La grande misère du secteur de l’habitat en Afrique de l’Ouest – Acte 2: Les faiblesses des acteurs

Afrique de l’Ouest : la grande misère du secteur de l’habitat

II : Les faiblesses des acteurs

 

Malgré son évidente importance économique et sociale, le secteur de l’habitat est relégué au second plan en de nombreux pays africains. Les nombreuses difficultés de la question foncière sont une des causes de cette anomalie*. Mais le citoyen en quête de l’achat d’un logement doit affronter d’autres obstacles dans la phase de construction.

Les premiers concernent l’Etat. On trouve partout des normes très contraignantes et de lourdes procédures pour l’aménagement des terrains, les permis de construire et l’agrément des promoteurs, inspirées des textes français,  plutôt que des règles moins exigeantes mieux adaptées au vide préexistant en la matière et à l’immensité des besoins à satisfaire. Ces règles sont donc délibérément « oubliées » par beaucoup et ceux qui s’essaient à les suivre sont pénalisés par rapport à leurs concurrents. De plus, l’inertie administrative et le poids de la corruption aggravent la situation : délais légaux pour les autorisations  prolongés de façon dilatoire ; absentéisme des agents ralentissant la sortie des agréments ou des documents officiels. Même des pays qui mettent en avant la cohérence de leur stratégie économique, telle la Côte d’Ivoire, sont largement sujets à ces déviances. L’absence fréquence d’informatisation de certains services, la faiblesse généralisée des moyens matériels, voire le dénuement, de nombreuses administrations, compliquent enfin le travail des agents et viennent compléter ce tableau lugubre. Les effets négatifs s’accumulent donc : une partie des projets immobiliers sont menés hors des règles fixées ; les acheteurs n’ont pas toutes les garanties qu’ils pourraient attendre de l’action des services publics ; le rythme des réalisations est très en retard par rapport aux annonces. Il s’y ajoute les droits liés à l’acquisition d’un logement, qui représentent en moyenne dans la région plus de 8% de sa valeur et dépassent par exemple le chiffre prohibitif de 15% au Mali, ce qui ne peut que freiner les transactions.

Le second nœud de difficultés touche les entreprises. Les sociétés de construction et de travaux publics se partagent en deux groupes : celles de stature internationale, notamment européennes et chinoises, qui se focalisent sur les projets d’infrastructure et les programmes de construction de grande ampleur ; les entreprises locales de taille petite ou moyenne qui se contentent du reste. Faute de projets de construction portant sur plusieurs milliers de logements, le secteur de l’habitat est abandonné pour l’essentiel à la seconde catégorie qui souffre d’importantes faiblesses. La première concerne la qualité souvent médiocre du personnel ouvrier et d’encadrement. Les écoles d’ingénieurs et de techniciens supérieurs sont rares et concentrées dans quelques pays comme la Cote d’Ivoire et le Sénégal. Des maçons aux spécialistes du second œuvre, des ouvriers aux chefs de projet, les besoins de requalification sont généralisés et les personnels des rares pays de la zone dont la qualité est bien établie, comme le Sénégal ou le Togo, sont avidement recherchés sur tous les chantiers. Les formations en apprentissage qui existaient auparavant ont souvent disparu et les structures qui les remplacent sont peu performantes dans leur organisation présente. Elles sont pourtant budgétivores et, au Mali comme ailleurs, les entreprises privées qui sont censées en bénéficier s’interrogent sur leur utilité, dans ce secteur comme dans d’autres. La seconde faiblesse principale est celle des équipements. La plupart des entreprises locales de construction sont sous-équipées en matériels modernes, en bon état et performants, faute de ressources financières ou de volonté d’investir. Elles entrent ainsi dans un cercle vicieux : leurs insuffisances en « capital fixe » ralentissent leur travail; elles perdent donc en compétitivité comme en résultat ; en conséquence elles investissent moins et externalisent une bonne part de leurs marchés à des tâcherons encore moins qualifiés et équipés, dont elles compriment les prix ; ceci exacerbe les problèmes de qualité et de respect des délais, et l’insatisfaction des clients. Enfin, la fiabilité très inégale des bureaux d’études et de surveillance de travaux limite les possibilités de garde-fous et de redressement des malfaçons des entreprises.

Le dernier maillon faible est celui des promoteurs. L’importance des besoins devrait faire de la région un eldorado de la profession. Il n’en est rien comme le confirme le retard grandissant dans la satisfaction des demandes. Des atouts existent pourtant, telles une réglementation généralisée de la profession  et de grandes  réserves foncières entre les mains de beaucoup des acteurs agréés. Pourtant, les sociétés de promotion qui réalisent des programmes importants sont peu nombreuses. Elles sont d’abord en butte aux difficultés foncières et administratives déjà signalées. Elles font très souvent le choix d’une production en régie ou avec de petites entreprises et leur production souffre en conséquence des problèmes qui y sont liés. S’y ajoute la contrainte de la viabilisation des terrains. Celle-ci devrait pour l’essentiel être assurée par l’Etat ou des organismes publics: or ceux-ci sont souvent défaillants, en raison de moyens insuffisants ou de mauvaise gestion. Au Mali, l’Agence de Cessions Immobilières (ACI), qui a longtemps eu à son actif de grandes réalisations, a perdu sa crédibilité et laisse à l’abandon des zones essentielles pour une urbanisation rationnelle. Contraints d’assumer cette viabilisation, les promoteurs supportent des charges accrues qui dépassent souvent leurs possibilités financières. En cas de mauvaise organisation, de prévisions trop ambitieuses ou de retards dans la commercialisation, les cas d’arrêt brutal des programmes sont fréquents, pénalisant à la fois les clients engagés et les bailleurs de fonds.

La fragilité de ces trois acteurs conduit à deux conclusions. D’abord, la prédominance de l’ « auto-construction », symbole de l’échec de la politique de l’habitat. Au vu des statistiques disponibles, et dans chaque pays, une large majorité des candidats à la propriété se détourne des promoteurs et des entreprises formelles. Ils achètent d’abord un terrain, puis construisent leur logement, en famille ou avec l’aide de tacherons, à leur propre rythme dicté par leurs disponibilités financières. Ceci explique la multitude des petits chantiers non finis observés dans les grandes villes : c’est l’ « épargne physique » identifiée de longue date par les économistes. Pour les diasporas se greffe aussi le risque élevé du  détournement d’argent par les familles. Enfin, ces logements sont fréquemment de qualité médiocre et édifiés dans des zones non encore viabilisées. Les plus modestes se transforment vite en « bidonvilles » qui gangrènent la périphérie des capitales mais aussi certains vieux quartiers de leur centre ville.

Parallèlement, une conséquence majeure de cet échec est que le secteur d’activité de la construction de logements ne tient pas en Afrique de l’Ouest le rôle moteur qu’il devrait jouer dans le développement de celle-ci. Son poids dans le Produit Intérieur Brut (PIB) est rarement supérieur à 5%- contre par exemple nettement plus de 10% en France -. Hormis au Sénégal, on ne compte guère de champions régionaux, tant en construction qu’en promotion, capables de mener des chantiers de grande envergure dans plusieurs pays. Les quelques entreprises marocaines récemment arrivées en Cote d’Ivoire et au Sénégal ne semblent pas avoir pris correctement en compte l’environnement et sont encore loin d’avoir prouvé leur réussite. Cette défaillance en induit une autre: l’habitat pourrait être un des secteurs les plus dynamiques en termes de création d’emplois, qualifiés ou non, sur une longue période pour répondre à la poussée démographique et à celle de l’urbanisation : on estime ainsi à 5 le nombre d’emplois par logement construit. Cette occasion manquée est très pénalisante pour la région à un moment où la question du chômage devient une priorité grandissante. Enfin, la léthargie du secteur empêche la mise en œuvre de grands programmes de logements sociaux, qui pourraient avoir un effet de stabilité sociale bienvenu en cette période : en la matière, les annonces sont toujours très supérieures aux réalisations et les retards s’accumulent.

Frappé par ces divers maux, le secteur de l’habitat reste, année après année et malgré tous les effets d’annonce, un parent pauvre de la croissance au lieu d’en être un fer de lance comme il le devrait.

Paul Derreumaux

* cf. « Afrique de l’Ouest: La grande misère du secteur de l’habitat-Acte I : Le casse-tête foncier » dans Regard d’Afrique du 3 novembre 2017 https://www.paul-derreumaux.com/la-grande-misere-de-lhabitat-en-afrique-de-louest-acte-1-le-casse-tete-foncier/

 

Article publié le 05/01/2018

 

Rapport Doing Business 2018

Rapport Doing Business 2018 : Un cru 2017 de modeste qualité pour l’Afrique

 

Le nouveau rapport Doing Business est arrivé. Et avec lui, son lot de transformations mises en œuvre, de classements de tous ordres, d’indicateurs de bien-être ou de mal-être pour les entreprises en chaque coin du monde. Espérée par les pays champions de la performance, crainte par les Etats lents aux changements, l’étude annuelle de la Banque Mondiale nourrit chaque année les commentaires des économistes. L’Afrique n’échappe pas à cet appétit : englués pour la plupart dans des retards considérables de construction d’un environnement satisfaisant de leurs entreprises, tous les pouvoirs publics guettent avidement la moindre amélioration de leur classement mondial pour communiquer sur celui-ci.

Le moindre progrès est en effet bienvenu pour que les Etats mettent en valeur leur attention et leur soutien au secteur privé, et leur capacité à changer positivement l’environnement des affaires. A contrario, tout ralentissement dans ces avancées vaut recul par rapport aux voisins et nécessité de faire profil bas. Dans le dernier rapport annuel, le statu-quo enregistré par rapport à 2016 coûte deux places au Mali qui recule au 143ème rang sur les 190 pays notés. Gageons que la communication sur ce document sera à Bamako cette fois moins intense.

Cet effet général d’émulation est très salutaire et doit être poursuivi. Toutefois, à coté de l’analyse pointilliste par chacun de son classement – combien de places gagnées ou perdues par rapport à l’année précédente en comparaison avec les pays de la région ou à l’économie comparable -, une autre grille de lecture laisse apparaitre quelques résultats d’ensemble.

D’abord les modifications du classement sont globalement modestes pour l’Afrique cette année. Neuf pays seulement figurent parmi les 100 premiers du classement mondial contre 10 l’année dernière, le Lesotho se repliant à la 104ème place. Pour les plus performants de l’an 2017, les gains ne sont impressionnants que pour Maurice et le Rwanda, qui occupent maintenant respectivement la 25ème et la 41ème place mondiale, et, dans une moindre mesure, pour le Kenya, la Zambie et 7 autres pays. Pour les 43 autres, les avancées sont modestes et réversibles, et ne concernent que 14 nations, les 29 autres étant en recul plus ou moins prononcé. Même si la quasi-totalité des Etats peuvent en effet mettre à leur actif des réformes, ce mouvement concerne aussi les économies non africaines et ces dernières progressent souvent plus vite que celles du continent. De plus, les changements légaux ou réglementaires ne se reflètent pas toujours avec la même ampleur sur le fonctionnement effectif des entreprises, ce qui explique les modestes résultats obtenus dans le classement.

Si les changements sont longs à concrétiser, c’est aussi qu’ils dépendent de l’existence d’une priorité politique, forte, durable, donnée au développement économique  et social, et d’une grande détermination dans sa mise en oeuvre à travers toutes les composantes de l’environnement des entreprises. A cet égard, les exemples de l’île Maurice, du Rwanda, du Maroc, et dans une moindre mesure du Malawi, sont connus : ici, une stratégie globale est appliquée de longue date pour transformer le pays, les effets concrets des mesures prises sont soigneusement suivis, et les retards et déviances rapidement corrigés par un puissant pouvoir central. Ces cas montrent d’ailleurs l’absence de corrélation stricte entre cette bonne maîtrise du devenir économique du pays et son niveau de démocratie. A contrario, les cas de l’Afrique du Sud, du Botswana, de la Tunisie, du Ghana ou de l’Egypte montrent que la perturbation ou l’amoindrissement de ce momentum politique entrainent une dégradation des conditions dans lesquelles opèrent quotidiennement les entreprises, surtout les petites et moyennes sociétés nationales. Il existe cependant des exceptions. Au Kenya et au Nigéria, où le pouvoir politique apparait actuellement faible, les gains constatés viennent sans doute essentiellement du système économique lui-même, puissant, diversifié et dynamique, et d’une administration suffisamment indépendante, qui trouvent dans leurs propres efforts d’organisation les clés de leurs meilleures performances. A l’inverse, des pays montrant dans la durée une croissance solide, comme l’Ethiopie, restent enfermés autour du 160ème rang mondial.

Enfin, le rapport exprime à la fois la prégnance des réalités régionales, mais la difficulté de les faire évoluer. Les huit Etats d’Afrique francophone sont regroupés entre la 139ème et la 156ème place mondiale, au milieu du peloton des nations subsahariennes. Leur situation individuelle n’y évolue que lentement et de manière réversible, même si la Côte d’Ivoire et le Sénégal semblent sur la bonne voie pour une véritable mutation des relations avec le secteur privé. Si la proximité des situations trouve bien son origine dans des structures économiques comparables, leur faible transformation peut aussi traduire le relatif échec de l’impulsion du changement par les instances de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Celles-ci ont en effet pour mission de consolider une intégration régionale censée introduire une dynamique porteuse de croissance et d’inclusion, agir comme catalyseur de réformes, et faire accélérer les pays les moins tournés vers le changement. Au vu des chiffres, la pression du statuquo l’emporte souvent sur la capacité de ces Autorités régionales à imprimer ce mouvement. Les données de l’Afrique centrale francophone confirment cette interprétation. Les 6 pays de la Communauté CEMAC se concentrent au bas du tableau, entre la 163ème et la 184ème place, et sont tous en recul. Si la conjoncture de 2017  n’a   pas facilité la tache des gouvernants, on constate aussi que les vertus d’une action collective n’ont pas été utilisées pour contrecarrer ces difficultés par des réformes structurelles adéquates.

En résumé, cette nouvelle « cuvée » de l’environnement des affaires parait peu favorable à l’Afrique, notamment subsaharienne. Même si ce nouveau rapport souligne que c’est la zone qui a réalisé le plus de réformes en 2017, l’absence de rattrapage sur les autres régions du monde est bien la conclusion dominante.

Ce résultat est certainement à relier au net ralentissement de la croissance économique sur le continent depuis début 2016. En phase de conjoncture défavorable qui impose ses urgences, il est plus difficile de trouver le temps, les moyens financiers et humains et l’énergie nécessaires pour donner vie aux changements structurels, même si ces transformations sont déjà décidées et peuvent apporter d’importants avantages pour le futur. Ces réformes sont sans doute aussi moins efficaces en période de croissance molle ou de récession. Mais le constat amène à regretter d’autant plus que les pays qui avaient bénéficié de taux de croissance élevés, parfois pendant une décennie, n’aient pas profité de cette manne pour bâtir plus vite un meilleur environnement des affaires, plus propice à la transformation de leurs structures économiques. . La 175ème  place de l’Angola et la 179ème du Congo  illustrent bien cette thèse, mais le reproche pourrait aussi s’appliquer à de nombreux pays non pétroliers ou miniers.

Les chiffres montrent encore que, dans beaucoup de cas, les actions réformatrices actuelles de l’environnement des affaires ne suffisent pas pour dynamiser la croissance et améliorer la position relative de l’Afrique subsaharienne. Au moins trois exigences complémentaires devraient être respectées : l’accélération du rythme des réformes et leur plus grande audace ; un suivi plus rapproché de leur mise en œuvre pour faire tomber les résistances et les oppositions ; l’accentuation des efforts dans tous les autres domaines de la stratégie de développement, depuis celui de la qualité du leadership politique à celui de la formation des ressources humaines.

Paul Derreumaux

Article publié le 15/12/2017

Mali : Le mois de la solidarité

Un coin lumineux dans un sombre horizon

 

En quelques années, le Mois de la Solidarité, décrété au Mali chaque mois d’octobre, est devenu une véritable institution et connait un succès qui ne faiblit pas. Tout le monde va de sa bonne action, depuis les hommes (et femmes) politiques jusqu’aux individus en passant par les entreprises grandes ou petites. Pour les institutions de tous genres et les personnes physiques qui se consacrent à des actions sociales, ce dixième mois de l’année est devenu, avec le Ramadan et Noël, la période durant laquelle les soutiens qu’elles recherchent à longueur d’année sont les plus consistants. Ce flux inhabituel d’aide leur permet de réaliser quelque épargne pour satisfaire autant que possible aux besoins pour l’année entière.

C’est dans ces quelques semaines qu’on peut mieux saisir le rôle remarquable des initiatives qui  s’efforcent de répondre aux drames, aux désarrois, aux manques qui sont le lot d’une part de la population. En ce pays où près de 40% de la population vit encore sous le seuil de la pauvreté (moins de 1,25 USD par jour), beaucoup sont en effet encore loin de ce plancher et vivent dans une misère absolue, ne devant leur survie qu’à la générosité d’autrui.

Kadidia Deme est une de ces bonnes fées et l’orphelinat Ashed (Association pour le Soutien des Handicapés et Enfants Démunis) qu’elle a créé est une  structure étonnante. Restauratrice de son état, Mme Deme a recueilli « son » premier enfant abandonné en 2002. Elle ne sait plus trop bien pourquoi. Peut-être parce qu’une bouche de plus à nourrir importe peu dans cet environnement où les traditions vous ont donné l’obligation morale du partage, même (ou surtout) si vous possédez peu. Peut-être parce qu’il lui est apparu impossible de rejeter ce bébé dans la rue. Peut-être tout simplement parce qu’elle avait en elle les qualités rares de ceux qui arrivent à mettre leur sort au second plan face à la détresse des plus démunis. Ce hasard est sans doute vite devenu une évidence et une nouvelle raison de vivre et de se battre. C’est ainsi qu’est né Ashed, qui accueille ses petits pensionnaires dans un vieux bâtiment loué en face de son restaurant. Les enfants de Madame Deme arrivent ici amenés par des parents démunis de ressources, ou par des jeunes femmes chassées de leur famille ou violentées. Parfois, un nourrisson est laissé au petit matin devant la porte, comme on les a laissés en France pendant longtemps devant les Eglises. C’est Mme Deme qui le déclare alors à l’état-civil en lui donnant pour nom le prénom d’un ami ou d’un bienfaiteur du Centre. 59 gamins, âgés de 3 jours à 15 ans, sont aujourd’hui pensionnaires de ASHED. Au-delà de 15 ans, les adolescents sont repris par leur famille, même éloignée, ou intégrés autant que possible dans des centres de réinsertion. Les plus jeunes sont les plus nombreux, puisque le bruit s’est vite répandu que « maman Kadidia » a du mal à dire non face au grand yeux inquiets d’un enfant. Les nouveaux venus se multiplient lors des crises comme celle que le Mali traverse depuis 2012

Mme Deme a tellement eu l’habitude de se battre seule que cela parait presque normal et qu’elle hésite à tendre la main pour solliciter de l’aide. En 15 ans de dévouement, elle a reçu de l’Etat une belle lettre la félicitant pour son action au plus fort de la guerre contre les terroristes, mais aucun soutien financier n’a jamais accompagné cet encouragement. Alors, quand elle reçoit un appui, l’émotion la submerge et elle remercie sans cacher ses larmes d’émotion. C’est ce qui lui arrive ce jour : l’Association qui lui est désormais fidèle lui apporte argent, vivres et produits sanitaires pour au moins trois trimestres, De quoi tenir sans encombres la moitié de 2018. Une bonne partie des enfants se sont rassemblés pour la brève cérémonie. A la manière de jeunes mamans, les fillettes portent les plus petits. Bruyants, affairés, les enfants  vont et viennent entre les quelques invités. Pas de tenue endimanchée, mais quand même quelques splendides coiffures sur les têtes de petites élégantes. Les mines souriantes, pensives ou espiègles esquissent les personnalités qui commencent à se former. A l’annonce de chaque contribution reçue, tous applaudissent comme dans un spectacle, étonnés par l’effervescence qui règne encore davantage qu’à l’accoutumée. Une petite plus hardie, Aicha, se lance dans une danse improvisée au son de la musique d’un rap malien que crache un vieux haut-parleur. Rassurée pour l’avenir proche de ASHED, Mme Deme ose une confidence : une grande institution lui a récemment proposé de construire pour l’orphelinat un nouveau bâtiment, plus loin du centre-ville mais beaucoup plus grand. Alors, elle espère, patiente et optimiste : Dieu est grand.

Plus tard, le même jour, à quelques kilomètres de là, la Pouponnière de Bamako reçoit de la même Association son lot de vivres, de produits divers et d’argent frais. L’atmosphère est plus cérémoniale. Importante institution d’entraide du Mali, vieille structure étatique, la Pouponnière accueille des orphelins, comme d’autres établissements à Bamako, mais possède surtout un Service dédié aux handicapés moteurs ou cérébraux. Même plus officielle, l’atmosphère est tout autant poignante. Les nourrissons somnolent paisiblement au premier étage, souvent à deux par lit faute de place. Les jeunes enfants, les plus nombreux, sont assis sous une grande véranda, silencieux, attentifs. Amadou, un gamin de quatre ans, s’est cependant lancé dans un grand discours qui fait rire toute l’assemblée. Quelques enfants plus âgés, handicapés pour la plupart, évoluent dans la cour, dévisageant ces invités d’un jour. Les chambres sont propres et bien tenues et, comme chez Ashed, tout le monde a l’air en bonne santé. Les infirmières et aides-soignantes ont cet air décontracté du personnel médical habitué à rencontrer douleur et peur et capable par son calme de restaurer confiance et espoir.

La Directrice explique les problèmes qu’elle affronte chaque jour: afflux croissant des orphelins et des malades, exigüité  conséquente et vieillissement des locaux, insuffisance des dotations de l’Etat. Le nombre des enfants est passé en 10 ans d’une centaine à plus de 250, mais les moyens réguliers n’ont pas suivi pour le fonctionnement ou l’investissement. La Pouponnière subit de plus les effets de l’interdiction récente des adoptions par des étrangers. Difficile de savoir les raisons profondes de cette interdiction, mais son impact a été immédiat: les dotations financières des associations extérieures au Mali intervenant dans ce processus se sont drastiquement réduites et risquent de se tarir à bref délai La Pouponnière est en outre contrainte de garder ses petits hôtes beaucoup plus longtemps, ce qui risque de conduire à une situation intenable si ces moyens financiers ne se renforcent pas. Malgré ces menaces, calme et souriante, Mme Traore guide les visiteurs dans les Services et explique posément comment fonctionne La Pouponniére et ce qu’elle espère. Le personnel d’encadrement, en ce jour de détente, en vient à oublier sa fatigue, ses salaires dérisoires et le fait que l’effectif tend à diminuer alors que les petits pensionnaires ont plus que doublé. A l’annonce des contributions reçues, la doyenne des infirmières esquisse un pas de danse  et les enfants entonnent une chanson. Au Mali comme souvent en Afrique, rires et bonne humeur viennent cacher pudiquement la peur ou la souffrance.

La joie de Kadidia et de Mme Traore en ce samedi d’octobre ressemble bien sûr à une fugitive averse sur un sol désséché : agréable mais très insuffisante. Dans ce contexte, où les actions à mener dépassent de loin les bonnes volontés, l’Etat pourrait sans doute faire (beaucoup) plus malgré l’immensité de ses charges, dans au moins trois directions.

Un soutien de plus grande ampleur pourrait d’abord être accordé à ces actions privées, qui préservent sans doute la vie mieux que l’Etat pourrait le faire lui-même et qui sont au centre de l’inclusion dont tout le monde disserte. Le cumul des fraudes avérées, des surfacturations de toutes sortes, des perdiem injustifiés des fonctionnaires, des études inutiles et inutilisées, des milliards de FCFA investis dans des projets qui resteront sans suite donnerait l’importance des gisements de ressources existants. Leur réaffectation au moins partielle  à l’appui à ces initiatives, de façon objective et sous contrôle, permettrait  de multiplier ces oasis de survie et de réduire le nombre de ceux qui sont toujours exclus de tout.

Cette politique n’a toutefois de sens que si les jeunes ainsi sauvés ont accès à un enseignement et à une formation professionnelle dignes de ce nom, puis à la possibilité d’éviter le chômage, au même titre que ceux, plus chanceux, qui n’ont pas du affronter ces handicaps dans leurs premières années. Les difficultés actuelles, quantitatives et qualitatives, des secteurs de l’éducation et de l’emploi montrent bien l’ambition élevée de cet objectif. Pourtant, il devrait être obligatoirement pris en compte pour que la première étape n’ait pas été menée en vain. Il est aussi une autre facette de cette inclusion économique et sociale.

Enfin, la maîtrise de l’accroissement démographique semble une dernière condition essentielle  pour que les efforts accomplis aux deux niveaux précédents soient pleinement efficaces. Le lourd afflux annuel de population supplémentaire, les effets déstabilisants d’une urbanisation galopante et l’aggravation régulière de la pyramide des inégalités sociales se combinent en effet. Ils conduisent à une telle multiplication de ceux et celles qui se retrouvent dans ces situations de dénuement et d’isolement que le « gap » avec les capacités de réponse aux besoins ne peut que grandir.

Loin de ces réflexions soucieuses, Aicha chez Ashed, Amadou à la Pouponnière, et tous leurs petits compagnons, s’endorment paisiblement, fatigués par l’excitation de cette journée. Leur esprit s’évade dans des songes sans doute emplis de jeux, sans peur de ce qu’ils vont vivre le lendemain. C’est sans doute la première récompense de ceux qui prennent soin d’eux.

Paul Derreumaux

Article publié le 24/11/2017

La grande misère de l’habitat en Afrique de l’Ouest – Acte 1: le casse-tête foncier.

Afrique de l’Ouest : la grande misère du secteur de l’habitat.

I : Le casse-tête foncier

 

Le sujet revient régulièrement à chaque élection d’un nouveau Président ou dans les présentations de vœux de ceux-ci : l’Afrique de l’Ouest francophone souffre d’un grave déficit de logements décents et les choses doivent changer. Vite et fort.

Ce constat bien réel concerne, sous des formes différentes, aussi bien les espaces ruraux que les zones urbaines.  Mais le problème est crucial dans les grandes villes où l’exode rural vient ajouter ses effectifs à ceux qui découlent de l’augmentation naturelle de la population. L’origine du mal est lointaine. Depuis les indépendances, la financement du logement a été délaissé, voire combattu, par la plupart des institutions internationales d’appui au développement sous le prétexte qu’il était dangereux ou spéculatif. Face à l’immensité des besoins de tous ordres auxquels ils avaient à répondre, les Etats ont eu des réactions variées. Dans quelques pays, comme la Côte d’Ivoire et, surtout, le Sénégal, les Autorités ont su organiser pendant un temps des filières de construction de vastes programmes de logements, économiques ou non, articulées autour de l’intervention de sociétés d’Etat et appuyées sur des institutions de financement à long terme. Seul le Sénégal semble avoir réussi à assurer jusqu’ici la pérennité de cette stratégie. Ailleurs les Etats, faute de moyens financiers et/ou d’intérêt prioritaire pour ce secteur, sont restés à l’écart de celui-ci en le laissant aux forces du marché. Tout naturellement, les logements de standing (et de grand standing) ont alors été privilégiés. Pour le reste, les sociétés de promotion immobilière locales, aux moyens limités et souvent mal organisées, n’ont satisfait qu’une frange minime des  demandes. L’auto-construction a été le principal contributeur à la création de logements, mais a été elle-même très insuffisante par rapport aux besoins. Il en est résulté la multiplication d’ « habitats spontanés », souvent insalubres et surpeuplés. Dans la période récente, avec le changement d’approche des bailleurs de fonds pour le secteur et l’accélération de l’urbanisation, certains pays ont lancé des programmes importants de logements sociaux, largement subventionnés par l’Etat, tels les opérations « ATT-Bougou » au Mali dans les années 2000. Des dysfonctionnements freinent cependant la poursuite de ces programmes alors que la demande garde sa rapide expansion.

La Banque Mondiale évaluait récemment à 800000 le nombre des nouveaux logements qui seraient requis chaque année dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), la majorité d’entre eux dans les zones urbaines. Compte tenu de la dramatique lenteur du rythme annuel de constructions, le « gap » s’accroit donc chaque année. Il est estimé à plus de 500000 pour la seule Côte d’Ivoire. Au Mali par exemple, une simple évaluation de l’accroissement de la population urbaine conduit à chiffrer le besoin annuel à un minimum de 60000 logements, nombre incomparablement supérieur aux réalisations annuelles Au Niger, ce nombre pourrait rapidement dépasser 80000. Le décalage constaté doit être relié à trois principaux obstacles, dont les effets négatifs se combinent : le casse-tête foncier, la désorganisation du secteur, l’inadaptation des financements.  

Initialement, la question foncière était facile à résoudre. Certains Etats de l’Union ont longtemps  attribué aux entreprises à majorité de capital public, pour des sommes très modestes, des terrains urbains leur appartenant, pour la réalisation de projets immobiliers. La Sicogi en Côte d’Ivoire, la Sema au Mali, la Sicap au Sénégal, ont ainsi  mené  à bien de nombreuses opérations de plus ou moins grande envergure. Leur rôle s’est cependant souvent amoindri avec le temps sous l’effet de difficultés de gestion et /ou de rareté croissante des terrains étatiques disponibles, alors même que la demande de logements explosait. Ces pionniers se trouvent désormais en compétition avec des promoteurs privés, essentiellement nationaux ou libanais selon les pays, pour la réalisation de nouvelles opérations et la constitution de réserves foncières achetées sur le marché.

Or celui-ci est désormais fortement perturbé par plusieurs facteurs. Avant tout, les prix au m2 des terrains constructibles ont partout crû de manière exponentielle en raison d’une spéculation qui a joué à plein. Faute de contrôle efficace des Autorités, des terrains acquis de longue date par des privés, à des prix souvent dérisoires, parfois sous la seule forme de permis d’occuper, sont restés inexploités pendant des décennies et ont même pu être transformés en titres fonciers sans aucune mise en valeur malgré les textes en vigueur. Cette « thésaurisation » du foncier, jointe à la réduction des nouvelles surfaces disponibles et à la pression croissante de la demande, a provoqué une « bulle foncière » généralisée. Les prix au m2 dépassent maintenant le million de FCFA (1525 Eur) dans les centres-villes d’Abidjan et de Dakar et 400 000 FCFA (610 Eur) dans les quartiers centraux de Bamako. Ils atteignent 30000 FCFA (45 Eur) ou plus pour la périphérie immédiate de Bamako. En y ajoutant les coûts élevés d’une viabilisation rarement prise en charge par les Etats, les prix deviennent prohibitifs pour l’accès à la propriété de la plupart des ménages.

A ce point majeur s’ajoutent d’abord deux risques annexes, reflétant surtout une mauvaise gouvernance. D’abord, des Autorités locales procèdent à des ventes anarchiques, voire frauduleuses, de terrains à bâtir, qui génèrent contestations, doubles ventes possibles du même site et remises en cause périodiques par les Ministres en charge du foncier. Des anomalies analogues touchent des transactions privées et, ensemble, perturbent aussi le marché, en renforçant sa désorganisation et l’incertitude de nombre d’acquisitions foncières. Les affaires de ce type ont par exemple été nombreuses au Mali ces dernières années et les tentatives de remise en ordre ont toujours du mal à s’imposer face aux lobbyings politiques, partisans du statu quo et des passe-droits qu’il autorise. En outre, viennent parfois s’ajouter des tensions avec les occupants séculaires de terres ayant précédemment un statut rural et visées désormais par l’immobilier. En Côte d’Ivoire, ces conflits sont spécialement fréquents et tendus : des chefs  traditionnels ou des villageois bloquent ainsi, de Grand-Bassam à Angré ou ailleurs, par une occupation « musclée » et des actions en justice, des aménagements de terrains, même réalisés par les sociétés les plus crédibles de la place.  L’origine profonde de ces difficultés est double : absence d’un cadastre couvrant la totalité du territoire et précisant de manière incontestable les limites comme le propriétaire de chaque parcelle de celui-ci ; difficulté des Autorités à empêcher ou stopper ces revendications qui sont souvent du dilatoire et dont peuvent profiter des promoteurs peu scrupuleux.

Cette faiblesse des Etats se révèle encore à un autre niveau. Les quartiers centraux les plus anciens sont souvent mal viabilisés, parfois insalubres et emplis de logements de qualité médiocre. Le réaménagement ambitieux des centres-villes fournirait donc une excellente opportunité pour la réalisation de projets de grande ampleur, mêlant services et commerces modernes, sièges des grandes entreprises, administrations mais aussi immeubles de logements. Il serait ainsi possible de densifier l’utilisation de l’espace et de mieux rentabiliser les équipements publics de ces zones restructurées. Pourtant, ici encore, les blocages sont multiples. Les expropriations nécessaires se heurtent à de fortes résistances sociales, en partie liées aux difficultés d’indemnisation, ce qui gêle souvent de tels projets. Ceux qui sont réalisés, comme « Ouaga 2000 » au Burkina Faso, laissent peu de place aux habitations autres que celles de grand standing. Enfin, dans certains pays, la copropriété d’immeubles de logements ne s’inscrit pas encore dans les mœurs et conduit à la dégradation rapide des bâtiments concernés : au Mali par exemple, la loi sur la copropriété votée en  2001 n’a même encore jamais été appliquée. En conséquence, les villes s’étendent de manière démesurée, grevant les coûts de transport : à Bamako ou Cotonou, d’anciens faubourgs autonomes intègrent le périmètre de la ville-mère et deviennent des satellites-dortoirs où se développent commerces et services de proximité, tandis qu’Abidjan et Grand-Bassam se rejoignent peu à peu dans une vaste conurbation. Les projets de villes nouvelles, comme ceux de Diamniadio au Sénégal, pourraient être une alternative mais sont très longs à mettre en œuvre.

Enfin, le levier de la fiscalité foncière n’est guère utilisé pour corriger des dérives et encourager le secteur immobilier. Un premier handicap en la matière réside dans le caractère lacunaire des cadastres nationaux et les retards dans leur numérisation : une corrélation négative pourrait sans doute être vérifiée entre ces faiblesses et l’efficacité d’une politique nationale de l’habitat. Hors cet aspect, les droits à acquitter sont souvent peu incitatifs à la mise en valeur des terrains urbains. Au Mali, il n’existe ainsi aucune taxe foncière, aucune surtaxe pour les terrains inexploités et les droits de mutation sont particulièrement élevés, ce qui raréfie les transactions, favorise la hausse des prix et encourage les opérations frauduleuses. Dans toute la région, les taxes d’habitation sont minimes ou inexistantes et les loyers échappent souvent à l’impôt. En cédant ainsi au puissant lobby des propriétaires terriens, souvent proches du pouvoir, l’Etat se prive de ressources fiscales significatives mais aussi d’un instrument possible au service d’une stratégie de développement

Ainsi la question foncière, qui constitue le premier des trois piliers d’une politique de l’habitat, apparait-elle surtout semée d’embûches. Hausse effrénée des prix, mauvaise gestion des terrains publics, insécurité des transactions, lenteurs des immatriculations, politique fiscale erratique se cumulent pour faire de l’acquisition d’un site foncier ou d’une parcelle une opération coûteuse, dangereuse et lente, pour le promoteur comme pour l’acquéreur. Si ceux-ci passent cette étape, il leur restera à franchir celles, aussi délicates, d’une construction de qualité et du financement de celle-ci. (A SUIVRE)

Paul Derreumaux

Article publié le 03/11/2017

 

Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) : La reprise est-elle possible ?

Bourse Régionale des Valeurs Mobilières : La reprise est-elle possible ?

 

Après plus de deux ans d’une forte hausse engagée en 2013, la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) d’Abidjan a connu en 2016 une année mitigée. Certes l’Indice Composite regroupant tous les titres cotés a bien résisté, en limitant son repli annuel à 3,9% mais le « BRVM 10 », indice des 10 principales valeurs, a baissé de 9,8% sur l’année. Ce recul s’est intensifié et généralisé sans interruption en 2017. Au 30 septembre dernier, ces deux indices globaux avaient respectivement perdu 19,0% et 18,2% de leur valeur sur les trois premiers trimestres de l’année en cours. Tous les secteurs ont été touchés. Les entreprises de la distribution, de l’industrie et de l’agriculture figurent parmi les plus affectées, avec des baisses approximatives de 50%, 30% et 20% sur les 9 mois de 2017, mais les valeurs financières, jusque-là très recherchées, ont aussi reculé de plus de 10% en 2017. La bonne tenue du titre Sonatel, qui représentait plus du tiers de la capitalisation du compartiment actions fin 2016, a permis d’éviter une chute encore plus importante.

Cette évolution fortement négative étonne puisque l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) est en 2016/17 une des rares régions subsahariennes où la croissance économique est restée solide alors qu’elle se contractait fortement ailleurs sur le continent. Trois raisons au moins expliquent ce repli. D’abord, la hausse marquée de la plupart des valeurs sur la période 2013/2015 justifie que beaucoup d’actionnaires, notamment institutionnels, aient souhaité prendre leurs bénéfices à partir de 2016. En second lieu, des prises de position, économiques comme politiques, hostiles au maintien du statu-quo du FCFA et de sa liaison fixe à l’Euro se sont faites de plus en plus nombreuses à partir de fin 2016 et ont sans doute incité les investisseurs extérieurs à alléger leurs actifs sur la bourse régionale francophone. Les tensions sociales répétées en Côte d’Ivoire, première puissance économique de l’Union, ont pu également renforcer cette frilosité des partenaires étrangers. Enfin, les progressions remarquables réalisées à partir de 2013 ( +87,5% en particulier pour l’indice composite) avaient conduit pour la plupart des titres à des valorisations exceptionnellement élevées par rapport à la valeur comptable et à la rentabilité des entreprises. Les multiples observés, souvent nettement supérieurs à ceux des autres places boursières africaines ou internationales, appelaient donc une correction inévitable. L’apparition des incertitudes évoquées ci-avant a lancé ce mouvement de réajustement et créé un facteur de baisse supplémentaire.

Avec ce net repli, la BRVM fait en 2017 figure d’exception par rapport aux principaux marchés boursiers du continent, qui en compte maintenant plus de 25. En 2016, la chute des marchés financiers avait en effet été généralisée même si elle était provoquée par des raisons variées. Chute brutale des prix du pétrole, forte baisse de la naira et crise économique au Nigéria. Difficultés conjoncturelles prolongées et incertitudes politiques croissantes en Afrique du Sud. Dévaluation brutale de la monnaie et permanence de fortes tensions politiques en Egypte. Problèmes monétaires, perturbations boursières et crise bancaire au Kenya. Dévaluation monétaire et nouvelle donne politique au Ghana. L’une des rares évolutions positives avait été celle de Casablanca, avec une progression de +30% sur l’année. Bien que négative, la BRVM avait donc atteint en 2016 une performance acceptable par rapport à la moyenne des bourses africaines soumises aux fortes turbulences de leur cadre macroéconomique. Cette année au contraire, les résultats des marchés financiers se sont bien redressés sur de nombreuses places, en liaison avec l’amélioration des conjonctures. En Egypte et au Kenya par exemple, les dévaluations réalisées et leurs mesures d’accompagnement ont assaini la situation et aidé au redémarrage de l’économie. L’ajustement monétaire, les limitations d’importation, les efforts de restructuration de quelques secteurs  ont stoppé la récession au Nigéria. L’ile Maurice a su consolider les points forts de son économie et rester un territoire attractif pour les investisseurs. Les indices boursiers traduisent cet environnement plus positif ( +32% à Lagos et +59% au Caire pour les progressions les plus impressionnantes en 2017 ) et, dans bien des cas, effacent l’essentiel des pertes observées les années précédentes, et surtout en 2016. A contrario et au vu de cette revue comparative, la contraction actuelle du marché financier ouest africain apparait jusqu’ici un phénomène essentiellement boursier : elle traduit surtout une forte correction après une hausse exceptionnelle des cours, plutôt qu’une dégradation des données économiques de la zone.

Il reste que le repli est notable. A fin septembre 2017, les deux indices majeurs du marché ont perdu une bonne part des progrès accomplis depuis 2012 ; la hausse entre ces deux dates n’est plus que de 42% pour le BRVM Composite et surtout de 17% pour le BRVM 10. Suite aux baisses intervenues, les multiples de valorisation sont cependant redevenus attractifs par rapport à d’autres marchés comparables, et la bourse régionale d’Abidjan pourrait reprendre sa marche en avant si quelques conditions, très interdépendantes, sont remplies.

La première est l’amélioration continue de la liquidité par l’augmentation des transactions quotidiennes. La fixation début 2017 par le Conseil Régional de l’Epargne et de la Protection des Marchés Financiers (CREPMF) de planchers de nombre d’actions pour chaque titre en fonction du niveau de capitalisation de celui-ci va notamment dans ce sens. Sur l’année en cours, environ la moitié des sociétés cotées auront en conséquence augmenté massivement leur capital et/ou fractionné significativement la valeur unitaire de chaque titre. Le pari, non encore gagné, est à la fois de multiplier la base possible des opérations et d’amener au marché boursier une clientèle plus populaire. La BRVM examine aussi la possibilité de l’ouverture de nouveaux compartiments, réservés à des entreprises plus modestes. Elle étudie en outre avec la structure Africa-France et d’autres bourses africaines un projet de Fonds susceptible d’investir de façon importante sur quelques marchés financiers du continent. A court terme, la meilleure stimulation possible résiderait pourtant dans la dynamisation du rôle des investisseurs institutionnels et des sociétés de gestion d’actifs : leur masse financière parait seule capable d’effectuer rapidement les investissements nécessaires pour réduire la volatilité des cours et accroitre la liquidité des valeurs. Une seconde piste réside dans l’accroissement de la consistance du marché. En 2016/2017, la BRVM se sera enrichie de cinq nouvelles sociétés cotées, soit presque autant que dans les 18 ans qui ont précédé, et les émissions d’obligations d’Etat continuent avec la même régularité et la même ampleur. Des nouveautés sont apparues comme la cotation en continu et les émissions obligataires en « sukuks » de forme islamique. Pourtant, de nombreux progrès restent réalisables: le Togo et la Guinée-Bissau ne recensent encore aucune société cotée ; dans chaque pays, les principaux fleurons des entreprises locales restent toujours en dehors de la bourse ; les privatisations se font souvent à l’extérieur du marché financier ; les émissions obligataires des entreprises sont quasiment inexistantes, même de la part des sociétés déjà cotées. Les améliorations escomptées exigeront à la fois la transformation des mentalités de tous les acteurs, publics et privés, et de nouveaux efforts d’attractivité de la BRVM. Enfin, un autre pilier de la relance est celui d’une meilleure visibilité et crédibilité de la BRVM. Les nombreuses actions menées par ses Autorités pour l’établissement de partenariats régionaux et internationaux concourent depuis plusieurs années avec succès à cet objectif. La meilleure illustration en est sans doute l’intégration récente de la BRVM dans le Groupe des « Marchés frontières », qui est la reconnaissance des avancées accomplies.  Restent à poursuivre sans relâche les efforts d’innovation, un fonctionnement sans faille au quotidien, et surtout le renforcement de la liquidité et la multiplication des valeurs cotées évoquées ci-avant.

Ces mesures internes sont donc prioritaires. Pour qu’elles aient leur plein effet, il importe toutefois que les indicateurs économiques de l’espace régional restent au vert, et dans certains cas s’améliorent encore. Les grandes entreprises que vise la BRVM, auront alors des résultats en hausse et investiront davantage. Les données du premier semestre apportent un certain optimisme sur le premier point : pour les sociétés cotées les plus importantes, qui ont déjà publié leurs comptes, les bénéfices sont souvent significativement supérieurs à ceux du premier semestre 2016, ce qui pourrait soutenir les valorisations. Pour le second aspect, il faut donner à ces sociétés un environnement plus prometteur et sécurisé à moyen terme pour qu’elles intensifient leurs investissements et répondent aux défis posés dans la région. Il resterait alors à la BRVM, forte de ses nouvelles armes, de s’imposer comme un partenaire de premier plan pour le financement de cette croissance future.

Paul Derreumaux

Article publié le 18/10/2017

Le secteur des assurances en Afrique francophone: les grandes manœuvres ont-elles vraiment commencé ?

Le secteur des assurances en Afrique francophone : les grandes manœuvres ont-elles vraiment commencé ?  

Dix huit mois après la décision des Autorités relevant de la Conférence Interafricaine des Marchés d’Assurances (CIMA) de quintupler le capital minimum des compagnies d’assurance des 14 pays qui composent la zone, les effets de la mesure s’apprécient sous plusieurs angles.

Beaucoup de sociétés ont effectivement engagé l’augmentation de leur capital social lorsque celui-ci n’atteignait pas le seuil requis. Il est vrai que l’opération est facilitée par le long délai de 5 ans admis pour le respect du nouveau minimum imposé et par la possibilité d’atteindre celui-ci par incorporation de réserves comme par apport en numéraire.  L’empressement avec lequel les compagnies se sont lancées dans cette voie montre déjà que le choix d’une solution individuelle est privilégié par les acteurs,  et que les regroupements devraient être rares. L’une des ambitions implicites du changement majeur introduite par le Code CIMA en 2016 pourrait donc être manquée : celle d’une restructuration de la profession autour de compagnies plus puissantes mais moins nombreuses, afin que chacune puisse mieux atteindre un seuil critique pour les volumes d’opérations mais aussi pour les investissements techniques à réaliser. Cet échec n’étonnerait guère puisqu’il a déjà été constaté dans le secteur bancaire lors des hausses massives du capital minimum ordonnées en 2007 et 2015, où l’individualisme a aussi prévalu sur la mise en commun des forces existantes. Il reste en outre à voir si les renforcements de capital social enclenchés seront tous réalisés. Pour les sociétés ayant des actionnaires institutionnels, l’affaire devrait être facile. Pour celles, encore nombreuses, qui s’appuient surtout sur des personnes physiques, le pari semble plus difficile et entrainera un surcroît de tension au fur et à mesure que les dates limites approcheront. La vigilance des Autorités de la CIMA est en conséquence essentielle pour que cet objectif soit atteint.

En revanche, le branle-bas provoqué par la réforme CIMA aura sans doute eu un effet imprévu. Le « raid » hostile tenté par le Groupe Saham contre la holding de tête du Groupe Sunu ne peut être étranger au changement de dimension attendu du secteur des assurances en Afrique francophone. Saham et Sunu figurent parmi les intervenants les plus puissants de la région et l’entrée surprise du premier dans le « tour de table » du second ne peut être un hasard de calendrier. Elle introduit en tous cas une nouveauté en Afrique subsaharienne: celle d’un regroupement entre deux compagnies en dehors de la volonté de l’une d’elles. Ce comportement ne parait pas optimal pour plusieurs raisons. D’abord, les champs d’expansion géographique, de croissance de l’activité et de meilleure productivité sont encore suffisamment vastes pour chacun pour éviter d’agresser un voisin souhaitant garder son indépendance. Le périmètre et les cibles des deux réseaux sont en outre fort similaires et laissent peu de places aux complémentarités, surtout face à des cultures d’entreprises différentes. De plus, l’ouverture déjà démontrée de Saham à de nombreux partenariats lui permettait d’autres pistes de développement plus prometteuses que l’entrée en force dans un Groupe connu pour sa farouche volonté d’indépendance. Enfin, il n’est pas certain que les Autorités de la CIMA seraient favorables à un tel accroissement de position de Saham dans la zone, alors que la prédominance des acteurs bancaires marocains en Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) pose déjà des difficultés de supervision. Il est peu probable que l’Afrique subsaharienne ait les moyens de supporter sans en souffrir des batailles de ce type, où les considérations financières ou de « buzz » prennent le pas sur les objectifs économiques et de progrès du secteur financier.

Dans le même temps, d’autres transformations affectent le secteur avec une intensité variable.

La première est le mouvement poursuivi par beaucoup d’institutions pour disposer dans chacun de leurs pays d’implantation d’une filiale vie et d’une filiale non-vie. Depuis 2010 par exemple, une dizaine de compagnies d’assurance-vie ont encore franchi ce pas et consenti les efforts capitalistiques nécessaires pour la création d’une filiale-non vie là où elles étaient présentes. Cette stratégie peut effectivement créer une concurrence stimulante. Elle permet aussi aux groupes  de réaliser, dans les nations concernées par cette double implantation, des synergies génératrices d’économies au niveau global et de diversifier les risques en vue d’améliorer la rentabilité. Cependant, cette tendance conduit à une multiplication des acteurs dans chaque pays, qui pourrait être plus rapide que l’accroissement des chiffres d’affaires nationaux et être peu cohérente avec la nécessité de renforcement de chaque compagnie.

La seconde se traduit par l’intensification des relations capitalistiques entre banques et assurances en vue, pour ces dernières, de diversifier leurs réseaux de distribution et de renforcer les pratiques de bancassurance. En la matière, deux « deals » d’importance s’affichent dans l’actualité : NSIA deviendrait actionnaire majoritaire des quatre filiales dans l’UEMOA de la banque nigériane Diamond, tandis que Sunu rachèterait 59% du capital de la banque togolaise BPEC avant d’annoncer d’autres acquisitions. Si ces opérations sont validées par les Autorités de tutelle, il s’agirait de grandes premières et de la confirmation que cette connexion capitalistique est jugée comme un outil essentiel pour doper l’activité des assurances. A un niveau plus modeste, les marocaines Atijari et BCP poursuivent leur création de filiales d’assurance en zone subsaharienne, qui pourront travailler étroitement avec leurs implantations bancaires. Ces investissements devraient apporter aux compagnies intéressées un net renforcement de leurs canaux de distribution, et donc de leur chiffre d’affaires, et apparaissent en conséquence une affectation judicieuse de fonds propres accrus. Il restera à vérifier, d’un côté, si les acquisitions se sont faites au juste prix et peuvent être rentabilisées suffisamment vite et, par ailleurs, si les assureurs sauront s’allier les compétences nécessaires pour maîtriser les risques inhérents à leurs nouvelles activités bancaires. Ces contraintes risquent de ne pas être satisfaites par tous. Le fait que le secteur des assurances prenne le leadership de ces rapprochements est cependant une nouveauté et un signe encourageant.

La troisième consiste dans le rythme de création de nouveaux produits. En la matière, les changements sont, hélas, plus limités. Certes, quelques compagnies se font plus présentes dans la micro-assurance, souvent en partenariat avec des sociétés de télécommunication et à travers le téléphone mobile, ou s’essaient à l’assurance agricole tandis que l’assurance santé s’étend dans la plupart des pays. Mais on est loin de la profusion à laquelle on pourrait s’attendre à la suite des discours des états-majors. Dans les pays avancés au contraire, la fièvre des « assurtech » a pris une nouvelle dimension en 2017 et, de l’Europe aux Etats-Unis, plus d’un milliard d’USD auraient été investis en ces domaines sur le premier semestre. Les nouveautés vont de l’assurance-vie à la gestion des sinistres en passant par la couverture santé. Croissance du chiffre d’affaires et meilleure rentabilité sont les principaux objectifs visés, ce qui explique le vif intérêt des plus grands groupes mondiaux pour ces innovations. Ce besoin de meilleure prise en compte des préoccupations de la clientèle et de gestion plus rationnelle des opérations est encore plus urgent pour les entreprises modestes et insuffisamment rentables qui caractérisent l’Afrique de l’Ouest, et aurait exigé davantage d’efforts. Le manque de moyens financiers explique sans doute la lenteur des  évolutions. Pourtant, pour briser le cercle vicieux où le secteur reste enfermé, le renforcement des ressources propres des acteurs sera indissociable d’une bonne sélection des priorités d’action.

En ce point d’étape, le bilan de la réforme apparait donc mitigé et les actions menées ne semblent pas s’être orientées dans les directions prioritaires. D’autres grandes réformes récentes, comme celle du système de réassurance dans la zone, pourraient encore compliquer la situation : la préférence accrue qui va être donnée aux compagnies de réassurance de la zone pourrait en effet conduire à une hausse des coûts peu propice au développement des affaires. Face aux défis d’une mutation difficile, la pertinence de la stratégie conduite par les chefs d’entreprises du secteur et l’intensité du suivi des Autorités seront plus que jamais décisifs pour que la réforme de 2016 ne soit pas un rendez-vous manqué.

Paul Derreumaux

Article publié le 03/10/2017

 

Afrique Subsaharienne : les nouvelles fractures

Afrique Subsaharienne : les nouvelles fractures

La fracture numérique, stigmatisant un maintien de l’Afrique subsaharienne hors de la révolution des nouvelles technologies de la communication, est apparue longtemps comme une menace majeure. La vitesse avec laquelle les activités qui y sont liées se sont étendues dans les pays du Nord et le retard pris par la zone subsaharienne dans le démarrage de cette révolution laissaient croire à un impossible rattrapage. Cette crainte est aujourd’hui atténuée. Les progrès phénoménaux réalisés en Afrique dans l’utilisation du téléphone mobile, la forte montée en puissance du « mobile banking », facilitant une inclusion financière plus large, l’agilité des jeunes entrepreneurs pour les nouvelles possibilités du numérique rendent plus optimiste quant à la capacité de l’Afrique à s’associer à cette mutation.

Si ce danger décroit d’intensité, d’autres s’amplifient qui mettent à part la région subsaharienne face au reste du monde et rendent plus difficiles son développement. Au moins trois autres fractures paraissent  à cet égard déterminantes.

La plus grave est sans conteste la fracture démographique. L’Afrique devrait concentrer au XXIème siècle plus de 50% de la croissance de la population mondiale et pèsera dès 2050, avec ses 2,4 milliards de personnes, plus de 25% des habitants du monde, contre seulement 12% en 2000. Toutes les autres régions du globe seront au contraire caractérisées par un ralentissement de leur progression de leur population, voire par un recul de celle-ci. L’inertie des mouvements démographiques rend à la fois ces hypothèses très probables, et sans doute minimales, et le changement des tendances seulement possible à long terme. Cette vive poussée est présentée par les optimistes comme un atout pour le continent, en raison de ses promesses pour une croissance économique stimulée par la forte hausse de population active et l’émergence des classes moyennes. Or deux constats imposent une vision plus pessimiste. D’abord, les créations d’emplois, y compris informels, ne suivent nulle part le rythme d’arrivée des actifs sur le marché du travail, ce que ne mettent pas en valeur des statistiques officielles de chômage biaisées par des définitions peu pertinentes. Ensuite, les carences des systèmes éducatifs et de formation professionnelle n’apportent pas aux systèmes économiques suffisamment de demandeurs d’emploi répondant aux besoins en main d’œuvre qualifiée des secteurs à forte valeur ajoutée. L’accroissement des actifs et des consommateurs est donc loin d’aller automatiquement de pair avec celui de la  population. De plus, suite à ce double hiatus, l’émigration, notamment des jeunes, devrait rester pour beaucoup de nations africaines une variable d’ajustement inévitable en complément des mesures en faveur de l’emploi et d’une meilleure formation. Dans les pays du Nord, la diminution des populations actives et la désaffection des nationaux pour certains métiers pourraient trouver une solution dans cette émigration africaine. Les esprits ne semblent pourtant pas prêts à la mettre en œuvre de façon consensuelle, ni dans les pays de départ ni dans ceux d’accueil, au risque de devoir gérer le moment venu des tensions plus fortes nées d’une aggravation des écarts entre les zones.

Une deuxième différence majeure est celle de la gouvernance. Certes, celle-ci est loin d’être toujours exemplaire dans les nations avancées comme le montrent les avatars récents du choix du  Brexit, des résultats de la dernière élection américaine, voire des péripéties de la présidentielle française. Mais, dans ces cas, des contrepouvoirs savent ensuite montrer leur puissance et réintroduire rapidement, après ces poussées de fièvre, une bonne dose de rationalité ou de modération. En Afrique, où l’importance d’un leadership de grande qualité est aussi essentielle en raison de l’importance des choix à opérer et des actions à mener, la situation de la gouvernance politique, administrative et économique est souvent beaucoup plus contestable. Des pratiques électorales au fonctionnement des entreprises en passant par la qualité des dirigeants politiques, les dommages causés par la corruption et les oppositions administrations/secteurs privés, les faiblesses sont multiples, et les améliorations trop lentes. De plus, la rareté et la faiblesse des contrepouvoirs tout autant que le silence ou la tolérance des partenaires étrangers  sont autant d’incitations manquantes aux changements. Faute d’accélération de ceux-ci, il est à craindre que cette fracture des gouvernances soit aussi un handicap majeur du continent.

La fracture énergétique constitue un troisième péril. Parmi toutes les infrastructures, l’énergie est une de celles où les investissements réalisés ont été jusqu’au début des années 2010 les plus insuffisants : ainsi, malgré les progrès atteints dans la production et la distribution d’énergie électrique, le pourcentage de personnes connectées aux réseaux nationaux est le plus faible du monde et le nombre  total d’individus n’ayant pas accès à l’électricité continue à croître en valeur absolue. De plus, les réalisations en termes d’énergie renouvelable sont encore modestes, surtout en comparaison avec les potentialités du continent pour l’hydraulique, l’éolien et le solaire. La lourdeur des autorisations administratives requises, la faible liberté parfois laissée aux initiatives privées, le coût élevé des projets sont autant de freins à l’essor de ces énergies nouvelles. Pendant ce temps, les pays avancés semblent avoir définitivement donné la priorité à ces énergies qui devraient être majoritaires sur leurs sols dans quelques décennies. L’Afrique risque donc de connaitre ici encore un profond écart, à la fois quantitatif et qualitatif, avec les régions les plus développées, qui sera lourd de répercussions négatives sur ses performances à venir et sur les changements climatiques.

Les pays subsahariens qui réussissent à arrêter ou à réduire tout ou partie de ces fractures sont pour l’instant très minoritaires et leurs succès fragiles et réversibles. Ils montrent cependant que, heureusement, le pire n’est jamais sûr, et donnent espoir à tous. Leurs avancées donnent dans tous les cas quelques leçons. La première est le rôle déterminant des Autorités politiques nationales, et donc des qualités que celles-ci doivent réunir, dans le comportement, dans la réflexion et dans l’action. La deuxième est que le salut viendra d’abord des pays du continent eux-mêmes et de leurs capacités à consentir les efforts nécessaires, à conduire les changements requis et à œuvrer avec ténacité dans les bonnes directions. La troisième est le rôle d’accélérateur que pourraient jouer les partenaires étrangers s’ils acceptent de faire eux-mêmes les réformes d’approche qui s’imposent et de consacrer au développement économique de l’Afrique les ressources financières depuis longtemps promises.

Paul Derreumaux

Crowdfunding en Afrique : le meilleur et le pire

Crowdfunding en Afrique : le meilleur et le pire

 

Le « crowdfunding », ou financement participatif, est une idée ancienne remise au goût du jour par l’évolution des techniques. En l’occurrence, il évoque le financement d’un projet ou d’une structure sans intermédiaires, telles les banques ou la bourse, par une mise en contact directe entre un demandeur et des offreurs de ressources financières. Le processus est ancien : les appuis financiers amicaux et familiaux, les dons, les sociétés mutuelles, par exemple, ont de tous temps relevé de ce principe. L’arrivée massive de l’internet à la fin des années 1990, puis des réseaux sociaux, a fourni un nouvel instrument au service de cette approche communautaire, par la création de plateformes informatiques facilitant et accélérant cette entrée en relation. Les industries artistiques (cinéma, musique) en ont été les précurseurs. La pratique s’est ensuite largement répandue à d’autres secteurs, notamment l’immobilier et les « start-up » des nouvelles technologies. Les « business angels », institutions d’appui à la création de jeunes entreprises, y ont trouvé un moyen bien adapté à leurs objectifs et ont  contribué à sa diffusion. D’autres éléments jouent aussi pour expliquer l’audience croissante du crowdfunding : profusion actuelle de capitaux en quête de placements, espoir de rémunérations élevées face à des placements classiques aux taux très bas, goût de plus en plus prononcé pour des actions de solidarité sont quelques-uns de ces facteurs. Même s’il reste encore un mode financement très minoritaire, le crowdfunding fait donc aujourd’hui partie du paysage financier des pays du Nord.

Le terme et son contenu ont récemment pénétré l’Afrique où la question des ressources propres des entreprises est encore plus difficile et où toute nouvelle idée est la bienvenue. Certes, les plateformes informatiques spécifiques sont encore rarissimes mais, sous des formes plus traditionnelles et moins automatisées, l’Afrique subsaharienne a déjà accueilli diverses expériences de ces financements participatifs.

Certaines ont été des réussites. L’une des plus remarquables en zone francophone est sans doute celle qui a présidé à la naissance des deux premières BANK OF AFRICA et de leur holding African Financial Holding (AFH), qui ont été à l’origine d’un des principaux groupes bancaires africains. Les BANK OF AFRICA du Mali et du Benin ont ainsi rassemblé pour leur création « ex nihilo », respectivement en 1982 et 1989, des centaines d’actionnaires privés nationaux. A cette fin, les promoteurs ont multiplié dans chaque cas les réunions pour toucher directement le public le plus large, parfois avec l’appui de leaders d’opinion, et le convaincre d’investir même modestement. La force et la qualité de ces contacts directs ont été  déterminantes pour le succès de ces opérations et l’entrée en bourse ultérieure de ces sociétés, bien réussie, a prouvé le maintien de ce climat de confiance. Cette même confiance mutuelle basée sur des contacts étroits et un « parler vrai » des promoteurs a eu les mêmes résultats positifs au niveau de la holding, où le capital a été multiplié par 200 et le nombre d’actionnaires par 10 en 20 ans. Les multiples nationalités de ceux-ci ont seulement rendu l’exercice encore plus difficile sans vraiment l’entraver.

A l’opposé, de graves constats d’échec sont observés. L’un des plus récents est celui des « projets d’agro-business » privés – hévéa, cultures maraîchères –  lancés en Côte d’Ivoire en 2016. Au terme d’une habile campagne de promotion et de promesses mirifiques de rendement, des dizaines de milliers de souscripteurs, de l’intérieur et de la diaspora, ont apporté directement à quelques sociétés privées des ressources évaluées à plusieurs dizaines de milliards de CFA. Les réalisations n’ont cependant pas suivi et une bonne partie des fonds réunis a disparu des comptes bancaires des sociétés concernées. Devant la menace d’une crise sociale, l’Etat a été contraint d’engager lui-même début 2017 le remboursement des fonds ainsi disparus, en attendant d’hypothétiques autres solutions. Des nations comme le Nigéria affrontent régulièrement de telles difficultés. De même, dans l’immobilier, il est fréquent de rencontrer des promoteurs qui collectent auprès des ménages de premières souscriptions pour la réalisation de programmes de logements et disparaissent avant la fin de ceux-ci. L’effet de telles malversations pénalise gravement les entrepreneurs sérieux qui souhaitent recourir au financement participatif et retardent d’autant des investissements utiles.

Pour contrer ces risques, les pays les plus avancés mettent peu à peu en place des réglementations qui encadrent le système de mobilisation d’une épargne collective, limitent les abus possibles et prévoient des sanctions. Ces garde-fous seraient sans doute particulièrement utiles en Afrique pour limiter les dérives. Toutefois, les deux meilleures protections seront ailleurs. La première réside dans la qualité des projets présentés et, encore plus, de leurs initiateurs, afin que la confiance, sur laquelle est totalement basé ce système, soit pleinement justifiée. La seconde est que les investisseurs acquièrent une capacité d’analyse minimale pour mieux résister aux sirènes de leur propre cupidité et, souvent, des mensonges des promoteurs. La route sera longue pour que ces deux conditions soient réunies mais les possibilités qu’offre cette forme de mobilisation de ressources méritent ce combat.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/08/2017

Oser entreprendre

Oser entreprendre en Afrique subsaharienne : Mode d’emploi

 

Pas à pas, souvent dans l’indifférence, parfois dans la douleur, le secteur privé local progresse en Afrique subsaharienne. Comme partout ailleurs, oser entreprendre est en ces lieux un exercice difficile. Toutefois, sa complexité relève ici d’une audace frôlant l’inconscience. Il est donc préférable d’oublier rapidement de rêver aux modèles que sont Bill Gates, Armuncio Ortega ou, bien sûr, Aliko Dangote, pour se plonger dans la dure réalité du terrain,

L’entrepreneur doit avoir des personnalités multiples. Il ne lui suffit pas d’avoir le goût de l’indépendance, qui l’amène à préférer ce chemin risqué plutôt que celui de salarié, cadre ou non, dans une entreprise existante. Il lui faut aussi, tel un coureur d’obstacles, franchir d’abord toutes les étapes qui pourront le mener au démarrage de sa société et faire montre, à cette fin, de nombreuses qualités. D’abord être un visionnaire en ayant au moins une idée précise, concrète, si possible originale, sur laquelle s’appuiera son projet d’entreprise. Etre ensuite un stratège en définissant toutes les caractéristiques que présentera son activité afin de transformer son idée originelle en réalité objective : c’est sans doute la phase décisive, qui permet de donner vie à l’abstraction de départ. Etre aussi un « honnête homme » – au sens français du Siècle des Lumières-, en étant capable de connaitre au mieux les principales facettes de l’environnement dans lequel il va travailler, pour éviter les pièges et se saisir des opportunités chaque fois que possible. Etre encore un homme-orchestre en maîtrisant tous les aspects qu’il aura à gérer dans sa vie quotidienne de chef d’entreprise : juridiques, sociaux, financiers, humains, administratifs, fiscaux, éventuellement judiciaires. Etre enfin un bon planificateur pour organiser en détail les phases préparatoires à son entrée en activité, afin de devenir pleinement opérationnel dans les meilleures conditions et les plus brefs délais.

S’il réussit tout cela, le promoteur est bien armé pour affronter une autre difficulté majeure, celle du financement de son entreprise. En la matière, il devrait vite renoncer à fonctionner totalement à crédit. L’autofinancement est en effet indispensable tant du point de vue de son futur partenaire banquier, qui veut ainsi connaitre la réalité de l’engagement du promoteur et l’importance de ses moyens financiers, que du côté du chef d’entreprise, qui pourra difficilement rentabiliser son projet s’il a à rembourser la totalité du coût de ses investissements, majoré des intérêts bancaires. Il peut apporter ces fonds propres de différentes manières : seul ; grâce à des appuis familiaux ou amicaux ; par des regroupements plus larges, notamment permis par de  nouvelles techniques comme le « crowdfunding » ; avec des fonds d’investissement qui vont accompagner l’entreprise pour quelques années. Dans tous les cas, le promoteur doit savoir que l’entrée de partenaires au capital de la société ne l’aidera guère dans son travail quotidien, mais fera porter sur lui des responsabilités accrues d’information et de transparence dans sa gestion, en contrepartie des fonds apportés. C’est spécialement vrai pour les fonds d’investissement, qui se sont multipliés en Afrique et sont maintenant adaptés à toutes les tailles d’investissement, y compris les Petites et Moyennes Entreprises (PME). Ces types d’investisseurs organisent en outre immédiatement leur sortie future de la société, à des conditions souvent onéreuses pour les promoteurs s’ils doivent assurer eux-mêmes ce rachat. Dans certains cas toutefois, et surtout pour les PME, ces fonds peuvent amener un encadrement et un soutien technique et organisationnel capables d’aider la jeune entreprise au début de son activité, et sont donc fort utiles.

Une fois ces ressources propres mobilisées, reste à obtenir des banques ou des autres prêteurs potentiels – bailleurs de fonds internationaux, fonds d’investissement – les autres concours nécessaires. Le succès dépend de la capacité de l’entrepreneur à donner la preuve de son autofinancement, de la qualité de son « business plan » et de la fourniture de garanties demandées par le prêteur. Celui-ci se tournera d’abord, par facilité et habitude, vers des garanties immobilières. Or, celles-ci sont rarement disponibles pour les nouveaux entrepreneurs, surtout s’il s’agit de PME. Des progrès ont été faits dans la mise au point de solutions alternatives : création de fonds de garantie nationaux ou régionaux, interventions « ad hoc » d’institutions bilatérales ou multilatérales. Les innovations et efforts d’adaptation des banques sont cependant très insuffisants tandis que des solutions novatrices, telles les sociétés de caution mutuelle, sont rarement introduites alors qu’elles sont bien adaptées aux traditions africaines. De la capacité des financiers à faire ces efforts d’imagination et à trouver, en liaison avec les entrepreneurs, des formes de coopération mutuellement acceptables, dépendra en bonne part l’accélération de l’essor des secteurs privés nationaux.

Si la nouvelle entreprise triomphe de ces différentes épreuves et prospère, elle aura à choisir les meilleures pistes pour son expansion. Elle peut déjà compter sur quelques donnes favorables : outre l’immensité des besoins à satisfaire et des vides à combler, qui multiplient les possibilités d’action pour les nouveaux arrivants, les nouvelles technologies offrent en de nombreux secteurs l’occasion d’investir à moindres frais et avec une efficacité accrue. L’approche multi-pays de plus en plus présente dans le secteur privé africain permet aussi de compenser la petitesse des marchés nationaux et de profiter des perspectives régionales qui devraient être progressivement privilégiées par les Autorités. En revanche l’environnement impose toujours des comportements spécifiques : il faut notamment trouver le bon équilibre entre la délégation de certains pouvoirs aux cadres de la société et le contrôle rapproché du « patron », qui demeure longtemps primordial en raison de l’influence déterminante en Afrique de la qualité et de l’engagement personnel des individus sur le résultat obtenu. Lorsque la société grandit, la structuration indispensable de celle-ci se heurte aux difficultés considérables de recrutement d’agents et de cadres qualifiés, rencontrées dans la plupart des pays. Si tous ces obstacles sont franchis, restera alors une alternative cruciale le moment venu : croissance maximale pouvant conduire un jour à l’entrée de nouveaux actionnaires plus puissants et majoritaires, ou préservation prioritaire de l’indépendance même  au prix d’un développement plus limité. Le choix est alors au moins autant philosophique et personnel que financier. Il sera de toute façon le témoignage d’une belle réussite.

Tout au long de sa vie, l’entreprise aura à subir les conséquences de la politique menée par les pouvoirs publics à l’égard du secteur privé et des entrepreneurs. En la matière, l’indicateur « Doing Business » mis au point par la banque Mondiale, espèce de comparateur mondial de performances  de l’environnement dans lequel travaillent les entrepreneurs, est devenu la référence incontournable. Les pays africains sont entrés dans la compétition pour savoir chaque année celui qui est « le plus réformateur » et l’émulation a entraîné en effet au fil des ans des progrès incontestables sur des sujets essentiels : facilité de création des sociétés ; rapidité des importations et exportations ; avantages pour les investissements ; sécurité foncière ; fonctionnement de la justice :.. Il est ainsi parfaitement possible de créer désormais en trois jours une entreprise au Mali comme dans beaucoup de pays. Pourtant, ces avancées très médiatisées restent souvent modestes et, sur les 54 pays du continent, seuls une dizaine –toujours les mêmes – figurent parmi les 100 meilleurs classés au monde. Les questions concernées, malgré leur importance, laissent en outre de côté quelques lacunes majeures des politiques publiques. D’abord, les Etats cherchent rarement à encourager concrètement les bonnes pratiques et l’efficience des entreprises et la corruption est souvent le plus court chemin pour arriver au but : l’attribution des marchés publics ou l’octroi d’avantages liés au Code des Investissements en sont des exemples flagrants. En second lieu, face à la question dramatique des créations d’emploi insuffisantes, les pouvoirs publics multiplient les projets d’ « identification et de formation d’auto-entrepreneurs », souvent dans des secteurs relevant plus du passé que de l’avenir, avec l’appui « généreux » de bailleurs de fonds plus soucieux d’actions claironnantes que de résultats positifs à long terme. La durée limitée de ces actions, les choix contestables des secteurs retenus, l’absence de prise en considération des qualités rares que doivent présenter ces candidats entrepreneurs, comme rappelé ci-avant, leur motivation insuffisante face aux contraintes vécues, expliquent les lourds taux d’échec. Il serait sans doute très préférable, et plus économique, de privilégier au contraire la construction rapide d’un environnement solide propice à l’épanouissement et à la croissance de toutes les entreprises existantes, plutôt que la création de toutes pièces de nouveaux entrepreneurs. Enfin, le même gâchis financier s’observe dans les créations de structures publiques censées favoriser l’enseignement professionnel et la formation, qui sont souvent mal connues, parfois redondantes, et mal connectées avec les entreprises et leurs regroupements corporatistes mieux avertis des besoins réels de l’économie. Le soutien, bien contrôlé, d’actions directement conduites par les entreprises serait certainement plus efficace.

Faute d’une offre d’emplois suffisante, le secteur privé subsaharien se nourrit à la fois de ceux qui ont une « âme d’entrepreneur » mais aussi de ceux, bien plus nombreux, qui choisissent cette voie par défaut d’activité salariée. Le poids très prédominant du second groupe explique que les échecs soient ici encore beaucoup plus nombreux que sous d’autres cieux. La prise en compte par les pouvoirs publics des véritables besoins des acteurs économiques, et particulièrement de ceux qui débutent, devrait permettre d’accroître nettement les chances de succès des nouveaux entrepreneurs. Les Etats ont beaucoup à y gagner, pour le nombre d’emplois durables créés comme pour le renforcement des appareils économiques nationaux. Il leur faut seulement une bonne analyse de la situation et des changements nécessaires, et la volonté politique de mettre ceux-ci en œuvre avec sincérité et détermination. Il n’est nul doute qu’ils trouveraient alors à leurs côtés une jeunesse avide de travail et riche d’énergie.

Paul Derreumaux

Brexit, Trump, France 2017 : quelques dures leçons pour l’Afrique ?

Brexit, Trump, France 2017 : quelques dures leçons pour l’Afrique ?

 

En moins de 12 mois, trois votes majeurs auront sans doute remis en question pour beaucoup d’africains le modèle de démocratie qu’ils pouvaient imaginer dans les principaux pays du Nord.. En juin dernier, la Grande-Bretagne décidait, après une campagne mensongère et meurtrière,  de sortir de l’Union Européenne où elle était entrée en 1973. Dix mois plus tard, personne n’est encore vraiment capable de savoir jusqu’où mènera ce « Brexit », et les risques économiques sous-jacents du vote sont toujours d’actualité. Aux Etats-Unis en novembre dernier, l’outsider Donald Trump s’est imposé, après une bataille électorale pour le moins médiocre, grâce à des arguments souvent jugés  irréalisables mais qui ont fait mouche. Six mois après, la démocratie américaine a prouvé sa capacité à bloquer les idées tourbillonnantes du nouveau Président. M. Trump n’a cependant pas renoncé à profiter du moindre espace d’action, comme le montrent la crise avec la Corée du Nord et l’annulation de l’ « Obama Care ». En France, l’élection présidentielle intervient après un quinquennat où les questions sociétales et de sécurité ont pris le pas sur des réformes économiques aux résultats médiocres. Des évènements exceptionnels ont marqué la campagne: poids inhabituel des « affaires » ; primaires dans les grands partis où les perdants n’ont pas respecté leurs engagements ;  victoire d’un candidat largement mis en avant par les médias ; succès des extrémismes de droite et de gauche. Les résultats du premier tour ont donc pris de court tous les acteurs du jeu politique et amené un deuxième tour aux débats décevants et au résultat largement prévisible.

Logiquement attentive aux évènements politiques de ces trois grands partenaires du continent, l’Afrique pourrait sans doute tirer au moins trois leçons de ces nouveautés.

D’abord, le nombre et la violence des attaques personnelles, le rôle clé de l’action médiatique au profit de certains, le caractère clairement mensonger ou impossible de beaucoup de promesses ne permettront plus que ces élections constituent des modèles pour l’Afrique. L’assassinat perpétré à Londres en juin dernier a constitué un retour vers des comportements passés qu’on pouvait espérer désormais exclus. En France, la délectation avec laquelle les médias ont d’abord privilégié les déboires judiciaires de M. Fillon, le traitement inégal longtemps accordé aux divers candidats dans l’accès à la parole rappellent trop de scénarii africains logiquement critiqués. La campagne américaine avait elle-même eu en 2016 son lot d’injures réciproques et d’anomalies. La qualité des options politiques et programmes de gouvernement présentés s’en est donc trouvée moins déterminante qu’elle ne l’aurait dû en cette période cruciale. Il en résulte une conclusion majeure : dans les deux élections anglaise et américaine, les résultats ont été immédiatement contestés à travers de grandes manifestations. En France, les deux concurrents du deuxième tour représentent de même nettement moins de 50% des électeurs et le choix final pourrait soulever des débats inconnus depuis longtemps. Cette situation, qui fait penser à celle de nombreux pays africains, n’incitera pas ceux-ci à améliorer leurs pratiques.

En second lieu, un thème central de ces trois joutes électorales a été le choix entre le repli sur soi et l’ouverture sur l’extérieur – le monde entier pour les Etats-Unis, l’Europe pour la France et la Grande-Bretagne – . Même si le camp de l’ouverture a gagné en France, en raison de la connotation historique particulière du Front National, celui du repli aura considérablement progressé partout et aura vaincu dans les deux autres pays. Sa manifestation traduit une volonté de rupture avec l’ordre antérieur en raison de la gravité des souffrances et de la colère d’une large partie de la population face aux règles d’une Union Européenne fonctionnarisée ou d’une mondialisation amorale. Elle marque aussi l’incapacité des partis dominants à apporter des réponses valables et le refuge vers les extrêmes de gauche ou de droite, les solutions inattendues ou les personnalités iconoclastes pour faire valoir ces protestations. Il sera dès lors difficile pour ces Etats victimes de rebellions en leur sein de continuer, comme par le passé, à prôner les regroupements régionaux et l’intégration au monde extérieur comme remède au sous-développement et aux inégalités des pays les moins avancés. Les adversaires de ces options ne manqueront pas de s’emparer de cette fronde des pays nantis pour ralentir les progrès possibles de  coopérations régionales déjà très bureaucratisées et peu performantes. Même si l’embarras et les reculs parfois déjà amorcés à Londres et Washington remettent en cause cette approche nationaliste, le mal aura été fait.

Enfin, les confrontations ont mis en exergue des espaces géographiques de plus en plus antagonistes : les grandes villes contre les petites cités et les campagnes. Les premières relèvent la tête après la crise mondiale de 2008 et leurs habitants sont, au moins pour une fraction, emportés dans les bénéfices de la compétition mondiale. De celle-ci, les secondes ne supportent surtout que les inconvénients – isolement, dégradation des services publics, chômage… – et perdent l’espoir d’être aspirées vers le haut dans leurs conditions de vie par le dynamisme des principales agglomérations. Cette dichotomie spatiale est une réalité bien plus avancée en Afrique, surtout subsaharienne. Dans celle-ci, quelques grandes zones urbaines, en rapide accroissement, tirent beaucoup plus d’avantages des croissances du Produit Intérieur Brut (PIB) et des progrès de certaines infrastructures que les zones rurales marquées par des établissements d’enseignement et de santé souvent en déshérence, des pertes continues de substance économique et un sentiment d’abandon aggravé par la montée de l’insécurité. A la différence des pays du Nord, ces régions s’expriment en outre rarement dans les élections, même si elles sont encore pour un temps les plus peuplées, et ne sont donc même pas courtisées par les dirigeants. Leur sombre tableau pourrait bien être une vision futuriste des espaces ruraux français si les tendances actuelles ne sont pas d’urgence corrigées.

Ces trois mauvais exemples amèneront-il les responsables des pays les plus avancés et les grandes organisations qu’ils dirigent à plus d’humilité et à un remaniement des discours et des actions pour les politiques de développement. Ce n’est qu’un espoir mais pas une certitude. Pourtant, alors que la croissance économique de l’Afrique a faibli et où les réformes structurelles lui sont demandées avec insistance, la prise en compte des échecs, lacunes et insuffisances vécues au Nord pour une refonte des stratégies recommandées aux pays subsahariens serait particulièrement opportune et synonyme de plus d’efficacité. Souhaitons que les nouveaux leaders de notre monde le comprennent.

Paul Derreumaux