BANK OF AFRICA : une tradition pionnière

BANK OF AFRICA : une tradition pionnière

 

Depuis près de 40 ans, la BANK OF AFRICA a été à plusieurs reprises un des pionniers des évolutions vécues par les systèmes bancaires subsahariens.

Sa naissance au Mali en 1982 en a été la première illustration. C’est en effet à Bamako, un 20 décembre, que plusieurs centaines de maliens de tous horizons géographiques et professionnels, quasiment sans appui extérieur et sous l’œil méfiant, voire incrédule, de tous les observateurs, créaient une des premières banques à capitaux privés africains en zone francophone. Ce moment exceptionnel fut d’abord la conséquence d’une nécessité. Tous les systèmes bancaires de l’époque en zone francophone, constitués uniquement de banques étrangères et de banques d’Etat, étaient alors mis à mal, principalement par la crise économique frappant alors l’Afrique pour les premières et par leur mauvaise gestion pour les secondes. La brutale disparition de nombreuses banques et l’affaiblissement généralisé de celles qui résistaient créaient un vide dont plusieurs initiatives privées africaines vont se saisir dans divers pays pour s’implanter dans ce secteur mythique de la banque, considéré jusque-là presque comme inaccessible aux investisseurs africains. Mais cette naissance fut aussi le fruit du hasard : l’adhésion fusionnelle de la dynamique classe des grands commerçants maliens à l’un de ces projets de banque qui lui était alors présenté, ce qui a permis la constitution puis l’ouverture de la BANK OF AFRICA-MALI en un temps record. Certes cette première expérience portait en son sein les inévitables imperfections d’un premier essai dans un univers bancaire en pleine mutation. Pourtant la détermination des dirigeants, l’engagement d’un personnel jeune et motivé, les efforts d’innovation en termes d’opérations et de clientèle visées ont permis à la nouvelle banque de s’implanter solidement et durablement dans le paysage bancaire du pays.

L’expérience BANK OF AFRICA prit un nouvel essor dès 1988 avec le lancement d’une expansion géographique qui fut aussi la voie suivie par plusieurs groupes concurrents. Cette expansion s’est d’abord appuyée sur la création d’une holding qui entreprit de concevoir progressivement les principes et l’organisation de ce développement. Sur cette base s’est ensuite construit pendant plus de vingt ans un réseau régional, puis continental, de banques commerciales sur la base de deux règles majeures. La première fut de bâtir chaque fois que possible les futures entités sur un actionnariat tripartite : des actionnaires privés nationaux diversifiés, des institutions d’appui au développement et la holding du groupe, en maintenant entre chaque composante un équilibre satisfaisant. La seconde fut de mettre en place une structure d’assistance technique capable d’apporter les appuis de formation et d’encadrement nécessaires dans les filiales. Celle-ci prenait en charge des sujets de plus en plus nombreux au fur et à mesure que le Groupe se complexifiait, tout en restant légère et peu coûteuse. L’existence d’une holding de tête et d’une structure centrale d’assistance technique sont maintenant retrouvées chez la plupart des groupes subsahariens des secteurs de la banque ou de l’assurance. La structure de l’actionnariat et l’importance donnée aux actionnaires locaux sont demeurées une spécificité de la BANK OF AFRICA, et une de ses grandes forces. Ainsi organisé, le réseau BANK OF AFRICA a réussi une extension méthodique, fondée à la fois sur des rachats de banques existantes ou sur des créations « ex nihilo », qui l’a conduite à une présence dans 14 pays africains en 2010. Cette implantation s’est étirée du Sénégal à Madagascar et a touché des pays francophones comme anglophones. Parmi ces filiales, certaines ont vite conquis la première place dans leur pays comme au Bénin ou à Madagascar. L’attention portée au maintien d’un équilibre satisfaisant entre les différents actionnaires et au respect mutuel entre chacun d’eux a vraisemblablement été déterminante pour que cette importante extension s’effectue sans crise majeure.

A la fin des années 2000, le réseau BANK OF AFRICA fut aussi le premier à accepter un changement majeur de son actionnariat, comme d’autres groupes subsahariens le firent ensuite. Pour mieux assurer la pérennité du réseau et lui donner les moyens de poursuivre son développement, les dirigeants ont alors accepté l’entrée au capital d’une banque de taille internationale. En plusieurs étapes, le partenaire retenu, la Banque Marocaine du Commerce Extérieur (BMCE), a ainsi acquis une large majorité du capital de la holding, à l’occasion d’augmentations de capital de celle-ci, et de chacune des filiales locales du réseau. L’équilibre capitalistique longtemps maintenu s’est ainsi rompu aux dépens des investisseurs privés subsahariens. Cette évolution était logique de la part d’un actionnaire stratégique cherchant avant tout à sécuriser et rentabiliser son investissement, et poussé également par sa banque centrale à agir en ce sens. Les effets de cette évolution du « tour de table » sur le fonctionnement des banques du réseau ne pourront être appréciés que dans le temps. Compte tenu du fort ancrage des BANK OF AFRICA dans leur espace national et des avantages qui étaient habituellement retirés de cette spécificité, il semble souhaitable que cet impact reste limité. Le caractère africain de l’actionnaire de référence et l’engagement des dirigeants de la BMCE à maintenir l’esprit et l’approche traditionnellement appliqués par BANK OF AFRICA devraient jouer un rôle positif sur ce point. Une autre conséquence a en revanche déjà produit ses effets. Les nouveaux dirigeants du Groupe ont été en effet contraints de privilégier la maîtrise du réseau existant et l’éventuel ajustement de ses structures et méthodes à leurs propres règles, par rapport à la poursuite du développement géographique antérieur. Les autres conquérants marocains arrivés en zone subsaharienne ont d’ailleurs fait de même dans les années 2010. C’est pourquoi, face à la faible évolution du périmètre de ces banques dominantes, les groupes outsiders, plus agiles dans cette conquête de nouveaux territoires, sont montés en puissance dans la période récente.

Les années 2019/2020 devraient marquer le début d’une nouvelle phase dans l’histoire des banques subsahariennes suite à l’amplification de plusieurs contraintes. Le durcissement généralisé des règles de la profession, notamment en matière de capitaux propres requis et de gestion des risques opérationnels et de crédit, oblige tous les groupes bancaires à de lourds investissements et à une phase au moins transitoire de réduction de distribution de dividendes. Par ailleurs, la compétition s’intensifie, non seulement entre établissements bancaires mais avec d’autres acteurs « technologiques », comme les sociétés de télécommunications, aux immenses moyens financiers, qui s’installent sur le territoire traditionnel des banques et révolutionnent les méthodes commerciales et de gestion avec la digitalisation. Enfin, le mouvement d’intégration devrait connaitre une nouvelle relance avec la création de la Zone de Libre Echange Continentale Africaine (ZLECA) et les regroupements régionaux qui y seront sans doute associés : cette tendance pourrait constituer une puissante émulation des principaux réseaux à étendre leur empreinte géographique. Ces trois facteurs conduisent à attendre une accélération des opérations de rapprochement de banques ou de recherche d’alliances. En Afrique de l’Est, le mouvement est déjà initié avec la fusion annoncée de la Kenya Commercial Bank (KCB) et de la National Bank of Kenya (NBK) ou le partenariat renforcé da Safaricom avec Equity Bank pour le développement de la « banque numérique » de cette dernière. A l’Ouest, les changements récents dans l’actionnariat de la holding d’Ecobank ouvrent la porte à de telles évolutions. Pour BANK OF AFRICA, l’entrée de la Commonwealth Development Corporation (CDC) au capital de la BMCE est explicitement dédiée par ce fonds d’investissement au soutien de l’expansion du groupe en Afrique subsaharienne. Elle pourrait être le premier pas vers d’autres partenariats capitalistiques permettant à BANK OF AFRICA de garder son rang dans les réseaux subsahariens tout en consolidant ses structures.

Le réseau BANK OF AFRICA conserve donc toutes ses chances de garder sa position de pionnier des mutations engagées dans les systèmes bancaires subsahariens. Elle dispose d’ailleurs de deux actifs symboliques qui pourraient l’aider. Son nom d’abord : alors qu’on pouvait craindre il y a quelques années qu’elle disparaisse, cette appellation prémonitoire reprend toute sa force avec la décision annoncée par la BMCE de l’adopter elle-même pour la maison mère. Nul doute que ce sera un atout utile pour montrer la symbiose du groupe tout entier et sa bonne adéquation aux évolutions du continent. Son mot d’ordre ensuite, inventé dès les années 2000 : « La force d’un Groupe, la proximité d’un Partenaire » symbolise bien tout ce que les clients, quels qu’ils soient, attendent de leur banque : une écoute attentive et la compréhension de leurs attentes quotidiennes, et une capacité de traiter leurs dossiers, petits ou grands, locaux ou internationaux, confirmant qu’ils sont bien intégrés dans le monde. Il reste à utiliser au mieux ces actifs déjà anciens.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 18/07/2019

 

 

Diasporas : L’audacieux pari sénégalais

Diasporas : L’audacieux pari sénégalais

 

L’opération boursière que mène actuellement la Banque de l’Habitat du Sénégal (BHS) s’inscrit dans la lignée des rares expériences de ce type tentées en Afrique à l’adresse de son importante diaspora.

L’établissement sénégalais a en effet émis le 16 mai un emprunt obligataire de 20 milliards de FCFA, soit la contrevaleur de 30,5 millions d’Euros (EUR), dénommé Diaspora Bond, dont la souscription est réservée au moins à 60% aux personnes physiques et morales non-résidentes au Sénégal. D’une durée de 5 ans, incluant deux ans de différé de remboursement en capital, ces obligations portent un intérêt annuel de 6,25%. Leur valeur nominale de 10000 FCFA, soit environ 15 EUR, est volontairement faible. Leur produit est notamment destiné au financement de programmes de logements dans les nouvelles zones de Diamniadio et du Lac Rose.

La mobilisation institutionnelle des ressources financières considérables que les diasporas envoient dans leurs pays d’origine est un objectif croissant de la part des principaux pays destinataires de tels flux, face à l’ampleur permanente de leurs besoins d’investissements, publics comme privés, et à la baisse de certaines sources de financement traditionnelles comme l’Aide Publique au Développement (APD). Des nations comme la Chine, l’Inde et Israël ont pu drainer ainsi des montants considérables à travers des émissions obligataires régulièrement répétées. L’Egypte a également effectué quelques opérations de ce type. En Afrique subsaharienne, qui compte pourtant sans doute plus de 50 millions d’émigrés, les réalisations restent rares et modestes : l’Ethiopie, le Ghana, le Nigéria sont à ce jour les seuls principaux exemples de réussite observés, pour des montants fort limités par rapport à ceux rapatriés annuellement par leur diaspora.

La tentative de la BHS, qui est une première en terre africaine francophone, est donc d’abord à saluer pour sa haute valeur symbolique. Elle présente aussi de nombreuses caractéristiques qui mériteraient une belle réussite. Du point de vue des souscripteurs, le montage de ce coup d’essai apparait performant. Le montant total recherché reste modéré, tant face aux flux financiers qu’envoie chaque année la diaspora sénégalaise – récemment estimés à quelque 950 milliards de FCFA, soit près de 1,45 milliard d’EUR -que par rapport au bilan de la BHS lui-même. Il a été prévu un mixage des souscripteurs possibles qui limite encore la part attendue des non-résidents sénégalais. La durée de 5 ans donne un horizon court, et donc plus sécurisant, aux investisseurs de la diaspora peu initiés aux aspects financiers, qui oseront participer à l’opération. La valeur nominale des obligations les rend facilement accessibles. Le taux d’intérêt est très séduisant pour les prospects visés qui résident en Europe, et largement compétitif pour ceux qui vivent en zone CFA de l’Ouest ou du Centre. Enfin, la BHS, septième plus importante banque sénégalaise fin 2017, spécialisée dans le financement de l’habitat, est bien appréciée des sénégalais demeurant à l’étranger qui utilisent ses services pour investir au pays dans la construction ou l’achat d’un logement. Disposant de longue date de plusieurs agences à l’extérieur du Sénégal, la BHS a réalisé de nombreuses opérations immobilières et est déjà un des circuits privilégiés des sénégalais pour le rapatriement de leur épargne.

Du point de vue de l’émetteur, l’opération cumule également plusieurs avantages. Le « Diaspora Bond » est émis en FCFA et ne comporte donc pas de risque de change pour la BHS. L’opération montre d’ailleurs de manière incidente l’atout que représente ici la fixité du lien EUR/ FCFA, puisqu’une très large majorité des souscripteurs ciblés sont situés dans l’une de ces deux zones monétaires et que l’émission en FCFA apparait ainsi comporter un risque d’autant plus réduit pour les souscripteurs qu’ils ont déjà une partie de leur patrimoine en FCFA. Grâce au produit de cet emprunt, la BHS disposera de ressources à moyen terme renforcées qui vont lui permettre d’intensifier ses actions dans le financement du logement, en particulier dans les deux zones prioritaires annoncées. Elle devrait ainsi accroitre encore son expérience et sa notoriété mais également concourir à d’autres objectifs d’intérêt général : accroitre l’activité des secteurs de la construction et de la viabilisation de terrains ; augmenter en conséquence significativement l’emploi, ces secteurs étant de grands utilisateurs de main d’œuvre ; contribuer à la décentralisation et à une meilleure répartition spatiale des activités économiques avec l’édification de ces villes nouvelles.

D’un point de vue général, la cotation de ce « Diaspora Bond » sur le marché financier régional est aussi une bonne nouvelle. Elle donnera en effet normalement aux obligations une bonne liquidité, élément positif pour les souscripteurs. Soucieuse de montrer au maximum ses capacités d’innovation et de soutien actif de l’économie de la zone, la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) saisit ainsi au bond une belle opportunité d’ouvrir un nouveau créneau, qui pourrait être porteur dans plusieurs Etats de l’Union, pour les opérations éligibles au marché. Au Sénégal, la totale nouveauté de l’émission apportera un indice supplémentaire des actions menées par le Président récemment réélu pour favoriser la mise en place d’un environnement ouvert au changement et propice à la croissance, et pour soutenir un secteur déterminant sur le plan économique et social qu’est celui de l’habitat.

Malgré tous ces éléments favorables, le pari n’est pas si facile. La diaspora sénégalaise, comme toutes les autres, est méfiante, tant vis-à-vis des banques que des Autorités de son pays d’origine, quant à la gestion de son épargne, constituée dans des conditions souvent difficiles, et ne s’en dessaisit habituellement que pour ses besoins personnels. L’insistante remise en cause du bien-fondé du FCFA dans la période récente ne devrait d’ailleurs pas faciliter l’instauration de la confiance nécessaire pour la réussite de la souscription. De plus, les expatriés résidant en Europe, qui constituent une composante importante pour le Sénégal, ont des revenus limités et leur contribution individuelle ne pourrait être que modeste : il faudra donc que l’emprunt soit souscrit en masse pour atteindre l’objectif visé. Sur un autre plan, on observe actuellement sur la BRVM un marché secondaire quasiment inexistant sur toutes les obligations cotées, y compris les titres d’Etat : les dirigeants de la Bourse comme ceux de la BHS devront en conséquence mettre en place tous les moyens nécessaires pour que la nouvelle opération bénéficie au contraire d’une liquidité suffisante. Enfin, l’affectation de l’emprunt étant clairement mentionnée, la BHS aura à démontrer que les ressources acquises sont utilisées efficacement et selon les cibles prévues. Elle devra disposer pour cela d’un soutien actif des Autorités sénégalaises et s’appuyer sur tous les leviers disponibles pour accroitre ses moyens financiers. En la matière, les refinancements à long terme auprès de la Caisse Régionale de Refinancement Hypothécaire (CRRH) pourraient par exemple l’aider à transformer plus sereinement les ressources à 5 ans obtenues par l’emprunt.

L’enjeu est donc crucial, tant pour la BHS que pour le Sénégal. Il l’est aussi pour les autres pays d’Afrique francophone ayant une grande diaspora qui pourrait être sollicitée de la même manière au service du développement du pays d’origine. L’échéance de l’emprunt, fixée au 21 juin prochain, nous dira si ce challenge est réussi. Il ouvrirait alors utilement la voie à d’autres Diaspora Bonds, et peut-être à d’autres innovations financières. …

Paul Derreumaux

Article publié le 03/06/2019

Algérie, Soudan…: même combat. Issues diverses ?

Algérie, Soudan … : même combat. Issues diverses ?

 

Les deux pays ont fait brusquement irruption dans l’actualité politique en 2019, bousculant toutes les hypothèses des analystes. En Algérie, une partie de la population occupe la rue tous les vendredis depuis la mi-février dans les grandes villes, et surtout à Alger, avec autant de calme que de détermination, et égrène ses nouvelles revendications politiques au fur et à mesure que les précédentes sont satisfaites. A Khartoum, d’imposantes manifestations se déroulent sans interruption depuis début avril et ont déjà mis à terre l’ancien Président sans se satisfaire de cette première victoire.

Même si chaque crise a ses explications spécifiques, la situation des deux pays frappe par de nombreuses similitudes, et d’abord par les raisons qui expliquent la soudaineté de ces évènements.  Elles sont d’abord politiques. Il s’agit dans chaque cas d’une société fortement figée, dirigée de très longue date par un régime autoritaire laissant très peu de liberté d’expression. Ce pouvoir est passé peu à peu entre les mains d’une caste très resserrée, composée de chefs militaires et de quelques oligarques, et de leurs familles respectives. Il était incarné par un Président immuable depuis des décennies – 20 ans en Algérie, 30 ans au Soudan – celui-ci étant, dans le cas de l’Algérie, un fantôme invalide. Ce système a favorisé l’installation d’une corruption de très grande ampleur, installée à tous les échelons de la société où pouvait être effectué un « prélèvement » sur la grande majorité de la communauté nationale pour la plupart des évènements de la vie quotidienne. Les explications sont aussi économiques. Le Soudan et l’Algérie sont deux grandes nations pétrolières. L’or noir leur a apporté des ressources considérables qui ont permis à l’Etat de pratiquer depuis le premier choc pétrolier de 1973 une politique active de redistribution. Celle-ci compensait à la fois le manque de liberté d’expression et un chômage élevé résultant d’une faible diversification économique « hors pétrole ». Avec la baisse d’environ 40% des cours en 2014 et malgré la reprise modérée de ceux-ci depuis 2018, avec également la hausse continue de la population, la rente pétrolière providentielle s’est nettement amenuisée. Dans le cas particulier du Soudan, deux éléments supplémentaires ont joué : l’indépendance du Sud-Soudan, abritant 70% des ressources pétrolières, en 2015 ; et l’engagement durable du pays dans plusieurs champs de batailles régionaux qui a lourdement pesé sur la situation des finances publiques.  Les possibilités de financement d’investissements productifs et de subventions aux ménages ou à certains produits se sont donc progressivement raréfiées, faisant monter les mécontentements.  Les causes sont enfin démographiques et sociales. Comme dans tous les pays africains, la jeunesse constitue ici plus de 50% de la population. Pour elle, la légitimité historique d’un pouvoir né de la guerre de libération en Algérie ou d’un ancien coup de force militaire au Soudan pèse peu désormais face à son incapacité à satisfaire les aspirations au travail et à une plus grande liberté qui sont aujourd’hui les principales préoccupations des jeunes de tous horizons.

A ces données structurelles s’est ajouté un élément déclenchant, qui a joué le rôle d’un « effet papillon » : l’annonce de la candidature du Président Bouteflika pour un cinquième présidentiel en Algérie, malgré l’incapacité physique pour celui-ci de diriger le pays depuis sa maladie de 2008 ; la décision d’importantes augmentations de prix de divers produits administrés au Soudan qui a généré fin 2018 des « révoltes du pain », déjà observées en 2015.

Plusieurs ressemblances frappantes peuvent aussi être relevées dans les modalités de démarrage et de déroulement de ces crises. Elles sont d’abord toutes deux nées de manière spontanée, sans coordination préalable de grands mouvements d’opposition, d’ailleurs inexistants dans ces régimes. En Algérie, les premières manifestations populaires sont nées dans des villes moyennes à la mi-février 2019 : alors qu’on pouvait penser que les Autorités ne laisseraient pas le mouvement s’étendre, celui-ci a gagné Alger et ne s’est plus arrêté depuis lors, grossissant en nombre et s’étendant chaque semaine à de nouvelles catégories de la population. Au Soudan, l’explosion populaire du 6 avril à Khartoum n’a pas été terrassée brutalement comme on pouvait s’y attendre, en raison de dissensions entre la police et d’une partie de l’armée, et s’est de même propagée à une bonne partie de la société civile urbaine. A chaque fois, les réseaux sociaux ont été un élément déterminant de la mobilisation des manifestants et, étrangement, ne semblent pas avoir été coupés par un pouvoir peut-être trop sûr de lui. La crise s’est aussi déroulée jusqu’ici d’une façon étonnamment pacifique. Les manifestants ont évité tout affrontement avec les forces de l’ordre et tout débordement émeutier, clamant leur pacifisme et affichant une remarquable maturité malgré leur absence fréquente d’engagement politique. Curieusement, et contrairement aux pratiques antérieures, les Autorités n’ont pas non plus cherché ou réussi à « casser » par la force ces manifestations, sans doute parce qu’elles n’ont pu imaginer leur ampleur et leur longévité dans le cas de l’Algérie, et par suite de positions divergentes des Responsables sécuritaires au Soudan. Enfin, le plus remarquable est que les contestataires ont obtenu dans chaque cas des succès rapides et, à chaque étape gagnée, ont posé avec le même calme de nouvelles exigences, affirmant haut et clair qu’ils voulaient un changement total de régime et non un mouvement de personnes. A Alger, ces victoires impressionnantes ont été la renonciation de M. Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel puis la démission de celui-ci, le report à juillet 2019 des élections générales, le départ volontaire ou forcé de personnages clés du clan du Président, le début d’une grande campagne d’épuration qui se poursuit toujours. A Khartoum, les manifestants ont obtenu en quelques semaines le départ et l’arrestation de M. El Béchir, la démission du Chef du Conseil Militaire qui lui avait succédé, le recul des militaires putschistes dans leur projet d’un gouvernement militaire pour un minimum de deux ans, et même récemment leur entrée en discussion avec les forces de la rue sur la constitution d’un gouvernement « mixte » armée/opposition civile.

La situation insurrectionnelle dans laquelle se trouvent les deux pays ne pourra se prolonger encore longtemps. Les économies algérienne et soudanaise, déjà soumises de longue date à de fortes turbulences par suite de mauvaise gestion, handicapées par des prix du pétrole sans doute durablement abaissés, ont besoin d’un retour au calme -et au travail- et d’une clarification politique. La sortie de crise est pourtant difficile et l’état actuel d’équilibre particulièrement instable peut basculer dans plusieurs directions. La première, optimale, est l’installation d’un régime démocratique bénéficiant d’un large consensus national, privilégiant le retour du pays à une stratégie pérenne de développement économique et social plutôt qu’une chasse aux sorcières contre ceux qui ont conduit la nation à une telle situation. La grande diversité des composantes contestataires, la résistance des anciens pouvoirs, qui ira sans doute croissant, le souci légitime de justice de ceux qui ont si longtemps été laissés pour compte rendent cette option difficile à appliquer. D’autres scénarii sont hélas possibles comme le montrent plusieurs exemples. Celui, extrême, de la Syrie, où la tentative de renverser le régime a conduit à une guerre civile qui a fait en huit ans plus de 500000 morts, sans encore conduire à une solution acceptée par tous. Celui du Vénézuela, plongé dans une tourmente politique et économique depuis fin 2015, attisée par de nombreuses interférences étrangères, et qui peut dégénérer à tout moment en lutte fratricide. Celui du Zimbabwe, où l’immense espoir créé par le départ forcé de M. Mugabe, n’a pas conduit à un véritable changement d’équipe, ce qui maintient le pays dans une état proche de celui de la période précédente. Ceux, variés, des pays du « Printemps Arabe » allant d’une Tunisie plutôt exemplaire dans son évolution politique mais encore hésitante dans son redémarrage économique, à une Egypte qui redevient une grande puissance économique au prix de répressions douloureuses et parfois sanglantes et de l’acceptation d’un régime autoritaire et peu démocratique.

Quel que soit le chemin qui sera pris -ou subi- par les peuples algérien et soudanais, plusieurs leçons pourraient utilement être retirées de ces deux crises par les nombreux pays subsahariens en situation fragile. D’abord, un tel mouvement insurrectionnel risque surtout d’intervenir s’il n’existe aucun espace de liberté où peut s’exprimer la colère populaire. Les régimes autoritaires, sans droit d’expression ou d’opposition politique, sont donc plus menacés que les régimes plus « démocratiques » où ces possibilités laissent ouverte l’espoir d’un changement pacifique, même si celui-ci est souvent illusoire en raison de la corruption ou des manipulations des votes. Le Congo parait ainsi plus menacé par de tels évènements que le Mali. En second lieu, l’existence d’un « élément déclencheur » est toujours observée. Il est par nature imprévu, mais important et mobilisateur. La tuerie du « Vendredi Noir » au Mali en mars 1991 conduisit ainsi immédiatement à la chute du pouvoir du Général Moussa Traore. De plus, les positions des grands Etats et des institutions étatiques régionales ou continentales   compliquent la donne en multipliant les ingérences dans la situation et en prenant rarement partie pour un seul camp, comme le montre le cas du Vénézuela. Ainsi au Soudan, les sanctions économiques longtemps appliquées par les Etats-Unis ont précipité le dépérissement du régime du Soudan, mais le délai de trois mois, donné par l’Union Africaine aux militaires, pourrait favoriser ceux-ci. Une prolongation de la crise semble aussi plus favorable au pouvoir en place en raison de la lassitude possible des manifestants, de l’essoufflement de leurs moyens d’action et du désintérêt progressif des grands médias et donc d’une opinion internationale toujours soumise à une avalanche d’informations nouvelles. Enfin, les pays comme l’Algérie et le Soudan restent toujours soumis à une forte menace du terrorisme islamique : les situations insurrectionnelles qu’ils connaissent sont un terreau fertile pour ce fléau. Des mouvements extrémistes déjà bien organisés, voire puissants dans le passé comme en Algérie, pourraient y prospérer plus facilement que des partis d’opposition laïques qui ont tout à construire. Ils constitueraient alors un danger majeur pour le pays et une partie de l’Afrique subsaharienne.

Même si, heureusement, le pire n’est jamais sûr, la liste des issues possibles montre bien que l’Algérie et le Soudan ont des probabilités significatives de devoir affronter, sans doute loin des projecteurs internationaux, une période de transition longue et difficile. Les nombreux pays dont les situations politiques et/économiques sont délicates ont donc le plus grand intérêt à éviter ces soubresauts violents. Il leur faut pour cela accélérer les réformes, notamment pour une meilleure gouvernance et une stratégie économique plus éclairée, qui les éloigneront d’une telle zone de risques. En pouvant se passer d’une phase de remise en ordre, ils feraient une grande économie de temps et d’énergie, qu’ils pourront utilement consacrer à d’autres objectifs.

Paul Derreumaux

Article publié le 10/05/2019

Le FCFA, bouc émissaire pour d’autres maux ?

Le FCFA, bouc émissaire pour d’autres maux ?

 

Les voix contestant la pertinence du maintien du FCFA se sont multipliées depuis quelques années. Les arguments de ce bataillon d’opposants à la zone franc sont de qualité diverse. Beaucoup sont erronés, ou trop uniquement à visée politique, et ne sont souvent que critiques sans proposer de solution alternative : ils peuvent dans l’ensemble être oubliés. Certains ont cependant une analyse objective et une approche plus constructive qui mérite d’être écoutée, surtout s’ils sont menés par des personnalités dont la compétence ne peut être contestée.

L’attention portée à cette monnaie ayant cours dans les trois composantes de la zone franc -Union Economique et Monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA); Communauté des Etats de l’Afrique Centrale (CEAC) ; République des Comores – fait que les caractéristiques du FCFA sont bien connues et peuvent n’être que rappelées : une monnaie commune, dénommée chaque fois sous le même sigle de Franc CFA, dans les pays de chacune des trois zones ; une parité unique et fixe de cette monnaie par rapport à l’Euro (EUR); une seule Banque Centrale par zone définissant la politique monétaire de celle-ci; une garantie totale de convertibilité en EUR apportée par la France ; un compte d’opérations ouvert auprès du Trésor Français par les Banques Centrales de chaque région, accueillant au moins 50% de leurs réserves en devises.

Plusieurs des reproches adressés au Franc CFA n’ont aucun effet sur le rôle que peut jouer la monnaie dans l’économie des pays qui l’utilisent. Il en est ainsi notamment du nom de la monnaie, du fait que les billets de banque en circulation sont fabriqués en France, de la présence d’observateurs français dans les Conseils d’Administration des Banques Centrales des trois zones, et même du compte de contrepartie et des réserves qui s’y trouvent. Certes, ces points peuvent avoir une haute valeur symbolique pour ceux qui ont besoin d’arguments simples mais de portée politique. Ils n’ont en revanche aucun impact sur le rôle positif ou négatif que le FCFA peut jouer dans les pays visés. Ainsi, le Shilling kényan est bien indépendant malgré son nom, qui rappelle l’Angleterre, et le fait que les billets de banque du Kenya sont fabriqués…à l’étranger. La Banque Centrale du Kenya, comme ses consoeurs de tous les pays, possède aussi des comptes en devises dans de multiples banques hors du pays, souvent moins rémunérés que les avoirs de la zone Franc laissés au Trésor français.

On peut déjà noter qu’aucun des contempteurs crédibles du FCFA ne conteste jusqu’ici l’intérêt d’une monnaie commune pour un espace régional. Les avantages du maintien d’un ensemble économique et monétaire unifié sont en effet déterminants : puissance internationale plus importante, en termes de Produit Intérieur Brut (PIB) comme de population ; accroissement des possibilités de commerce interne à la zone ; atouts apportés par une intégration régionale solide pour les investissements structurants et productifs ; meilleure stabilité juridique et fiscale ; amélioration probable de la gouvernance. Les efforts de construction de solidarités régionales dans toutes les parties du continent montrent d’ailleurs la généralité de cette recherche d’union, que possède déjà l’ensemble francophone et qu’il parait indispensable de préserver. Encore faut-il que les structures économiques des pays concernés soient suffisamment homogènes pour que cette synergie produise son plein effet. La CEMAC d’Afrique Centrale, surtout axée sur la production et l’exportation de pétrole et de métaux, diffère ainsi notablement de l’UEMOA d’Afrique de l’Ouest, plus orientée sur les produits agricoles et plus industrialisée. La trajectoire économique différente que suivent depuis longtemps ces deux régions – telle en ce moment une croissance vive à l’Ouest et une crise qui se prolonge au Centre – montre les difficultés de l’exercice. Elle tend aussi à prouver les limites des variables et des politiques monétaires pour rapprocher des systèmes économiques trop éloignés l’un de l’autre, surtout si la volonté politique fait défaut comme en Afrique Centrale.

Ce constat conduit directement aux principales critiques faites au FCFA. En Afrique francophone, la rigidité du FCFA et son adossement à une monnaie trop forte pour l’état des économies introduirait un blocage décisif à l’évolution des structures économiques de celles-ci et à la résolution des principaux problèmes rencontrés dans les pays concernés. Comme ailleurs en effet en zone subsaharienne, les objectifs fondamentaux doivent être ceux d’une croissance économique au rythme maximal et de bonne qualité, c’est-à-dire largement créatrice d’emplois capables d’absorber une progression démographique inégalée et assurant une réduction de la pauvreté aussi rapide que possible. Par la « rente monétaire » qu’il apporterait, le FCFA constituerait un handicap par rapport aux pays maîtrisant eux-mêmes la valeur de leur monnaie, qui peuvent donc ajuster celle-ci pour faciliter la valorisation de leurs exportations, la création d’industries et le commerce régional.

Face à cette thèse, deux points doivent être soulignés.

La gestion de la monnaie a pour principaux objectifs la stabilité optimale de la valeur de celle-ci par rapport à celle des monnaies retenues comme référence, et, à cette fin, une bonne maîtrise de l’inflation. Dévaluations fréquentes et inflation sont en effet des facteurs d’incertitude et de gêne pour toutes les entreprises, et notamment les investisseurs. Les éviter impose une discipline souvent difficile à respecter. Les fortunes diverses des monnaies de pays aussi prometteurs que le Nigeria, le Kenya ou le Ghana montrent les coups d’arrêt qu’entrainent les ajustements monétaires de grande ampleur et les efforts douloureux d’ajustement qu’ils imposent à travers les inflations qui suivent les pertes de valeur de la monnaie. A l’opposé, les difficultés rencontrées par le Maroc en 2016 pour la stabilisation de la valeur internationale du Dirham lors de l’assouplissement des liens antérieurs entre cette monnaie et l’Euro illustrent les risques liés à une telle indépendance monétaire : il a fallu toute la maturité de l’économie marocaine et la qualité du suivi de la Banque Centrale pour franchir avec succès, mais au terme de deux essais, cette étape risquée. Le FCFA a jusqu’ici bien rempli cette mission de stabilité, comme le prouve régulièrement la faiblesse de l’inflation en zone franc comparée à celle des pays « monétairement indépendants », et les modalités de sa gestion par les Banques Centrales concernées sont rassurantes pour les investisseurs nationaux comme étrangers. Le choix de la monnaie à laquelle est arrimé le FCFA présente aussi de nombreuses justifications. Les flux commerciaux et financiers entre l’Union Européenne restent prédominants, et sont ainsi dénués de toute perturbation monétaire. Le géant chinois, dont le poids croit constamment, cherche à diminuer les variations entre le Yuan et l’Euro, ce qui réduira les effets de celles-ci sur ses échanges avec l’Afrique. Les ratios EUR/ USD se sont également relativement stabilisés depuis quelques années et les effets négatifs de leurs variations sur la rémunération des exportations de la zone franc se sont en conséquence atténuées. De plus, ces effets jouent alternativement dans les deux sens, et peuvent être au moins partiellement compensés par la variation des cours des produits eux-mêmes. Rappelons enfin que la fixité du rapport FCFA/EUR n’est ni une donnée immuable, comme l’a montré la dévaluation de janvier 1994, ni un tabou, la création d’une monnaie commune étant par exemple à l’étude dans la CEDEAO même si la longueur de sa conception peut faire croire que d’autres solutions pourraient être plus appropriées.

Solidement arrimé à une monnaie forte, le FCFA empêcherait de ce fait d’atteindre les cibles prioritaires que sont une croissance économique forte et une transformation des structures génératrice d’un nombre élevé d’emplois. Les adeptes de cette attaque citent souvent en exemples le Ghana, le Nigéria et quelques autres pays, où la flexibilité monétaire donnerait plus de moyens d’actions à la politique économique et expliquerait une bonne partie du dynamisme observé. S’il est certain que le régime de change fixe prive les Etats de l’arme d’un ajustement systématique de la valeur de la monnaie pour soutenir les programmes d’actions mis en oeuvre, il est aussi certain que le régime de change flexible ne garantit pas le succès des pays qui ont fait ce choix. L’analyse statistique des taux de croissance à moyen ou long terme des pays africains ne montre pas, pour ce qui concerne le revenu par tête, que les pays de la seconde catégorie ont en moyenne distancé de manière significative et définitive les nations qui restent fidèles à la première. Les données de la décennie actuelle tendraient même à une opinion contraire. Surtout, l’évolution du Produit Intérieur Brut (PIB), le volume de création d’emplois et la bonne répartition de la création de richesse dépendent davantage d’autres facteurs que ceux de la flexibilité de la monnaie. Trois d’entre eux paraissent déterminants et disposent de grandes marges de manœuvre par rapport à la situation actuelle.

Le premier est celui de la qualité des stratégies économiques suivies par les Etats grâce aux divers leviers dont ils disposent. Ainsi, une politique fiscale mieux conçue et plus juste, surtout basée sur un élargissement de l’assiette, et un recouvrement plus performant des recettes permettraient d’élever enfin le ratio de celles-ci par rapport au PIB bien au-dessus du « plafond de verre » de 20%, et d’accroitre notablement les moyens d’action des Etats.  L’octroi d’une priorité plus marquée à l’enseignement et à la formation professionnelle, et la bonne adaptation de l’offre de ceux-ci aux besoins des entreprises faciliteraient l’accroissement recherché de la productivité, de la qualité des produits et services et d’une progression de la place du secteur industriel et de services modernes. Un soutien massif et intelligent à l’agriculture vivrière et à la transformation locale de ses produits, l’amélioration rapide des infrastructures et de la capacité énergétique, la réduction de dépenses inutiles et la réaffectation de ces fonds sont autant d’autres pistes. Une meilleure gouvernance et une véritable politique anticorruption et antifraude décupleraient l’effet positif de chacune des politiques citées.

Le second est celui d’un encouragement permanent et suffisamment consistant au secteur privé. Seul celui-ci est en effet en mesure d’insuffler le dynamisme et l’énergie créatrice capables de « booster » la croissance. En zone franc, comme dans toute l’Afrique subsaharienne, apparaissent de plus en plus de jeunes possédant les compétences, et parfois l’expérience, nécessaires et des capitaines d’industrie prêts à assumer des risques de grande ampleur et à se saisir de nouveaux secteurs d’activité. Mais tous trouvent sur leur chemin des freins administratifs de toute sorte et des financements insuffisants plutôt qu’un soutien déterminé des Etats, et la différence entre sone franc et Afrique anglophone est sans doute la plus frappante sur ce point.

Le troisième, particulièrement vrai en Afrique de l’Ouest, est la meilleure exploitation de l’atout d’une coopération régionale déjà bien avancée. Parfaitement intégrée au plan monétaire et financier, l’UEMOA progresse trop lentement en termes d’harmonisation administrative, économique, fiscale, juridique. Certes la convergence des grands indicateurs économiques, qui est une contrainte majeure, progresse, mais trop lentement. Comme pour l’Union Européenne, la région semble manquer actuellement d’un grand dessein et d’une volonté suffisamment ferme, capables de faire progresser rapidement la situation actuelle. Avec un commerce intrarégional qui ne dépasse pas 20% des échanges de la zone et ne progresse que modestement, l’UEMOA gaspille ses acquis issus d’une union douanière établie de longue date. En ce domaine, la réalisation intensive d’infrastructures grâce à la mutualisation des ressources financières, une meilleure concertation des Etats sur les projets de grandes entreprises permettant une répartition plus équitable des emplois et des richesses créées, un coup d’arrêt donné à la fraude et aux obstacles de toutes sortes sont susceptibles d’enclencher une hausse significative de ces échanges intérieurs à la zone.

Quoi qu’en pensent les détracteurs du FCFA, les « recettes » énoncées ci-avant sont aussi porteuses de réponses aux problèmes majeurs actuels sous le régime monétaire de la zone Franc que sous tout autre régime. Il a été vérifié de longue date en effet qu’aucun système monétaire n’est parfait. Il parait donc sage de donner la priorité à des chantiers « réels », que doivent affronter tous les pays sans exception, et de les faire progresser au maximum. Cela ne pourra que mettre les Etats francophones en meilleure position pour faire évoluer avec plus de sécurité leur système monétaire en tenant compte des étapes qu’ils auront franchies.   En la matière, l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) semble avoir une longueur d’avance. En accélérant ses réformes structurelles, en respectant les délais annoncés pour la création d’une monnaie régionale suffisamment crédible et prenant mieux en compte les évolutions des liens commerciaux de l’Afrique avec le reste du monde, elle pourrait faire taire de la plus belle manière les critiques au FCFA.

Paul Derreumaux

Article publié le 24/04/2019

 

 

Sénégal : en avant, toute !

Sénégal : en avant, toute !

Quatre jours de confusion et de tension ont quelque peu semé le trouble et la déception après une campagne et un vote que tous les observateurs s’accordaient à reconnaitre satisfaisants. Les résultats officiels provisoires devraient cependant calmer le jeu, replacer les éventuelles contestations sur le seul plan juridique dans le cadre des règles de la démocratie et permettre de regarder l’avenir.

Même si la confirmation de la Cour Constitutionnelle est encore attendue, le Président Macky Sall peut donc maintenant déclarer sa victoire, acquise dès le premier tour de l’élection présidentielle du 24 février après une participation record de 66% des électeurs à ce vote. Ce suffrage présentait deux originalités par rapport à ceux qui sont classiquement rencontrés en Afrique subsaharienne. D’abord l’exigence d’un nombre élevé de parrainages pour l’agrément des dossiers de candidats, qui semble plus logique et efficace que la condition d’un cautionnement important. En second lieu et par conséquence, une nette diminution des candidats en lice pour le vote, ce qui facilite les choix et évite la dispersion des voix. Certes, deux candidats majeurs se sont retrouvés exclus pour des raisons extérieures à ces parrainages, mais personne ne saura jamais si leur présence aurait changé le résultat final.

Le candidat victorieux a bâti sa stratégie de campagne sur la qualité de son bilan et il pouvait en effet aligner divers succès. Le visage de la capitale Dakar s’est transformé au fil des ans : routes modernes et échangeurs ont amélioré la fluidité de la circulation dans la ville, et la disparition apparemment complète des coupures d’électricité exerce une influence majeure sur le moral des populations de la capitale. La montée en puissance de la ville nouvelle de Diamniadio s’intensifie. Le nouvel aéroport international  a acquis sa vitesse de croisière ; les constructions de logements, de bâtiments administratifs d’hôtels et d’infrastructures sportives ou évènementielles donnent désormais à ce gigantesque projet une consistance tangible ; l’autoroute vers Dakar semble tenir ses promesses ; le futur Train Express Régional (TER) rapprochera encore Dakar de Diamniadio, et donnera à cette dernière plus d’attractivité pour équilibrer la capitale Dakar, très encombrée. Même s’il est juste de rappeler que certaines de ces réalisations ont été conçues et parfois lancées par le Président Wade, il faut reconnaitre au Président Sall de les avoir menées à bien dans des délais satisfaisants et d’avoir eu la sagesse de ne pas remettre en cause systématiquement ces idées retenues par son prédécesseur.

Au plan économique, la conjoncture est aussi favorable au Président sortant. Le Sénégal n’avait pas disposé jusqu’ici d’atouts de premier plan comme une riche agriculture d’exportation et un appareil industriel déjà diversifié, à la différence de la Côte d’Ivoire. Un tourisme bien développé, une diaspora nombreuse et dynamique, génératrice d’importants rapatriements de devises et d’investissements significatifs au pays, le secteur de la pêche étaient les principales forces d’une économie où la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) demeure proche de la moyenne régionale. Les importants gisements de pétrole et, surtout, de gaz récemment découverts et qui devraient être exploités à partir de 2022 changeront la donne. Ils apporteront en effet un plus grand dynamisme économique et des capacités de diversification sectorielle au pays, et des ressources budgétaires fortement accrues à l’Etat.

Au plan social et sociétal, le pays a d’abord réussi jusqu’ici à rester en dehors des attaques terroristes au contraire de la grande majorité de ses voisins. Il continue aussi à éviter les antagonismes religieux et ethniques prononcés, grâce à une politique de tolérance qui lui est reconnue. Il est également caractérisé de longue date par une stabilité politique rarement menacée et toujours sauvegardée, qui rassure les investisseurs comme la population. Il bénéficie enfin d’un système éducatif dont la qualité est appréciée et d’une bonne capacité à mêler l’ouverture à la modernité et le respect des traditions

Réélu pour cinq ans, Macky Sall dispose ainsi d’un « momentum » favorable fondé sur cet ensemble composite de données anciennes et nouvelles.  Au vu des quelques jours écoulés, son premier devoir, et non le plus facile, sera d’obtenir une accalmie des relations avec ses principaux opposants. C’est aussi son intérêt primordial s’il veut rétablir dans le pays la confiance et l’adhésion sans lesquelles rien ne sera possible. Il lui faudra aussi progresser dans les dossiers encore en suspens, tels un total apaisement en Casamance, une normalisation des relations avec la Gambie, la remise en route du chemin de fer Dakar/Bamako et le renforcement des liens commerciaux avec le Mali.  La diversité de ces défis montre que le chemin n’est pas sans embuches.

Il conviendra par ailleurs de surveiller l’endettement public, désormais  au-delà des 60% du PIB, pour éviter de perdre la crédibilité internationale que le pays a regagnée comme le prouvent ses récentes émissions d’emprunts internationaux. La meilleure protection contre ce risque sera d’élever le taux de croissance du PIB en exploitant avec la plus grande rigueur la nouvelle manne pétrolière et gazière et en accélérant en même temps l’élargissement de la base de l’appareil économique pour éviter le « syndrome hollandais ». Les questions de la poussée démographique et de l’importante émigration sont aussi d’actualité. Leur solution au moins partielle réside dans un accroissement massif de la création d’emplois, de préférence formels, et une hausse rapide du revenu moyen par tête, eux aussi dépendants de la croissance obtenue. Pour ce faire, les succès médiatisés du Sénégal en matière de start-ups et de nouvelles technologies ne suffiront pas, au moins à court terme. Les activités agricoles, industrielles, touristiques, de services divers devront toutes connaitre un important développement pour offrir des embauches en quantité et en qualité suffisante, et rendre crédible une « Emergence » qu’on espère voir poindre  à l’horizon.

Le challenge est redoutable. Le Président élu aura à confirmer sa capacité de conception à long terme de l’avenir possible du Sénégal et à tenir bon le gouvernail afin de réaliser les programmes d’actions nécessaires, mais souvent difficiles, pour atteindre l’objectif qu’il promet au peuple sénégalais. Il lui faudra lutter contre les inévitables inerties à l’intérieur, restreindre autant que possible la corruption toujours aux aguets et ses effets néfastes, combattre tous ceux que gênerait une telle transformation du pays et faire preuve d’une ténacité à toute épreuve. Il devra convaincre et rassembler pour mobiliser la nation dans cette course au progrès. Il a cependant la chance que le pays dispose de marges de manoeuvre nouvelles d’une ampleur inespérée, qui viennent compléter des points forts déjà connus. Il lui revient donc d’exploiter au mieux et au plus vite ce contexte positif.

L’enjeu de la réussite du Sénégal dépasse d’ailleurs les frontières du pays. L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), recordman continental de la croissance économique depuis quelques années mais aussi sujette à de nombreux risques politico-sécuritaires, a besoin d’exemples encourageants. Un aboutissement sans heurts de l’élection sénégalaise et le bon déroulement de ce nouveau mandat pourraient jouer ce rôle. La région a surtout connu jusqu’ici une « locomotive » économique principale, celle de la Cote d’Ivoire. Cet entrainement pourrait toutefois être perturbé, au moins momentanément, si les récentes incertitudes nées sur le déroulement de l’échéance politique de 2020 à Abidjan se confirment. Le Sénégal pourrait alors utilement constituer un deuxième pôle de développement régional. Une saine compétition entre deux importants acteurs au sein d’un groupe n’est-elle pas le meilleur moyen d’obliger chacun d’eux à se surpasser au profit de tous ?

Paul Derreumaux

Article publié le 02/03/2019

Systèmes bancaires Subsahariens : « Big is Beautiful » ?

Systèmes bancaires Subsahariens : « Big is Beautiful » ?

Depuis près de trois décennies, le secteur bancaire est une des réussites de l’Afrique subsaharienne. Sur cette période et dans la plupart des pays, il a su surmonter la grave crise des années 1970/80, renaitre en se transformant profondément, s’épanouir en groupes régionaux et parfois panafricains, s’essayer aux opérations de fusions/acquisitions, toucher un public de plus en plus large, se moderniser constamment, s’approcher des standards internationaux. Certes les évolutions sont variables selon les pays et les régions, et des défis sont restés hors de sa portée, tels notamment ceux d’une inclusion financière suffisante des populations ou d’un financement plus important de l’économie. En beaucoup d’endroits, il est encore constitué d’une mosaïque d’établissements forts divers dans leur taille et leur santé financière, qui cohabitent en pratiquant à peu près les mêmes opérations avec les mêmes clientèles. L’heure pourrait cependant sonner d’un mouvement général de concentration des systèmes financiers nationaux, sous l’effet de deux principaux facteurs.

Le premier est celui des nouvelles contraintes légales de fonctionnement, qui s’harmonisent en se durcissant, pour les capitaux propres requis et pour les normes à respecter.

Pour le capital social, l’évolution est par exemple engagée dans les 8 pays de l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) depuis longtemps. Entre 2007 et 2017, le capital social minimal, parti, il est vrai de très bas, a été multiplié par 10 et s’établit aujourd’hui à 10 milliards de FCFA, soit environ 17,5 millions de USD. Mais ce mouvement est continental et s’accélère. Touchant les pays les plus divers, il montre aussi que le nouveau plancher dans l’UMOA demeure bien modeste. En République Démocratique du Congo, au système bancaire pourtant dominé par des entités privées locales, ce capital minimum est fixé à 30 millions de USD depuis le 1er janvier 2019. A la même date, le seuil a été porté au Rwanda à 23 millions de USD, soit un quadruplement, pour les banques commerciales et à 60 millions de USD pour les banques de développement, et sera en vigueur dans les 5 ans. Au Ghana, c’est au 31 décembre 2018 qu’était fixée pour les banques l’échéance du nouveau minimum de 90 millions de USD. Le niveau des 100 millions de dollars US imposé en 2005 au Nigéria, qui paraissait alors gigantesque pour les autres pays subsahariens, est désormais tout proche.

Simultanément, les ratios prudentiels ont été durcis par l’adoption progressive de nouvelles réglementations inspirées des normes internationales actualisées. Ces ratios sont de plus en plus « consommateurs » de fonds propres, dont ils justifient donc les relèvements imposés. Même dans les quelques pays où les Autorités ne cèdent pas à cette inflation massive du capital social minimal, tel le Kenya, la valeur élevée des règles de fonctionnement établies suffit d’ailleurs en elle-même pour astreindre les banques à des capitaux propres très consistants afin d’éviter toute sanction. Pour l’UEMOA, en retard dans cet ajustement réglementaire, des normes plus contraignantes inspirées de Bâle II et III sont aussi applicables depuis le 1er janvier 2018 et se durciront annuellement jusqu’en 2022.

Ces changements impliquent pour tous les établissements bancaires de lourds efforts financiers, une gestion plus fine des risques, des stratégies plus réactives, de nouvelles approches de management, des aménagements de structures et la formation intensive des équipes pour l’élévation des compétences de celles-ci. Sur beaucoup de places, ils ont déjà entrainé mécaniquement la diminution du nombre d’établissements. Le mouvement s’était ainsi vérifié avec violence au Nigéria dans la période 2005/2010. Il en est de même au Ghana où le quasi-triplement du capital minimum a ramené début 2019 à 23 le nombre de banques agréées, contre 33 auparavant. Face à l’intransigeance du calendrier fixé, plusieurs institutions ont cessé leurs activités fin 2018 ou se sont transformées en sociétés de micro-finance.

Curieusement, l’UMOA est restée jusqu’ici à l’écart de cette tendance malgré les augmentations du capital minimal de 2007 et 2015. Le nombre d’établissements a même augmenté durant ces dix dernières années suite aux nouveaux agréments accordés par la BCEAO. La volonté de chaque banque, fut-elle petite, de garder son autonomie, la patience sans doute plus grande des Autorités monétaires, le niveau encore abordable du nouveau capital minimum expliquent ensemble cet état de fait. Les effets du nouveau dispositif prudentiel devraient être plus sensibles. Ainsi, à tout nouveau crédit est maintenant attaché immédiatement un montant donné de fonds propres. Toute insuffisance globale de ceux-ci interdit la moindre distribution de dividendes. L’automaticité de ces mesures réduit la marge de manœuvre des dirigeants comme des Autorités de contrôle. Hors fonds propres suffisamment consistants, impossible de grandir rapidement et même de rémunérer ses actionnaires. Dans cette nouvelle donne, il n’est pas certain que les banques en zone francophone continueront à faire exception. Les entités mono-pays ou les réseaux de taille modeste, mais aussi certains groupes dont les sociétés-mères sont sous capitalisées par rapport à leur propre réglementation pourraient rapidement avoir à choisir entre s’allier ou renoncer. L’évolution logique serait alors ici aussi un mouvement inédit de concentration du secteur.

Un second phénomène pourrait amplifier cette mutation : celui de la volonté des banques les plus puissantes de pénétrer quelques nouveaux périmètres où le développement des affaires apparait le plus prometteur à moyen terme. Le premier exemple est celui des moyens de paiement. Avec la double révolution du téléphone mobile et de la digitalisation, les banques ont subi l’incursion des sociétés de télécommunication sur leur territoire réservé. Ces dernières, initialement contraintes à un partenariat avec des établissements bancaires agréés, peuvent désormais bénéficier de licences spécifiques et limitées, et évoluent en toute indépendance. Or, le « mobile banking » et l’approche commerciale digitale sont à l’évidence deux éléments capables de faire rapidement progresser, enfin, l’inclusion financière, elle-même espoir d’une accélération de la croissance économique et du progrès social. Le développement rapide des nouveaux acteurs financiers créés par les opérateurs téléphoniques renforce la conviction que ce créneau est particulièrement porteur. Tous les groupes bancaires rêvent donc actuellement d’y être eux-mêmes présents, en profitant de leurs atouts dans la gestion des questions de conformité. Toutefois, les opérations de paiement pour de faibles montants unitaires impliquent, dans les domaines techniques, commerciaux et de relations avec la clientèle, des approches étrangères aux pratiques des banques, ce qui explique leur retard. En la matière, l’une des solutions les plus efficaces consiste sans doute à isoler cette activité hors du champ d’action classique des établissements existants.

C’est la même problématique qui pourrait être utilisée pour mieux assurer le financement des Petites et Moyennes Entreprises (PME). Même si chacun sait que c’est l’essor massif de ces types de sociétés qui donnera consistance à un développement profitable au plus grand nombre, les solutions optimales pour leur financement sont en attente depuis des décennies. Elles dépassent en effet le seul aspect des crédits à accorder et englobent des questions allant de la formation des chefs d’entreprises à une meilleure gestion financière de celles-ci en passant par un assainissement de leur environnement juridique et fiscal. Pour les banques soucieuses de relever le défi, l’isolement de ce pan d’activités dans une structure spécifique, éventuellement construite en partenariat avec d’autres intervenants dédiés à ces PME, permettrait d’isoler clairement, et sans doute de réduire, les risques encourus. Ceux-ci resteront inévitablement élevés, comme partout, mais les groupes les plus solides ne peuvent qu’être tentés par l’envergure de ce marché et les synergies escomptées.

Dans cette course impulsée à la fois par l’environnement réglementaire et les nouveaux enjeux commerciaux, les banques les mieux placées seront d’abord les meilleurs stratèges, celles qui sauront ajuster efficacement la gestion de leurs activités classiques aux nouvelles règles du jeu, mais aussi concrétiser des ambitions dans de nouveaux domaines prometteurs, à travers de nouvelles organisations appropriées. Mais ces capacités visionnaires supposent désormais une puissance financière beaucoup plus conséquente face aux investissements requis. C’est pourquoi les initiatives les plus avancées sont actuellement celles des banques qui possèdent aussi cet avantage. La Société Générale a ainsi déjà réorganisé ses équipes et ses structures, mais a en même temps lancé son entité Yup pour les paiements électroniques et projette la mise en place de « Maisons de la PME ». La banque marocaine BCP fait de même en menant simultanément la réorganisation de ses filiales subsahariennes, le démarrage de son offre de mobile banking pour cette zone et l’expansion de son réseau de microfinance Amifa. Dans le hub kenyan d’Afrique de l’Est, la Commercial Bank of Africa et la banque NIC unissent leur destin pour optimiser leurs complémentarités et constituer le troisième groupe kenyan: le nouvel établissement pèsera 30% de plus que la banque la plus importante de l’UMOA. Au Nigéria, Access et Diamond devraient former le premier groupe bancaire du pays, tandis qu’Ecobank et UBA restent en embuscade.

L’évolution naturelle de la profession bancaire devrait donc provoquer de nouveaux rapprochements permettant une meilleure efficacité des groupes qui subsisteront. Dans les régions réfractaires à de telles alliances, comme en Afrique francophone, la réduction du nombre d’acteurs pourrait résulter de l’impossibilité pour certains établissements à supporter simultanément la montée des exigences réglementaires et celle de la concurrence, ce qui entrainerait leur disparition. Dans ce cas, la concentration se doublerait sur chaque place d’une différentiation plus marquée qu’auparavant entre quelques établissements leaders à vocation universelle et des banques plus modestes au périmètre d’action limité.

Cette concentration, volontaire ou subie, sera-t-elle une bonne chose ? La réponse dépendra de la capacité des Autorités monétaires et administratives à assumer alors une nouvelle responsabilité : veiller à ce qu’une saine concurrence persiste entre les acteurs bancaires qui resteront en jeu, pour éviter que la puissance de ceux-ci ne s’exerce pas aux dépens du public et ne génère pas de nouveaux freins au développement.

Paul Derreumaux

Article rédigé le 05/02/2019

Hommage à Seydou Badian Kouyate

Hommage à Seydou Badian Kouyate

 

Le Mali est en deuil. Et l’Afrique francophone sans doute également.

Seydou Badian Kouyate nous a dit au revoir dans la nuit du 28 décembre dernier, s’endormant paisiblement pour l’éternité. La douceur de son décès tranche avec le fracas de sa disparition, à Bamako comme ailleurs en Afrique.

Son départ met en effet en pleine lumière l’intensité de sa vie et de ses œuvres éclectiques. Politique avant tout, jusqu’au fond de son esprit et dans tout son être, mais aussi écrivain, poète, penseur, homme d’action, grand voyageur, conseiller de quelques chefs d’Etat africains, ne redoutant pas la polémique si celle-ci était justifiée à ses yeux, il savait utiliser tous les talents insufflés en lui.

Il fut bien sûr avant tout un des piliers du Rassemblement Démocratique Africain (RDA) et, au sein de celui-ci, un de ceux qui, aux côtés du Président Modibo Keita, menèrent le pays à l’indépendance. Le Mali eut alors la chance de compter quelques hommes charismatiques, dont le souvenir plane encore sur le pays. Bien plus tard, j’ai eu la chance d’en connaitre quelques-uns. Certains sont illustres, tels Me Demba Diallo, avocat de talent et activiste de génie, clamant son « S’en fout la mort » en tête des manifestations de 1991, ou Mamadou Amadou Aw, brillant ingénieur des ponts et chaussées, analyste remarquable des situations et des hommes, à la voix si posée mais à la détermination si forte. D’autres ont fini dans l’ombre, mais dans la dignité qui semblait les caractériser. Seydou Badian, comme on l’appelle affectueusement, était en 1960 un des plus jeunes de cette troupe d’audacieux mais, du haut de ses 32 ans et fort de son enthousiasme, il se trouva vite dans les premiers rangs. Il était alors déjà un écrivain célèbre avec son premier roman « Sous l’orage », mais la passion de la politique fut plus forte que tout. Quel pouvait être en effet plus grand dessein que sortir un pays et un peuple de la colonisation ? N’était-ce pas transcrire dans la réalité le roman le plus palpitant qu’on puisse imaginer ? Lancé dans tous les combats pour cette cause, ses qualités de débatteur, d’organisateur, de théoricien, mais aussi son charisme et son goût du concret ont été des atouts précieux en ces heures cruciales de la naissance du Mali. Tout le monde retient bien sûr qu’il écrivit l’hymne national du Mali, même s’il aimait à dire lui-même que ce fut une œuvre collective. Mais sa personnalité le conduisit surtout à des responsabilités ministérielles, à l’Economie Rurale, puis au Développement. Encore son amour de la réalité des faits, eux qui ne mentent pas. Ses études universitaires de médecine à Montpellier le servirent alors sans doute pour mener avec méthode l’immensité des chantiers économiques que devait affronter la jeune République. Il fallait en effet concevoir et organiser, puis convaincre sur le terrain, ne craindre ni les nouveautés ni ceux qui s’y opposent par principe. L’alliance de ses capacités visionnaires et de son goût pour les réalisations concrètes trouvait là un moyen idéal de s’exprimer et le conduisait à donner le meilleur de lui-même au service de tous. Les obstacles dressés face à la jeune équipe étaient pourtant aussi gigantesques que leur ardeur à se battre. Les difficultés des relations avec l’ancienne puissance coloniale, la complexité des liens avec l’URSS, allié indispensable mais encombrant du nouveau régime isolé, la méfiance de la puissante classe des commerçants, délestés de leurs activités par les nouvelles entreprises étatiques, creusèrent beaucoup de chausse-trappes qui ont finalement eu raison des ambitions de développement à orientation socialiste des dirigeants de l’époque. Au moins les principaux membres de l’équipe en place restèrent-ils fidèles jusqu’au bout à leurs idéaux de l’indépendance et cette loyauté conduisit beaucoup d’entre eux dans les geôles de Moussa Traore à Kidal en 1968. Il n’avait que 40 ans.

Seydou Badian en sortit en 1975. Après s’être installé au Sénégal, il effectuera plusieurs séjours au Maroc où il eut de très bonnes relations avec le roi Mohamed V. Nul doute que son intelligence, sa capacité visionnaire, sa force d’explication ont  pu séduire un roi qui cherchait alors à faire entrer son pays dans la modernité. Mais le mal du pays était trop fort.

De retour au Mali, Seydou Badian Kouyate va continuer à alterner, ou plutôt à mêler,  l’action et la réflexion, dans son pays comme à l’étranger. A Bamako, il continue d’abord avec succès son travail d’écriture mais ses romans et ses essais restent imprégnés des thèmes qui le hantent : le rejet de la colonisation, le combat pour l’égalité. Il devient aussi peu à peu un ancien, écouté avec respect des puissants, mais surtout admiré par la jeunesse dont il partage toujours la fougue.. Lorsque des étudiants l’interrogent et lui demandent des conseils, se plaignant d’une dégradation morale du pays, il leur répond que les solutions ne peuvent venir que d’eux-mêmes et qu’ils doivent prendre leurs responsabilités. Il sait très bien ce dont  il parle. A l’étranger, ses anciennes responsabilités lui ont donné une foule de relations et ses qualités de stratège politique, de visionnaire réaliste sont intactes. Il devient donc un conseiller de premier plan de plusieurs Chefs d’Etat, notamment en Afrique Centrale. Respectée par tous, y compris par ceux qui n’épousent pas ses idées, sa personnalité séduit autant qu’elle dérange : peu lui importe, son objectif n’est pas de plaire, mais de convaincre et de faire progresser l’Afrique. Jusqu’à ces tout derniers temps, il aura ainsi ce rôle de « lanceur d’idées » que si peu de gens ont la capacité de tenir.

Homme public aussi prestigieux qu’il était discret, voire secret, Seydou Badian était aussi un homme privé particulièrement attachant. Accueillant, souriant, toujours ouvert aux débats amicaux où sa culture et son expérience stimulaient les échanges, tous ses visiteurs se sentaient rehaussés par l’intérêt qu’il savait leur porter. En sa villa modeste dans le quartier de l’Hippodrome, il goûte profondément sa vie de famille avec son épouse Henriette et leurs fils. Ses voyages sont si nombreux, ses occupations si multiples : son obsession est d’utiliser au mieux ce temps qui lui est si rare. Il aura la chance de fêter ses soixante ans de mariage avec Henriette avant que celle-ci s’éteigne. Depuis, une part de lui-même semblait être ailleurs, déjà près d’elle. Il l’a rejointe deux ans jour pour jour après son départ. Il est des choses étranges que la raison ne peut saisir mais qui ne peuvent être le fait du hasard.

Paul Derreumaux

Article publié le 11/02/2019

Systèmes bancaires d’Afrique de l’ouest francophone : Inquiétudes et perspectives

Systèmes bancaires d’Afrique de l’ouest francophone : Inquiétudes et perspectives

Trois chocs réglementaires successifs sont venus secouer les systèmes bancaires d’Afrique de l’Ouest francophone depuis début 2017 : la limitation stricte du financement des titres publics suite à la modification des règles fixées en la matière par la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) ; la mise en place de nouvelles normes prudentielles nettement plus contraignantes, notamment pour les ratios de solvabilité et de liquidité ; l’imposition de règles de gouvernance faisant une large place à des administrateurs « indépendants » et multipliant les Comités spécialisés auprès des Conseils d’Administration. Même si  toutes ces dispositions n’ont pas été introduites à ce jour dans la zone de la CEMAC, il est probable qu’elles le seront à bref délai en raison du grand parallélisme de la réglementation monétaire et bancaire des deux composantes de la zone franc.

Ces importantes modifications ont un double objectif qui doit être salué: consolider le système financier régional, au plan financier comme à celui de sa gestion, et accroitre ses financements à l’économie. Les effets de ces mesures restent cependant encore à démontrer.

La fixation aux banques agréées d’un plafond de 200% de leurs capitaux propres pour la détention d’obligations publiques et le relèvement brutal du taux fixé par  la BCEAO pour le refinancement de ces titres par les banques commerciales a d’abord marqué début 2017 un coup d’arrêt brutal des souscriptions par les banques commerciales à ces titres d’Etat. Mais des ajustements ont été rapidement réalisés par divers canaux. Face aux difficultés rencontrées pour le placement de leurs émissions à la suite de ce changement, les Etats ont du accepter une hausse des taux d’intérêt de ces emprunts obligataires pour obtenir les ressources dont ils avaient besoin et, pour ceux qui le pouvaient comme la Cote d’Ivoire et le Sénégal, se tourner à nouveau vers le marché international des capitaux. Les manques de liquidités rencontrés par certaines banques en raison des difficultés de refinancement ont été résorbés par une augmentation des crédits interbancaires. Ceux-ci restent cependant surtout pratiqués entre établissements du même Groupe et n’ont pas encore connu le développement et la généralisation souhaités. Un adoucissement a été progressivement consenti par la BCEAO sur certaines des conditions précédemment durcies. Finalement, la croissance des concours à l’économie n’a pas jusqu’ici enregistré l’embellie attendue : celle-ci dépend en effet avant tout de la qualité de l’environnement économique national, des capacités d’analyse des risques de la part des établissements et de l’impact de tels concours sur les ratios réglementaires.

Or ceux-ci sont profondément modifiés depuis le 1er janvier 2018 avec l’entrée en vigueur des principales normes de Bâle II et III dans la zone. Les banques ont pris connaissance avec une certaine méfiance de ce grand « chambardement » qui va s’étaler sur cinq ans et tous ses contours ne sont pas encore perçus. Le relèvement des exigences de fonds propres en pourcentage des actifs totaux pondérés, les règles plus dures de comptabilisation des risques par type de contrepartie, la nouvelle exigence de déclassements automatiques des créances dès que certaines conditions sont remplies, l’apparition de contraintes sévères en termes de liquidité conduisent au moins à deux certitudes : des capitaux propres supplémentaires devraient être nécessaires à court terme ; les nouvelles décisions de crédit seront désormais prises en intégrant leur impact automatique sur les fonds propres qu’ils requièrent. L’année qui s’achève, première période d’application de ces nouvelles règles, permettra de mieux apprécier tous les impacts sur le système bancaire de la zone, mais deux conclusions devraient vite apparaitre. D’abord, la différentiation va s’accroitre entre les banques qui ont déjà accompli dans la période passée des efforts importants pour relever leur capital et leurs réserves et celles qui ne l’ont pas fait. Ces dernières, et notamment les quelques-unes qui n’ont pas encore atteint le nouveau capital minimum exigé, devraient connaitre très vite le « gap » qu’elles auront à combler au vu de leurs résultats de fin 2018 : elles seront alors contraintes de revoir à la baisse leurs prévisions de croissance si elles ne sont pas en mesure de disposer très vite de fonds propres supplémentaires. Par ailleurs, pour la grande majorité des banques, une stratégie de prudence conduira sans doute à réduire par rapport aux années antérieures les taux de dividendes distribués même s’il n’est pas besoin immédiat de recapitalisation. Ces deux scenarii de réduction généralisée de la rémunération immédiate des actionnaires et de distorsion croissante entre les banques les plus solides et les autres devraient favoriser la concentration du secteur. En termes opérationnels, certains publics tels que les Petites et Moyennes Entreprises (PME), les particuliers et l’immobilier, paraissent avantagés par les dispositions actuelles pour la distribution du crédit. Il est probable que toutes les banques auront cependant pour priorité de maîtriser les nouvelles méthodes de fonctionnement qui s’imposent à elles avant de s’engager plus massivement dans ces créneaux dont certains, comme les PME, gardent une très grande fragilité.

Enfin, l’application depuis juillet dernier des circulaires de janvier 2017 sur la gouvernance bancaire exige à la fois une profonde recomposition de la quasi-totalité des Conseils d’Administration des banques commerciales, avec la présence obligatoire d’Administrateurs indépendants pour 1/3 des membres du Conseil, et une inflation des Comités Spécialisés au sein de celui-ci. Ces aménagements sont fortement inspirés des réglementations anglo-saxonnes, qui dominent désormais la scène internationale. Ils ne peuvent bien sûr qu’être soutenus dans leur principe et leurs objectifs. Ils n’empêchent toutefois pas les « accidents de gouvernance » comme le montrent quelques exemples d’actualité au sein de très grands groupes. Dans la plupart des pays de la zone, il sera aussi difficile d’allier compétence professionnelle de premier plan, excellente connaissance du terrain et véritable indépendance par rapport aux banques concernées. Quoi qu’il en soit, cette exigence supplémentaire engendrera un formalisme accru, parfois salutaire, mais qui n’impliquera pas une plus grande agressivité des banques dans le financement de l’économie.

Outre ces changements réglementaires multiples, le système bancaire de la zone affronte deux autres contraintes. L’une est la montée en puissance continue des paiements par téléphone mobile. Le groupe Orange dispose désormais de filiales avec une licence d’Emetteur de Monnaie Electronique (EME) en Cote d’Ivoire, au Mali et au Sénégal. La croissance de leur public est remarquable et chacune compte dans chaque pays plus de clients actifs qu’il n’y existe de comptes bancaires. Leur périmètre s’étend aussi, notamment vers le micro-crédit, grâce à une coopération avec des sociétés financières décentralisées. Dans le même temps, d’autres sociétés de télécommunications comme MTN ou Maroc Télécom se font plus visibles dans ce créneau du « mobile banking » et Orange envisage la création d’une banque de plein exercice dans la zone. Si cette évolution contribue avant tout à progresser à grands pas vers l’objectif d’un meilleur accès du public au système financier, elle marque aussi une pénétration croissante des grands groupes de télécommunications sur le terrain réservé des banques. La puissance financière, technique et d’organisation de ces entreprises en fait des concurrents redoutables. Le second élément, lié au premier, est le retard confirmé de la plupart des banques en matière de digitalisation des opérations, qui les empêche de rivaliser avec ces opérateurs téléphoniques en matière de relations avec la clientèle et de réalisation des micro-opérations. Pour certains établissements, la difficulté est sans doute d’ordre financier en raison des investissements demandés. Pour d’autres, plus importants, la complication est surtout technique par suite des besoins de transformation des systèmes informatiques existants ou de liaison performante de ceux-ci avec les nouveaux applicatifs liés à ces méthodes de travail différentes. Manquant d’agilité, les banques disposent pourtant aussi d’atouts non négligeables. L’aide possible des « fintechs » qui se multiplient, la bonne maîtrise des actions à mener en termes de conformité et de lutte anti-blanchiment – la gestion du fameux « Know Your Customer (KYC) -, préoccupation désormais essentielle des Autorités monétaires, ou la capacité d’appréciation des risques de crédit, si difficile et longue à acquérir, sont quelques exemples de ces points forts. La concurrence demeure donc très ouverte et les positions à conquérir ou à garder feront l’objet d’âpres batailles

La simultanéité de l’élévation soudaine et de grande ampleur des règles prudentielles et d’une concurrence  d’une intensité plus redoutable que jamais avec des acteurs « du troisième type » créent cependant une situation disruptive. Elle pourrait rappeler celle de la fin des années 1980 qui a vu à la fois l’apparition « ex nihilo » et la rapide croissance des jeunes banques privées africaines et la naissance des Commissions bancaires régionales : malgré sa nouveauté et les inquiétudes qu’elle a suscitées, cet écosystème a rapidement montré sa viabilité et a conduit à un système bancaire moderne, solide et rentable, qui est l’un des secteurs d’activité les plus transformés de ces trente dernières années en zone franc. Il reste à espérer que la « révolution » en cours conduira à des conséquences aussi positives, qui pourraient être cette fois l’inclusion financière pour le plus grand nombre, une large diffusion des techniques les plus modernes de paiement et un nouveau renforcement à grande échelle du secteur financier. Une nouvelle fois, celui-ci ouvrirait ainsi la voie du progrès dans une Afrique trop souvent marquée par l’immobilisme.

Paul Derreumaux

Article publié le 27/12/2018

Rapport Doing Business 2019 en Afrique : Un panorama encourageant, parfois éloigné de la réalité

Rapport Doing Business 2019 en Afrique : Un panorama encourageant, parfois éloigné de la réalité

 

Dans la nouvelle édition qu’elle vient de livrer de son Rapport Annuel Doing Business, la Banque Mondiale met l’Afrique en belle place. Le continent serait ainsi, pour cette seizième analyse qui couvre la période juin 2017/mai 2018, le champion incontesté des réformes juridiques du cadre économique. Pour la seule Afrique subsaharienne, 40 pays ont mis en œuvre 107 nouvelles réformes, contre 36 pays et 83 réformes l’année précédente, soit un bond de près de 30%. Pour l’Afrique du Nord et le Moyen Orient, Djibouti et le Maroc brillent particulièrement. Plusieurs « champions » se distinguent même au niveau mondial, en termes de nombre de réalisations sur l’année écoulée : Djibouti (pour la deuxième fois consécutive), le Togo, le Kenya, la Cote d’Ivoire et le Rwanda figurent tous parmi les 10 premières nations réformatrices pour cet environnement des affaires. Même si le nombre des pays africains classés dans les 100 premiers, sur un total de 190 nations comparées, reste encore très faible, quelques améliorations sont remarquables. L’île Maurice récupère ainsi sa place dans les 20 premiers classés, qu’elle avait perdue les quelques années précédentes. Le Maroc atteint désormais le 65ème rang au niveau mondial et vise clairement une position au sein du Top 50 des économies les plus performantes.

Sur les 11 secteurs que prend en compte ce rapport, beaucoup sont concernés par ces progrès. Selon les statistiques recueillies, le critère des délais requis pour la création des entreprises est un de ceux qui a connu le plus d’avancées : ce temps aurait été divisé par 3 en 15 ans pour se situer désormais en moyenne  à 22 jours en Afrique, approchant ainsi la moyenne mondiale de 20 jours. Le système des « guichets uniques » pour les formalités de création, instauré en de nombreux endroits, a donc montré son efficacité pour ce qui constituait un des principaux reproches adressé aux économies africaines. En la matière, quelques pays africains  peuvent encore faire mieux et descendre en dessous d’une semaine. A côté, des domaines comme ceux de l’exécution des contrats et la rapidité de règlement des litiges, des avantages spécifiques accordés aux Petites et Moyennes Entreprises (PME), du règlement de l’insolvabilité ou de la rapidité de connexion électrique connaissent aussi des améliorations  sensibles. Sur ce dernier point, où l’Afrique subsaharienne est particulièrement mal placée, l’évolution témoigne des efforts accomplis par divers Etats pour favoriser les entreprises malgré les faiblesses persistantes du secteur de l’énergie.

Il ne faut donc pas bouder le plaisir qu’apportent ces bonnes nouvelles. Elles montrent la prise de conscience des Autorités de beaucoup de pays de l’importance revêtue par les transformations juridiques qui régissent l’environnement dans lequel travaillent les entreprises, et surtout les sociétés nationales de modeste envergure. Elles reflètent le travail accru mené par les Services compétents pour augmenter le nombre de réformes menées chaque année, malgré les obstacles légaux et administratifs à régler, et apparaitre comme un « pays réformateur ». Certes, l’ardeur des Etats à réaliser ces aménagements est largement liée aux retombées qu’ils attendent de ce qui est désormais un rapport de référence pour les grands bailleurs de fonds et les investisseurs internationaux, mais les entreprises locales bénéficient dans tous les cas de tout aménagement.

Pourtant plusieurs raisons nous imposent de garder beaucoup d’humilité devant ces bons résultats statistiques.

D’abord, ceux-ci montrent parfois des incongruités qui pourraient remettre en question la crédibilité de certaines conclusions. C’est ainsi que le raccordement à l’électricité apparaissait en 2014 plus facile en République Démocratique du Congo qu’au Canada ou que la Suisse se situait derrière la Sierra Léone en 2015 pour la protection des investisseurs minoritaires. Les classifications peuvent donc souffrir de telles insuffisances qui exigent la revue permanente de la pertinence des indicateurs utilisés.

Ensuite, aucun des pays africains, à l’exception possible de Maurice, n’apparait en excellente position simultanée sur tous les critères suivis. Chacun reste marqué par un ou plusieurs indicateurs pour lesquels le pays reste structurellement mal placé, pour des raisons tenant à l’environnement politique, à l’histoire ou à la structure économique. Il peut s’agir de l’accès au foncier, de l’électrification ou de l’accès des femmes au statut d’entrepreneur. Tans que cette situation persistera, les nations concernées connaitront un réel handicap pour gagner le peloton des pays les mieux placés pour leur environnement juridique considéré comme un tout.

En troisième lieu, le rapport s’intéresse la plupart du temps aux aménagements légaux ou administratifs réalisés par les Autorités. Dans ce cas, il n’étudie pas la manière dont ces actes sont appliqués et la réalité du terrain peut être fort différente de la réalité juridique : beaucoup de réformes se heurtent en effet à des résistances dues à l’inertie, voire aux oppositions, des Services administratifs qui ralentissent leur mise en œuvre. Pour les critères qui sont au contraire appréciés à partir de sondages, les réponses obtenues sont souvent peu nombreuses, rendant les résultats peu représentatifs. Dans bien des cas, la réalité vécue par  les entreprises peut donc être éloignée de ce qu’exprime le rapport ou en retard par rapport aux évolutions qu’il décrit.

Enfin, et surtout, l’inventaire Doing Business annuel est une photo de l’environnement dans lequel travaillent les entreprises. Il illustre donc les plus ou moins grandes facilités dont peuvent bénéficier (ou les difficultés que doivent affronter) celles-ci, mais il ne peut être considéré comme un moteur de la croissance du secteur privé. Celle-ci dépend avant tout de facteurs structurels comme le niveau de compétitivité des entreprises face à la concurrence des importations, l’existence ou non de main d’œuvre qualifiée, notamment dans les secteurs de l’industrie et des services, les prix des facteurs de production, les opportunités de croissance de certaines filières de production ou d’exportation, la présence de circuits de financement nombreux et performants, la sanction effective des actes de corruption et l’encouragement de la qualité du travail. Faute de ces éléments, l’amélioration du cadre juridique et institutionnel ne restera qu’un outil sans cesse amélioré mais tournant à vide.

Paul Derreumaux

Banques Françaises en Afrique : un nouveau repli

Banques Françaises en Afrique : un nouveau repli

 

La banque française BPCE devrait prochainement céder à la banque marocaine BCP ses quatre entités bancaires  au Cameroun, à Madagascar, en République du  Congo  et en Tunisie. Les deux groupes ont annoncé cette opération de rachat le 25 septembre dernier et, même si la transaction n’a pas encore reçu l’approbation des Autorités monétaires concernées, tout laisse à penser qu’elle sera validée. Dans cette hypothèse, l’opération est d’importance à trois titres.

D’abord, elle marque le repli d’Afrique, au moins pour une longue période, de l’un des plus grands groupes bancaires français. Celui-ci n’a jamais fait partie du « club » des grands groupes africains, mais, depuis longtemps, a été présent et a fait preuve de velléités de croissance sur le continent. Sa filiale Natixis est ainsi restée actionnaire pendant plus de dix ans de la BANK OF AFRICA et a envisagé d’y être majoritaire. Plus récemment, l’ancien Président de la BPCE avait annoncé publiquement à plusieurs reprises sa volonté d’investissements massifs en Afrique francophone. La nouvelle décision montre que cette stratégie est révolue, en raison de nouvelles priorités globales, de déconvenues locales et d’hésitations trop fréquentes des dirigeants. Seules quelques filiales resteront engagées dans plusieurs pays africains, telles Natixis en Algérie et la BRED à Djibouti. Cette sortie suit de peu celle de la BNP, qui vient de réduire à 6% sa participation dans la banque gabonaise BICIG, au profit de l’Etat déjà majoritaire. Après le départ brutal du Crédit Agricole en 2008, déjà au profit des marocains d’Atijariwafabank, le « bouquet » des banques françaises continue donc à s’étioler, La seule exception, remarquable, est celle de la Société Générale qui reste offensive sur ses 16 places d’implantation africaine et s’y engage activement dans la digitalisation de ses opérations. L’évolution peut surprendre à un moment où les Autorités politiques françaises soulignent leur volonté de faciliter au maximum le développement de la zone subsaharienne, et où de grandes entreprises de l’hexagone continuent à peser dans l’économie des pays d’Afrique francophone. Le message est pourtant clair : pour le système financier français, plongé dans une compétition mondiale, soumis à des règles prudentielles drastiques et à la dictature des exigences de conformité, le continent compte désormais plus de risques que de perspectives profitables, et son soutien aux entreprises françaises en Afrique s’effectuera surtout au niveau de leurs sièges sociaux.

En second lieu, le Maroc renforce d’un coup sa position globale dans les systèmes bancaires africains. Il était déjà le mieux représenté dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) où les trois banques marocaines trustent en 2016 33% des bilans bancaires. Dans la zone de la Banque des Etats d’Afrique Centrale, le bond va être significatif puisque le BICEC, incluse dans la transaction, est la deuxième banque du Cameroun et compte une filiale au Congo. Sur l’ensemble de la zone franc, les banques marocaines  prises globalement devraient renforcer leur « leadership » pour les principaux indicateurs d’activité et de résultat. Elles devanceront ainsi définitivement les banques françaises et relègueront au second plan les groupes subsahariens, à l’exception du géant Ecobank encore en convalescence. L’opération va par ailleurs intensifier la concurrence effrénée qui existe entre les trois mastodontes du royaume chérifien. Partie en tête en 2007, la BMCE-BANK OF AFRICA a depuis été rejointe par ses deux consoeurs. Certes, elle peut se targuer d’être la plus panafricaine grâce à ses filiales en zone anglophone. En revanche, seules Atijari et BCP sont directement présentes en Afrique Centrale où elles sont désormais des « poids lourds ». Avec son entrée à Madagascar et au Congo, la BCP poursuit aussi son internationalisation subsaharienne et, avec sa nouvelle filiale tunisienne, marchera sur les talons de Atijari bien installée à la fois dans ce pays et, depuis peu, en Egypte. Cette compétition va probablement encore s’intensifier, en Afrique comme sous d’autres cieux, mais un résultat est déjà bien tangible : la zone subsaharienne pèse de plus en plus dans le bilan de ces trois banques, mais aussi dans leurs profits… comme dans les risques encourus.

Le troisième constat est que ce transfert d’actifs devrait changer peu de choses pour les pays des filiales touchées. Certes les banques marocaines apportent en général à leurs réseaux une plus forte volonté de croissance que les établissements français, grâce à une expérience commerciale et technique qui a fait ses preuves dans leur pays d’origine. Elles accentuent ainsi les politiques menées par les banques privées locales depuis la fin des années 1990 à travers une meilleure présence sur le terrain, un élargissement de la bancarisation et une modernisation des techniques. Mais, comme leurs homologues français, elles obéissent à des stratégies fixées par les maisons-mères extérieures à la zone et prenant avant tout en considération les besoins de celles-ci. Il leur sera donc difficile d’apporter les solutions financières les plus innovantes et efficientes, et donc les plus audacieuses, pour transformer en profondeur les structures économiques des pays subsahariens, en particulier du côté des petites entreprises et des ménages. De plus, compte tenu de leur position systémique, au Maroc comme dans leurs pays d’implantation, les Autorités monétaires de tous les pays concernés mènent sur leur activité une surveillance coordonnée et très exigeante, qui va de plus en plus limiter leurs initiatives. Enfin, certaines tendances récentes pourraient accentuer les limites actuelles des forces des banques marocaines. La part de capital local dans les filiales a été sensiblement réduite, au-delà de ce qui était nécessaire pour un contrôle serein, diminuant ainsi l’implication des actionnaires nationaux. De plus, alors que des besoins supplémentaires en fonds propres des filiales subsahariennes sont observés partout et spécialement marqués en zone franc avec la mise en place des normes de Bâle II§III, les conséquences pourraient être délicates pour les groupes marocains. Leurs maisons-mères sont en effet elles-mêmes soumises à des exigences en capitaux de plus en plus pesantes et la mobilisation des ressources nécessaires aux filiales pourrait ainsi s’avérer difficile ou exiger des alliances a priori peu souhaitées. Enfin, dans la bataille pour les nouveaux moyens de paiement et l’approche de la clientèle par la digitalisation, l’offensive vient essentiellement des groupes de télécommunications qui ont pénétré l’activité bancaire alors que les réseaux dominés par l’Afrique du Nord sont encore en retard.

La partie n’est donc pas finie. L’avenir appartiendra avant tout à ceux qui réussiront à ajuster efficacement leurs méthodes de fonctionnement à l’environnement actuel et sauront ainsi le modifier à terme. Reste à voir quels acteurs seront les mieux placés pour cela.

Paul Derreumaux

Article publié dans le Quotidien l’Opinion (n°1363) du 15 octobre 2018

https://www.lopinion.fr/edition/international/banques-francaises-en-afrique-subsaharienne-vers-nouveau-repli-165226