité et a conduit à un système bancaire moderne, solide et rentable, qui est l’un des secteurs d’activité les plus transformés de ces trente dernières années en zone franc. Il reste à espérer que la « révolution » en cours conduira à des conséquences aussi positives, qui pourraient être cette fois l’inclusion financière pour le plus grand nombre, une large diffusion des techniques les plus modernes de paiement et un nouveau renforcement à grande échelle du secteur financier. Une nouvelle fois, celui-ci ouvrirait ainsi la voie du progrès dans une Afrique trop souvent marquée par l’immobilisme.

Paul Derreumaux

Article publié le 27/12/2018

Rapport Doing Business 2019 en Afrique : Un panorama encourageant, parfois éloigné de la réalité

Rapport Doing Business 2019 en Afrique : Un panorama encourageant, parfois éloigné de la réalité

 

Dans la nouvelle édition qu’elle vient de livrer de son Rapport Annuel Doing Business, la Banque Mondiale met l’Afrique en belle place. Le continent serait ainsi, pour cette seizième analyse qui couvre la période juin 2017/mai 2018, le champion incontesté des réformes juridiques du cadre économique. Pour la seule Afrique subsaharienne, 40 pays ont mis en œuvre 107 nouvelles réformes, contre 36 pays et 83 réformes l’année précédente, soit un bond de près de 30%. Pour l’Afrique du Nord et le Moyen Orient, Djibouti et le Maroc brillent particulièrement. Plusieurs « champions » se distinguent même au niveau mondial, en termes de nombre de réalisations sur l’année écoulée : Djibouti (pour la deuxième fois consécutive), le Togo, le Kenya, la Cote d’Ivoire et le Rwanda figurent tous parmi les 10 premières nations réformatrices pour cet environnement des affaires. Même si le nombre des pays africains classés dans les 100 premiers, sur un total de 190 nations comparées, reste encore très faible, quelques améliorations sont remarquables. L’île Maurice récupère ainsi sa place dans les 20 premiers classés, qu’elle avait perdue les quelques années précédentes. Le Maroc atteint désormais le 65ème rang au niveau mondial et vise clairement une position au sein du Top 50 des économies les plus performantes.

Sur les 11 secteurs que prend en compte ce rapport, beaucoup sont concernés par ces progrès. Selon les statistiques recueillies, le critère des délais requis pour la création des entreprises est un de ceux qui a connu le plus d’avancées : ce temps aurait été divisé par 3 en 15 ans pour se situer désormais en moyenne  à 22 jours en Afrique, approchant ainsi la moyenne mondiale de 20 jours. Le système des « guichets uniques » pour les formalités de création, instauré en de nombreux endroits, a donc montré son efficacité pour ce qui constituait un des principaux reproches adressé aux économies africaines. En la matière, quelques pays africains  peuvent encore faire mieux et descendre en dessous d’une semaine. A côté, des domaines comme ceux de l’exécution des contrats et la rapidité de règlement des litiges, des avantages spécifiques accordés aux Petites et Moyennes Entreprises (PME), du règlement de l’insolvabilité ou de la rapidité de connexion électrique connaissent aussi des améliorations  sensibles. Sur ce dernier point, où l’Afrique subsaharienne est particulièrement mal placée, l’évolution témoigne des efforts accomplis par divers Etats pour favoriser les entreprises malgré les faiblesses persistantes du secteur de l’énergie.

Il ne faut donc pas bouder le plaisir qu’apportent ces bonnes nouvelles. Elles montrent la prise de conscience des Autorités de beaucoup de pays de l’importance revêtue par les transformations juridiques qui régissent l’environnement dans lequel travaillent les entreprises, et surtout les sociétés nationales de modeste envergure. Elles reflètent le travail accru mené par les Services compétents pour augmenter le nombre de réformes menées chaque année, malgré les obstacles légaux et administratifs à régler, et apparaitre comme un « pays réformateur ». Certes, l’ardeur des Etats à réaliser ces aménagements est largement liée aux retombées qu’ils attendent de ce qui est désormais un rapport de référence pour les grands bailleurs de fonds et les investisseurs internationaux, mais les entreprises locales bénéficient dans tous les cas de tout aménagement.

Pourtant plusieurs raisons nous imposent de garder beaucoup d’humilité devant ces bons résultats statistiques.

D’abord, ceux-ci montrent parfois des incongruités qui pourraient remettre en question la crédibilité de certaines conclusions. C’est ainsi que le raccordement à l’électricité apparaissait en 2014 plus facile en République Démocratique du Congo qu’au Canada ou que la Suisse se situait derrière la Sierra Léone en 2015 pour la protection des investisseurs minoritaires. Les classifications peuvent donc souffrir de telles insuffisances qui exigent la revue permanente de la pertinence des indicateurs utilisés.

Ensuite, aucun des pays africains, à l’exception possible de Maurice, n’apparait en excellente position simultanée sur tous les critères suivis. Chacun reste marqué par un ou plusieurs indicateurs pour lesquels le pays reste structurellement mal placé, pour des raisons tenant à l’environnement politique, à l’histoire ou à la structure économique. Il peut s’agir de l’accès au foncier, de l’électrification ou de l’accès des femmes au statut d’entrepreneur. Tans que cette situation persistera, les nations concernées connaitront un réel handicap pour gagner le peloton des pays les mieux placés pour leur environnement juridique considéré comme un tout.

En troisième lieu, le rapport s’intéresse la plupart du temps aux aménagements légaux ou administratifs réalisés par les Autorités. Dans ce cas, il n’étudie pas la manière dont ces actes sont appliqués et la réalité du terrain peut être fort différente de la réalité juridique : beaucoup de réformes se heurtent en effet à des résistances dues à l’inertie, voire aux oppositions, des Services administratifs qui ralentissent leur mise en œuvre. Pour les critères qui sont au contraire appréciés à partir de sondages, les réponses obtenues sont souvent peu nombreuses, rendant les résultats peu représentatifs. Dans bien des cas, la réalité vécue par  les entreprises peut donc être éloignée de ce qu’exprime le rapport ou en retard par rapport aux évolutions qu’il décrit.

Enfin, et surtout, l’inventaire Doing Business annuel est une photo de l’environnement dans lequel travaillent les entreprises. Il illustre donc les plus ou moins grandes facilités dont peuvent bénéficier (ou les difficultés que doivent affronter) celles-ci, mais il ne peut être considéré comme un moteur de la croissance du secteur privé. Celle-ci dépend avant tout de facteurs structurels comme le niveau de compétitivité des entreprises face à la concurrence des importations, l’existence ou non de main d’œuvre qualifiée, notamment dans les secteurs de l’industrie et des services, les prix des facteurs de production, les opportunités de croissance de certaines filières de production ou d’exportation, la présence de circuits de financement nombreux et performants, la sanction effective des actes de corruption et l’encouragement de la qualité du travail. Faute de ces éléments, l’amélioration du cadre juridique et institutionnel ne restera qu’un outil sans cesse amélioré mais tournant à vide.

Paul Derreumaux

Banques Françaises en Afrique : un nouveau repli

Banques Françaises en Afrique : un nouveau repli

 

La banque française BPCE devrait prochainement céder à la banque marocaine BCP ses quatre entités bancaires  au Cameroun, à Madagascar, en République du  Congo  et en Tunisie. Les deux groupes ont annoncé cette opération de rachat le 25 septembre dernier et, même si la transaction n’a pas encore reçu l’approbation des Autorités monétaires concernées, tout laisse à penser qu’elle sera validée. Dans cette hypothèse, l’opération est d’importance à trois titres.

D’abord, elle marque le repli d’Afrique, au moins pour une longue période, de l’un des plus grands groupes bancaires français. Celui-ci n’a jamais fait partie du « club » des grands groupes africains, mais, depuis longtemps, a été présent et a fait preuve de velléités de croissance sur le continent. Sa filiale Natixis est ainsi restée actionnaire pendant plus de dix ans de la BANK OF AFRICA et a envisagé d’y être majoritaire. Plus récemment, l’ancien Président de la BPCE avait annoncé publiquement à plusieurs reprises sa volonté d’investissements massifs en Afrique francophone. La nouvelle décision montre que cette stratégie est révolue, en raison de nouvelles priorités globales, de déconvenues locales et d’hésitations trop fréquentes des dirigeants. Seules quelques filiales resteront engagées dans plusieurs pays africains, telles Natixis en Algérie et la BRED à Djibouti. Cette sortie suit de peu celle de la BNP, qui vient de réduire à 6% sa participation dans la banque gabonaise BICIG, au profit de l’Etat déjà majoritaire. Après le départ brutal du Crédit Agricole en 2008, déjà au profit des marocains d’Atijariwafabank, le « bouquet » des banques françaises continue donc à s’étioler, La seule exception, remarquable, est celle de la Société Générale qui reste offensive sur ses 16 places d’implantation africaine et s’y engage activement dans la digitalisation de ses opérations. L’évolution peut surprendre à un moment où les Autorités politiques françaises soulignent leur volonté de faciliter au maximum le développement de la zone subsaharienne, et où de grandes entreprises de l’hexagone continuent à peser dans l’économie des pays d’Afrique francophone. Le message est pourtant clair : pour le système financier français, plongé dans une compétition mondiale, soumis à des règles prudentielles drastiques et à la dictature des exigences de conformité, le continent compte désormais plus de risques que de perspectives profitables, et son soutien aux entreprises françaises en Afrique s’effectuera surtout au niveau de leurs sièges sociaux.

En second lieu, le Maroc renforce d’un coup sa position globale dans les systèmes bancaires africains. Il était déjà le mieux représenté dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) où les trois banques marocaines trustent en 2016 33% des bilans bancaires. Dans la zone de la Banque des Etats d’Afrique Centrale, le bond va être significatif puisque le BICEC, incluse dans la transaction, est la deuxième banque du Cameroun et compte une filiale au Congo. Sur l’ensemble de la zone franc, les banques marocaines  prises globalement devraient renforcer leur « leadership » pour les principaux indicateurs d’activité et de résultat. Elles devanceront ainsi définitivement les banques françaises et relègueront au second plan les groupes subsahariens, à l’exception du géant Ecobank encore en convalescence. L’opération va par ailleurs intensifier la concurrence effrénée qui existe entre les trois mastodontes du royaume chérifien. Partie en tête en 2007, la BMCE-BANK OF AFRICA a depuis été rejointe par ses deux consoeurs. Certes, elle peut se targuer d’être la plus panafricaine grâce à ses filiales en zone anglophone. En revanche, seules Atijari et BCP sont directement présentes en Afrique Centrale où elles sont désormais des « poids lourds ». Avec son entrée à Madagascar et au Congo, la BCP poursuit aussi son internationalisation subsaharienne et, avec sa nouvelle filiale tunisienne, marchera sur les talons de Atijari bien installée à la fois dans ce pays et, depuis peu, en Egypte. Cette compétition va probablement encore s’intensifier, en Afrique comme sous d’autres cieux, mais un résultat est déjà bien tangible : la zone subsaharienne pèse de plus en plus dans le bilan de ces trois banques, mais aussi dans leurs profits… comme dans les risques encourus.

Le troisième constat est que ce transfert d’actifs devrait changer peu de choses pour les pays des filiales touchées. Certes les banques marocaines apportent en général à leurs réseaux une plus forte volonté de croissance que les établissements français, grâce à une expérience commerciale et technique qui a fait ses preuves dans leur pays d’origine. Elles accentuent ainsi les politiques menées par les banques privées locales depuis la fin des années 1990 à travers une meilleure présence sur le terrain, un élargissement de la bancarisation et une modernisation des techniques. Mais, comme leurs homologues français, elles obéissent à des stratégies fixées par les maisons-mères extérieures à la zone et prenant avant tout en considération les besoins de celles-ci. Il leur sera donc difficile d’apporter les solutions financières les plus innovantes et efficientes, et donc les plus audacieuses, pour transformer en profondeur les structures économiques des pays subsahariens, en particulier du côté des petites entreprises et des ménages. De plus, compte tenu de leur position systémique, au Maroc comme dans leurs pays d’implantation, les Autorités monétaires de tous les pays concernés mènent sur leur activité une surveillance coordonnée et très exigeante, qui va de plus en plus limiter leurs initiatives. Enfin, certaines tendances récentes pourraient accentuer les limites actuelles des forces des banques marocaines. La part de capital local dans les filiales a été sensiblement réduite, au-delà de ce qui était nécessaire pour un contrôle serein, diminuant ainsi l’implication des actionnaires nationaux. De plus, alors que des besoins supplémentaires en fonds propres des filiales subsahariennes sont observés partout et spécialement marqués en zone franc avec la mise en place des normes de Bâle II§III, les conséquences pourraient être délicates pour les groupes marocains. Leurs maisons-mères sont en effet elles-mêmes soumises à des exigences en capitaux de plus en plus pesantes et la mobilisation des ressources nécessaires aux filiales pourrait ainsi s’avérer difficile ou exiger des alliances a priori peu souhaitées. Enfin, dans la bataille pour les nouveaux moyens de paiement et l’approche de la clientèle par la digitalisation, l’offensive vient essentiellement des groupes de télécommunications qui ont pénétré l’activité bancaire alors que les réseaux dominés par l’Afrique du Nord sont encore en retard.

La partie n’est donc pas finie. L’avenir appartiendra avant tout à ceux qui réussiront à ajuster efficacement leurs méthodes de fonctionnement à l’environnement actuel et sauront ainsi le modifier à terme. Reste à voir quels acteurs seront les mieux placés pour cela.

Paul Derreumaux

Article publié dans le Quotidien l’Opinion (n°1363) du 15 octobre 2018

https://www.lopinion.fr/edition/international/banques-francaises-en-afrique-subsaharienne-vers-nouveau-repli-165226

Afrique Subsaharienne : L’extrême pauvreté résiste

Afrique Subsaharienne : L’extrême pauvreté résiste

 

La lutte contre l’extrême pauvreté  et la recherche de sa réduction massive ont été une victoire majeure des Objectifs Du Millénaire (ODM) retenus par l’Organisation des Etats-Unis (ONU) pour l’horizon 2015. Le pourcentage de la population mondiale gagnant moins de 1,9 USD/jour (nouvelle norme récemment fixée en Parité de Pouvoir d’Achat (PPA) pour définir cette extrême pauvreté) a été en effet considérablement réduit en pourcentage, avoisinant 10% en 2015 alors qu’il s’élevait encore à plus de 35% en 1990.  En termes d’effectifs concernés, la population victime de cette extrême pauvreté diminuait de plus de 1,1 milliard de personnes, passant sur cette période de 1,9 milliard à environ 750 millions. C’est la phase simultanée des décennies de croissance accélérée en Chine et dans d’autres « pays-dragons », de l’éveil de l’Amérique Latine,  de l’émergence de l’Inde, et du retour à l’afro-optimisme. Même si de profondes inégalités persistent, tous les continents bénéficient alors de cette amélioration à des degrés et avec des vitesses variables. Sur toute la planète, réduire à néant ce fléau semble donc possible à bref délai.

C’est pourquoi, dans  les 17 nouveaux Objectifs du Développement Durable (ODD) que s’est fixée l’ONU à l’échéance de 2030, s’inscrit en premier lieu l’éradication totale à cette date de  l’extrême pauvreté. Or les dernières évolutions observées remettent en question cette analyse optimiste. Il est actuellement estimé que le rythme de baisse, qui était d’environ 1 point/an en moyenne sur les 25 dernières années, a été réduit de moitie sur la période 2013/2018. Deux facteurs essentiels expliquent ce retard. Les améliorations remarquables de la période précédente avaient pour une bonne part résulté de la forte chute de la pauvreté  en Asie de l’Est et du Sud, régions les plus peuplées. Les taux moyens y sont respectivement descendus à 2,5% et 12% en 2015 et les nouveaux progrès sont donc plus difficiles à obtenir. La population pauvre s’est surtout concentrée sur l’Afrique subsaharienne, qui en rassemble plus de 55% du total mondial, et c’est sur la baisse du taux de pauvreté dans cette zone, qui dépasse encore 41% soit quatre fois plus que la moyenne mondiale, que se fonde l’espoir d’une amélioration. Or ce taux recule très faiblement – moins de 1,5% entre 2013 et 2015 -. Compte tenu de la forte poussée démographique, le nombre de personnes touchées par le fléau a même augmenté de plus de 8 millions en 2 ans pour atteindre 415 millions  fin 2015, et  26 des 27 pays où ce taux est le plus élevé dans le monde sont en Afrique subsaharienne.

Quatre principales raisons, étroitement imbriquées, expliquent ce constat négatif dans la zone.

La plus importante est sans doute le rythme d’accroissement démographique sans précédent sur une aussi longue période, qui rend plus difficile l’augmentation du revenu par habitant. Le taux de croissance annuel net de la population demeure partout supérieur à 2%. Le recul attendu du taux de fécondité (nombre d’enfants par femme en âge de procréer), qui s’est produit sur tous les continents à la suite du repli des taux de mortalité, se fait toujours attendre. Le taux est la plupart du temps encore proche de 5, soit plus du double de la moyenne mondiale, et peut approcher 7 comme au Niger. Des explications religieuses liées à l’impact de l’Islam, souvent avancées, sont réelles mais probablement pas les plus déterminantes : dans les pays du Moyen Orient ou d’Afrique du Nord ou en Indonésie par exemple, le taux de fertilité a nettement reculé et des pays chrétiens ou animistes connaissent aussi des taux  durablement élevés. La lenteur de l’amélioration des conditions économiques et sociales et, surtout, l’absence d’octroi d’une priorité politique absolue à la maîtrise démographique sont sans doute les premières explications de la tendance observée et de son impact négatif sur la pauvreté. La pratique encore très répandue des mariages précoces dans nombre de pays, en particulier sahéliens, l’effectif important des enfants nés de mères mineures ou le succès limité des politiques de planning familial en sont autant d’exemples.

L’évolution insuffisante du nombre d’actifs est un deuxième handicap. Un « dividende démographique » est en effet souvent associé à cette augmentation très rapide d’une population jeune en âge de travailler et laisse croire que celle-ci génère des potentialités supplémentaires de croissance économique. Mais cette thèse considérant la poussée démographique comme un « actif » dans la création de richesse ne se vérifie que si des emplois à réelle valeur ajoutée sont effectivement créés pour cette jeunesse. Ce fut bien le cas en Chine et ailleurs en Asie dans les dernières décennies. Mas ce mouvement n’est pas (encore ?) noté en Afrique subsaharienne : dans la plupart des pays, seuls les emplois informels à faible impact économique de l’agriculture, du commerce et des services, souvent provisoires, peu qualifiés et mal rémunérés, sont offerts en nombre sur le marché, et laissent subsister un gap important de chômeurs. Seules quelques exceptions, comme l’Ethiopie ou le Kenya, montrent la possibilité d’une autre voie, encore à confirmer.

Le ralentissement généralisé de la croissance économique sur le continent depuis 2015 freine aussi cette réduction de la pauvreté. Après des taux de croissance annuels moyens proches de 5% sur la période 2000/2015, le Produit Intérieur Brut (PIB) subsaharien enregistre une progression moyenne inférieure à 3% par an sur 2016/2018, proche de l’augmentation de la population, provoquant une quasi-stagnation de la production par habitant sur la période. Malgré l’existence de zones connaissant une bonne résistance de cette croissance, comme l’Afrique de l’Ouest francophone, l’environnement est devenu moins favorable aux créations d’emplois et aux hausses de salaires des entreprises, comme aux marges de manoeuvre des politiques publiques.

Enfin, l’insuffisance d’initiatives de la part des Etats en termes de politique de redistribution des richesses est un dernier élément de maintien de la pauvreté. Le maintien d’une fiscalité très concentrée sur le secteur formel, laissant souvent des pans entiers de l’économie hors de toute imposition, comme le foncier et/ou l’immobilier, limite la croissance des ressources fiscales et favorise l’augmentation des inégalités. La situation fréquemment dramatique de la santé et de l’enseignement publics empêche également les populations les plus démunies de sortir de la « trappe » de pauvreté. La persistance de conflits locaux aggrave par endroits la situation. Des études récentes montrent ainsi, dans la zone Afrique Moyen-Orient, que la richesse privée a augmenté de 2,7% en 2015, que 44% de celle-ci est concentrée au profit de ménages possédant plus d’1 million de USD et que la fortune des ménages les plus riches –plus de 100 millions de USD- a progressé de 14,2%.

Ces résultats inquiétants de la situation subsaharienne auront au moins deux conséquences.

L’une, quasi-certaine, est que l’objectif d’élimination de la pauvreté extrême au niveau du globe à fin 2030 ne pourra être atteint. Selon les dernières projections, il faudrait en effet que le revenu des 40% les plus pauvres augmente annuellement de 8% sur les 12 ans qui restent pour respecter l’échéance fixée, ce qui parait hélas irréalisable. En cas de prolongation des dernières tendances observées, le taux d’extrême pauvreté resterait supérieur à 5% en 2030, après un rythme d’abaissement deux fois moindre que prévu, et celle-ci serait principalement concentrée sur notre continent.

L’autre, encore imprécise, est le renforcement des incertitudes sur l’évolution à moyen terme de la pauvreté en zone subsaharienne. Les remèdes à celle-ci, qui ont pourtant donné leurs preuves sous d’autres cieux, ne semblent pas faire l’objet d’une adhésion sans faille de toutes les Autorités concernées, comme si une solution magique était encore attendue. La maîtrise démographique, la mise en place de toutes les conditions favorables à la création de nombreux emplois décents, le renforcement de la croissance économique, la protection des couches les plus vulnérables, la lutte contre les inégalités les plus criardes, font certes l’objet de mesures éparses et partielles. Elles sont rarement la fondement d’un grand dessein national ou régional, articulé autour de quelques grands programmes concrets capables de mobiliser une union nationale, illustrant la priorité donnée à cette aspiration avant tout autre objectif. Faute d’un tel changement, les pays les plus peuplés d’Afrique – Nigéria, Ethiopie, République Démocratique du Congo,…- pourraient bientôt avoir le triste privilège de compter la population pauvre la plus importante, y compris en passant devant l’Inde comme le Nigéria. Seule une faible minorité de pays à la stratégie de développement économique et social solidement construite et durablement poursuivie, semblent échapper à cette malédiction, avec toutefois des niveaux d’évolution encore fort divers : Maurice, Botswana, Ghana, Kenya sont les plus souvent cités. Il faut compter sur leur réussite et espérer qu’elle servira de référence à d’autres pays. Toutefois, à ces possibles exceptions et faute de changement urgent et de grande envergure, l’Afrique subsaharienne pourrait rester dans les dix prochaines années séparée du reste du monde par une grande « fracture de la pauvreté »

Paul Derreumaux

Article publié le 07/11/2018

Pays du Nord : en route vers le sous-développement ?

Pays du Nord : en route vers le sous-développement ?

 

Un des défauts fréquemment reprochés aux pays en développement, notamment d’Afrique subsaharienne, est leur incapacité à entretenir leurs investissements, publics ou privés. Les routes bitumées ont par exemple une durée de vie souvent nettement inférieure à celle qu’elles ont en moyenne dans les pays développés. Certes, les conditions environnementales peuvent être plus difficiles sous certaines latitudes tropicales et équatoriales et entrainer une dégradation physique plus rapide. Pourtant, les principales explications sont ailleurs : mauvaise qualité des travaux réalisés ; insuffisance des dépenses d’entretien ; surfacturation des travaux de maintenance comme de construction ; non respect des dispositions légales et administratives d’utilisation des ouvrages. Faute de financements pour la reconstruction, les routes concernées peuvent alors se détériorer jusqu’à devenir des amas de nids de poule entre lesquels les conducteurs ne peuvent même plus choisir. La route Cotonou-Lomé a ainsi déjà du être refaite plusieurs fois sur  les deux dernières décennies. Il en est de même au Mali pour la route Bamako-Ségou, ou tout simplement pour l’entrée de la ville de Kati, près de la capitale. Le même constat peut être dressé pour d’autres infrastructures : aéroports, ports, bâtiments publics, réseaux d’électricité,.. Ces insuffisances d’entretien et les exigences de reconstruction qui en découlent décuplent les efforts financiers que doivent en fin de compte accomplir les Etats. Des observations identiques peuvent aussi être formulées pour des investissements privés, immobiliers notamment, pour lesquels la rentabilité insuffisante ou la rapacité des propriétaires provoquent la détérioration accélérée faute de rénovation.

Si un entretien inadéquat et une dégradation anormale des équipements en activité sont avant tout la marque des pays en développement, les situations relevées dans certains pays « avancés » interpellent. La tragédie de l’aqueduc de l’autoroute A10 à Gênes est l’illustration la plus sombre de cette évolution inquiétante. La rapidité avec laquelle la société Autostrada a annoncé la prise en charge d’une dépense de 500 millions d’Eur pour l’aide aux victimes et la reconstruction du pont pourrait d’ailleurs témoigner d’une générosité suspecte. Ce terrible accident a déclenché une réelle inquiétude dans d’autres pays, comme la France, sur le bon état d’infrastructures analogues. Dans d’autres secteurs, beaucoup d’investissements publics présentent une physionomie peu reluisante, tels des routes en Allemagne, des voies ferrées aux Etats-Unis, des hôpitaux ou des prisons en France, des hôpitaux encore en Grande-Bretagne. Dans les secteurs privés de ces pays également, des entreprises ne semblent pas engager tous les moyens nécessaires pour maintenir la qualité de leur patrimoine et celle du service à leur clientèle. Des résidences pour personnes âgées, des immeubles d’habitation tombent trop souvent sous les feux de l’actualité pour ces sujets. Dans un autre domaine, la courte durée de vie de certains produits, comme l’électroménager ou les téléphones mobiles, et la politique commerciale recommandée, voire « imposée », du rachat plutôt que de la réparation, est devenue la règle mais est de plus en plus contestée et considérée comme une gabegie. Enfin, ce critère de la qualité de l’entretien constitue un marqueur fréquent de la différentiation entre les grandes villes, favorisées, et les campagnes, négligées..

De façon logique, les deux principaux facteurs conduisant à cette situation sont aussi ceux qui frappent l’Afrique. Le premier est la limitation croissante des ressources budgétaires, notamment publiques, face à des besoins qui ne cessent de grandir. Certes l’écart est beaucoup plus criard à Lagos ou au Caire qu’à Londres ou Paris. Pourtant, l’endettement excessif des Etats les plus riches et la progression modérée de leurs recettes fiscales, freinée par la modestie des taux de croissance, constituent partout des contraintes de plus en plus lourdes par rapport à toutes les attentes des populations et des entreprises, aux devoirs régaliens, aux exigences de la compétition internationale et de la préparation du futur. En second lieu, dans les arbitrages que font les dirigeants, il est souvent tentant de rechercher plutôt des économies dans les charges d’entretien que dans les investissements, qui séduisent les électeurs, ou dans les coûts salariaux, où les mesures d’austérité peuvent déclencher des mouvements sociaux. Une dépense reportée, éventuellement plusieurs fois, de renouvellement, de réparation ou d’entretien a moins de chances de déclencher de vives protestations car son effet sera diffus dans le temps et dans le public touché.

La situation est certes différente entre les pays du Nord et ceux du Sud. Chez ces derniers, la très grande majorité des habitants a eu rarement le temps de considérer les progrès dont elle bénéficie comme un acquis immuable ou une obligation permanente des pouvoirs publics. Elle s’offusquera donc moins d’un recul en la matière, même durable, suite à une dégradation des investissements, même si elle en apprécie le coût sur ses conditions de vie ou sur les risques encourus. Elle n’a guère non plus les canaux d’expression qui lui permettraient de mener des contestations sur ce thème. Au Nord au contraire, tous les équipements existants sont pour chaque individu et chaque entreprise une réalité irréversible de même que leur fonctionnement sans ratés. Le poids considérable de l’opinion publique, le rôle amplificateur des médias, l’action possible de la justice obligent aussi les responsables politiques et économiques à être plus attentifs aux éventuels accidents ou incidents dont la cause pourrait leur être imputable. Malgré tout, le risque existe d’une détérioration de la situation au vu des considérations actuellement dominantes : course à l’innovation, quelle que soit son utilité pour le plus grand nombre ou sa réelle valeur ajoutée ; toute puissance de l’incitation internationale à l’investissement ; recherche absolue de la rentabilité de la part des entreprises.

Le principal moteur qui pourrait modifier cette tendance est sans doute celui de la lutte contre le chômage. L’octroi d’une plus grande priorité à l’entretien des équipements et immobilisations de toutes sortes, en vue de la préservation de leur qualité et de l’accroissement de leur durée de vie, devrait en effet générer de nombreuses offres d’emploi, assorties de qualifications élevées. La répartition géographique de ces postes de travail pourrait aussi favoriser davantage des territoires présentement en souffrance. Une telle réorientation  heurte cependant de nombreux intérêts et a besoin d’un soutien déterminé et éclairé des Etats, qui ne semble pas être encore d’actualité. Elle serait en revanche en bonne harmonie avec certains objectifs désormais cruciaux, comme celui de la préservation de notre environnement et la réduction des gaspillages.

Un nouvel équilibre pourrait donc être trouvé entre le « tout neuf » et le « tout ancien » dans les pays les plus avancés. L’enjeu en est essentiel. La non prise en compte de ces considérations et une détérioration significative des équipements publics nous amèneraient dans un cercle vicieux d’où il serait ensuite encore plus onéreux et long de sortir, comme le montre la situation de nombreux pays en développement. Les conseils qui leur sont donnés en la matière méritent bien d’être suivis par ceux qui les formulent.

Paul Derreumaux

Article publié le 30/08/2018

MALI 2018 : incertitude et inquiétude

MALI 2018 : incertitude et inquiétude

 

La population malienne avait attendu avec impatience l’élection présidentielle de juillet/août 2013, qui mettait fin à une année calamiteuse marquée par le coup d’Etat fantaisiste mais destructeur de mars 2012, et par une tentative d’invasion terroriste/islamiste de l’ensemble du pays, en janvier 2013, arrêtée in extrémis par la France. Cette élection exprimait l’espoir généralisé d’un retour de la normalité constitutionnelle,  d’une paix retrouvée sur tout le territoire et d’une reprise du développement économique.

Plusieurs conditions semblaient en effet réunies pour que cette étape soit l’aube d’une période de renouveau pour le pays. D’abord le maintien d’une forte présence militaire de la France et des Nations Unies, respectivement grâce aux forces Serval puis Barkhane et à la Minusma, écartait pour un temps la menace terroriste et donnait un délai aux nouvelles Autorités pour reconstituer une armée malienne plus solide et une Administration couvrant tout le pays. Ensuite, une aide internationale massive de plus de 3 milliards de USD avait été annoncée dès mai 2012 : elle devait permettre notamment la réparation des dégâts causés par l’invasion islamo-terroriste du Nord du pays, la réalisation d’importants investissements d’infrastructures, notamment dans les régions les plus défavorisées, et la mise en œuvre de projets productifs de proximité propres à favoriser l’activité et la vie sociale dans les zones rurales. Enfin, tous les candidats étaient quasiment au diapason sur les objectifs essentiels à atteindre : réconciliation nationale, recomposition de l’armée, reconstruction de l’administration, lutte contre la corruption et fin de l’impunité de celle-ci, retour à une croissance économique soutenue et durable.

Grâce à cet environnement positif par rapport à la période chahutée qu’avait traversée le Mali depuis 2012, l’enthousiasme de la population tranchait avec les craintes des partenaires internationaux jugeant le scrutin du 28 juillet 2013 prématuré. Celui-ci s’était finalement passé dans le calme et sans contestation significative des résultats des deux tours, le candidat battu au second tour ayant rapidement salué la victoire de son concurrent.

Cinq ans après ces évènements, la situation semble bien différente.

D’abord, beaucoup d’attentes ont été déçues. Certes, les défis étaient redoutables et sans doute souvent sous-estimés. De plus, les réalisations des Autorités en place, notamment en matière d’infrastructures ou d’encouragement des acteurs économiques privés par exemple, ont souffert d’un déficit marqué de politique de communication et d’explication, qui a pénalisé l’appréciation des efforts consentis. Malgré tout, un examen objectif des changements apportés par rapport à la situation de 2013 montre la faiblesse des améliorations effectives.

Au plan de la paix et de la sécurité, la signature au forceps des accords d’Alger en 2015 n’a pas encore produit tous ses effets, tant pour la lutte contre les groupes armés du Nord que pour l’installation des structures de transition, le désarmement des combattants ou la réduction des risques terroristes. De plus, de nouveaux groupes de rébellion se sont développés dans le Centre du pays, s’en prenant par des attaques et des attentats à la population, la MINUSMA et l’armée, et propageant l’insécurité jusque dans la région de Ségou.

Les financements internationaux annoncés correspondaient en partie à des programmes déjà décidés et n’ont donc pas tous constitué un supplément exceptionnel de ressources. Surtout, la mobilisation de ces financements n’a pu être réalisée que partiellement et souvent tardivement faute de préparation insuffisante des projets.

Les taux très honorables de la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) s’appuient surtout sur quelques secteurs clés de l’économie – coton, or, télécommunications, banques – et sur une agriculture vivrière qui suit la progression de la population. Cependant, les transformations espérées pour une embellie des secteurs agro-alimentaire et industriel, la renaissance du tourisme ou l’essor d’activités liées aux nouvelles technologies n’ont pu encore être concrétisées. En outre, les fruits de cette performance du PIB n’ont pas bénéficié au plus grand nombre en raison de la large prédominance du secteur informel et des faiblesses de la politique de redistribution. L’effectif réduit des salariés du secteur moderne ne favorise pas l’essor d’une classe moyenne. Le pourcentage de population ayant accès à l’électricité reste toujours très minoritaire et, joint aux difficultés de la société Energie du Mali, accroit le sentiment  de « sur-place » social. La fracture entre la capitale, où les équipements publics essaient de suivre l’accroissement rapide de ses habitants, et le reste du pays, manquant cruellement d’activités, de services régaliens et d’infrastructures de toutes sortes, continue à se creuser.

A ces insuffisances objectives se sont ajoutées de nombreuses critiques, formulées à la fois à l’intérieur comme à l’extérieur du Mali sur une nouvelle montée en puissance de la corruption et du népotisme. L’administration et la classe politique, déjà mal perçues sur ce plan depuis longtemps dans le pays, ont encore perdu de leur crédibilité sur ces cinq ans.

Le premier tour de l’élection présidentielle 2018 est donc intervenu le 29 juillet dans un climat nettement moins serein qu’en 2013, pour au moins trois raisons.

Tous les candidats sans exception et leurs partis, plus ou moins structurés, ont eu d’abord plus de temps pour fourbir leurs armes, préparer leur campagne, construire leurs alliances et croire à la victoire. La volonté a donc été plus forte pour les « outsiders » de combattre tout ce qui pouvait nuire à l’égalité des chances et au bon fonctionnement du jeu démocratique, de rechercher les éventuelles anomalies appliquées par les favoris, et notamment le Président sortant. Quelques manifestations tendues ont eu lieu avant le scrutin. Les accusations de fraude se sont multipliées, à propos des cartes d’électeurs, des conditions du vote ou des possibilités de surveillance de celui-ci par chaque parti. Les tentatives d’appui sur les dignitaires religieux, voire de récupération de ceux-ci, ont été nombreuses.

Parmi les 24 personnes retenues par la Cour Constitutionnelle, on note, à côté de candidats présents de longue date dans le jeu politique malien, des personnalités nouvelles, qui concourent pour la première fois à la magistrature suprême même si certains ont déjà occupé des postes de responsabilité publique. Même si la crédibilité de certains est incertaine, d’autres apportent une vision plus moderne dans cette élection, s’attachant davantage à bâtir un programme ou à accepter des alliances, et préparant ainsi l’avenir. Il est probable que ce « sang neuf » augure de nouvelles tendances pour les prochaines joutes présidentielles.

L’environnement sécuritaire dégradé a conduit à divers incidents, parfois graves, qui ont empêché le fonctionnement de quelques 700 bureaux dans le Centre et le Nord du pays, et ont encore alimenté les suspicions et favorisé les contestations.

Après 4 jours d’attente, les résultats du premier tour réduisent l’incertitude mais peut-être pas l’inquiétude. D’abord, le taux de participation est redescendu à 43% du corps électoral, soit quatre points de moins qu’en 2013. Contrairement au sentiment général qui semblait prévaloir, cette élection pourtant souvent jugée capitale n’a pas mobilisé un pourcentage d’électeurs plus élevé qu’à l’ordinaire : il est peu probable que la population fasse mieux au second tour. Par ailleurs, derrière les deux finalistes retenus, qui s’étaient déjà affrontés en 2013, les résultats montrent une très grande dispersion des résultats. Aucun des candidats éliminés n’est capable de faire pencher seul la balance d’un côté ou de l’autre. En revanche, le respect ou non des déclarations préalables au premier tour sera décisif pour le résultat final : l’unanimisme initialement affiché contre le Président sortant sera-t-il ou non maintenu au terme des négociations de la semaine qui s’engage? Enfin, des menaces réelles pèsent sur le boycott par tout ou partie de l’opposition du second « round » de l’élection : les accusations de fraude, le nombre exceptionnellement élevé des bulletins nuls, le refus des Autorités de donner les résultats par bureau comme demandé par les observateurs internationaux pourraient conduire à la concrétisation de ce risque, jamais observé jusqu’ici au Mali. Une telle situation réduirait la légitimité du futur Président et renforcerait les craintes de contestations futures à un moment où l’unité nationale est plus que jamais nécessaire face à tous les challenges. Le rôle des « arbitres » -Cour Constitutionnelle et observateurs internationaux- sera donc essentiel pour éviter toute ambiguïté.

A une semaine du jour du jour décisif, le Président qui va être élu, quel qu’il soit et contrairement à 2013, n’obtiendra donc un blanc-seing ni d’un électorat divisé ni d’une population méfiante et relativement absente de la bataille électorale ni d’une communauté internationale de plus en plus impatiente. Son action va être scrutée par tous et sous tous ses aspects, et les insuffisances et retards seront de moins en moins tolérés. . Il devra agir vite et dans les bonnes directions pour donner des gages concrets de ses compétences et de celles de son équipe Ses qualités de rassembleur, sa détermination et son exemplarité seront décisives pour qu’il puisse bien représenter le peuple malien tout entier et être accepté par lui. Il devra obligatoirement mener les politiques difficiles qu’exige la situation décrite ci-avant, même si elles sont déplaisantes pour certains, en montrant qu’elles apportent rapidement des résultats bénéfiques pour tous. C’est à ces conditions seulement que les électeurs pourront se dire qu’ils ont fait le bon choix.

Paul Derreumaux

Article publié le 07/08/2018

 

Afrique : Puissance démographique, effets pervers.

Afrique : Puissance démographique, effets pervers.

 

Le Département des Affaires Economiques et Sociales des Nations-Unies vient de publier sa Revue 2017 des prévisions démographiques mondiales aux horizons 2050 et 2100.

La première conclusion de ce travail est l’accentuation des tendances antérieures. Ce constat n’étonne pas, les mouvements démographiques ne se modifiant que sur le long terme et permettant donc des prévisions précises, y compris pour des échéances lointaines. L’humanité s’est accrue d’un milliard d’habitants entre 2005 et 2017, battant ses records de vitesse, et atteint 7,6 milliards d’habitants. Dans l’hypothèse centrale des projections, elle comprendrait 9,8 milliards de personnes en 2050 – un peu plus que les dernières prévisions -. Malgré le ralentissement ensuite attendu, il est probable à plus de 75% que l’humanité continuera à s’accroître jusqu’après 2100 et elle a de « bonnes chances » de dépasser 11 milliards d’âmes à la fin du siècle. A ce jour, la pyramide des âges est plutôt équilibrée avec 26% d’individus de moins de 15 ans, 61% entre 15 et 59 ans et 13% au-delà, et l’âge médian est de 30 ans. Mais l’humanité va vieillir vite dans les prochaines décennies en raison de la chute continue du taux de mortalité et de la baisse tendancielle du taux de fécondité. En 2050, on attend donc autant de moins de 15 ans que de plus de 60 ans, soit 2,1 milliards de personnes, et 21% de chaque côté. Même si ce mouvement concerne tous les continents, l’Europe et l’Amérique du Nord seront particulièrement touchées par ce changement, qui requerra des investissements et des actions sociales d’un nouveau type. L’évolution aura aussi des répercussions négatives sur le ratio catégoriel 20-65 ans/plus de 65 ans qui passera par exemple en Europe de 3,3 à moins de 2 en 2050 et imposera de nouveaux efforts de solidarité.

Dans cette « photo de groupe », l’Afrique accentue son originalité. Par sa croissance d’abord. Après sa progression considérable depuis 50 ans, elle « pése » en 2017 17% de l’humanité avec ses 1,3 milliards d’habitants. Cette place devrait se consolider encore plus vite dans les 30 prochaines années : en totalisant 59% de l’accroissement sur la période, la population du continent avoisinera 27% du total mondial et plus de 2,5 milliards d’individus en 2050. Cette évolution illustre un rythme d’accroissement annuel qui ne ralentit que doucement: ce taux, de +2,6% en 2010/2015, restera encore à +1,8% en 2045/2050 tandis qu’il sera à cette date partout inférieur à +1% et sera même négatif en Europe. Sous cette poussée globale, l’Afrique comptera de plus en plus de géants à l’échelle des populations nationales. Ainsi qu’il l’est déjà connu, le Nigéria devrait avoir dans 33 ans la troisième population mondiale, contre la septième aujourd’hui, et 410 millions d’habitants. Au même moment, 4 des 13 pays de plus de 150 millions d’habitants seraient en Afrique – Nigéria, République Démocratique du Congo, Ethiopie et  Tanzanie, contre 1 sur 8 aujourd’hui.  Surtout, l’Afrique se distinguera dans l’avenir par sa jeunesse dans un monde vieillissant. La population du continent compte présentement 60% de personnes de moins de 25 ans, alors qu’en Asie et en Amérique latine ce pourcentage est descendu à 42%. La classe des 25 à 59 ans reste la plus faible au monde, avec seulement 35% du total, contre plus de 45% ailleurs, comme celle des plus de 60 ans qui n’est aujourd’hui que de 5%. Ce poids exceptionnel de la jeunesse et l’accroissement continu de la proportion des 25/59 ans se poursuivront jusqu’au-delà de 2050 et donc sur une période exceptionnellement longue par rapport à l’histoire des autres continents. C’est seulement pour la concentration de la population que l’Afrique empruntera le même chemin que le reste du monde : la majorité de la population deviendra en effet urbaine avant 2030, suivant une évolution apparemment irréversible.

Sur certains aspects, l’Afrique témoigne d’importants progrès. D’abord l’allongement de la durée de vie : +6,6 ans depuis 2005, soit trois fois plus que dans la période précédente et deux fois plus que le rythme mondial. Certes, l’espérance de vie de 60,6 ans reste au moins 10 ans inférieure à celle du reste de la planète, mais l’amélioration illustre les efforts accomplis pour atteindre l’un de ces Objectifs du Millénaire et l’objectif affiché est de renforcer la tendance avec une espérance de vie à 71 ans en 2050.  Cette avancée a surtout été obtenue par la chute du taux de mortalité des moins de 5 ans, qui a baissé de 141/°° en 2000/2005 à 95/°° en 2010.2015. Ici encore, le retard reste grand par rapport à la moyenne mondiale, mais il s’est bien réduit, surtout par rapport aux autres pays les moins avancés. Enfin, la dernière décennie a été marquée par une décélération de l’impact du virus HIV : ainsi, en Afrique du Sud, pays le plus touché, l’espérance de vie ramenée à 53 ans en 2010 est remontée à 59 ans et pourrait s’élever en 2020 à 62 ans, son niveau antérieur à l’explosion de la maladie.

Face à ces améliorations, le faible repli du taux de fécondité est au contraire le grand échec africain du début du siècle. Ce ratio est en 2015 de 4,7 naissances par femme et supérieur à 5 pour la seule zone subsaharienne. Il est plus de deux fois supérieur à celui de toutes les autres régions du globe. Les prévisions tablent sur une réduction de ce taux à 3,1 vers 2050 et à 2,1 vers 2100, soit avec 100 ans de retard par rapport au reste du monde. Au vu de la dernière décennie, ces prévisions semblent cependant optimistes. Ce décalage est largement répandu puisque sur les 22 pays ayant les plus forts taux de fécondité, 20 appartiennent au continent. Parmi les facteurs expliquant cette valeur élevée, on peut souligner que l’Afrique détient, avec un taux de 99/1000, le plus fort niveau de naissances pour les jeunes filles de15/19 ans. La précocité de la procréation et l’allongement de la durée de vie s’ajoutent donc au taux de fécondité record pour amplifier l’accroissement démographique.

Ces projections, aux fortes probabilités de concrétisation, ramènent à trois données économiques essentielles, bien connues mais insuffisamment  mises en oeuvre.

La première est l’urgence d’une réorientation des stratégies de développement. La forte corrélation positive entre développement économique et social et baisse du taux de fécondité est universelle et ne peut être un hasard. A contrario, le lent repli du taux de fécondité en Afrique est un indicateur du caractère peu inclusif du développement malgré les bons taux de croissance économique. Dans beaucoup de pays, l’augmentation du Produit Intérieur Brut, d’ailleurs fort ralentie depuis trois ans, a peu changé les conditions et le niveau de vie de la grande majorité, et donc les pesanteurs religieuses et sociales qui influent sur le comportement des populations. Pour réduire ce taux de fécondité, les programmes devraient être nécessairement multidirectionnels : renforcer massivement le planning familial, notamment dans les zones urbaines qui vont devenir majoritaires ; mais aussi par exemple mettre l’accent sur la scolarisation des jeunes filles pour réduire les naissances précoces et accélérer les investissements en infrastructures sociales et dans l’habitat, pour « changer la vie ». La volonté politique de trouver des solutions doit être à la hauteur de la complexité et de l’ampleur de ces questions, ce qui fait souvent défaut. Sans cette mutation démographique, l’écart déjà criard entre les besoins et la situation actuelle en termes d’équipements collectifs ou de logements décents, par exemple, s’accroitra gravement d’ici 2050. Il pourrait être insoluble en 2100 pour les pays à la poussée démographique la plus rapide comme le Niger ou le Nigéria.

La deuxième est l’impératif d’un changement de rythme dans les créations d’emplois. Le « dividende démographique » avancé par certains, arguant que l’actuelle pyramide des âges dans le continent est favorable à la croissance en raison du poids relatif élevé des classes d’actifs, ne sera une réalité que si ces actifs travaillent effectivement. Or, le rythme actuel de création d’emplois dans les secteurs formels existants et dans l’administration semble incompatible avec la masse des personnes arrivant annuellement sur le marché de l’emploi. Les solutions ne peuvent venir que du renforcement du secteur industriel, capable de créer massivement des postes de travail, de celui des services modernes, pouvant générer de nombreuses petites entreprises et une vraie valeur ajoutée, et d’une progression continue l’informel « classique ». Les pays choisissant la première solution, comme l’Ethiopie ou la Cote d’Ivoire, sont rares en raison des nombreuses conditions qu’exige ce choix : fort engagement politique, progrès d’infrastructures, lourds investissements. L’informel traditionnel continuera de toute façon à prospérer, sans autre apport qu’une survie plus facile de nombreuses catégories. L’essor de petites sociétés orientées vers les nouvelles technologies, les services, les nouvelles formes de commerce sont donc une voie plus largement ouverte. Elle suppose cependant le soutien intelligent au secteur privé, l’amélioration de l’éducation et de la formation des jeunes et des chômeurs, une meilleure efficacité fiscale, un bond en avant de l’accès au financement, et reste donc un vrai challenge..

Enfin, même si les deux premières conditions étaient réunies, les migrations demeureront un moyen d’ajustement nécessaire avec l’accroissement drastique à venir de la population. Refuser cette vérité n’empêchera pas qu’elle se produise. Ces mouvements seront d’abord intra-africains, en fonction des drames et de l’immobilisme frappant certains pays, générateurs d’émigration, et des possibilités d’emploi offertes dans d’autres, qui seront spécialement attractifs pour les jeunes. Mais ils existeront aussi avec d’autres régions du monde, et surtout l’Europe. En la matière, l’insouciance -ou l’inconscience – de la plupart des pays africains et l’égoïsme de beaucoup de pays européens conduisent à des positions actuellement conflictuelles, intenables à terme. Ces mouvements de populations peuvent en effet être utiles à tous. L’allègement de la contrainte démographique permet aux Etats africains de transformer plus vite l’environnement local, d’accélérer le développement et de réduire à terme ces départs. L’immigration en Europe participe au règlement des questions du vieillissement de la population et de la diminution des actifs dans cette région, dès lors que les politiques d’accueil et d’intégration sont conduites avec audace et discipline.

A défaut d’agir vite sur les trois variables, la troisième risque de s’imposer comme la seule voie possible pour un nombre croissant de personnes sans autre espoir de vie meilleure, même si leur chemin est jonché des drames que l’actualité nous jette au visage sans état d’âme.

Paul Derreumaux

Article publié le 29/06/2018

Faut-il encore investir à la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières d’Abidjan ?

Faut-il encore investir à la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières d’Abidjan ?

 

Pour les actions cotées à la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) des huit Etats de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), l’année 2017 s’était  terminée comme elle avait commencé. Le rebond observé les tout derniers jours de décembre, pour cause habituelle de « window dressing », n’a pas remis en cause la baisse qui s’est régulièrement accentuée toute l’année. Les deux principaux indices se sont largement repliés pour terminer, par rapport à fin 2016, à -16,1% pour le BRVM 10 portant sur 10 principales valeurs et -16,8% pour le BRVM Composite. Cette chute a touché, avec une force inégale, la quasi-totalité des secteurs et des valeurs de la place. Elle a surpris à un moment où la croissance économique régionale reste une des plus fortes du continent et où les introductions de nouveaux titres n’ont jamais été aussi nombreuses (5 en 2017).

Quatre facteurs peuvent expliquer cette évolution décevante. Le premier est le réajustement logique après trois années de hausse intensive : les valorisations à la BRVM avaient souvent atteint pour beaucoup de sociétés des niveaux anormalement élevés par rapport à celles observées alors dans les autres pays africains. Un autre vient des nombreuses opérations qui ont eu lieu en 2017 sur les actions –augmentations de capital par émission d’actions gratuites, divisions des valeurs nominales. – par suite d’exigences réglementaires du Conseil Régional de l’Epargne : souvent mal présentées par les sociétés de bourse et mal suivies par les entreprises concernées, elles ont déconcerté les actionnaires, et surtout les petits porteurs, et provoqué un large mouvement de ventes de titres. Une autre raison est la gourmandise excessive des sociétés nouvellement admises à la cote : contrairement au schéma observé pour les précédentes introductions, les prix d’admission au marché ont été trop élevés par rapport aux potentialités des valeurs et à l’environnement moins favorable du marché. Pour l’émission de NSIA Bank par exemple, la hausse initiale après la première cotation n’a pas duré deux semaines et le prix s’est vite stabilisé à moins de 90% du cours initial, générant une perte significative pour ceux qui avaient fait confiance à la société. Un dernier facteur réside sans doute dans les craintes émises durant l’année sur le changement de parité du FCFA, qui ont pu entrainer le départ d’investisseurs étrangers.

Après cette période sombre, on pouvait espérer que les ajustements effectués et, surtout, le maintien dans l’Union d’une forte croissance économique favoriseraient une remontée en 2018. Il n’en a rien été. La capitalisation a poursuivi son repli régulier jusqu’en début mars. Les bons résultats de 2017 de la plupart des sociétés listées et l’annonce de dividendes globalement conformes aux attentes ont permis une brève reprise en mars dernier, qui a quasiment effacé la baisse de 5% du début du trimestre. Pourtant, dès avant fin avril, le recul a repris et les deux indices sont à fin mai respectivement inférieurs de 6,8%  et 10,2% à ceux de fin 2017. La baisse a touché tous les secteurs de façon variée, pesant principalement sur l’industrie, la distribution, le transport et quelques valeurs bancaires.

Deux données supplémentaires ont encore nourri en 2018 cette orientation baissière sur le compartiment actions: l’absence d’introduction à la cote susceptible de « booster » la demande ; la hausse attractive des taux sur un marché obligataire marqué par la demande pressante des Etats et des possibilités de souscription plus réduites des banques. Face à ces tendances négatives, les dirigeants de la BRVM n’ont pas ménagé leurs efforts : promotion de la place en Afrique et sur d’autres continents – Europe, Moyen Orient, Etats-Unis -, lancement d’un compartiment réservé aux Petites et Moyennes Entreprises, stimulation de coopérations avec d’autres marchés comme le Ghana ou la Maroc. Ces actions seront cependant essentiellement profitables à moyen et long terme et n’ont pu encore inverser la tendance.

Deux éléments contribuent sans doute aussi à la dé-corrélation étonnante entre les bons indicateurs macroéconomiques de la région et la léthargie de son système financier. L’un pourrait être la désertion d’un nombre important de petits porteurs. Composante notable du succès de la BRVM, ces investisseurs ont été désorientés par la gestion peu efficace des opérations imposées par la Bourse sur un grand nombre de titres en 2017 : contrairement à l’objectif recherché, ceci a généré leur méfiance et leur fuite par rapport au marché, ce qui a accéléré sa chute. Un autre point est l’absence de réaction de la plupart des sociétés cotées face à la chute de leur capitalisation : celles-ci auraient pu limiter le recul  en soutenant au moins provisoirement leurs cours. C’était l’intérêt à court terme de leurs actionnaires, et leur propre intérêt à moyen terme. Cette action est d’ailleurs prévue par la Bourse qui demande aux entreprises cotées la création d’un fonds de liquidité contrant les fluctuations excessives du marché. Celles qui ont abandonné ce système l’ont payé cher sur les 12 derniers mois. Celles-qui l’ont respecté ont mieux résisté et seront gagnantes dès la reprise des cours.

Ce sombre panorama actuel ne doit pas conduire à un découragement des émetteurs et des investisseurs par rapport au marché financier régional. Les « fondamentaux » de l’économie de la zone restent bons malgré la fragilité accrue qui touche tout le continent. Le sérieux et le volontarisme de la gestion des dirigeants seront payants à terme s’ils tiennent le cap de la recherche des possibles enrichissements du marché. Le niveau actuellement bas des principales valeurs les rend plus attractives, cet atout devant se renforcer avec la baisse inévitable des taux d’intérêt bancaire, qui entrainera de facto de meilleures valorisations.. La sortie de crise parait donc essentiellement conditionnée à une meilleure prise en considération par les émetteurs des avantages qu’ils peuvent tirer du marché financier et d’une adoption de conduites stratégiques cohérentes avec cette vision. Une approche plus réaliste des prix d’introduction des nouvelles valeurs, un recours plus intensif à la bourse pour les augmentations de capital et les émissions d’obligations, une meilleure gestion de la liquidité et de la volatilité des titres émis, un effort de communication et de transparence sont essentiels en la matière. De la part des Autorités, les acteurs économiques attendent une meilleure écoute, une plus grande flexibilité, et une forte capacité d’innovation Ces changements rétabliront la confiance de tous, qui est le maître mot pour le succès d’une place financière.

Il faudra de la patience pour redresser la situation. En France, le CAC 40 n’a retrouvé qu’en mai dernier son niveau de 2008 et ce n’est que récemment que les petits épargnants reviennent sur le marché. C’est une raison de plus pour engager tout de suite les actions nécessaires.

Paul Derreumaux

Article publié le 11/06/2018

Afrique : La banque fait toujours rêver…

Afrique : La banque fait toujours rêver…

Près de 30 ans après la grande secousse qui a bouleversé le système bancaire d’Afrique subsaharienne, en particulier francophone, l’attrait de l’activité bancaire chez certains hommes d’affaires reste toujours aussi vivace. Ceux-ci peuvent-ils cependant « apporter un plus » à la profession qui connait un nouveau tournant de son histoire ?

En 1990, après quelques années de descente aux enfers de ses trois banques étatiques, le Bénin s’est retrouvé quelques mois sans aucune banque commerciale, les trois seuls établissements d’alors étant alors simultanément en faillite. Pendant au moins une année, plusieurs projets de nouvelles banques ont alors été imaginés, préparés, et parfois déposés auprès des Autorités monétaires. Tous étaient originaux et modestes. En effet, malgré la forte pression des institutions internationales et des Autorités françaises, ni la BNP ni la Société Générale n’ont osé prendre le risque d’un tel investissement dans le contexte mouvementé de l’époque et la Banque de Réputation Internationale (BRI), dont rêvait à l’époque la Banque Mondiale, ne s’est jamais manifestée.

Parmi les dossiers soumis à l’agrément de la Banque Centrale, on comptait notamment quelques banques régionales de modeste envergure, comme la BANK OF AFRICA, Ecobank, ou Financial Bank, devenue ensuite Orabank : celles-ci se sont transformées en 25 ans en puissants groupes régionaux, ou continentaux pour certains. Mais d’autres projets ont essayé de voir le jour durant cette période exceptionnelle et alimentaient quotidiennement les rumeurs du microcosme économico-financier béninois. Chacun était promu par un ou plusieurs hommes d’affaires fort riches, du pays ou des états voisins, qui voulaient créer « leur » banque. Ces projets traduisaient pour la plupart les mêmes rêves des promoteurs : prestige attaché de tous temps à l’activité bancaire et à ses institutions, possession d’un instrument irremplaçable pour obtenir plus aisément des financements pour le développement de leurs propres affaires, espoir d’une rentabilité qu’on ne pouvait imaginer qu’élevée, Il est vrai que l’affaire était facile à l’époque dans l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) : avec un capital minimum de 1 milliard de FCFA seulement, après qu’il soit resté limité à 600 millions de FCFA jusqu’à l’été 1990, ce prestige et ces avantages étaient un luxe que certains pouvaient s’offrir à frais relativement limités.

Echaudée par l’effondrement collectif du système bancaire béninois, alertée par les prémices du scandale international du groupe BCCI, qui comptait quatre établissements dans l’Union, la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) resta très vigilante à l’époque. Le démarrage rapide des premières banques agréées à Cotonou, modestes mais disposant déjà d’une expérience professionnelle, leur rôle positif sur la relance de l’économie nationale favorisèrent d’ailleurs l’adoption d’une position plus dure vis-à-vis de promoteurs individuels qui renoncèrent souvent d’eux-mêmes face aux procédures requises. Cette position prudente des Autorités a été adoptée aussi dans les autres pays de l’Union et le problème systémique provoqué par l’effondrement en 1995 de la Méridien BIAO, où l’actionnaire principal finança à l’excès ses propres activités, a renforcé cette attitude de la BCEAO. De plus, la surveillance permanente des banques s’est modifiée radicalement à l’époque : aux contrôles nationaux peu efficaces qui existaient jusque-là se substitue en 1990 une Commission Bancaire à compétence régionale, plus professionnelle, vigilante et indépendante. Enfin, les Autorités monétaires vont progressivement durcir les conditions financières, administratives et d’actionnariat pour l’accès à la profession bancaire, notamment en augmentant le capital minimum requis à 5 milliards de FCFA en 2007 puis à 10 milliards de FCFA en 2016.

Cette double mécanique, de barrières durcies à l’entrée du secteur et d’une surveillance plus rapprochée et contraignante du fonctionnement des entités qui le composent, explique, au moins partiellement, deux caractéristiques majeures de l’évolution du système bancaire de l’Union dans les dernières décennies: une croissance considérable  du secteur avec une place de plus en plus dominante de groupes puissants et géographiquement diversifiés en réseaux; la limitation des « accidents » recensés à quelques banques isolées.

Trente ans plus tard, on attendait la concrétisation d’un mouvement de concentration autour des quelques principaux groupes présents dans l’UEMOA à l’image de l’évolution constatée par exemple au Nigéria ou en Afrique du Sud. Or, celle-ci ne se produit pas encore, malgré les fortes augmentations du capital minimum et l’inflation constante des coûts d’investissements indispensables. Au contraire, une inflexion stratégique vers une plus large ouverture semble être engagée par les Autorités monétaires.

Dans plusieurs pays de l’UEMOA, des agréments bancaires ont en effet été récemment accordés à de nouveaux entrants promus par des sociétés ou des personnes extérieures au secteur bancaire : le Bénin, la Cote d’Ivoire, le Sénégal et plus récemment le Burkina Faso ont bénéficié de cette nouvelle approche. Les principaux arguments avancés pour cette évolution sont la pénétration toujours faible de la présence bancaire auprès des populations –moins de 15% stricto sensu fin 2016 -, contrairement aux souhaits pressants des pays de la zone, et le rôle clé attendu de la concurrence pour faire évoluer favorablement ce critère. Ce raisonnement n’est pas sans fondement. Malgré la forte densification des réseaux d’agences depuis le début des années 2000 et l’accroissement conséquent des taux de pénétration bancaire, ceux-ci restent, dans la région, très inférieurs à ceux d’Afrique de l’Est  ou du Nord. Surtout, la flexibilité et le dynamisme commercial des réseaux bancaires dominants semblent s’être sensiblement réduits dans la période récente, suite au double objectif d’une rentabilité accrue  et d’une « digestion » des investissements antérieurs. Les meilleures performances de croissance d’activité dans les années 2010 sont d’ailleurs plutôt le fait des groupes « outsiders », et la crainte peut exister que leur propre croissance se ralentira à bref délai. Enfin, les transformations dans les « tours de table » ont redonné une large majorité aux banques étrangères – marocaines et françaises en particulier – et fait refluer le poids des capitaux régionaux apparus de manière croissante à partir des années 1990. Dans le même temps, l’excellente profitabilité moyenne des banques depuis au moins une décennie a ravivé l’appétit des individus fortunés ayant réussi avec brio dans d’autres secteurs, notamment commerciaux, avec des motivations identiques à celles qui prévalaient dans les années 1990.

Si ces nouveaux venus apportent théoriquement une stimulation de la compétition normalement profitable à la clientèle, la nouvelle donne de l’environnement risque de réduire fortement les effets positifs attendus. Pour les Autorités, de plus en plus sensibles aux questions de conformité et de maîtrise des risques, il est peu probable que les banques récemment agréées disposent d’équipes, d’instruments… et d’intentions leur permettant de mieux répondre à ces contraintes réglementaires, ni que leurs actionnaires y soient plus sensibles que ceux des banques « traditionnelles ». Les nouvelles règles prudentielles et comptables prévalant à compter de 2018 seront également au moins aussi difficiles à respecter par les nouveaux venus. Pour  le public des sociétés, l’apport des nouveaux acteurs ne sera déterminant que s’il résout le problème du financement des petites et moyennes entreprises (PME). Cet engagement était déjà donné par les banques africaines apparues dans les années 1990 mais n’a pu être honoré que très partiellement. Il est peu vraisemblable que les nouvelles promesses des derniers arrivants soient mieux tenues, la solution exigeant des efforts communs et harmonisés des banques, des entreprises et des pouvoirs publics, qui semblent toujours aussi difficiles à réunir. Pour le public des particuliers enfin, l’inclusion financière tant recherchée devrait plutôt être obtenue grâce aux innovations des émetteurs de monnaie électronique, solidement appuyés sur les sociétés de télécommunications, ou aux « fintechs » et à leur apport à la digitalisation, pour laquelle la plupart des banques sont en retard, que par de nouveaux acteurs. Si les arguments justifiant l’entrée de concurrents plus innovants et plus performants sont fondés, le choix d’opérateurs isolés et extérieurs à la profession risque donc d’apporter rapidement des déceptions quant à leur apport dans les directions souhaitées. L’encouragement des établissements porteurs de nouvelles technologies et l’encadrement des banques actuelles pour un financement plus hardi des PME et une meilleure application des politiques d’inclusion financière auraient sans doute été plus efficaces.

La fixation de seuils toujours plus élevés pour l’agrément des banques constitue sans doute une précaution utile, mais n’est pas une panacée. En France par exemple, le capital minimum requis reste de 5 millions d’Euros seulement, trois fois moins que dans l’UEMOA, mais les exigences de l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACP-R) en termes d’actionnariat sont telles que l’entrée de non-professionnels est interdite dans les faits. C’est en Afrique que la banque peut encore faire rêver ceux qui ont de riches moyens…..

Paul Derreumaux

Article publié le 24/05/2018

Afrique de l’Ouest : un nouveau conquérant ?

Afrique de l’Ouest : un nouveau conquérant ?

 

Ses avions sillonnent désormais le ciel d’Afrique de l’Ouest, desservant toutes les capitales, et proposent un nouveau « hub » vers l’Europe et les principales destinations internationales. Ses grandes entreprises de travaux publics sont à pied d’oeuvre au Sénégal, notamment pour la nouvelle ville de Diamnadio et d’autres chantiers d’envergure. Ses universités accueillent de nombreux étudiants africains et ses professeurs sont de plus en plus nombreux dans les écoles primaires et secondaires des pays d’origine. Des cliniques modernes gérées par ses médecins s’ouvrent à Bamako ou ailleurs.

Les habitués de la région penseront qu’on parle du Maroc, mais il s’agit bien de la Turquie. Celle-ci accentue en effet depuis quelques années une offensive, tous azimuts, dans l’ensemble de la région. Inondant les principales artères de Dakar et de Bamako, les mêmes affichettes montrent ainsi côte à côte le Président du pays et M. Erdogan à l’occasion de la récente visite du Président de la Turquie. Au Mali, un « matraquage » publicitaire mené depuis plusieurs mois a informé la population que le Salon International de l’Industrie d’avril 2018 a la Turquie comme invité d’honneur.

Cette offensive pourrait surprendre. Certes la puissance économique de la Turquie est connue. Avec un taux de croissance annuel moyen du Produit Intérieur Brut (PIB) qui a dépassé 6%  13 années durant depuis 2000 et une valeur de celui-ci estimée à 769 milliards de USD en 2017, l’héritière de l’Empire ottoman s’est hissée au rang de treizième puissance mondiale ( en parité de pouvoir d’achat) et ambitionne ouvertement d’atteindre la septième place en 2020. Elle est aussi la première puissance du Moyen-Orient, devant l’Arabie saoudite et l’Iran, et membre du G 20. Son PIB représente plus de six fois celui du Maroc.

Pourtant, ancrée à la fois sur l’Europe et l’Asie Mineure, membre de l’OTAN depuis 1952, la Turquie a d’abord donné la priorité à ses relations avec l’Europe pour acquérir sa stature internationale. Sa population, qui compte aujourd’hui près de 80 millions d’habitants, a fourni une main d’œuvre abondante et un large réservoir de consommateurs pour un appareil industriel de qualité qui s’est ensuite tourné vers l’exportation. Une forte émigration turque vers quelques pays européens, et surtout l’Allemagne, et l’espoir longtemps caressé d’une adhésion à l’Union Européenne (UE) ont renforcé ce tropisme pour le Vieux Monde jusqu’en fin des années 1990.

Le développement des liens avec l’Afrique est plus récent et s’est déroulé en plusieurs phases. Il s’est d’abord engagé sur des voies humanitaires et de formation, notamment à travers le lancement des activités des « écoles Gullen », du nom de leur fondateur, et de premiers soutiens humanitaires en Somalie. A partir des années 2000,  les aspects commerciaux sont devenus plus importants, dans le cadre d’une diversification logique des relations extérieures par suite de la montée en puissance de l’économie turque et des transformations structurelles du commerce international observées avec l’entrée en force des grands pays émergents. Les échanges avec le continent ont ainsi presque quintuplé depuis le début du siècle pour avoisiner un volume annuel de 25 milliards de USD en 2015. Ils se sont progressivement accompagnés d’une hausse des investissements passés de quelque 500 millions de USD en 2008 à près de 5 milliards de USD en 2015, avec une forte concentration sur des pays d’Afrique de l’Est comme l’Ethiopie et le Soudan. Une nouvelle étape a débuté à partir de 2015 : elle peut être en partie reliée aux nouvelles orientations de politique extérieure et aux conséquences du coup d’Etat manqué de juillet 2016. Suite au blocage des pourparlers d’entrée dans l’UE et aux tensions nées de la situation des migrants, les liens avec l’Europe se sont distendus. Enhardie par sa réussite économique, la Turquie affiche alors une stratégie internationale de plus en plus indépendante et largement dictée par des considérations internes, comme le montre sa position en Syrie et contre les Kurdes. Dans ce contexte, l’Afrique subsaharienne est un vaste terrain porteur pour l’expansion des entreprises turques et pour la création d’amitiés fidèles soutenant les positions de la Turquie. Celle-ci compte par exemple des représentations diplomatiques dans une quarantaine de pays africains, et presque autant d’ambassades africaines sur son territoire. Un deuxième sommet Turquie-Afrique vient de se réunir en février dernier à Istanbul, après celui tenu en 2016, à l’image des fora qui mettent régulièrement en face un grand pays donateur et une large partie des pays du continent. Recep Tayyip Erdogan, qui avait fait une première tournée à Abidjan, Accra, Conakry et Lagos en 2016, effectue sa deuxième cette année au Sahel après être allé aussi au Soudan et au Tchad. L’envergure des nouveaux moyens mis en œuvre témoigne du caractère doublement stratégique de cette offensive africaine pour la Turquie.

Au plan économique, elle vise à soutenir ses grandes entreprises dans la conquête de marchés et de débouchés commerciaux sur un continent dont la croissance économique avérée et la poussée démographique spectaculaire font un champ d’action incontournable pour les trente prochaines années. Certes les entreprises chinoises dominent beaucoup de secteurs et les champions marocains trustent les places d’honneur dans les banques et les assurances par exemple. Mais les grandes sociétés turques ont les moyens de s’imposer sur certains créneaux clés, tels les travaux publics pour la réalisation de grandes infrastructures ou les biens de consommation durable pour la satisfaction d’une population urbaine en rapide expansion. Dans leurs déclarations, les Autorités turques affichent d’ailleurs leur objectif de quintupler à nouveau leurs échanges commerciaux dans les cinq prochaines années. La réussite de cette ambition permettrait en particulier en Turquie de mieux lutter contre le chômage, qui atteint 11%  de la population active, et de réduire le déficit extérieur, qui approche 4% du PIB.

Au plan politique, la Turquie  avait perdu ses anciennes zones d’influence en Afrique à la suite des accords conclus avec les vainqueurs de la première guerre mondiale. Après une longue période, elle était revenue discrètement mais efficacement sur le continent. M. Erdogan avait ainsi été le premier haut responsable politique à se rendre en Somalie lors de la grande sécheresse de 2011 et la Turquie y a installé depuis une base militaire ; les écoles turques sont, de longue date, solidement présentes dans quelques pays du Sahel et d’Afrique de l’Est. Aujourd’hui, M. Erdogan a repris le contrôle, souvent brutalement, de ces nombreux établissements fondés par son ancien allié devenu homme à abattre, Fethullah Gullen, et tous les pays hôtes se sont inclinés devant ce changement. Dans les tensions quotidiennes qui l’opposent au peuple kurde, à l’intérieur du pays ou en Syrie, dans les tensions qui l’opposent maintenant à l’Europe, dans les positions qu’elle adopte en matière de droits de l’homme, de gouvernance politique, de « gestion » des migrants, la Turquie a besoin d’alliés pour défendre ses positions, et le nombre élevé des Etats subsahariens peut lui être d’un grand secours. C’est d’ailleurs en bonne part grâce à leurs voix que la Turquie était devenue en 2008 membre non permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU.

La stratégie de M. Erdogan ressemble beaucoup à celle empruntée depuis plus d’une décennie par le roi Mohamed VI : tournées régionales régulières apportant la signature de nombreuses conventions bilatérales, mise en avant systématique des principales entreprises du pays dont la « force de frappe » permet la réalisation de grand projets subsahariens, et qui trouvent ainsi de quoi alimenter leur propre expansion, soutiens financiers variés, même proximité religieuse. Certes les immersions du roi du Maroc sont plus longues et s’appuient désormais sur de nombreux acquis économiques et politiques obtenus au fil des ans, qui lui donnent une longueur d’avance. Mais la Turquie dispose de moyens financiers encore plus puissants et d’une forte approche culturelle grâce auxquels elle pourrait refaire une partie de son retard.

Pour les Etats subsahariens, ainsi courtisés par ces diverses puissances et confrontés par ailleurs à des urgences multiples et à des besoins de financement jamais satisfaits, il y a là une chance à saisir. Encore faut-il qu’ils fassent l’effort de choisir les partenaires et les projets qui correspondent le mieux à leurs priorités et qu’ils aient la force de négocier les conditions qui leur sont le plus favorables. Comme en tout autre domaine, la qualité de leur gouvernance et l’expérience des ressources humaines responsables des négociations seront décisives pour que les résultats des investissements soient bien équilibrés. Dans le cas contraire, le développement risque d’être surtout à sens unique.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/04/2018