Hommage aux soldats de l’armée malienne et à ses morts

Hommage aux soldats de l’armée malienne et à ses morts

 

L’insécurité qui règne en de nombreux endroits du Nord et du Sud du Mali et la capacité de l’armée malienne à faire front aux terroristes qui menacent le pays sont avec juste raison dans les conversations d’un grand nombre de citoyens. On disserte à l’infini sur les moyens disponibles de l’appareil militaire, sur la place à laisser aux alliés étrangers, sur la stratégie à suivre pour corriger les faiblesses constatées et arriver à une victoire finale face à l’ennemi.

Curieusement cependant, cette armée reste pour beaucoup  « sans visage ». Je n’ai pas lu ou vu jusqu’ici de journalistes maliens retraçant par des reportages le quotidien des soldats, sous-officiers et officiers dans leurs garnisons sur le territoire ou dans leurs patrouilles face à un ennemi difficilement saisissable. Secret défense ? Les responsables militaires ont les moyens de veiller à ce que ces articles ou émissions ne divulguent pas des données à caractère stratégique. De plus, les attaques des terroristes semblent montrer qu’ils disposent de réseaux d’informations et d’infiltration suffisamment efficaces pour ne pas dépendre de ces analyses de non-professionnels de la guerre. Manque de moyens financiers des médias nationaux ? Sans doute, mais il est vraisemblable qu’ils trouveraient assez aisément des contributions financières, publiques ou privées, nationales ou étrangères, pour les aider si nécessaire dans ce travail alors que les plus hautes Autorités ont bien déclaré que le pays est en guerre et que l’Etat doit mettre en valeur ceux qui portent l’essentiel de son poids. Ces reportages seraient pourtant utiles à divers points de vue. Ils montreraient à nos militaires que le pays s’intéresse à leur destin et à leurs attentes, mais aussi aux difficultés et souffrances qu’ils doivent endurer, et contribueraient ainsi à renforcer leur moral. Ils donneraient à tous les citoyens une meilleure connaissance et compréhension de ce que vivent et pensent ceux qui sont au front, permettraient d’éviter les désinformations ou les scénarii complotistes sans fondement. Ils amèneraient ainsi à faire évoluer vers une meilleure communion les troupes qui risquent leur vie et le peuple qu’ils défendent. Difficultés pratiques ? Certes. Mais le Mali compte de bons journalistes. En outre, la multiplication de telles enquêtes conduirait à l’amélioration progressive de leur qualité. En ce domaine aussi d’ailleurs, la coopération internationale pourrait jouer un rôle d’accompagnement pour éviter que seuls les grands médias étrangers nous content la vie des Forces Armées Maliennes (FAMA) et l’âpreté de leurs combats.

Mais ce manque de personnalisation parait encore plus pesant et cruel vis-à-vis des soldats qui ont perdu leur vie.  2019 n’a pas été en effet une année comme les autres. Hors de Bamako, l’insécurité a explosé en de nombreux endroits, et les militaires maliens, plus encore que leurs alliés de la France ou de la Minusma, ont lourdement souffert en pertes de vies humaines durant cette période. Plusieurs drames collectifs, Mondoro, Boulkessi, Indélimane pour les plus récents, ont frappé au cœur la nation et ému le monde entier, et ont visé directement des camps militaires tandis que de nombreuses mines ont entrainé d’autres victimes. En lisant les commentaires, souvent trop lapidaires, relatant les horreurs constatées, quelques vers, terribles, de Victor Hugo racontant la campagne de Russie de l’armée napoléonienne remontent inévitablement en mémoire :

            « …Toutes les nuits, qui vive ! alerte, assauts ! attaques !

            Ces fantômes prenaient leurs fusils, et sur eux

            Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux,

            Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,

            D’horribles escadrons, tourbillons d’hommes fauves.

            Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait. ».

Comment ne pas se sentir concernés par la vision de ces jeunes hommes et de leurs ainés confrontés à des assaillants sans doute plus aguerris, plus lourdement armés et plus déterminés à tuer, voire à massacrer ? Comment ne pas souhaiter en savoir davantage sur eux pour qu’ils ne soient pas des « fantômes ? Nous n’avons guère que de sombres statistiques égrenant le nombre de décès qui s’accroit à trop grande vitesse. Pas de reportage sur le terrain qui puisse nous aider à essayer de comprendre l’innommable et à mieux connaitre les disparus et partager le deuil de leurs familles. Qui étaient-ils finalement ? De quelle région et de quel village étaient-ils originaires ? Représentaient-ils bien à eux tous la mosaïque si harmonieuse des populations du Grand Mali -bambaras, sarakolés, peuls, sonrhai, et tous les autres-, unis dans le même combat de défense des valeurs de tolérance et de communauté ancestrale ? Comment ne pas s’intéresser en particulier aux plus jeunes, peut-être les moins expérimentés, mais peut-être aussi les plus vaillants et les plus enthousiastes, fauchés d’un coup par ces attaques ou ces attentats aveugles, enlevés à l’affection des leurs et à leur destin ?

Avec cette meilleure connaissance des soldats disparus et la force des relations sociales au Mali, il est certain qu’un très grand nombre de familles serait directement concerné par ces victimes, aidant les plus proches de celles-ci à mieux supporter leur peine, et que le pays tout entier renforcerait encore son appui et sa solidarité aux FAMA.

Ce surcroit de solidarité autour des forces nationales au combat pourrait enfin contribuer au sursaut national que tous appellent de leurs vœux face à l’impitoyable menace terroriste. Car la situation, quelque difficile qu’elle soit, ne peut conduire au découragement. L’Histoire ancienne a montré les grandes réalisations qu’ont su accomplir le Mali et quelques dirigeants légendaires, et les prouesses parfois réalisées dans les moments les plus sombres. C’est dans les périodes de grande adversité, comme celle connue aujourd’hui, que le génie d’un peuple doit puiser dans ses racines pour trouver les solutions aux problèmes qu’il affronte. Mais c’est dans le présent et non dans le passé que doivent être trouvées les nouveaux chemins à suivre face à ces nouveaux risques. Le contexte dépasse d’ailleurs le cas du Mali et s’étend aussi au Burkina et au Niger, eux aussi très durement soumis aux mêmes outrages. L’heure est donc à une riposte immédiate, multiforme, proportionnée aux attaques subies, et parfaitement coordonnée entre tous les Etats de la région et leurs alliés étrangers. Deux évènements devraient permettre d’initier sans tarder cette réponse.

Au Mali, la toute prochaine Fête de l’Armée pourrait être pour la nation entière une occasion de rendre un hommage exceptionnel à chacun des militaires maliens déjà morts au combat et de montrer à toutes les troupes mobilisées que les citoyens s’identifient à elles et sont prêts à s’associer au quotidien à leurs efforts et à leurs sacrifices. Pour l’ensemble de la région, tous les acteurs, locaux ou extérieurs, qui affichent leur volonté de lutter contre le terrorisme, ont à mettre au point d’urgence ensemble, à Pau ou ailleurs, de nouvelles façons d’opérer en commun, en transparence et sans égoïsme. Toute autre approche ne ferait que le jeu d’un adversaire sans état d’âme, résolu à précipiter le Sahel vers le drame.

Paul Derreumaux

Article publié le 13/01/2020

 

 

Ombres et lumières d’Afrique

Ombres et lumières d’Afrique

 

Chers lecteurs de « REGARD D’AFRIQUE »,

J’ai le plaisir de vous annoncer la sortie, fin octobre 2019, de mon nouvel ouvrage OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE -Tome II, publié aux Editions ivoiriennes NEI-CEDA.

Ce livre, honoré d’une Préface de M. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier Ministre et excellent connaisseur de l’Afrique, a pour sous-titre « Chroniques de temps d’incertitude ». Ce choix m’a semblé bien approprié à la variété des situations et aux nombreux changements que vivent présentement la plupart des pays du continent.

Vous trouverez, ou découvrirez, ci-après un extrait de ce livre, qui explique plus en détail les raisons ayant fondé son intitulé et qui présente les lignes directrices suivies par cet ouvrage.

Ce travail se veut à la fois une description précise des réalités de terrain en Afrique subsaharienne pour les divers sujets abordés, qu’ils soient économiques, politiques ou sociaux, mais aussi une réflexion sur les causes et les conséquences de ces données concrètes pour l’avenir de l’Afrique. J’espère que cette double approche vous plaira.

Bonne lecture à tous.

 

 

« L’homme de cœur est celui qui se fie jusqu’au bout à l’espérance.

          Désespérer, c’est lâcheté »     Euripide

 

Il y a quelque trois ans, j’avais intitulé mon livre de chroniques, rassemblées progressivement sur la période 2013/2015, « Ombres et Lumières d’Afrique ». Ce qui m’avait en effet frappé était le mouvement de fond de l’« Afro-optimisme » qui s’était emparé du continent subsaharien. Il le faisait passer d’un vaste espace n’inspirant que tristesse, crainte ou découragement, selon que vous l’aimiez, le fuyiez ou le regardiez, à une région désormais mieux intégrée au globe et pouvant apporter une contribution positive à son avenir. Tout en accueillant encore les humanitaires et les Partenaires Techniques et Financiers (les « fameux » PTF), l’Afrique s’était mise à inspirer les politiques et les intellectuels et à séduire les économistes et les financiers. Les transformations dans les économies et les systèmes financiers étaient deux moteurs importants de cet espoir.

Trois ans plus tard, mon sentiment est plus mitigé. Les zones d’ombre se sont plutôt épaissies, en particulier dans trois directions. D’abord celle de la contrainte démographique. Inexorable et immédiate mais quasiment invisible au jour le jour, elle impose sournoisement ses effets négatifs alors que, sortant de l’horizon chronologique de vision des hommes politiques, elle n’est guère considérée comme une urgence absolue. La « transition démographique » n’est quasiment pas engagée et certains la considèrent encore comme inutile, voire nuisible. En second lieu, celle de la sérénité politique – bonne gouvernance et sécurité des personnes et des biens -. Certes, divers pays ont évolué vers une démocratie et un état de droit respectueux des possibilités d’alternance, des minorités et des libertés individuelles. Mais l’insécurité s’est étendue et aggravée dans de vastes zones, et notamment au Sahel, les constitutions sont trop souvent « révisées » en dehors de l’intérêt général, les responsabilités des Etats sont trop rarement assumées dans l’éducation la santé et la justice. Enfin, celle d’une croissance économique anémiée depuis 2016 sur l’ensemble de la zone subsaharienne. Elle entraine un recul du revenu par habitant, une diminution des moyens d’action déjà insuffisants des Etats, une plus grande difficulté de réformes structurelles et des retards accrus d’investissements indispensables, en particulier dans les infrastructures.

Mais le tableau d’ensemble n’est pas uniquement influencé par ces menaces. Pareilles à des rayons lumineux qui persistent, des raisons d’optimisme sont toujours présentes, et parfois se consolident. La première est celle de la résilience d’un secteur privé que la plupart des décideurs s’accordent maintenant à soutenir, souvent faute d’autre voie identifiée : son dynamisme, ses résultats plutôt positifs, l’adhésion de la jeunesse à ses valeurs, les innovations qu’il apporte sont en mesure de relancer la croissance économique, surtout si une approche moderne et structurée prend plus de place par rapport à l’approche traditionnelle et informelle. Une autre donnée positive est celle de la santé toujours bonne de quelques secteurs d’activité. Les sociétés de télécommunications poursuivent ainsi leur saga, fidélisant avec de nouveaux services leur clientèle toujours en hausse, et donnent à l’Afrique une position pionnière. Les banques sont engagées partout dans de profondes réformes, qui peuvent les perturber à court terme mais les conduiront à une solidité et à un niveau de qualité accrus, qui leur permettront de mieux assumer le rôle qui leur revient. Les assurances, les marchés financiers pourraient leur emboîter le pas s’ils dépassent leurs difficultés actuelles. Enfin, le troisième constat est que des pays et des régions réussissent à faire largement mieux que la moyenne générale, en politique et/ou en économie. L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) continue ainsi à engranger un taux de hausse annuelle de son Produit Intérieur Brut (PIB) de plus de 6%. Au Rwanda ou en Ethiopie par exemple, les réformes économiques s’effectuent à marche forcée, conçues et mises en œuvre par un pouvoir politique fermement engagé dans ces combats, contrôlant les résultats obtenus et encourageant les acteurs qui vont dans la même direction : leurs croissances, qui atteignent maintenant 7% l’an, voire au-delà, sont élogieuses de la pertinence de ces efforts.

C’est peut-être ici que se situe l’une des principales originalités de cette nouvelle période triennale, celle de la diversité de plus en plus grande de l’Afrique subsaharienne. Ce constat est logique : dans un contexte international et local moins porteur, les différences de qualité des politiques suivies et d’intensité des transformations accomplies conduisent à des écarts plus tranchés. Il est aussi, d’une certaine manière, encourageant : le changement est possible. Il est en revanche élitiste. Une seule piste parviendrait sans doute à nuancer cette tendance : celle d’intégrations régionales plus accomplies, qui apporteraient mutualisation des efforts et renforcement des effets d’entrainement. En ce domaine, les progrès ont hélas été modestes sur les trois ans écoulés. Ils devraient constituer une source d’inspiration pour le futur.

Entre échecs majeurs et motifs d’espérance, les années récentes se sont donc emplies de grandes incertitudes. Cette période mitigée pourrait aussi nous conduire à deux leçons provisoires. D’abord la réflexion comme l’action demeurent toutes deux aussi nécessaires. L’Afrique subsaharienne souffre avant tout d’un déficit de réalisations d’investissements et de réformes par suite de nombreux obstacles : poids écrasant des traditions et des contraintes sociales, effets négatifs d’une corruption trop présente, excès de priorités de toutes sortes, faiblesse des ressources financières. Mais ces lenteurs résultent aussi d’un manque trop fréquent de vision à long terme, de réflexion sur les programmes les mieux adaptés, d’une réelle appropriation voire redéfinition de processus de développement venus de l’extérieur du continent. En second lieu, le sentiment d’urgence des changements à opérer, et donc la détermination qui l’accompagne, sont encore trop rares chez les dirigeants. Les peuples semblent plus impatients, et surtout les jeunesses si nombreuses dont le destin se joue aujourd’hui, très certainement parce qu’ils souffrent bien plus que ceux qui les gouvernent et qui restent accrochés au passé. « C’est notre lumière, pas notre ombre, qui nous effraie le plus » disait Marianne Williamson. Il est temps de ne plus avoir peur et d’être prêt aux plus grandes audaces.

 

OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE-Tome II est actuellement disponible à Abidjan (à la FNAC-Cap Sud et à la Librairie de France), à Bamako (à la librairie du Grand Hotel), à Dakar ( à la librairie des Quatre Vents), à Ouagadougou ( à la librairie Jeunesse d’Afrique) et en France ou ailleurs ( sur le site de la vente en ligne de AFRICAVIVRE Laboutiqueafrique.com ). Il devrait être bientôt en librairie à Cotonou.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/11/2019

Sahel : quand sera-t-il trop tard ?

Sahel : quand sera-t-il trop tard ?

 

Ogossagou, Sobane Ba, Boulkessi, Indelimane au Mali ; Nassoumbou, Dibilou, Koutougou, Salmossi au Burkina Faso. Ces noms sonnent désormais comme autant de lamentations des familles des victimes de ces massacres, de cris d’angoisse de populations déboussolées et de signes d’impuissance face aux attaques terroristes dans ces deux pays. La même menace pèse aussi lourdement sur le Niger et le Tchad et fait de la large bande sahélienne un vaste champ de combat.

Les périodes de relative instabilité de l’extrémité Nord de ce territoire sont anciennes et ont été fréquentes. Mais l’ampleur, la permanence et l’extension de la dégradation sont récentes et ne semblent plus connaitre de moments de pause. Quatre principales séries de causes exogènes semblent être à l’origine de cette évolution. La première est la montée en puissance des groupes terroristes islamistes à partir du Moyen-Orient depuis le début des années 2000 et la destruction de plusieurs « verrous » qui permettaient de laisser les pays subsahariens relativement à l’écart de cette folie meurtrière, comme la fin de la guerre civile en Algérie en 2002 et le renversement de M. Kadhafi en 2011, qui ont laissé de nombreux combattants s’extraire par le Sud. Le deuxième facteur est la convergence au Sahel des objectifs de ces terroristes et des puissants intérêts du grand banditisme (trafics de cigarettes, drogue et armes ; enlèvements), de plus en plus présent dans cette zone très difficile à surveiller, ces deux groupes s’étant ainsi mutuellement renforcés. En troisième lieu, les évènements politiques survenus au Mali et au Burkina Faso depuis 2012 ont facilité les projets terroristes dans ces deux pays. Dans chacun d’eux, un coup d’Etat a généré une période d’instabilité puis l’installation de nouvelles Autorités élues mais qui n’ont pas été encore en mesure de faire face à des attaques renforcées. Au Mali, envahi pendant neuf mois sur près de 50% de son territoire, même l’important dispositif d’appui mis en place par l’armée française et les Nations-Unis n’a pu que réduire le danger sans l’éliminer. Le dernier élément est l’échec des principaux partenaires politiques du Sahel dans les actions entreprises pour éliminer ce danger. Les troupes onusiennes de la Minusma ont un mandat trop restrictif et géographiquement circonscrit à une partie du Mali qui limite leur efficacité, tout en les soumettant à des risques élevés. Le dispositif français Barkhane, à l’envergure régionale, reste numériquement insuffisant face à l’immensité du territoire. La Force du G5 Sahel, qui devrait être la meilleure voie de réponse aux attaques subies, manque de moyens financiers, d’expérience et d’organisation, et sans doute de soutien politique dans la zone visée. Mais des facteurs intérieurs sont venus aggraver la situation. Ainsi, la poussée démographique exceptionnellement forte a développé ses effets négatifs à travers les questions foncières et la création très insuffisante de nouveaux emplois. De plus, le manque de moyens des systèmes scolaires après les ajustements structurels a spécialement touché les campagnes et amené le salafisme à y prospérer à travers certaines écoles coraniques.

L’accumulation de ces facteurs conduit à une grave crise sécuritaire qui est encore susceptible de nouveaux développements. Au Mali, les forces terroristes, contraintes à la dispersion et à la défensive dans la zone septentrionale, se sont avancées vers le Centre et le Sud en mettant en œuvre une stratégie bien arrêtée et de plus en plus agressive : pose de bombes sur les routes, orchestration de mésententes communautaires aboutissant à d’imposantes tueries, attaques frontales contre des camps militaires et la Minusma. Dans ces territoires plus peuplés, les services régaliens de l’Etat sont, comme plus au Nord, désormais absents dans 2/3 des cas selon les informations les plus couramment citées et le système djihadiste impose maintenant sa loi et ses principes de vie en de nombreux endroits. Jusqu’ici, les réactions semblent davantage verbales, voire incantatoires, que concrètes : les contre-attaques de grande ampleur sont encore attendues et la progression des assaillants ne parait pas arrêtée. Si l’état de guerre est déclaré au plus haut niveau des Institutions, les contraintes qui devraient l’accompagner normalement ne sont guère visibles, au moins dans la capitale. A une intransigeance absolue, l’Etat semble encore prioriser la recherche d’une réconciliation, comme le montrent la grande patience acceptée dans l’application de l’Accord de Paix conclu à Alger en 2015 ou le lancement récent d’un Dialogue National Inclusif. Au Burkina Faso, la dégradation sécuritaire a connu une rapidité surprenante depuis 2018 et tend à rejoindre celle du Mali. Les assauts ont suivi une spirale de gravité fort semblable : attentats à Ouagadougou, meurtres collectifs visant la création d’une opposition entre collectivités religieuses jusqu’ici globalement en bonne entente, attaques contre des positions de l’armée. L’emprise permanente de terroristes en certaines parties du pays pourrait aussi rendre difficiles les élections présidentielles de 2021 qui risquent en même temps de réduire l’attention privilégiée donnée aux questions de sécurité. Les recensements concluent, au Burkina Faso et au Mali, à des centaines de morts et à des centaines de milliers de déplacés, principalement regroupés dans les capitales. Au Niger voisin, le non-règlement de la situation de la cité malienne de Kidal, accusée de servir de base de repli aux terroristes, aggrave les difficultés dans la partie Ouest du pays tandis que la menace de Boko-Haram se fait plus pressante au Sud -Est. Les élections présidentielles qui polariseront l’attention dès fin 2020 pourraient ici aussi fournir l’opportunité d’une intensification des assauts terroristes. Au Tchad, la solidité et l’expérience de l’armée nationale, qui est un pilier des troupes de la Minusma, ont été des atouts décisifs pour le pays, mais la contestation politique qui anime aujourd’hui certaines régions pourrait être rapidement un handicap. Les pays du Golfe de Guinée, qui jouxtent la zone sahélienne de l’Ouest, ont pu rester pour l’essentiel à l’écart de la zone d’action des terroristes islamistes, mais les incursions faites par exemple à Bassam en Côte d’Ivoire et plus récemment dans la Pendjari au Bénin montrent que le danger est permanent.

Cet environnement délétère produit des impacts négatifs croissants sur l’économie des pays sahéliens. Les investissements privés s’y sont fortement réduits, notamment pour ce qui concerne les acteurs étrangers. De grands programmes publics, en particulier d’infrastructures, sont irréalisables dans les zones insécures alors qu’ils y seraient particulièrement nécessaires. Ces décalages aggravent encore le retard de régions déjà défavorisées et constituent un terreau fertile pour les propagandes extrémistes et les contestations du pouvoir central. Même si la croissance globale du Produit Intérieur Brut (PIB) résiste pour l’instant, portée par quelques secteurs déjà bien présents, ce contexte négatif ne permettra ni l’accélération recherchée de l’accroissement du PIB ni la création massive d’emplois décents qu’impose la vive progression démographique. Les finances publiques des nations concernées sont soumises à la fois aux difficultés d’accroissement des recettes, à la croissance exponentielle des dépenses de sécurité et à l’énormité des besoins en investissements. L’absence de perspectives d’améliorations à   court terme favorise l’émigration et augmente les souffrances humaines qui y sont associées ainsi que la pression sur les pays accueillant les migrants.

Au plan international enfin, l’implantation accrue du terrorisme islamiste dans une bonne partie du Sahel aboutirait à la reconstruction d’une grande base arrière d’un Etat terroriste alors que celui-ci a dû fuir l’Afghanistan, puis l’ensemble Syrak-Syrie. Cette position augmenterait considérablement la capacité d’actions destructrices vers la proche Europe ou vers le reste du continent africain. Le poids de celui-ci dans la démographie mondiale contribuera encore à intensifier ce danger.

Les évènements les plus récents ont conduit à une prise de conscience mondiale de l’ampleur des risques encourus et à un accord généralisé sur les deux stratégies à mener simultanément : mettre à mal par tous les moyens l’agression terroriste ; initier au plus vite un développement économique et social profitable à tous dans les zones défavorisées pour rendre inopérantes les propagandes extrémistes. Toutefois, les faiblesses des Etats sahéliens, les frilosités, voire les incohérences, de leurs partenaires étrangers, la lenteur de tous les processus de décision freinent considérablement l’application de ces mots d’ordre. Au moins quatre changements semblent nécessaires sans délai pour faire renaitre l’espoir.

Le premier est la mise en cohérence du discours et de l’action pour ce qui concerne « l’entrée en guerre » contre les bandes terroristes. Si une réconciliation doit effectivement être recherchée avec les populations qui manifestent une contestation de plus en plus ferme aux pouvoirs centraux en raison des injustices ou du dénuement qui les frappent, cette approche consensuelle ne peut viser les terroristes dont le but est de détruire l’ordre existant par les moyens les plus violents, y compris l’assassinat délibéré de victimes civiles. Leur action relève du domaine militaire et exige une riposte du même type. Les trois composantes de cette contre-offensive devraient être la lutte armée, le recours maximal au renseignement pour des attaques préventives, la destruction des circuits d’approvisionnement de l’adversaire en ressources financières et humaines. En raison de la détermination, de l’expérience et de l’armement de ces ennemis, le combat est redoutable pour les armées nationales peu rompues aux caractéristiques de la guerre asymétrique et les risques de pertes humaines élevés. Mais l’enjeu est inédit et la responsabilité qui pèse sur les soldats sahéliens et leurs chefs, à tous les niveaux, peut justifier des sacrifices ultimes. En plus du renforcement de l’armée, la condition requise est que la nation entière puisse constater l’engagement sans faille de ses dirigeants à cette cause et qu’elle soit associée sous toutes les formes possibles à la lutte menée. L’état d’urgence doit imposer ses exigences sur les conditions de vie de chaque citoyen, même s’il se trouve loin des zones de combat, de façon que les plus touchés sachent que toute la population partage leur sort et que se resserre une solidarité indispensable en ces heures cruciales.

Même avec tous ces efforts, la lutte risque d’être déséquilibrée si les nations sahéliennes se battent sans un appui extérieur suffisant. Des alliances puissantes et sincères sont donc indispensables. Elles pourraient d’abord prendre une forme financière en raison des modestes ressources de ceux qui sont en ligne de front. Les soutiens effectifs à la Force du G5 Sahel sont par exemple encore loin des annonces faites, qui elles-mêmes apparaissent insuffisantes, alors que l’urgence est évidente. Ces apports financiers pourraient aussi ne plus être comptabilisés dans l’aide au développement pour desserrer les contraintes budgétaires des Etats sahéliens. Les sommes concernées restent en effet modestes par rapport aux enjeux visés ou à d’autres choix budgétaires des pays les plus riches ou des principales institutions internationales. De plus, l’exemple de l’Irak montre que le coût d’une reconquête de territoires tombés aux mains du terrorisme est incomparablement plus élevé que celui d’une protection efficace de ces zones face à l’assaut ennemi. Mais le soutien des grands partenaires et des instances régionales et continentales africaines pourrait inclure également leur présence renforcée sur le terrain aux côtés des forces nationales, dans un cadre multilatéral unique et agréé par tous. La Minusma, Barkhane, la Force du G5 Sahel, les armées nationales et d’autres composantes éventuelles appartiendraient toutes alors à un grand ensemble militaire intégré. Cette action commune permettrait de faire profiter les troupes africaines de l’expérience d’armées plus expérimentées dans cette nouvelle forme de guerre et, surtout, de lever certaines incompréhensions et réserves sur la présence actuelle d’appuis agissant de manière plus autonome qu’intégrée. Certes, cette approche suppose de dépasser de nombreux égos et égoïsmes, et de faire preuve d’audace, mais le défi semble justifier cet effort.

La guerre se gagnant dans la paix, la mise en œuvre immédiate d’actions ciblées de restauration de l’Etat et de développement économique au fur et à mesure que des territoires seraient sécurisés est une autre mutation nécessaire. La ré-installation de tous les représentants de l’Etat est bien sûr la priorité dès l’instant où elle s’effectue de manière constructive et au profit de tous. La présence de l’instituteur, du médecin, de la sage-femme, du juge, du gendarme et du préfet, tous dotés des moyens nécessaires au bon fonctionnement de leurs Services, sera le meilleur garant contre l’influence terroriste. La possibilité pour tous de circuler sans danger dans le pays sera le meilleur critère des progrès accomplis. La réalisation diligente de grandes infrastructures de base, notamment énergétiques et sanitaires, est un autre impératif pour ramener une base minimale de remise à niveau économique de régions laissées en déshérence. Enfin, un effort gigantesque d’implantations d’activités au niveau local, notamment de relance agricole ou de services, est une condition sine qua non pour terrasser l’extrémisme en offrant à la jeunesse des alternatives à l’enrôlement djihadiste, à l’exode rural et à l’exil. Les consultations locales du Dialogue National Inclusif au Mali montrent que les attentes des régions sont très souvent concrètes, réalistes et justifiées : l’emploi, le soutien efficace et multiforme à l’agriculture, la bonne gouvernance locale, le désenclavement sont les aspirations les plus fréquemment exprimées.

Pour que ces programmes ramènent l’espoir escompté, un dernier changement attendu concerne les modalités de concrétisation de ces investissements. Ces derniers doivent être d’abord définis en fonction des besoins réels des bénéficiaires et non décidés à partir de positions dogmatiques des bailleurs de fonds ou de l’Etat. Leur réalisation est à piloter à chaque étape par les acteurs locaux, pour qu’ils s’approprient ces activités et soient en mesure de corriger les éventuelles erreurs de conception, les partenaires ayant un rôle principal de formation et de coordination. La faiblesse des moyens financiers des budgets nationaux, même si de nombreuses économies de certains « train de vie » sont encore possibles, impose là encore l’intervention décisive des concours financiers étrangers, essentiellement publics, et une augmentation au moins provisoire de l’Aide Publique au Développement (APD) présentement en repli. Le souci de l’efficacité de cette aide requiert aussi qu’elle puisse être mise en place avec une diligence particulière et qu’elle soit directement accordée aux responsables locaux des investissements programmés. Il s’agirait ici encore d’un changement majeur des circuits de l’APD, mais les résultats mitigés des méthodes traditionnelles méritent de faire cet essai.

Ces transformations peuvent apparaitre audacieuses et risquées, mais elles sont avant tout le constat des résultats limités des solutions actuelles et de l’urgence d’actions plus agressives. L’hésitation, le refus ou le report de ces changements, de la part des Etats concernés comme des partenaires extérieurs, conduirait probablement à de nouvelles détériorations sécuritaires et peut-être à l’impossibilité du redressement de cette situation. Il n’est nul doute que ceux qui agiraient ainsi devraient alors en assumer un jour la responsabilité collective devant l‘Histoire.

 

Paul Derreumaux

FCFA : la fin du tabou ?

FCFA : la fin du tabou ?

Une étonnante campagne d’information a été lancée fin juin 2019 par la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), à la suite de la tenue du Comité Ministériel « ad hoc » puis du sommet des Chefs d’Etat du 29 juin 2019, sur un possible aboutissement en 2020 d’une nouvelle monnaie commune pour les 15 pays qui la composent. Cette méthode tranche par rapport à la discrétion dont les Autorités monétaires se parent habituellement pour étudier et prendre des décisions sur de tels sujets. Ce comportement vise certainement à prendre de court les pourfendeurs du FCFA, spécialement offensifs dans la période récente, qui critiquaient un dangereux immobilisme, et cet effet de surprise a joué à plein. Les annonces faites sur les grandes avancées des travaux menés de longue date par les instances compétentes, notamment l’Agence Monétaire de l’Afrique de l’Ouest (AMAO) et la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), n’ont en effet suscité que peu de réactions parmi les opposants à la monnaie unique de la zone franc.

L’analyse des commentaires officiels apporte toutefois des enseignements plus précis mais aussi plus nuancés sur les changements qui pourraient intervenir à court terme.

Trois questions semblent avoir brusquement progressé. Celle du nom de cette possible monnaie commune, qui serait baptisée ECO. Même si ce point n’était pas le plus complexe, il n’était pas non plus le plus aisé compte tenu des susceptibilités qu’il a fallu surmonter. Celle, plus difficile, du régime de change prévu, qui serait un régime de change flexible. Les informations évoquent aussi toutefois une politique monétaire ciblant avant tout l’inflation, comme le fait actuellement la BCEAO, ce qui laisse supposer un suivi rapproché et l’intervention possible des Autorités monétaires pour corriger, voire bloquer, les orientations naturelles du marché. Malgré tout, ce système est moins rigide que celui qui rattache le FCFA à l’Euro et répond donc aux reproches faits en la matière à la monnaie des Etats africains francophones. La troisième avancée concerne la nature de la Banque Centrale qui serait une banque à caractère fédéral pour les pays concernés, à l’image de la situation observée aux Etats-Unis ou dans l’Union Européenne, et non une banque centrale unique pour toute la zone couverte par la nouvelle monnaie. Ces choix montrent déjà un savant équilibre entre les éléments s’inspirant des pays anglophones de la CEDEAO -le nom reprenant le début du sigle en anglais de la zone, déjà popularisé par Ecobank ; le change flexible – et les pays francophones de celle-ci – banque centrale fédérale ; politique monétaire privilégiant la stabilité de la monnaie plutôt que le rythme de croissance -.

Outre ces décisions prises, les instances techniques et gouvernementales de la CEDEAO ont aussi souligné avec sagesse quelques points. Le plus important est le non-respect actuel, malgré une mise en place déjà ancienne, d’un grand nombre de critères de convergence des économies et des politiques publiques par la plupart des pays. Ainsi, à titre d’exemples, des critères majeurs comme ceux du déficit public ou du niveau minimum de réserves de change ne sont que très rarement atteints au sein de la CEDEAO. Le respect d’un plafond limité en termes d’inflation n’est lui-même quasiment respecté que par les pays de l’UEMOA. Les Chefs d’Etat ont donc approuvé les recommandations demandant une accélération de cette mise en conformité et n’ont pas exclu que la monnaie commune soit introduite par étapes, en privilégiant les Etats pour lesquels les indicateurs de convergence économique sont les mieux respectés. De même, la réunion de fin juin 2019 a insisté sur la nécessité d’une mise en œuvre plus rapide des réformes structurelles souhaitées de longue date et indispensables pour faciliter l’application de ces critères de convergence. Essentielles, ces deux contraintes stratégiques sont bien connues et considérées comme des préalables par la plupart des économistes. Leur application se heurte toutefois à de nombreuses urgences nationales toujours jugées prioritaires par les Etats et a insuffisamment progressé dans les dernières années. Il est à espérer que les dernières décisions donneront un coup d’accélérateur à ces actions structurelles.

Entre les questions tranchées et celles clairement considérées comme non encore respectées, beaucoup de points n’ont pas fait l’objet d’informations malgré leur caractère parfois décisif. Il n’est pas sûr que nombre de ces questions puissent être réglées en quelques mois. Il en est ainsi notamment du degré d’indépendance de la future Banque Centrale par rapport aux Etats : cette Autorité Monétaire aura-t-elle la responsabilité ultime sur les principales décisions relatives à cette monnaie unique, comme aux Etats-Unis ou au Maroc par exemple, ou ce pouvoir appartiendra-t-il toujours au collège des Chefs d’Etat de la CEDEAO ? C’est aussi le cas de la date de lancement effectif de la nouvelle monnaie : si celle-ci reste toujours officiellement fixée à janvier 2020, tous les discours et rapports récents soulignent les retards actuels sur de nombreux aspects et le risque en résultant d’un décalage de ce démarrage. C’est encore le fait de la composition du panier de monnaies de référence, non précisé dans ses détails, qui va imposer des réflexions théoriques et statistiques difficiles. Il en est de même du périmètre sur lequel sera initialement admis l’ECO : tous les membres de la Communauté utiliseront-ils simultanément et immédiatement cette nouvelle monnaie commune ou celle-ci sera-t-elle mise d’abord en circulation dans une partie seulement des nations de la Communauté puis étendue à d’autres ? Sur ce plan essentiel, même si les déclarations officielles se sont limitées à une prudence sémantique, tous les commentaires émis après ces réunions, y compris par des Chefs d’Etat comme ceux de Côte d’Ivoire et du Nigéria, ont clairement retenu l’hypothèse d’une mise en place d’abord limitée à quelques pays, et notamment ceux de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA).

L’option semble en effet la plus pertinente pour cette question cruciale. La longue expérience de gestion commune du FCFA, l’harmonisation déjà bien avancée des structures et des politiques économiques des pays de l’Union – Guinée Bissau peut-être mise à part- plaident déjà pour cette solution. L’exemple de l’Union Européenne montre aussi que la gestion d’une monnaie unique est plus aisée dans un espace plus retreint et plus homogène que dans un espace plus large et composé de pays plus différents : il devrait donc en être de même pour l’Afrique de l’Ouest où les écarts entre nations sont encore plus profonds et les instruments de connaissance, de contrôle et d’action nettement plus limités. Même si cette solution est moins ambitieuse, elle constituerait malgré tout une première étape suffisamment consistante. L’UEMOA rassemble en effet le 1/3 des habitants de la CEDEAO et pèse 20% de son Produit Intérieur Brut (PIB). Avec ses 120 millions d’individus et un PIB total de plus de 110 milliards de USD, cette zone francophone est plus importante que le Maroc ou s’approche de l’East African Community (EAC), et est de surcroit homogène par sa langue et ses structures économiques.  Elle dispose aussi, ou peut disposer rapidement, des ressources humaines compétentes et déjà expérimentées pour la gestion d’une monnaie commune en circulation dans plusieurs Etats. Malgré tout, ce lancement limité affronterait de nombreux challenges qui, hormis notamment la contrainte de mise en place rapide de nouveaux billets et pièces, auraient surtout trait à l’instauration d’une confiance suffisante dans la nouvelle monnaie. Celle-ci ne s’appuierait plus en effet sur une garantie extérieure comme c’est le cas du FCFA, mais sur ses propres mécanismes de sauvegarde : fixation de nouvelles règles de solidarité entre Etats en cas de difficultés de l’un d’eux ; définition de procédures de protection de l’ECO face à la spéculation ou à des difficultés économiques ; nouvelles normes éventuelles à respecter pour les agents financiers et économiques ; …. Le pari n’est pas impossible à tenir, mais il est fort difficile comme l’a montré l’exemple récent de la plus grande indépendance acquise par la monnaie marocaine. Ce risque est pourtant obligatoire : le taux de change de la nouvelle monnaie, même s’il était égal au FCFA à l’instant zéro de lancement de l’ECO et ne concernait que la zone UEMOA, sera immédiatement fonction de nombreux paramètres qui détermineront le sens et l’ampleur d’une possible variation de sa valeur. Il en fut ainsi par exemple pour l’EUR en 2001.

Enfin, deux sujets, pourtant importants, ne semblent avoir fait jusqu’ici l’objet de presque aucun commentaire. D’abord, la mise en place effective de l’ECO, surtout avec le périmètre restreint envisagé, entrainerait « de facto » la fin de la zone franc actuelle puisque l’Afrique Centrale francophone est en dehors de la CEDEAO et donc du nouveau système. Cette coupure de la zone Ouest et de la zone Centrale a déjà été suggérée par suite des difficultés actuelles de la Communauté des Etats de l’Afrique Centrale (CEMAC) en termes de réserves de change et de déficit budgétaire, mais a été jusqu’ici écartée. Si les Chefs d’Etat de la CEMAC ont déjà évoqué la nécessité d’un « échange de vues » sur ce sujet en raison de l’annonce surprise de la CEDEAO, il n’est pas certain que tous auront la même idée sur les réorientations a à adopter. Surtout, la France, qui a pour l’instant laissé s’exprimer les dirigeants de la CEDEAO sans formuler d’observation ou de réserve spécifique, pourra difficilement accepter de les laisser faire et de constater la fracture de fait de la zone FCFA sans définir une nouvelle stratégie globale à l’égard des pays francophones tenant compte de ses propres objectifs géopolitiques. En la matière, les récentes réunions de la zone Franc d’octobre 2019, dernier évènement collectif avant la date prévue de lancement de l’ECO, ont bien évoqué ce dossier mais n’ont pas vraiment donné les lignes directrices de la conduite retenue, laissant planer le doute sur la proximité de l’échéance.

Le second sujet est celui des contraintes que pourrait générer le nouvel univers monétaire choisi par la CEDEAO pour les pays qui souhaiteraient adhérer à cet ensemble. C’est notamment le cas du Maroc dont la demande d’adhésion à la CEDEAO, formulée en 2017, avait rapidement été acceptée dans son principe mais n’a pas depuis lors franchi d’autres étapes concrètes malgré la forte pression des Autorités marocaines et des partisans subsahariens du projet. Diverses oppositions s’étaient en effet manifestées soulignant les déséquilibres que pourrait causer cette entrée dans la CEDEAO d’un Etat dont les structures économiques étaient plus avancées en nombre de domaines et qui pourrait donc contrecarrer les actions de développement de la plupart des pays déjà membres. Le Maroc trouvera-t-il autant d’attraits à cette adhésion si celle-ci l’amène à terme à abandonner le Dirham, pour lequel ce pays a investi beaucoup de temps et d’efforts pour en faire une monnaie presque totalement convertible et qui préserve maintenant depuis plus de dix ans sa valorisation par rapport à l’EUR ? Le Maroc pouvait être grand gagnant d’une entrée dans un vaste ensemble de libre-échange où la compétitivité et la modernité de son économie pouvaient faire merveille ; il perdrait beaucoup s’il était englué dans une zone monétaire dont la solidité reste à prouver. Cette même hésitation pourrait concerner d’autres pays, avant tout attirés par le dynamisme commercial de la CEDEAO mais soucieux de garder leur liberté monétaire.

Quoi qu’il en soit, la CEDEAO a cette fois confirmé des échéances et donné des orientations, ce qu’on lui reprochait de ne pas faire. Et l’UEMOA a annoncé sa pleine adhésion à celles-ci. Les deux zones géographiques ont certes marqué des points en termes de communication. Mais elles risquent gros.  Pour les pays de l’UEMOA, un grand retard dans le respect de ces échéances leur ferait perdre une occasion unique de prouver que, malgré ses faiblesses, le FCFA a pu être utilisé pour construire les bases de la monnaie unique d’un ensemble géographique plus vaste. Ce report donnerait aussi aux opposants au FCFA divers arguments pour relancer leurs attaques et créerait pour les Etats et les entreprises de l’Union les inconvénients qui y sont usuellement associés. En revanche, en cas de démarrage effectif mais insatisfaisant de l’ECO, les nations pionnières subiraient les effets d’une comparaison négative avec leur ancienne situation de zone « sécurisée », sans possibilité de retour en arrière. Il en serait de même pour toute la CEDEAO en cas de forte dévalorisation- ou même seulement d’instabilité- de l’ECO après son lancement. De plus, même si cette expérience-test pour la zone francophone de l’Ouest s’avérait positive, la difficulté de l’étendre rapidement aux autres pays de la Communauté serait aussi une forme d’échec. La CEDEAO, qui manque de grandes réalisations, montrerait ainsi le poids des obstacles l’empêchant de renforcer sa cohésion économique et politique, et être davantage qu’une zone de libre-échange et de concertation politique. La voie de la réussite, gage d’une crédibilité renforcée pour les deux zones géographiques, est donc étroite, même si elle est possible. Gageons que les Chefs d’Etat ont bien pesé ces arguments avant de faire leurs déclarations fin juin dernier. On dit que l’Histoire ne repasse pas deux fois les plats : une chance gâchée pourrait donc être irrémédiablement perdue.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/10/2019

Hôtellerie : La « nouvelle frontière » africaine

Hôtellerie : La « nouvelle frontière » africaine

 

Après une longue pause, qui coïncidait largement à la période d’«afro-pessimisme», le flux d’investissements du secteur hôtelier en Afrique subsaharienne a bondi depuis 2010 et explique la croissance attendue de l’hôtellerie et du tourisme dans les économies du continent.

Les chiffres de progression impressionnent en effet. Le stock de chambres aux standards internationaux aurait ainsi doublé en 7 ans, pour dépasser les 72 000 en 2017. Les chaines de taille mondiale présentes en Afrique multiplient les annonces de projets : 100 nouveaux hôtels, soit +66%, pour Accor d’ici 2025 ; 5000 chambres supplémentaires, soit +28%, pour Rezidor (Radisson) d’ici 2022. Des groupes plus récents s’implantent dans un nombre croissant de pays : ils sont européens, comme Onomo, et africains, comme Sun International ou Azalaï.

L’emballement a plusieurs causes. D’abord l’état actuel du parc hôtelier répondant aux normes en zone subsaharienne est d’une grande insuffisance quantitative – moins de 100 chambres par million d’habitants contre, à l’autre extrême, 15000 aux Etats-Unis- et qualitative, par suite du nombre important de réceptifs dégradés. Mais on note aussi du côté de la demande d’importants facteurs positifs. Les besoins de l’hôtellerie d’affaires, qui domine toujours le marché -plus de 70% du total au niveau continental-, ont fortement cru depuis le début des années 2000 grâce aux bonnes années de la croissance africaine. Le nombre de touristes étrangers augmente désormais au rythme annuel d’au moins 5%, même s’il est encore concentré sur un nombre limité de pays. Celui des touristes africains progresse encore plus vite, ce qui donne des perspectives de croissance considérables au vu de la poussée démographique, de l’avancée de l’urbanisation et de la progression attendue de la classe moyenne qui caractérisent l’Afrique.

Ce renouveau de l’investissement hôtelier devrait donc être durable et s’accompagner de plusieurs transformations importantes.

La première est le renforcement et la diversification de la concurrence dans le secteur structuré. Sept leaders internationaux intègrent désormais l’Afrique dans leur programme. Accor, qui compte 150 hôtels après le récent rachat de Mövenpick, Mariott et Hilton restent les mastodontes du sous-continent mais, derrière eux, les lignes bougent. En particulier, Rezidor et Louvre Hotels intensifient leurs investissements, confortés par les moyens financiers considérables d’un actionnaire de référence maintenant identique, le chinois Jin Jiang, désormais deuxième hôtelier mondial. Les américains Hyatt et Intercontinental et l’espagnol Melia résistent tandis que le français Onomo contre-attaque, grâce à une augmentation de ses fonds propres de plus de 100 millions d’EUR, et concentre ses nouvelles opérations sur le Maroc, l’Afrique du Sud et l’Afrique Centrale. Au niveau africain, les pionniers ont été des groupes mauriciens – tels Lux ou Constance- et sud-africains -comme Sun International ou City Lodge- qui sont surtout localisés dans leur espace régional d’origine grâce à des marchés porteurs. Ailleurs, la seule exception est longtemps restée le groupe francophone Azalai. Né au Mali en 1993 dans un environnement très difficile, ce réseau a tissé sa toile avec patience mais ténacité d’abord dans le Sahel puis dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. Comptant fin 2018 9 hôtels qu’il gère entièrement dans six capitales, il dispose à ce jour d’une offre structurée d’hôtels 2, 3 et 4 étoiles, d’un management expérimenté et d’une force de résilience remarquable aux chocs exogènes, et constitue en 2019 une référence internationalement reconnue en Afrique de l’Ouest. Plus récemment, le groupe africain Teyliom s’est engagé en 2012 dans le secteur avec un programme particulièrement ambitieux : fort de la qualité et de la réussite de l’hôtel 5 étoiles détenu à Dakar et dont le management a été confié à Rezidor, il vise à construire « ex nihilo » en 10 ans un réseau d’une dizaine hôtels de 3 et 4 étoiles en Afrique de l’Ouest et Centrale, et à assurer la gestion autonome de ces réceptifs par la société de management Mangalis contrôlée à 100%. Avec les cinq établissements qui seront ouverts à mi 2020, ce pari incroyable a des chances d’être gagné. L’Afrique subsaharienne aura ainsi montré, comme dans la banque ou l’assurance, qu’elle peut recenser quelques champions capables de montrer les capacités d’indépendance du continent et de rivaliser avec les acteurs étrangers.

Dans cette concurrence qui s’intensifie, tous les compétiteurs devront aussi affronter le challenge de la nécessaire transformation du parc hôtelier africain. Le nombre total d’hôtels aux standards internationaux compte en effet dans le monde plus de 60% de réceptifs de classe économique ou « middle scale » alors que ce pourcentage est inférieur à 25% en Afrique qui est pourtant le continent le plus pauvre. Cette situation est à la fois l’expression des choix des investissements passés, de la préférence naturelle des grandes chaînes pour les établissements de haut de gamme, générateurs de revenus de management supérieurs, et de l’intérêt des Etats hôtes pour les hôtels de prestige. Mais les limites de cette répartition sont de plus en plus perçues par tous les acteurs : la chasse généralisée des entreprises aux coûts de fonctionnement, l’intégration plus aisée de services de qualité dans les hôtels économiques et, surtout, la probable progression remarquable de la clientèle africaine pour les affaires comme pour le tourisme imposent une restructuration de l’offre. Accor avait ouvert la voie avec sa gamme variée de produits et le succès en Afrique de ses Ibis. La réussite d’Onomo, qui fut sans doute le premier à baser son activité et son développement sur des hôtels de 2 et 3 étoiles, a aussi fait école. Mariott a ainsi récemment lancé sa filiale AC Hotels en Afrique de Sud et devrait la déployer dans d’autres pays. Les groupes africains sont déjà entrés dans ce secteur de l’hôtellerie économique, évitant tout retard par rapport à leurs confrères étrangers : Mangalis veut ainsi faire de sa marque 2 étoiles Yaas un des piliers de son développement tandis qu’Azalai a ouvert son premier Dounia Hotel au Burkina-Faso. Il est probable que la physionomie du parc africain se rapprochera sensiblement de celle du parc mondial dans les dix prochaines années.

Dans ce double enjeu d’expansion et de recomposition de l’offre, de nouvelles donnes sont apparues sur deux points majeurs depuis les années 2000.

La première concerne l’amélioration globale des possibilités de financement. Les investissements hôteliers sont lourds en capital – une chambre de 4 étoiles a un coût de revient total d’environ 175 000 EUR -et supposent un maximum de ressources à long terme pour que la rentabilité soit atteinte dans un délai raisonnable. En la matière, les groupes internationaux matures sont mieux placés en termes de fonds propres et ont été initialement plus attractifs pour les grandes institutions de financement (DFI) en raison de l’expérience accumulée des réseaux gestionnaires. La Société Financière Internationale (SFI), Proparco et d’autres ont ainsi joué un rôle notable dans les nouvelles implantations d’Accor ou de Marriott. Mais ces structures ont aussi plus récemment appuyé les groupes africains en capital ou en prêts à long terme, telle la SFI pour la holding Azalai ou Proparco et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) pour plusieurs hôtels de Mangalis. De plus, des fonds d’investissement ou de grands actionnaires privés se sont également tournés vers ce secteur comme Améthis pour le groupe mauricien VLH, l’anglaise CDC pour Onomo ou Cauris Croissance pour Azalai. Enfin, plusieurs banques sont devenues plus actives et ont allongé leurs durées de prêts dans les années récentes, facilitant le « bouclage » de la construction de nombreux réceptifs. Si les contraintes de financement se sont ainsi allégées, elles restent vives pour les réseaux africains en termes de fonds propres et de forte dépendance à des concours bancaires locaux encore trop courts.

La seconde modification concerne les modalités de l’investissement. Alors que celui-ci avait longtemps visé à la fois l’achat du terrain, la construction des bâtiments et l’exploitation de l’hôtel, la responsabilité des deux premiers éléments a été souvent abandonnée à des promoteurs nationaux par les chaînes internationales qui se sont limitées à intervenir sous forme de contrats de management. Il en est résulté pour elles une diminution considérable des besoins de financement et une réduction correspondante des risques encourus. Rezidor a ainsi procédé pour ses récents établissements de Dakar, de Bamako, d’Abidjan ou du Niger comme Accor et d’autres l’avaient fait pour d’autres villes. Faute de posséder les nombreuses références qui rassureraient les investisseurs locaux et les prêteurs potentiels, les groupes africains peuvent rarement procéder de la sorte. Ils bénéficient certes souvent de la part des Etats d’actifs fonciers à des conditions très avantageuses pour l’implantation de leurs réceptifs, mais la construction de ceux-ci exige malgré tout des ressources adaptées difficiles à réunir. En dépit des avantages de leur stratégie, les groupes leaders semblent récemment changer d’approche en reprenant le contrôle des investissements fonciers et immobiliers à travers la création de fonds d’investissement dans lesquels ils sont associés à de puissants partenaires financiers. C’est le cas par exemple d’Accor qui a mis en place avec les qatari de Katara Hospitality un fonds prévu pour mobiliser à cette fin jusqu’à un milliard de USD. Cette nouvelle politique permet d’éviter le cas fréquent des investisseurs locaux ayant choisi des localisations non optimales ou accumulant des retards dans la construction des hôtels faute de moyens financiers, tout en mutualisant les charges d’investissement. Cette voie plus sécurisante devrait être suivie par beaucoup d’acteurs mais elle risque, comme pour les financements, d’être plus difficile pour les groupes les plus modestes et d’être ainsi une cause d’aggravation des inégalités.

Beaucoup reste donc à faire et ces contraintes expliquent à la fois les très longs retards constatés dans les délais de construction -souvent plusieurs années- et la valeur souvent illusoire des annonces faites en termes d’ouverture de nouveaux établissements. Pourtant, le secteur est déjà sur divers plans un poids lourd des économies subsahariennes. Représentant en effet globalement plus de 7% du Produit Intérieur Brut (PIB) de la zone, il est surtout très apprécié des Etats pour plusieurs raisons. Il est d’abord un grand pourvoyeur d’emplois, notamment urbains. On estime en effet qu’une chambre génère en moyenne deux emplois directs, et une fois et demie plus d’emplois indirects. Le secteur serait déjà, aux côtés du bâtiment et des travaux publics, un des plus gros employeurs du secteur privé formel, en particulier dans les grands pays touristiques de l’Afrique de l’Est et Australe, et sa place devrait grandir au vu de l’expansion programmée. Une part notable des embauches concerne aussi des personnes peu qualifiées, ce qui est rare, mais l’expérience est une base essentielle des promotions et beaucoup de chaines prennent aussi en charge la formation interne de leur personnel. Les équipes comprennent souvent une forte minorité de femmes et concourent donc à l’égalité des genres, devenue un combat essentiel. L’hôtellerie est en second lieu un contributeur important et régulier de recettes fiscales et douanières -TVA, droits à l’importation, taxes sur salaires,…-, malgré les généreuses exonérations souvent accordées pour les investissements, et de devises, grâce à la clientèle étrangère. Le secteur est encore un des fers de lance des politiques de Responsabilité Environnementale et Sociale (RSE), sous l’aiguillon des principaux prêteurs internationaux, et a en la matière un rôle de modèle auprès d’autres grandes entreprises ou des populations : ainsi, les « programmes verts » des hôtels réduisent les déperditions d’énergie et les consommations d’eau, et intensifient l’utilisation des produits locaux dont ils appuient la progression. Un dispositif hôtelier de qualité et bien géré est enfin une vitrine recherchée car elle renforce l’attraction des investisseurs étrangers et, indirectement, peut faciliter la croissance de l’ensemble de l’économie.

Cette importance traduit bien les enjeux multiformes des évolutions en cours et les responsabilités interconnectées des divers acteurs qui les mettent en œuvre. Toutes les entreprises hôtelières déjà présentes auront à innover davantage, aux plans technique comme financier, pour résoudre les difficultés qu’elles affrontent aujourd’hui et introduire les améliorations indispensables sur divers points : la qualité du service, la connectivité, le degré de digitalisation,… .Elles devront aussi investir plus massivement dans la formation des équipes, à tous les niveaux, pour être capables de s’ajuster aux standards internationaux du secteur. Il leur faudra enfin s’attendre à recevoir peut-être de nouveaux concurrents agressifs, tel le jeune groupe indien Oyo qui semble bouleverser la hiérarchie mondiale des leaders du secteur. Les groupes africains auront pour leur part à tenir bon dans cet environnement compétitif en choisissant les bons créneaux et si nécessaire en unissant leurs forces. Aux Etats africains, enfin, il incombe de tirer parti au mieux de ce renouveau hôtelier pour faciliter l’atteinte d’objectifs stratégiques comme la création maximale d’emplois. C’est à ces conditions que l’embellie du secteur pourrait conduire à ce qu’il soit une « nouvelle frontière » de l’économie subsaharienne.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 07/10/2019

 

BANK OF AFRICA : une tradition pionnière

BANK OF AFRICA : une tradition pionnière

 

Depuis près de 40 ans, la BANK OF AFRICA a été à plusieurs reprises un des pionniers des évolutions vécues par les systèmes bancaires subsahariens.

Sa naissance au Mali en 1982 en a été la première illustration. C’est en effet à Bamako, un 20 décembre, que plusieurs centaines de maliens de tous horizons géographiques et professionnels, quasiment sans appui extérieur et sous l’œil méfiant, voire incrédule, de tous les observateurs, créaient une des premières banques à capitaux privés africains en zone francophone. Ce moment exceptionnel fut d’abord la conséquence d’une nécessité. Tous les systèmes bancaires de l’époque en zone francophone, constitués uniquement de banques étrangères et de banques d’Etat, étaient alors mis à mal, principalement par la crise économique frappant alors l’Afrique pour les premières et par leur mauvaise gestion pour les secondes. La brutale disparition de nombreuses banques et l’affaiblissement généralisé de celles qui résistaient créaient un vide dont plusieurs initiatives privées africaines vont se saisir dans divers pays pour s’implanter dans ce secteur mythique de la banque, considéré jusque-là presque comme inaccessible aux investisseurs africains. Mais cette naissance fut aussi le fruit du hasard : l’adhésion fusionnelle de la dynamique classe des grands commerçants maliens à l’un de ces projets de banque qui lui était alors présenté, ce qui a permis la constitution puis l’ouverture de la BANK OF AFRICA-MALI en un temps record. Certes cette première expérience portait en son sein les inévitables imperfections d’un premier essai dans un univers bancaire en pleine mutation. Pourtant la détermination des dirigeants, l’engagement d’un personnel jeune et motivé, les efforts d’innovation en termes d’opérations et de clientèle visées ont permis à la nouvelle banque de s’implanter solidement et durablement dans le paysage bancaire du pays.

L’expérience BANK OF AFRICA prit un nouvel essor dès 1988 avec le lancement d’une expansion géographique qui fut aussi la voie suivie par plusieurs groupes concurrents. Cette expansion s’est d’abord appuyée sur la création d’une holding qui entreprit de concevoir progressivement les principes et l’organisation de ce développement. Sur cette base s’est ensuite construit pendant plus de vingt ans un réseau régional, puis continental, de banques commerciales sur la base de deux règles majeures. La première fut de bâtir chaque fois que possible les futures entités sur un actionnariat tripartite : des actionnaires privés nationaux diversifiés, des institutions d’appui au développement et la holding du groupe, en maintenant entre chaque composante un équilibre satisfaisant. La seconde fut de mettre en place une structure d’assistance technique capable d’apporter les appuis de formation et d’encadrement nécessaires dans les filiales. Celle-ci prenait en charge des sujets de plus en plus nombreux au fur et à mesure que le Groupe se complexifiait, tout en restant légère et peu coûteuse. L’existence d’une holding de tête et d’une structure centrale d’assistance technique sont maintenant retrouvées chez la plupart des groupes subsahariens des secteurs de la banque ou de l’assurance. La structure de l’actionnariat et l’importance donnée aux actionnaires locaux sont demeurées une spécificité de la BANK OF AFRICA, et une de ses grandes forces. Ainsi organisé, le réseau BANK OF AFRICA a réussi une extension méthodique, fondée à la fois sur des rachats de banques existantes ou sur des créations « ex nihilo », qui l’a conduite à une présence dans 14 pays africains en 2010. Cette implantation s’est étirée du Sénégal à Madagascar et a touché des pays francophones comme anglophones. Parmi ces filiales, certaines ont vite conquis la première place dans leur pays comme au Bénin ou à Madagascar. L’attention portée au maintien d’un équilibre satisfaisant entre les différents actionnaires et au respect mutuel entre chacun d’eux a vraisemblablement été déterminante pour que cette importante extension s’effectue sans crise majeure.

A la fin des années 2000, le réseau BANK OF AFRICA fut aussi le premier à accepter un changement majeur de son actionnariat, comme d’autres groupes subsahariens le firent ensuite. Pour mieux assurer la pérennité du réseau et lui donner les moyens de poursuivre son développement, les dirigeants ont alors accepté l’entrée au capital d’une banque de taille internationale. En plusieurs étapes, le partenaire retenu, la Banque Marocaine du Commerce Extérieur (BMCE), a ainsi acquis une large majorité du capital de la holding, à l’occasion d’augmentations de capital de celle-ci, et de chacune des filiales locales du réseau. L’équilibre capitalistique longtemps maintenu s’est ainsi rompu aux dépens des investisseurs privés subsahariens. Cette évolution était logique de la part d’un actionnaire stratégique cherchant avant tout à sécuriser et rentabiliser son investissement, et poussé également par sa banque centrale à agir en ce sens. Les effets de cette évolution du « tour de table » sur le fonctionnement des banques du réseau ne pourront être appréciés que dans le temps. Compte tenu du fort ancrage des BANK OF AFRICA dans leur espace national et des avantages qui étaient habituellement retirés de cette spécificité, il semble souhaitable que cet impact reste limité. Le caractère africain de l’actionnaire de référence et l’engagement des dirigeants de la BMCE à maintenir l’esprit et l’approche traditionnellement appliqués par BANK OF AFRICA devraient jouer un rôle positif sur ce point. Une autre conséquence a en revanche déjà produit ses effets. Les nouveaux dirigeants du Groupe ont été en effet contraints de privilégier la maîtrise du réseau existant et l’éventuel ajustement de ses structures et méthodes à leurs propres règles, par rapport à la poursuite du développement géographique antérieur. Les autres conquérants marocains arrivés en zone subsaharienne ont d’ailleurs fait de même dans les années 2010. C’est pourquoi, face à la faible évolution du périmètre de ces banques dominantes, les groupes outsiders, plus agiles dans cette conquête de nouveaux territoires, sont montés en puissance dans la période récente.

Les années 2019/2020 devraient marquer le début d’une nouvelle phase dans l’histoire des banques subsahariennes suite à l’amplification de plusieurs contraintes. Le durcissement généralisé des règles de la profession, notamment en matière de capitaux propres requis et de gestion des risques opérationnels et de crédit, oblige tous les groupes bancaires à de lourds investissements et à une phase au moins transitoire de réduction de distribution de dividendes. Par ailleurs, la compétition s’intensifie, non seulement entre établissements bancaires mais avec d’autres acteurs « technologiques », comme les sociétés de télécommunications, aux immenses moyens financiers, qui s’installent sur le territoire traditionnel des banques et révolutionnent les méthodes commerciales et de gestion avec la digitalisation. Enfin, le mouvement d’intégration devrait connaitre une nouvelle relance avec la création de la Zone de Libre Echange Continentale Africaine (ZLECA) et les regroupements régionaux qui y seront sans doute associés : cette tendance pourrait constituer une puissante émulation des principaux réseaux à étendre leur empreinte géographique. Ces trois facteurs conduisent à attendre une accélération des opérations de rapprochement de banques ou de recherche d’alliances. En Afrique de l’Est, le mouvement est déjà initié avec la fusion annoncée de la Kenya Commercial Bank (KCB) et de la National Bank of Kenya (NBK) ou le partenariat renforcé da Safaricom avec Equity Bank pour le développement de la « banque numérique » de cette dernière. A l’Ouest, les changements récents dans l’actionnariat de la holding d’Ecobank ouvrent la porte à de telles évolutions. Pour BANK OF AFRICA, l’entrée de la Commonwealth Development Corporation (CDC) au capital de la BMCE est explicitement dédiée par ce fonds d’investissement au soutien de l’expansion du groupe en Afrique subsaharienne. Elle pourrait être le premier pas vers d’autres partenariats capitalistiques permettant à BANK OF AFRICA de garder son rang dans les réseaux subsahariens tout en consolidant ses structures.

Le réseau BANK OF AFRICA conserve donc toutes ses chances de garder sa position de pionnier des mutations engagées dans les systèmes bancaires subsahariens. Elle dispose d’ailleurs de deux actifs symboliques qui pourraient l’aider. Son nom d’abord : alors qu’on pouvait craindre il y a quelques années qu’elle disparaisse, cette appellation prémonitoire reprend toute sa force avec la décision annoncée par la BMCE de l’adopter elle-même pour la maison mère. Nul doute que ce sera un atout utile pour montrer la symbiose du groupe tout entier et sa bonne adéquation aux évolutions du continent. Son mot d’ordre ensuite, inventé dès les années 2000 : « La force d’un Groupe, la proximité d’un Partenaire » symbolise bien tout ce que les clients, quels qu’ils soient, attendent de leur banque : une écoute attentive et la compréhension de leurs attentes quotidiennes, et une capacité de traiter leurs dossiers, petits ou grands, locaux ou internationaux, confirmant qu’ils sont bien intégrés dans le monde. Il reste à utiliser au mieux ces actifs déjà anciens.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 18/07/2019

 

 

Diasporas : L’audacieux pari sénégalais

Diasporas : L’audacieux pari sénégalais

 

L’opération boursière que mène actuellement la Banque de l’Habitat du Sénégal (BHS) s’inscrit dans la lignée des rares expériences de ce type tentées en Afrique à l’adresse de son importante diaspora.

L’établissement sénégalais a en effet émis le 16 mai un emprunt obligataire de 20 milliards de FCFA, soit la contrevaleur de 30,5 millions d’Euros (EUR), dénommé Diaspora Bond, dont la souscription est réservée au moins à 60% aux personnes physiques et morales non-résidentes au Sénégal. D’une durée de 5 ans, incluant deux ans de différé de remboursement en capital, ces obligations portent un intérêt annuel de 6,25%. Leur valeur nominale de 10000 FCFA, soit environ 15 EUR, est volontairement faible. Leur produit est notamment destiné au financement de programmes de logements dans les nouvelles zones de Diamniadio et du Lac Rose.

La mobilisation institutionnelle des ressources financières considérables que les diasporas envoient dans leurs pays d’origine est un objectif croissant de la part des principaux pays destinataires de tels flux, face à l’ampleur permanente de leurs besoins d’investissements, publics comme privés, et à la baisse de certaines sources de financement traditionnelles comme l’Aide Publique au Développement (APD). Des nations comme la Chine, l’Inde et Israël ont pu drainer ainsi des montants considérables à travers des émissions obligataires régulièrement répétées. L’Egypte a également effectué quelques opérations de ce type. En Afrique subsaharienne, qui compte pourtant sans doute plus de 50 millions d’émigrés, les réalisations restent rares et modestes : l’Ethiopie, le Ghana, le Nigéria sont à ce jour les seuls principaux exemples de réussite observés, pour des montants fort limités par rapport à ceux rapatriés annuellement par leur diaspora.

La tentative de la BHS, qui est une première en terre africaine francophone, est donc d’abord à saluer pour sa haute valeur symbolique. Elle présente aussi de nombreuses caractéristiques qui mériteraient une belle réussite. Du point de vue des souscripteurs, le montage de ce coup d’essai apparait performant. Le montant total recherché reste modéré, tant face aux flux financiers qu’envoie chaque année la diaspora sénégalaise – récemment estimés à quelque 950 milliards de FCFA, soit près de 1,45 milliard d’EUR -que par rapport au bilan de la BHS lui-même. Il a été prévu un mixage des souscripteurs possibles qui limite encore la part attendue des non-résidents sénégalais. La durée de 5 ans donne un horizon court, et donc plus sécurisant, aux investisseurs de la diaspora peu initiés aux aspects financiers, qui oseront participer à l’opération. La valeur nominale des obligations les rend facilement accessibles. Le taux d’intérêt est très séduisant pour les prospects visés qui résident en Europe, et largement compétitif pour ceux qui vivent en zone CFA de l’Ouest ou du Centre. Enfin, la BHS, septième plus importante banque sénégalaise fin 2017, spécialisée dans le financement de l’habitat, est bien appréciée des sénégalais demeurant à l’étranger qui utilisent ses services pour investir au pays dans la construction ou l’achat d’un logement. Disposant de longue date de plusieurs agences à l’extérieur du Sénégal, la BHS a réalisé de nombreuses opérations immobilières et est déjà un des circuits privilégiés des sénégalais pour le rapatriement de leur épargne.

Du point de vue de l’émetteur, l’opération cumule également plusieurs avantages. Le « Diaspora Bond » est émis en FCFA et ne comporte donc pas de risque de change pour la BHS. L’opération montre d’ailleurs de manière incidente l’atout que représente ici la fixité du lien EUR/ FCFA, puisqu’une très large majorité des souscripteurs ciblés sont situés dans l’une de ces deux zones monétaires et que l’émission en FCFA apparait ainsi comporter un risque d’autant plus réduit pour les souscripteurs qu’ils ont déjà une partie de leur patrimoine en FCFA. Grâce au produit de cet emprunt, la BHS disposera de ressources à moyen terme renforcées qui vont lui permettre d’intensifier ses actions dans le financement du logement, en particulier dans les deux zones prioritaires annoncées. Elle devrait ainsi accroitre encore son expérience et sa notoriété mais également concourir à d’autres objectifs d’intérêt général : accroitre l’activité des secteurs de la construction et de la viabilisation de terrains ; augmenter en conséquence significativement l’emploi, ces secteurs étant de grands utilisateurs de main d’œuvre ; contribuer à la décentralisation et à une meilleure répartition spatiale des activités économiques avec l’édification de ces villes nouvelles.

D’un point de vue général, la cotation de ce « Diaspora Bond » sur le marché financier régional est aussi une bonne nouvelle. Elle donnera en effet normalement aux obligations une bonne liquidité, élément positif pour les souscripteurs. Soucieuse de montrer au maximum ses capacités d’innovation et de soutien actif de l’économie de la zone, la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) saisit ainsi au bond une belle opportunité d’ouvrir un nouveau créneau, qui pourrait être porteur dans plusieurs Etats de l’Union, pour les opérations éligibles au marché. Au Sénégal, la totale nouveauté de l’émission apportera un indice supplémentaire des actions menées par le Président récemment réélu pour favoriser la mise en place d’un environnement ouvert au changement et propice à la croissance, et pour soutenir un secteur déterminant sur le plan économique et social qu’est celui de l’habitat.

Malgré tous ces éléments favorables, le pari n’est pas si facile. La diaspora sénégalaise, comme toutes les autres, est méfiante, tant vis-à-vis des banques que des Autorités de son pays d’origine, quant à la gestion de son épargne, constituée dans des conditions souvent difficiles, et ne s’en dessaisit habituellement que pour ses besoins personnels. L’insistante remise en cause du bien-fondé du FCFA dans la période récente ne devrait d’ailleurs pas faciliter l’instauration de la confiance nécessaire pour la réussite de la souscription. De plus, les expatriés résidant en Europe, qui constituent une composante importante pour le Sénégal, ont des revenus limités et leur contribution individuelle ne pourrait être que modeste : il faudra donc que l’emprunt soit souscrit en masse pour atteindre l’objectif visé. Sur un autre plan, on observe actuellement sur la BRVM un marché secondaire quasiment inexistant sur toutes les obligations cotées, y compris les titres d’Etat : les dirigeants de la Bourse comme ceux de la BHS devront en conséquence mettre en place tous les moyens nécessaires pour que la nouvelle opération bénéficie au contraire d’une liquidité suffisante. Enfin, l’affectation de l’emprunt étant clairement mentionnée, la BHS aura à démontrer que les ressources acquises sont utilisées efficacement et selon les cibles prévues. Elle devra disposer pour cela d’un soutien actif des Autorités sénégalaises et s’appuyer sur tous les leviers disponibles pour accroitre ses moyens financiers. En la matière, les refinancements à long terme auprès de la Caisse Régionale de Refinancement Hypothécaire (CRRH) pourraient par exemple l’aider à transformer plus sereinement les ressources à 5 ans obtenues par l’emprunt.

L’enjeu est donc crucial, tant pour la BHS que pour le Sénégal. Il l’est aussi pour les autres pays d’Afrique francophone ayant une grande diaspora qui pourrait être sollicitée de la même manière au service du développement du pays d’origine. L’échéance de l’emprunt, fixée au 21 juin prochain, nous dira si ce challenge est réussi. Il ouvrirait alors utilement la voie à d’autres Diaspora Bonds, et peut-être à d’autres innovations financières. …

Paul Derreumaux

Article publié le 03/06/2019

Algérie, Soudan…: même combat. Issues diverses ?

Algérie, Soudan … : même combat. Issues diverses ?

 

Les deux pays ont fait brusquement irruption dans l’actualité politique en 2019, bousculant toutes les hypothèses des analystes. En Algérie, une partie de la population occupe la rue tous les vendredis depuis la mi-février dans les grandes villes, et surtout à Alger, avec autant de calme que de détermination, et égrène ses nouvelles revendications politiques au fur et à mesure que les précédentes sont satisfaites. A Khartoum, d’imposantes manifestations se déroulent sans interruption depuis début avril et ont déjà mis à terre l’ancien Président sans se satisfaire de cette première victoire.

Même si chaque crise a ses explications spécifiques, la situation des deux pays frappe par de nombreuses similitudes, et d’abord par les raisons qui expliquent la soudaineté de ces évènements.  Elles sont d’abord politiques. Il s’agit dans chaque cas d’une société fortement figée, dirigée de très longue date par un régime autoritaire laissant très peu de liberté d’expression. Ce pouvoir est passé peu à peu entre les mains d’une caste très resserrée, composée de chefs militaires et de quelques oligarques, et de leurs familles respectives. Il était incarné par un Président immuable depuis des décennies – 20 ans en Algérie, 30 ans au Soudan – celui-ci étant, dans le cas de l’Algérie, un fantôme invalide. Ce système a favorisé l’installation d’une corruption de très grande ampleur, installée à tous les échelons de la société où pouvait être effectué un « prélèvement » sur la grande majorité de la communauté nationale pour la plupart des évènements de la vie quotidienne. Les explications sont aussi économiques. Le Soudan et l’Algérie sont deux grandes nations pétrolières. L’or noir leur a apporté des ressources considérables qui ont permis à l’Etat de pratiquer depuis le premier choc pétrolier de 1973 une politique active de redistribution. Celle-ci compensait à la fois le manque de liberté d’expression et un chômage élevé résultant d’une faible diversification économique « hors pétrole ». Avec la baisse d’environ 40% des cours en 2014 et malgré la reprise modérée de ceux-ci depuis 2018, avec également la hausse continue de la population, la rente pétrolière providentielle s’est nettement amenuisée. Dans le cas particulier du Soudan, deux éléments supplémentaires ont joué : l’indépendance du Sud-Soudan, abritant 70% des ressources pétrolières, en 2015 ; et l’engagement durable du pays dans plusieurs champs de batailles régionaux qui a lourdement pesé sur la situation des finances publiques.  Les possibilités de financement d’investissements productifs et de subventions aux ménages ou à certains produits se sont donc progressivement raréfiées, faisant monter les mécontentements.  Les causes sont enfin démographiques et sociales. Comme dans tous les pays africains, la jeunesse constitue ici plus de 50% de la population. Pour elle, la légitimité historique d’un pouvoir né de la guerre de libération en Algérie ou d’un ancien coup de force militaire au Soudan pèse peu désormais face à son incapacité à satisfaire les aspirations au travail et à une plus grande liberté qui sont aujourd’hui les principales préoccupations des jeunes de tous horizons.

A ces données structurelles s’est ajouté un élément déclenchant, qui a joué le rôle d’un « effet papillon » : l’annonce de la candidature du Président Bouteflika pour un cinquième présidentiel en Algérie, malgré l’incapacité physique pour celui-ci de diriger le pays depuis sa maladie de 2008 ; la décision d’importantes augmentations de prix de divers produits administrés au Soudan qui a généré fin 2018 des « révoltes du pain », déjà observées en 2015.

Plusieurs ressemblances frappantes peuvent aussi être relevées dans les modalités de démarrage et de déroulement de ces crises. Elles sont d’abord toutes deux nées de manière spontanée, sans coordination préalable de grands mouvements d’opposition, d’ailleurs inexistants dans ces régimes. En Algérie, les premières manifestations populaires sont nées dans des villes moyennes à la mi-février 2019 : alors qu’on pouvait penser que les Autorités ne laisseraient pas le mouvement s’étendre, celui-ci a gagné Alger et ne s’est plus arrêté depuis lors, grossissant en nombre et s’étendant chaque semaine à de nouvelles catégories de la population. Au Soudan, l’explosion populaire du 6 avril à Khartoum n’a pas été terrassée brutalement comme on pouvait s’y attendre, en raison de dissensions entre la police et d’une partie de l’armée, et s’est de même propagée à une bonne partie de la société civile urbaine. A chaque fois, les réseaux sociaux ont été un élément déterminant de la mobilisation des manifestants et, étrangement, ne semblent pas avoir été coupés par un pouvoir peut-être trop sûr de lui. La crise s’est aussi déroulée jusqu’ici d’une façon étonnamment pacifique. Les manifestants ont évité tout affrontement avec les forces de l’ordre et tout débordement émeutier, clamant leur pacifisme et affichant une remarquable maturité malgré leur absence fréquente d’engagement politique. Curieusement, et contrairement aux pratiques antérieures, les Autorités n’ont pas non plus cherché ou réussi à « casser » par la force ces manifestations, sans doute parce qu’elles n’ont pu imaginer leur ampleur et leur longévité dans le cas de l’Algérie, et par suite de positions divergentes des Responsables sécuritaires au Soudan. Enfin, le plus remarquable est que les contestataires ont obtenu dans chaque cas des succès rapides et, à chaque étape gagnée, ont posé avec le même calme de nouvelles exigences, affirmant haut et clair qu’ils voulaient un changement total de régime et non un mouvement de personnes. A Alger, ces victoires impressionnantes ont été la renonciation de M. Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel puis la démission de celui-ci, le report à juillet 2019 des élections générales, le départ volontaire ou forcé de personnages clés du clan du Président, le début d’une grande campagne d’épuration qui se poursuit toujours. A Khartoum, les manifestants ont obtenu en quelques semaines le départ et l’arrestation de M. El Béchir, la démission du Chef du Conseil Militaire qui lui avait succédé, le recul des militaires putschistes dans leur projet d’un gouvernement militaire pour un minimum de deux ans, et même récemment leur entrée en discussion avec les forces de la rue sur la constitution d’un gouvernement « mixte » armée/opposition civile.

La situation insurrectionnelle dans laquelle se trouvent les deux pays ne pourra se prolonger encore longtemps. Les économies algérienne et soudanaise, déjà soumises de longue date à de fortes turbulences par suite de mauvaise gestion, handicapées par des prix du pétrole sans doute durablement abaissés, ont besoin d’un retour au calme -et au travail- et d’une clarification politique. La sortie de crise est pourtant difficile et l’état actuel d’équilibre particulièrement instable peut basculer dans plusieurs directions. La première, optimale, est l’installation d’un régime démocratique bénéficiant d’un large consensus national, privilégiant le retour du pays à une stratégie pérenne de développement économique et social plutôt qu’une chasse aux sorcières contre ceux qui ont conduit la nation à une telle situation. La grande diversité des composantes contestataires, la résistance des anciens pouvoirs, qui ira sans doute croissant, le souci légitime de justice de ceux qui ont si longtemps été laissés pour compte rendent cette option difficile à appliquer. D’autres scénarii sont hélas possibles comme le montrent plusieurs exemples. Celui, extrême, de la Syrie, où la tentative de renverser le régime a conduit à une guerre civile qui a fait en huit ans plus de 500000 morts, sans encore conduire à une solution acceptée par tous. Celui du Vénézuela, plongé dans une tourmente politique et économique depuis fin 2015, attisée par de nombreuses interférences étrangères, et qui peut dégénérer à tout moment en lutte fratricide. Celui du Zimbabwe, où l’immense espoir créé par le départ forcé de M. Mugabe, n’a pas conduit à un véritable changement d’équipe, ce qui maintient le pays dans une état proche de celui de la période précédente. Ceux, variés, des pays du « Printemps Arabe » allant d’une Tunisie plutôt exemplaire dans son évolution politique mais encore hésitante dans son redémarrage économique, à une Egypte qui redevient une grande puissance économique au prix de répressions douloureuses et parfois sanglantes et de l’acceptation d’un régime autoritaire et peu démocratique.

Quel que soit le chemin qui sera pris -ou subi- par les peuples algérien et soudanais, plusieurs leçons pourraient utilement être retirées de ces deux crises par les nombreux pays subsahariens en situation fragile. D’abord, un tel mouvement insurrectionnel risque surtout d’intervenir s’il n’existe aucun espace de liberté où peut s’exprimer la colère populaire. Les régimes autoritaires, sans droit d’expression ou d’opposition politique, sont donc plus menacés que les régimes plus « démocratiques » où ces possibilités laissent ouverte l’espoir d’un changement pacifique, même si celui-ci est souvent illusoire en raison de la corruption ou des manipulations des votes. Le Congo parait ainsi plus menacé par de tels évènements que le Mali. En second lieu, l’existence d’un « élément déclencheur » est toujours observée. Il est par nature imprévu, mais important et mobilisateur. La tuerie du « Vendredi Noir » au Mali en mars 1991 conduisit ainsi immédiatement à la chute du pouvoir du Général Moussa Traore. De plus, les positions des grands Etats et des institutions étatiques régionales ou continentales   compliquent la donne en multipliant les ingérences dans la situation et en prenant rarement partie pour un seul camp, comme le montre le cas du Vénézuela. Ainsi au Soudan, les sanctions économiques longtemps appliquées par les Etats-Unis ont précipité le dépérissement du régime du Soudan, mais le délai de trois mois, donné par l’Union Africaine aux militaires, pourrait favoriser ceux-ci. Une prolongation de la crise semble aussi plus favorable au pouvoir en place en raison de la lassitude possible des manifestants, de l’essoufflement de leurs moyens d’action et du désintérêt progressif des grands médias et donc d’une opinion internationale toujours soumise à une avalanche d’informations nouvelles. Enfin, les pays comme l’Algérie et le Soudan restent toujours soumis à une forte menace du terrorisme islamique : les situations insurrectionnelles qu’ils connaissent sont un terreau fertile pour ce fléau. Des mouvements extrémistes déjà bien organisés, voire puissants dans le passé comme en Algérie, pourraient y prospérer plus facilement que des partis d’opposition laïques qui ont tout à construire. Ils constitueraient alors un danger majeur pour le pays et une partie de l’Afrique subsaharienne.

Même si, heureusement, le pire n’est jamais sûr, la liste des issues possibles montre bien que l’Algérie et le Soudan ont des probabilités significatives de devoir affronter, sans doute loin des projecteurs internationaux, une période de transition longue et difficile. Les nombreux pays dont les situations politiques et/économiques sont délicates ont donc le plus grand intérêt à éviter ces soubresauts violents. Il leur faut pour cela accélérer les réformes, notamment pour une meilleure gouvernance et une stratégie économique plus éclairée, qui les éloigneront d’une telle zone de risques. En pouvant se passer d’une phase de remise en ordre, ils feraient une grande économie de temps et d’énergie, qu’ils pourront utilement consacrer à d’autres objectifs.

Paul Derreumaux

Article publié le 10/05/2019

Le FCFA, bouc émissaire pour d’autres maux ?

Le FCFA, bouc émissaire pour d’autres maux ?

 

Les voix contestant la pertinence du maintien du FCFA se sont multipliées depuis quelques années. Les arguments de ce bataillon d’opposants à la zone franc sont de qualité diverse. Beaucoup sont erronés, ou trop uniquement à visée politique, et ne sont souvent que critiques sans proposer de solution alternative : ils peuvent dans l’ensemble être oubliés. Certains ont cependant une analyse objective et une approche plus constructive qui mérite d’être écoutée, surtout s’ils sont menés par des personnalités dont la compétence ne peut être contestée.

L’attention portée à cette monnaie ayant cours dans les trois composantes de la zone franc -Union Economique et Monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA); Communauté des Etats de l’Afrique Centrale (CEAC) ; République des Comores – fait que les caractéristiques du FCFA sont bien connues et peuvent n’être que rappelées : une monnaie commune, dénommée chaque fois sous le même sigle de Franc CFA, dans les pays de chacune des trois zones ; une parité unique et fixe de cette monnaie par rapport à l’Euro (EUR); une seule Banque Centrale par zone définissant la politique monétaire de celle-ci; une garantie totale de convertibilité en EUR apportée par la France ; un compte d’opérations ouvert auprès du Trésor Français par les Banques Centrales de chaque région, accueillant au moins 50% de leurs réserves en devises.

Plusieurs des reproches adressés au Franc CFA n’ont aucun effet sur le rôle que peut jouer la monnaie dans l’économie des pays qui l’utilisent. Il en est ainsi notamment du nom de la monnaie, du fait que les billets de banque en circulation sont fabriqués en France, de la présence d’observateurs français dans les Conseils d’Administration des Banques Centrales des trois zones, et même du compte de contrepartie et des réserves qui s’y trouvent. Certes, ces points peuvent avoir une haute valeur symbolique pour ceux qui ont besoin d’arguments simples mais de portée politique. Ils n’ont en revanche aucun impact sur le rôle positif ou négatif que le FCFA peut jouer dans les pays visés. Ainsi, le Shilling kényan est bien indépendant malgré son nom, qui rappelle l’Angleterre, et le fait que les billets de banque du Kenya sont fabriqués…à l’étranger. La Banque Centrale du Kenya, comme ses consoeurs de tous les pays, possède aussi des comptes en devises dans de multiples banques hors du pays, souvent moins rémunérés que les avoirs de la zone Franc laissés au Trésor français.

On peut déjà noter qu’aucun des contempteurs crédibles du FCFA ne conteste jusqu’ici l’intérêt d’une monnaie commune pour un espace régional. Les avantages du maintien d’un ensemble économique et monétaire unifié sont en effet déterminants : puissance internationale plus importante, en termes de Produit Intérieur Brut (PIB) comme de population ; accroissement des possibilités de commerce interne à la zone ; atouts apportés par une intégration régionale solide pour les investissements structurants et productifs ; meilleure stabilité juridique et fiscale ; amélioration probable de la gouvernance. Les efforts de construction de solidarités régionales dans toutes les parties du continent montrent d’ailleurs la généralité de cette recherche d’union, que possède déjà l’ensemble francophone et qu’il parait indispensable de préserver. Encore faut-il que les structures économiques des pays concernés soient suffisamment homogènes pour que cette synergie produise son plein effet. La CEMAC d’Afrique Centrale, surtout axée sur la production et l’exportation de pétrole et de métaux, diffère ainsi notablement de l’UEMOA d’Afrique de l’Ouest, plus orientée sur les produits agricoles et plus industrialisée. La trajectoire économique différente que suivent depuis longtemps ces deux régions – telle en ce moment une croissance vive à l’Ouest et une crise qui se prolonge au Centre – montre les difficultés de l’exercice. Elle tend aussi à prouver les limites des variables et des politiques monétaires pour rapprocher des systèmes économiques trop éloignés l’un de l’autre, surtout si la volonté politique fait défaut comme en Afrique Centrale.

Ce constat conduit directement aux principales critiques faites au FCFA. En Afrique francophone, la rigidité du FCFA et son adossement à une monnaie trop forte pour l’état des économies introduirait un blocage décisif à l’évolution des structures économiques de celles-ci et à la résolution des principaux problèmes rencontrés dans les pays concernés. Comme ailleurs en effet en zone subsaharienne, les objectifs fondamentaux doivent être ceux d’une croissance économique au rythme maximal et de bonne qualité, c’est-à-dire largement créatrice d’emplois capables d’absorber une progression démographique inégalée et assurant une réduction de la pauvreté aussi rapide que possible. Par la « rente monétaire » qu’il apporterait, le FCFA constituerait un handicap par rapport aux pays maîtrisant eux-mêmes la valeur de leur monnaie, qui peuvent donc ajuster celle-ci pour faciliter la valorisation de leurs exportations, la création d’industries et le commerce régional.

Face à cette thèse, deux points doivent être soulignés.

La gestion de la monnaie a pour principaux objectifs la stabilité optimale de la valeur de celle-ci par rapport à celle des monnaies retenues comme référence, et, à cette fin, une bonne maîtrise de l’inflation. Dévaluations fréquentes et inflation sont en effet des facteurs d’incertitude et de gêne pour toutes les entreprises, et notamment les investisseurs. Les éviter impose une discipline souvent difficile à respecter. Les fortunes diverses des monnaies de pays aussi prometteurs que le Nigeria, le Kenya ou le Ghana montrent les coups d’arrêt qu’entrainent les ajustements monétaires de grande ampleur et les efforts douloureux d’ajustement qu’ils imposent à travers les inflations qui suivent les pertes de valeur de la monnaie. A l’opposé, les difficultés rencontrées par le Maroc en 2016 pour la stabilisation de la valeur internationale du Dirham lors de l’assouplissement des liens antérieurs entre cette monnaie et l’Euro illustrent les risques liés à une telle indépendance monétaire : il a fallu toute la maturité de l’économie marocaine et la qualité du suivi de la Banque Centrale pour franchir avec succès, mais au terme de deux essais, cette étape risquée. Le FCFA a jusqu’ici bien rempli cette mission de stabilité, comme le prouve régulièrement la faiblesse de l’inflation en zone franc comparée à celle des pays « monétairement indépendants », et les modalités de sa gestion par les Banques Centrales concernées sont rassurantes pour les investisseurs nationaux comme étrangers. Le choix de la monnaie à laquelle est arrimé le FCFA présente aussi de nombreuses justifications. Les flux commerciaux et financiers entre l’Union Européenne restent prédominants, et sont ainsi dénués de toute perturbation monétaire. Le géant chinois, dont le poids croit constamment, cherche à diminuer les variations entre le Yuan et l’Euro, ce qui réduira les effets de celles-ci sur ses échanges avec l’Afrique. Les ratios EUR/ USD se sont également relativement stabilisés depuis quelques années et les effets négatifs de leurs variations sur la rémunération des exportations de la zone franc se sont en conséquence atténuées. De plus, ces effets jouent alternativement dans les deux sens, et peuvent être au moins partiellement compensés par la variation des cours des produits eux-mêmes. Rappelons enfin que la fixité du rapport FCFA/EUR n’est ni une donnée immuable, comme l’a montré la dévaluation de janvier 1994, ni un tabou, la création d’une monnaie commune étant par exemple à l’étude dans la CEDEAO même si la longueur de sa conception peut faire croire que d’autres solutions pourraient être plus appropriées.

Solidement arrimé à une monnaie forte, le FCFA empêcherait de ce fait d’atteindre les cibles prioritaires que sont une croissance économique forte et une transformation des structures génératrice d’un nombre élevé d’emplois. Les adeptes de cette attaque citent souvent en exemples le Ghana, le Nigéria et quelques autres pays, où la flexibilité monétaire donnerait plus de moyens d’actions à la politique économique et expliquerait une bonne partie du dynamisme observé. S’il est certain que le régime de change fixe prive les Etats de l’arme d’un ajustement systématique de la valeur de la monnaie pour soutenir les programmes d’actions mis en oeuvre, il est aussi certain que le régime de change flexible ne garantit pas le succès des pays qui ont fait ce choix. L’analyse statistique des taux de croissance à moyen ou long terme des pays africains ne montre pas, pour ce qui concerne le revenu par tête, que les pays de la seconde catégorie ont en moyenne distancé de manière significative et définitive les nations qui restent fidèles à la première. Les données de la décennie actuelle tendraient même à une opinion contraire. Surtout, l’évolution du Produit Intérieur Brut (PIB), le volume de création d’emplois et la bonne répartition de la création de richesse dépendent davantage d’autres facteurs que ceux de la flexibilité de la monnaie. Trois d’entre eux paraissent déterminants et disposent de grandes marges de manœuvre par rapport à la situation actuelle.

Le premier est celui de la qualité des stratégies économiques suivies par les Etats grâce aux divers leviers dont ils disposent. Ainsi, une politique fiscale mieux conçue et plus juste, surtout basée sur un élargissement de l’assiette, et un recouvrement plus performant des recettes permettraient d’élever enfin le ratio de celles-ci par rapport au PIB bien au-dessus du « plafond de verre » de 20%, et d’accroitre notablement les moyens d’action des Etats.  L’octroi d’une priorité plus marquée à l’enseignement et à la formation professionnelle, et la bonne adaptation de l’offre de ceux-ci aux besoins des entreprises faciliteraient l’accroissement recherché de la productivité, de la qualité des produits et services et d’une progression de la place du secteur industriel et de services modernes. Un soutien massif et intelligent à l’agriculture vivrière et à la transformation locale de ses produits, l’amélioration rapide des infrastructures et de la capacité énergétique, la réduction de dépenses inutiles et la réaffectation de ces fonds sont autant d’autres pistes. Une meilleure gouvernance et une véritable politique anticorruption et antifraude décupleraient l’effet positif de chacune des politiques citées.

Le second est celui d’un encouragement permanent et suffisamment consistant au secteur privé. Seul celui-ci est en effet en mesure d’insuffler le dynamisme et l’énergie créatrice capables de « booster » la croissance. En zone franc, comme dans toute l’Afrique subsaharienne, apparaissent de plus en plus de jeunes possédant les compétences, et parfois l’expérience, nécessaires et des capitaines d’industrie prêts à assumer des risques de grande ampleur et à se saisir de nouveaux secteurs d’activité. Mais tous trouvent sur leur chemin des freins administratifs de toute sorte et des financements insuffisants plutôt qu’un soutien déterminé des Etats, et la différence entre sone franc et Afrique anglophone est sans doute la plus frappante sur ce point.

Le troisième, particulièrement vrai en Afrique de l’Ouest, est la meilleure exploitation de l’atout d’une coopération régionale déjà bien avancée. Parfaitement intégrée au plan monétaire et financier, l’UEMOA progresse trop lentement en termes d’harmonisation administrative, économique, fiscale, juridique. Certes la convergence des grands indicateurs économiques, qui est une contrainte majeure, progresse, mais trop lentement. Comme pour l’Union Européenne, la région semble manquer actuellement d’un grand dessein et d’une volonté suffisamment ferme, capables de faire progresser rapidement la situation actuelle. Avec un commerce intrarégional qui ne dépasse pas 20% des échanges de la zone et ne progresse que modestement, l’UEMOA gaspille ses acquis issus d’une union douanière établie de longue date. En ce domaine, la réalisation intensive d’infrastructures grâce à la mutualisation des ressources financières, une meilleure concertation des Etats sur les projets de grandes entreprises permettant une répartition plus équitable des emplois et des richesses créées, un coup d’arrêt donné à la fraude et aux obstacles de toutes sortes sont susceptibles d’enclencher une hausse significative de ces échanges intérieurs à la zone.

Quoi qu’en pensent les détracteurs du FCFA, les « recettes » énoncées ci-avant sont aussi porteuses de réponses aux problèmes majeurs actuels sous le régime monétaire de la zone Franc que sous tout autre régime. Il a été vérifié de longue date en effet qu’aucun système monétaire n’est parfait. Il parait donc sage de donner la priorité à des chantiers « réels », que doivent affronter tous les pays sans exception, et de les faire progresser au maximum. Cela ne pourra que mettre les Etats francophones en meilleure position pour faire évoluer avec plus de sécurité leur système monétaire en tenant compte des étapes qu’ils auront franchies.   En la matière, l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) semble avoir une longueur d’avance. En accélérant ses réformes structurelles, en respectant les délais annoncés pour la création d’une monnaie régionale suffisamment crédible et prenant mieux en compte les évolutions des liens commerciaux de l’Afrique avec le reste du monde, elle pourrait faire taire de la plus belle manière les critiques au FCFA.

Paul Derreumaux

Article publié le 24/04/2019

 

 

Sénégal : en avant, toute !

Sénégal : en avant, toute !

Quatre jours de confusion et de tension ont quelque peu semé le trouble et la déception après une campagne et un vote que tous les observateurs s’accordaient à reconnaitre satisfaisants. Les résultats officiels provisoires devraient cependant calmer le jeu, replacer les éventuelles contestations sur le seul plan juridique dans le cadre des règles de la démocratie et permettre de regarder l’avenir.

Même si la confirmation de la Cour Constitutionnelle est encore attendue, le Président Macky Sall peut donc maintenant déclarer sa victoire, acquise dès le premier tour de l’élection présidentielle du 24 février après une participation record de 66% des électeurs à ce vote. Ce suffrage présentait deux originalités par rapport à ceux qui sont classiquement rencontrés en Afrique subsaharienne. D’abord l’exigence d’un nombre élevé de parrainages pour l’agrément des dossiers de candidats, qui semble plus logique et efficace que la condition d’un cautionnement important. En second lieu et par conséquence, une nette diminution des candidats en lice pour le vote, ce qui facilite les choix et évite la dispersion des voix. Certes, deux candidats majeurs se sont retrouvés exclus pour des raisons extérieures à ces parrainages, mais personne ne saura jamais si leur présence aurait changé le résultat final.

Le candidat victorieux a bâti sa stratégie de campagne sur la qualité de son bilan et il pouvait en effet aligner divers succès. Le visage de la capitale Dakar s’est transformé au fil des ans : routes modernes et échangeurs ont amélioré la fluidité de la circulation dans la ville, et la disparition apparemment complète des coupures d’électricité exerce une influence majeure sur le moral des populations de la capitale. La montée en puissance de la ville nouvelle de Diamniadio s’intensifie. Le nouvel aéroport international  a acquis sa vitesse de croisière ; les constructions de logements, de bâtiments administratifs d’hôtels et d’infrastructures sportives ou évènementielles donnent désormais à ce gigantesque projet une consistance tangible ; l’autoroute vers Dakar semble tenir ses promesses ; le futur Train Express Régional (TER) rapprochera encore Dakar de Diamniadio, et donnera à cette dernière plus d’attractivité pour équilibrer la capitale Dakar, très encombrée. Même s’il est juste de rappeler que certaines de ces réalisations ont été conçues et parfois lancées par le Président Wade, il faut reconnaitre au Président Sall de les avoir menées à bien dans des délais satisfaisants et d’avoir eu la sagesse de ne pas remettre en cause systématiquement ces idées retenues par son prédécesseur.

Au plan économique, la conjoncture est aussi favorable au Président sortant. Le Sénégal n’avait pas disposé jusqu’ici d’atouts de premier plan comme une riche agriculture d’exportation et un appareil industriel déjà diversifié, à la différence de la Côte d’Ivoire. Un tourisme bien développé, une diaspora nombreuse et dynamique, génératrice d’importants rapatriements de devises et d’investissements significatifs au pays, le secteur de la pêche étaient les principales forces d’une économie où la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) demeure proche de la moyenne régionale. Les importants gisements de pétrole et, surtout, de gaz récemment découverts et qui devraient être exploités à partir de 2022 changeront la donne. Ils apporteront en effet un plus grand dynamisme économique et des capacités de diversification sectorielle au pays, et des ressources budgétaires fortement accrues à l’Etat.

Au plan social et sociétal, le pays a d’abord réussi jusqu’ici à rester en dehors des attaques terroristes au contraire de la grande majorité de ses voisins. Il continue aussi à éviter les antagonismes religieux et ethniques prononcés, grâce à une politique de tolérance qui lui est reconnue. Il est également caractérisé de longue date par une stabilité politique rarement menacée et toujours sauvegardée, qui rassure les investisseurs comme la population. Il bénéficie enfin d’un système éducatif dont la qualité est appréciée et d’une bonne capacité à mêler l’ouverture à la modernité et le respect des traditions

Réélu pour cinq ans, Macky Sall dispose ainsi d’un « momentum » favorable fondé sur cet ensemble composite de données anciennes et nouvelles.  Au vu des quelques jours écoulés, son premier devoir, et non le plus facile, sera d’obtenir une accalmie des relations avec ses principaux opposants. C’est aussi son intérêt primordial s’il veut rétablir dans le pays la confiance et l’adhésion sans lesquelles rien ne sera possible. Il lui faudra aussi progresser dans les dossiers encore en suspens, tels un total apaisement en Casamance, une normalisation des relations avec la Gambie, la remise en route du chemin de fer Dakar/Bamako et le renforcement des liens commerciaux avec le Mali.  La diversité de ces défis montre que le chemin n’est pas sans embuches.

Il conviendra par ailleurs de surveiller l’endettement public, désormais  au-delà des 60% du PIB, pour éviter de perdre la crédibilité internationale que le pays a regagnée comme le prouvent ses récentes émissions d’emprunts internationaux. La meilleure protection contre ce risque sera d’élever le taux de croissance du PIB en exploitant avec la plus grande rigueur la nouvelle manne pétrolière et gazière et en accélérant en même temps l’élargissement de la base de l’appareil économique pour éviter le « syndrome hollandais ». Les questions de la poussée démographique et de l’importante émigration sont aussi d’actualité. Leur solution au moins partielle réside dans un accroissement massif de la création d’emplois, de préférence formels, et une hausse rapide du revenu moyen par tête, eux aussi dépendants de la croissance obtenue. Pour ce faire, les succès médiatisés du Sénégal en matière de start-ups et de nouvelles technologies ne suffiront pas, au moins à court terme. Les activités agricoles, industrielles, touristiques, de services divers devront toutes connaitre un important développement pour offrir des embauches en quantité et en qualité suffisante, et rendre crédible une « Emergence » qu’on espère voir poindre  à l’horizon.

Le challenge est redoutable. Le Président élu aura à confirmer sa capacité de conception à long terme de l’avenir possible du Sénégal et à tenir bon le gouvernail afin de réaliser les programmes d’actions nécessaires, mais souvent difficiles, pour atteindre l’objectif qu’il promet au peuple sénégalais. Il lui faudra lutter contre les inévitables inerties à l’intérieur, restreindre autant que possible la corruption toujours aux aguets et ses effets néfastes, combattre tous ceux que gênerait une telle transformation du pays et faire preuve d’une ténacité à toute épreuve. Il devra convaincre et rassembler pour mobiliser la nation dans cette course au progrès. Il a cependant la chance que le pays dispose de marges de manoeuvre nouvelles d’une ampleur inespérée, qui viennent compléter des points forts déjà connus. Il lui revient donc d’exploiter au mieux et au plus vite ce contexte positif.

L’enjeu de la réussite du Sénégal dépasse d’ailleurs les frontières du pays. L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), recordman continental de la croissance économique depuis quelques années mais aussi sujette à de nombreux risques politico-sécuritaires, a besoin d’exemples encourageants. Un aboutissement sans heurts de l’élection sénégalaise et le bon déroulement de ce nouveau mandat pourraient jouer ce rôle. La région a surtout connu jusqu’ici une « locomotive » économique principale, celle de la Cote d’Ivoire. Cet entrainement pourrait toutefois être perturbé, au moins momentanément, si les récentes incertitudes nées sur le déroulement de l’échéance politique de 2020 à Abidjan se confirment. Le Sénégal pourrait alors utilement constituer un deuxième pôle de développement régional. Une saine compétition entre deux importants acteurs au sein d’un groupe n’est-elle pas le meilleur moyen d’obliger chacun d’eux à se surpasser au profit de tous ?

Paul Derreumaux

Article publié le 02/03/2019