Afrique subsaharienne : comment mieux mobiliser l’épargne intérieure pour le financement des infrastructures
L’accélération des investissements en infrastructures a été un des moteurs de la croissance soutenue en Afrique subsaharienne durant les dix dernières années en raison de son impact direct sur le Produit Intérieur Brut (PIB) des pays. Elle est aussi un facteur permissif essentiel des progressions futures possibles de ce PIB par l’amélioration que les nouvelles infrastructures apportent sur la qualité de l’environnement des entreprises et donc sur leur compétitivité. Ces infrastructures sont variées : transports, télécommunications, énergie, adduction d’eau, mais aussi logement et environnement. Elles présentent toutes au moins trois caractéristiques communes. D’abord l’immensité des besoins dus en particulier aux retards existants, à la croissance démographique et à l’urbanisation galopante, comme l’indique le montant annuel de 93 milliards de USD cité notamment par la Banque Mondiale pour chacune des dix années à venir. Ensuite, les montants unitaires élevés de la quasi-totalité des investissements nécessaires par suite de leur nature –pont, aéroport, barrage,..- ou de leur approche jusqu’ici principalement centralisée. Enfin, la diversité des sources de financement qui interviennent pour ces projets et l’insuffisance chronique constatée des ressources disponibles, couramment évaluées à 50% des besoins totaux recensés.
Dans les financements mobilisés, l’insuffisance des ressources intérieures, publiques et privées confondues, constitue une explication importante du « gap » constaté. Parmi ces financements locaux, l’Etat tient une place centrale par les impôts et taxes qu’il draine. Son action est cependant handicapée par le poids élevé et croissant des charges de fonctionnement de la puissance publique et par la faiblesse persistante de la pression fiscale, et cette situation ne devrait s’améliorer qu’à moyen terme. Dans l’attente, les ressources privées pourraient donc prendre une importance grandissante, soit par le canal des intermédiaires financiers et leur activité de transformation, soit par un investissement direct effectué par les nationaux.
Pour les intermédiaires financiers, plusieurs cas de figure sont à distinguer. Les banques commerciales ont désormais des moyens nettement accrus grâce à l’augmentation de leurs fonds propres et aux progrès de leurs activités. Leurs ratios prudentiels sont certes partout très limitatifs pour des prises de participation. En revanche, l’octroi de concours à moyen et long terme pour des investissements relève directement de leur mission et leurs possibilités de transformation ont été améliorées, comme dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) en 2015 avec l’abaissement à 50% du ratio correspondant contre 75% précédemment. Même s’il est encore trop tôt pour évaluer les effets de cette disposition, il est certain que les banques considèrent avec plus de facilité les financements à moyen et long terme. La nette croissance des concours à l’immobilier dans de nombreuses banques le prouve : cette évolution a d’ailleurs été facilitée également par la mise en place en 2010 de la Caisse Régionale de Refinancement Hypothécaire (CRRH). Dans l’UEMOA, des accords ont aussi par exemple été mis au point entre des banques et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) pour cofinancer des prêts accordés à des entreprises de travaux publics chargées de construire des routes,. Ces coopérations privé/public sont aussi appliquées dans d’autres régions, et même à plus grande échelle, notamment par les grandes banques sud-africaines ou nigérianes. Les exemples de syndication de prêts de plusieurs centaines de millions de USD par Nedbank pour le gigantesque parc éolien du lac Turkana au Kenya ou par la First Bank of Nigéria pour le pipeline Accugas III au Nigéria l’illustrent parfaitement.
Les compagnies d’assurance peuvent de leur côté devenir actionnaires de sociétés propriétaires d’investissements, notamment au côté de l’Etat et d’investisseurs privés dans le cadre de projets conçus en Partenariat Public Privé (PPP). Les Autorités de régulation du secteur encouragent en effet la diversification des actifs des assureurs, trop concentrés sur les dépôts bancaires, en direction d’autres actifs financiers ou immobiliers de long terme. Certaines infrastructures à la rentabilité bien établie, comme les autoroutes ou les ponts à péage, ou des centrales électriques, sont donc éligibles pour ces entreprises. Certes ce secteur est encore peu développé, hormis dans quelques pays comme l’Afrique du Sud, le Maroc ou le Kenya, mais la situation devrait changer rapidement avec la croissance des revenus et l’augmentation des moyens d’action des assureurs. Ainsi, dans les 14 pays de la zone CIMA, le quintuplement du capital minimum récemment lancé devrait permettre au secteur des assurances de multiplier ses interventions dans le financement des infrastructures. Avec un poids moyen du secteur aujourd’hui inférieur à 2% du PIB de l’Afrique, on peut donc estimer qu’une progression de 50% des activités, possible dans quelques années, pourrait accroitre de plusieurs milliards de USD les financements destinés aux infrastructures sur le continent.
La croissance progressive des marchés boursiers africains est aussi un moyen pour les Etats de trouver localement des ressources complémentaires aux recettes fiscales pour leurs projets d’infrastructures : cet appel au marché financier local a l’avantage d’exclure tout risque de change, mais aussi de mieux associer les populations aux investissements qui les concernent. Dans la seule Afrique de l’Ouest francophone, les Etats y ont largement recours – jusqu’à près de 4 milliards de USD par an dans les dernières années – et le marché y a répondu très favorablement. On remarque toutefois que, au moins dans cette région, les établissements bancaires sont les souscripteurs très majoritaires de ces emprunts obligataires. Certains s’inquiètent en conséquence d’un détournement possible des banques vis-à-vis de leur mission première de financement des activités économiques. Les dernières décisions des Autorités monétaires de la zone, qui limitent directement et indirectement ces avoirs en titres dans les actifs des banques devraient conduire à des positions plus restrictives de leur part vis-à-vis de ces emprunts, et à de nouveaux équilibres dans l’identité des souscripteurs de ceux-ci.
Outre ces financements « intermédiés », des ressources sont aussi directement mobilisables auprès des populations d’au moins trois manières.
D’abord, des appels de fonds peuvent être effectués sur le marché financier par les entreprises, publiques et privées, responsables des infrastructures en projet. Certes, les règles de fonctionnement des marchés financiers excluent généralement les nouveaux projets. Les sociétés déjà implantées peuvent cependant utiliser cette modalité de financement : c’est ce que font par exemple des entreprises des secteurs de l’énergie, des télécommunications, de la construction, avec un succès variable selon leur santé financière. Ces concours peuvent prendre la forme d’actions, pour des prises de participation au capital, ou d’emprunts obligataires, pour des concours remboursables. Les limitations correspondantes tiennent à la fois à la crédibilité des émetteurs, à la viabilité parfois incertaine des projets financés et à la faible liquidité des marchés secondaires, notamment sur les obligations. Dans l’UEMOA par exemple, les transactions sur les obligations sont encore quasiment inexistantes ce qui détourne de ces titres beaucoup d’investisseurs non institutionnels.
On peut aussi imaginer que certaines catégories, supposées détenir une épargne particulièrement importante et stable, soient spécialement sollicitées. Les diasporas de quelques pays, comme l’Ethiopie, le Kenya, le Mali ou le Sénégal en sont la meilleure illustration avec des flux collectés plus élevés que ceux de l’aide publique au développement. De manière concrète, les possibilités semblent pourtant limitées. La diaspora est souvent très dispersée, donc difficile à contacter et à mobiliser. Elle est aussi méfiante vis-à-vis de son pays d’origine, soit au vu de l’instabilité politique de celui-ci ou de la faible crédibilité de ses dirigeants, soit en raison du manque de projets attractifs et de montages techniques et financiers adéquats ou insuffisamment rémunérateurs.. D’autres analyses montrent encore que les fonds envoyés par la diaspora sont essentiellement dévolus à des dépenses familiales ou des investissements personnels ou collectifs dans la région d’origine, jugées prioritaires. Il est donc difficile d’aller plus loin et la seule réussite identifiée est celle des bons émis au Nigéria pour 100 millions de USD, montant minuscule dans les quelque 20 milliards de USD que reçoit annuellement le pays. La solution la plus immédiate pourrait être pour les Etats d’instaurer un partenariat, avec un dialogue souple et bien adapté, pour que la diaspora contribue plus significativement à la construction d’infrastructures collectives.
Une autre source souvent ciblée pour le renforcement des financements locaux est celle des caisses de retraite et fonds de pension. Ici encore les sommes théoriquement disponibles sont immenses et la période favorable en raison de l’état de la pyramide démographique des pays africains. Pour les seuls principaux pays anglophones, on estime les sommes gérées par les fonds de pension à près de 380 milliards de USD, dont 322 milliards de USD pour la seule Afrique du sud. Sur ce total, environ 1,5% seraient affectés aux infrastructures, ce qui est déjà un montant conséquent. Ces fonds de pension et caisses de retraite, déjà très sollicités par les Etats, ont cependant connu dans plusieurs pays des mésaventures par suite de prélèvements opérés par les pouvoirs publics dans des conditions douteuses et qui pourraient être difficiles à récupérer. Ici encore la méfiance règne donc et ces institutions préfèrent souvent protéger leurs avoirs dans des placements qu’elles pilotent elles-mêmes et rarement liés aux infrastructures collectives. Leur rôle pourrait malgré tout être nettement accru si diverses conditions sont réunies telles: l’amélioration de leur gouvernance et une totale indépendance vis-à-vis des Etats ; une formation plus poussée des dirigeants à la gestion des actifs financiers ; l’élargissement de leurs ressources, en particulier par une intégration du vaste secteur informel ; l’existence de garanties de remboursement des ressources prêtées dans les conditions et aux échéances prévues ; la mutualisation de certains investissements et la diversification des placements pour réduire les risques encourus.
Enfin, l’évolution des technologies et des approches des investisseurs apporte une nouvelle façon d’associer l’épargne privée intérieure aux réalisations d’infrastructures. Cette évolution concerne notamment l’électricité, surtout avec les possibilités nées de l’énergie solaire. De nouveaux produits existent en effet pour fournir celle-ci aux ménages ou aux micro-entreprises totalement déconnectés des réseaux d’électricité nationaux. Ces « kits solaires », très économiques, amènent la lumière, mais peuvent aussi recharger un téléphone et alimenter un réfrigérateur, un moulin à céréales ou une télévision et changent donc la vie de leurs propriétaires. L’alliance de ces nouvelles sources d’énergie et des télécommunications permet également de les équiper d’une installation de prépaiement : grâce à celle-ci, l’acquéreur ne doit plus payer le produit mais seulement son usage (« pay as you go »), ce qui règle les contraintes de trésorerie omniprésentes sur le continent. Certaines sociétés privées africaines sont maintenant capables de fabriquer de tels produits à des prix compétitifs. Leur action allège les manques d’énergie dans les parties les plus reculées du territoire comme dans les zones urbanisées, et donne aux Etats du temps pour mettre en place des réseaux nationaux plus performants. Les mêmes méthodes valent pour l’alimentation en eau à base de forages solaires. Cette approche décentralisée attire désormais des groupes internationaux, comme la société française Engie : elle les fait coopérer avec d’autres partenaires que les Etats, telles des grandes villes, des régions ou des communautés de citadins. Donnant un nouveau souffle à la création d’infrastructures, ce schéma est aussi un vecteur efficace pour la décentralisation.
De nouvelles voies de financement s’ouvrent donc, faisant porter directement la responsabilité de celui-ci sur les épargnants, les diasporas, les caisses de retraite ou les usagers, accroissant d’autant les possibilités de réduire le manque présentement constaté. Pour être pleinement utilisés, ces nouveaux canaux requièrent cependant que les Etats continuent à améliorer les conditions de réalisation de ces infrastructures. La transparence de leurs financements, leur adaptation optimale aux demandes des usagers, la qualité de leur gestion, l’évidence de leur rentabilité économique, financière ou sociale seront de plus en plus les conditions clés pour la facilitation de leurs financements par des sources toujours plus diversifiées.
Paul Derreumaux